Phoebe Jenkins. Nous avons déjà vu cette fille au poste quelques fois, c'est une stagiaire en psychologie qui nous a été imposée par le boss. Obligatoire qu'il a dit... Tout le monde au poste connaît mon aversion pour les psy. Ils comprennent, qui voudrait dévoiler ses plus sombres secrets à une inconnue qui est, de plus, plus jeune que soi ? Après mon retour d'Afghanistan j'en ai vu plusieurs, j'ai même suivi une thérapie pour faire plaisir aux gradés. Puis je me suis engagé dans la police. Je ne pouvais plus être soldat après ce qu'il s'était passé. Ça m'était impossible. Ce n'était pas pour ma propre vie que je m'en faisais, mais plutôt pour celle d'Emily. La voir mourir devant mes yeux m'aurait achevé de toute manière. Heureusement ça n'est pas arrivé, cependant je garderais éternellement les stigmates de ces semaines d'emprisonnement. Au début j'essayais de ne pas m'attacher puis peu à peu j'ai repris du poil de la bête, je me suis reconstruit, j'ai repris un peu des kilos que j'avais perdu avant de mettre cet épisode de coté.

Je vis cet entretient comme une punition. Qu'est-ce que ça pourrait être d'autre ? Je n'ai rien fait de mal, je me suis toujours contenté de faire mon job : servir et protéger. Alors pourquoi je dois m'entretenir avec cette fichue psy ? Le seul avantage que je pourrais en retirer serait d'épancher ma curiosité. Elle aussi a des secrets, qu'elle pense cacher, bien évidemment. Mais si elle croit que je n'ai pas remarqué les bleus que ses manches tentent maladroitement de couvrir, elle se fourre le doigt dans l’œil. J'ai donc décidé que ce sera donnant-donnant : elle me dit pourquoi elle arbore des bleus, et je lui raconte ce qu'elle veut sans – trop – broncher.

La violence envers les femmes m'a toujours révolté. Pas parce qu'elles sont plus fragiles, non, mais parce qu'elles sont plus souvent prises comme cibles. Les gens les croient plus fragiles, je ne pense pas que ce soit le cas. C'est ce cliché qui les rend plus vulnérables. Je préfère de loin les traiter comme si elles n'étaient pas en sucre. Pourtant avec cette Phoebe je ne sais même pas comment aborder les sujets qui fâchent. « Bonjour. » dis-je après avoir frappé à la porte et être entré. « Ethan Brown. » Je me présente d'un ton assuré, lui tendant une main par dessus la table au bout de laquelle elle est installée.

Elle est belle et délicate, presque fragile derrière son bureau. L'apprentie psychologue ne m'a pas entendu arriver de sorte qu'elle est surprise de me voir lui tendre la main. Sur son bureau trônent quelques feuilles que je n'avais pas vues depuis la porte du bureau. Mon dossier, je remarque en jetant un rapide coup d’œil. Elle sait donc beaucoup de choses. Elle connaît les faits mais pas ce que j'ai ressenti, qui je suis et comment je me sens. C'est le but de cet entretien certainement. Je n'ai pas demandé à mes collègues comment se déroule l'entretien, mais plutôt qu'est-ce qu'elle vaut, elle, Phoebe Jenkins. C'est important dans notre boulot. Cette fille est un peu trop jeune à mon goût pour écouter le vécu des policiers, souvent pas très facile. Encore moins pour entendre ce qu'il s'est passé pendant cette foutue mission en Afghanistan. Nous devrons sans doute nous contenter de faits banals sans grande importance, pour le moment. « Bonjour inspecteur Brown. Phoebe Jenkins, ravie de vous voir » Je lui fais un signe de tête à défaut de pouvoir lui rendre la pareille. Lui dire « Je ne peux malheureusement pas dire la même chose vous concernant. » serait de très très mauvais goût. Cependant elle est très belle. Je remarque encore cet éclat dans ses yeux mais je ne sais pas comment le déchiffrer.

Je m'assied au fond du fauteuil mais garde mes sens en éveil. Réflexe des SEALs certainement, ça fait partie de ceux qui ne me quittent pas, comme celui de m'asseoir dos à un mur lorsque je vais au restaurant. Ca me permet d'avoir un point de vue sur toute la pièce et en général ces places sont proches de portes de sortie. La jeune femme croise ses jambes de gazelles, une véritable invitation au péché. Il faut vraiment que je me remette la tete en place... « Nous commençons. De quoi souhaitez-vous me parler? »  Elle me bluffe mais je ne le laisse pas transparaitre. J'essaie de garder un air impassible, réfléchissant quelques secondes à ce que je pourrais lui répondre. A la manière dont elle commence cet entretien je peux deviner qu'elle est consciencieuse et ne prend pas ce boulot que comme un gagne-pain. Elle n'a pas froid aux yeux, chose que j'admire chez elle. Néanmoins parfois il faut savoir garder un profil bas par instinct de survie. Ses manches ont beau avoir été rabattues sur ses avant-bras, elles ont déjà révélé ce que je voulais savoir : ces fichues marques n'ont pas disparu. « Vous savez que nous sommes dans un endroit bourré de policiers ? Je veux dire, on est censés avoir un œil sur tout, connaître nos coéquipiers sur le bout des doigts. Notre capacité d'observation est très importante. Le moindre petit détail... » Voilà, elle pense que je vais parler de moi et a probablement baissé sa garde. Je n'aime pas franchement faire ça seulement si je ne sais pas ce qu'il se passe je ne pourrais jamais même imaginer me confier à elle. « Quand vous etes arrivée ici il y a quelques semaines, il faisait beau et pourtant vous portiez des manches longues. Vous essayez de cacher le moindre centimètre de peau, et quand vous en oubliez on peut y voir des marques. » J'explique en suivant un schéma logique. « Vous pouvez m'expliquer comment vous vous êtes fait ça ? Et comment autant de mes collègues sont passés à coté ? Vous leur avez servi quoi comme histoire au juste ? » Ma voix est dénuée d'émotions. Je ne la traite pas avec douceur, c'est peut-etre ce dont elle a besoin au fond.

Ses yeux s'écarquillent imperceptiblement à mes premières paroles. Touché. La respiration de Miss Jenkins s’accélère un peu, pas assez pour évoquer une jeune femme paniquée, mais mes mots l'ont atteinte. C'est déjà ça... Si je me trompais, si ces marques ne provenaient pas de coup, elle aurait déjà mis fin à l'entretien et appelé mon supérieur pour lui relater ma conduite. Ou elle aurait nié farouchement. Là elle ne fait que me confirmer ce que je redoutait : quelqu'un la frappe. Et ça dure depuis des semaines. Quand je pense à sa situation ça me met en rogne. Je serre les dents, ma mâchoire se crispe et je demeure impassible pour ne pas lui montrer ou même l'effrayer. Elle est dans un commissariat de police bon sang ! Elle peut tout raconter, être protégée de l'individu qui lui fait ça, mais non : elle le protège en gardant le silence. Peut-être est-ce son petit-ami actuel, un ex, quelqu'un qui lui fait du chantage ? C'est la seule chose qui explique le fait qu'elle reste avec l'objet de ses douleurs. « Vous avez une bonne capacité d'observation inspecteur Brown, je n'en ai pas le moindre doute mais en ce moment même, c'est de vous dont il est question.... Et puis, ma vie n'est pas très intéressante. » Ses yeux sont tellement beaux que je pourrais me perdre dans leur profondeur. Les yeux sont les fenêtres de l’âme n'est-ce pas ? Tout ce que je peux y lire lorsqu'elle plante son regard dans le mien, c'est de la détermination. Une farouche détermination... Mais je n'ai pas dit mon dernier mot. « Je suis certain du contraire. » Ma voix est dure comme la pierre, encore une fois. « N'espérez pas détourner mon attention. Vous n'avez pas répondu à ma question : quelle histoire avez vous servie à mes collègues ? » La curiosité l'emporte. Ses doigts ont beau avoir frôlé sa manche pour espérer couvrir ses bleus, je les avais déjà vu. Ce geste inconscient confirme encore mon intuition, comme beaucoup d'autres choses. Je n'ai jamais parlé d'elle à mes collègues... son histoire la regarde, on en a tous une et si des gens venaient à discuter de la mienne entre eux, ça me foutrais sérieusement en rogne. Mais ils ne peuvent pas tous avoir été bernés. Il y en a bien quelques uns qui ont du remarquer quelque chose. Finalement il y a une morale à tout ça : on ne connaît jamais vraiment les gens qui nous entourent. On fait attention à notre boulot mais on en oublie les personnes proches de nous.

Je sens que mes manœuvres pour accéder à la vérité ne vont pas forcément aboutir donc je préfère abattre mes cartes : « C'est donnant donnant. Vous répondez à une de mes questions, et je réponds à l'une des vôtres. C'est la seule façon que vous aurez de me faire parler, parce que je doute que mes collègues aient un passif comme le mien, n'est-ce pas ? » C'est clair que ça doit être intéressant pour elle. Moi-même je me demande parfois comment je tiens le coup. Qu'est-ce qui fait que je ne m'effondre pas comme serait tentée de le faire Emily ? Parce que c'est dur de se battre. C'est difficile de continuer à avancer quand la vie vous met sans cesse des bâtons dans les roues.  

Les femmes battues inventent toute sorte de mensonges pour couvrir celui qui est responsable de leur état. Des gros ou des petits, selon la gravité de leurs blessures. Phoebe Jenkins est du genre a trouver une excuse banale pour s'expliquer. L'excuse est plausible. Un sport de combat pourrait laisser ce genre de marques. Mais une agression aussi, et mon intuition me dit que c'est la voix à suivre. En revanche je parviens sans peine à la croire en ce qui concerne sa peau. La sienne est diaphane, elle semble douce et fragile à la fois. Comme des feuilles d'or que l'on dispose délicatement sur un support. Elle marque vite, certes, mais ça n'explique pas tout ces bleus. Dans les sports de combat le coach veille à la sécurité de ses élèves. J'aimerais bien dire deux mots à celui-ci, en privé. « Sincèrement, hein ? » Je ricane. « Je pensais qu'il y avait un code de déontologie, que les psys ne pouvaient pas mentir à leurs patients. » Je fronce un peu les sourcils afin de poursuivre ma réflexion. « Il faudrait que je demande à votre supérieur, juste pour vérifier. » dis-je d'un air anodin. Comment l'amener à se dévoiler ? La jeune femme est de toute évidence tendue à l’extrême. Jamais elle n'a du subir autant de questions personnelles pendant un entretien. Je préfère ne pas la mettre devant le fait accompli en parlant de ces marques au capitaine de brigade, il n'est pas du genre délicat. Encore moins que moi, disons plutôt.

« A vous à présent. De quoi voulez-vous me parler?» Elle ne perd pas le nord, ça pourrait me faire rire si je n'étais pas dans cette situation. « Je ne crois pas en votre histoire, mais je vais vous laisser tranquille et vous me direz comment vous vous êtes fait ça quand vous serez prête. Pas trop tard, quand même...» Il faut lui laisser du temps. Le temps qui file, le temps qui n’attend personne. Le temps qui guérit toutes les blessures. Tous autant que nous sommes nous voulons plus de temps. Du temps pour se relever, du temps pour grandir, du temps pour lâcher prise. Mais elle n'en a peut-être pas autant qu'elle ne le pense. Elle veut une confession ? Elle peut en avoir une. « On voit parfois des femmes qui n'ont pas osé venir nous parler, ou nous ont sorti une excuse bidon. Je n'ai jamais aimé les revoir à l’hôpital, que ce soit dans le coma ou à la morgue. Pensez-y. » La parenthèse est bouclée. Ce n'est pas la peine de continuer, elle peut toujours m'appeler ou venir nous voir, avec Billy. Maintenant il faut reprendre le sujet initial, à savoir le machin psychologique à la noix. « Si vous pouvez mentir, moi aussi, non ? » Je la regarde sérieusement, une dernière parade avant d'entamer les hostilités. « Vous savez pourquoi j'ai quitté les SEAL, ce qu'ils ont pu noter dans mon dossier tout au moins. » Parce que tout est loin d’être accessible. La plupart de mon dossier est classé confidentiel même pour les services de police ou les psychologues. Sauf la psy que j'ai vu en sortant de mission, elle a du faire une évaluation de mon état et devait savoir ce qu'il s'était passé. Miss Jenkins peut bien avoir droit à une piqûre de rappel. « Mon équipe et moi sommes tombés dans une embuscade et avons été retenus prisonniers pendant des semaines et des semaines. Je ne comptais plus les jours à la fin, on n'a vu la lumière du jour trois fois pendant cette captivité. » Évidemment, là encore ce n'était que pour servir la cause des traîtres. Nous sommes sortis sous un soleil de plomb et avons été laissé là toute la journée. « Je ne pouvais pas risquer que cela se reproduise donc je suis entré en école de police. J'aurais été un poids pour l'équipe, si j'avais décidé de reprendre du service. » Un danger pour eux et pour moi-même.

Je la vois bien sourire après que je lui ai affirmé la laisser tranquille. Le soulagement se lit sur son visage et dans son attitude : ses épaules se sont un peu relâchées, son souffle est plus mesuré... je pourrais presque étudier la psychologie si il s'agit de deviner tout du comportement de quelqu'un. C'est en formation qu'on m'a sorti tout un tas d’âneries sur le comportement humain. Nous, on n'en avait pas forcément besoin étant donné que nous étions plutôt les « bourrins » de la promo. Néanmoins cela faisait partie de la formation, personne n'y a coupé. C'est plutôt depuis que je suis revenu que je fais appel à ces connaissances. Si seulement elles pouvaient me permettre de ne plus penser aux semaines passées dans cette grotte... Son soulagement laisse transparaître ce qu'elle n'a pas voulu dire : ces marques ne sont pas anodines. Mon instinct ne m'a jamais trompé, sauf une fois. Ce n'est pas aujourd'hui que ça va changer.

Je décide de confier quelques bribes de mon expérience à la jeune stagiaire pour donner le change. C'est le but de cette expérience, c'est la raison pour laquelle je suis là. Il faut que je lui montre que je suis sain d'esprit, ça ne devrait pas être trop compliqué. J'ai entendu parler de vétérans pris en otage pendant plusieurs semaines et qui avaient pété un plomb en revenant au pays. Ils ne savaient pas dissocier le passé de la réalité, ce qui était extrêmement dangereux pour eux et pour leurs proches. « Seuls ceux qui ont vécu ça peuvent comprendre mais je vous remercie de votre sollicitude. » Ça me paraît étrange de la vouvoyer alors qu'elle a bien cinq ans de moins que moi.

Elle baisse les yeux, provoquant un froncement de sourcils de ma part. Serait-elle prête à dévoiler quelque chose ? « Je suis mauvaise menteuse comme vous pouvez le constater... J'ai vécu quelques petits épisodes de violence dernièrement mais cela est du passé et je pense sincèrement m'inscrire dans un club de boxe ou de self défense prochainement. » Pari gagné : mon instinct ne m'a pas trompé. Je serre le poing pour éviter de l'affoler. Intérieurement j'ai une terrible envie de cogner l'odieux individu qui lui a fait ça. Ceux qui frappent les femmes et les enfants devraient se faire castrer sans délicatesse. « Comment vous sentez vous depuis que vous avez quitté les SEAL? » Est-ce de la naïveté ou de la connerie ? Croit-elle réellement que je vais la laisser s'en sortir avec si peu de détails ? « Attendez deux minutes, revenons à votre problème. » Je rapproche mon fauteuil au plus près possible du sien, m'appuyant sur l'accoudoir avec un air pensif. « Si vous voulez vous inscrire dans un club de self defense, c'est que vous craignez que ça se reproduise... pourquoi vous ne portez pas plainte au juste ? » En général, à cause de la peur des représailles. C'est le motif le plus courant que l'on rencontre. « Je pourrais vous apprendre, si vous voulez. Mais vous ne devriez pas avoir besoin de vous défendre au quotidien. »

C'est la première fois que je pense à elle en tant que collègue, et parce que c'est elle qui a évoqué cette possibilité. Phoebe ? Une collègue ? Savoir qu'elle va rester au poste me met du baume au cœur, étrangement. Un élan protecteur me prends soudainement. Je ne veux pas qu'elle continue à etre frappée ainsi, et si elle part dans un autre poste de police pour son stage, je ne suis pas certain que quelqu'un ne remarque ces coups ou refuse de croire à son histoire de sport de combat. D'accord nous sommes policiers, cependant les gens ne mentent pas toujours. Parfois on pense qu'un mari bat sa femme alors qu'en fait elle a un problème de santé qui fait qu'un hématome se développe au moindre petit choc. Parfois c'est mauvais d’insister... mais dans ce cas je pense que j'ai bien fait. Si nous sommes collègues cela veut dire qu'elle va rester ici un moment, n'est-ce pas ? « Évidemment. Surtout que je ne suis pas si vieux que ça non plus... » je lance sur le ton de la plaisanterie. Je n'ai pas encore l'age de mon coéquipier le plus vieux, qu'on surnomme T-rex parce que c'est un dinosaure, il est vieux, et il est féroce.

« Pourrait-on se concentrer sur votre cas s'il vous plaît, nous sommes là pour cela pas vrai?! » Son agacement est évident. Je trouve ça mignon mais je garde ces pensées peu professionnelles pour moi. Elle ne doit pas avoir plus de 23 ou 24 ans, et sa vie est assez jalonnée de problèmes comme ça pour que je ne lui en pose un de plus. « Allons-y ! Que ça se termine au plus vite. Je n'aime pas vraiment parler de moi, si jamais vous … tu, n'avais pas remarqué. » Un sourire forcé se dessine sur mes lèvres. Dans ce boulot c'est souvent moi qui pose les questions et non l'inverse. La jeune femme semble apprécier l'idée que je lui donne des cours car un joli sourire égaie son visage. Un petit sourire timide, mais c'est une victoire à mes yeux car elle est sans doute entrée dans une routine dans sa vie ainsi que dans ce stage. En revanche, le fait qu'elle essaie de faire passer ce qui lui arrive pour de la criminalité liée au hasard, ça ne me plaît pas beaucoup. « La criminalité n'a rien a voir dans ce qu'il t'arrive, si je ne me trompe pas. Une agression arrive parfois, mais quand ça se reproduit ce n'est pas un hasard. » Je griffonne mon numéro personnel sur un papier et le lui tends. « C'est mon numéro, au cas où tu en aurais besoin. Ou même si tu veux... je sais pas, sortir. Par exemple. » dis-je d'une voix hachée, un peu maladroit. Bah quoi ? Elle est jeune et jolie, et je ne veux pas la laisser seule ni triste. Ça pourrait même être Emily... je ne sais pas encore où elle se trouve, celle-ci. Toutefois je serais heureux de savoir que quelqu'un veille sur elle. Quelque part à Brisbane quelqu'un doit se soucier de Phoebe, de ce qui lui arrive...

Elle se rapproche de moi comme si elle me faisait une confidence. Cette proximité me laisse quelque peu perplexe, je décide cependant de laisser la conversation aller où Phoebe le souhaite afin de ne pas l'affoler. Nous sommes ici pour une chose, et ce n'est pas les agressions dont la jeune psychologue est victime. « Oui, bien sur. Qu'est-ce que tu veux savoir ? » je demande en la regardant dans les yeux, adoptant une nouvelle fois un masque de passivité à l'épreuve de tout. Je choisis également de remettre la question sur l'identité de son agresseur a plus tard. C'est à elle de décider quand elle le fera... sauf si un jour je la trouve couverte de sang et qu'elle n'a plus le choix sur ce qu'elle doit faire ou non.

Je n'ai jamais été très doué avec les femmes. A part Emily, mais c'est parce que c'est ma meilleure amie depuis toujours. La maladresse que je montre en parlant avec cette stagiaire en psychologie me met mal à l'aise. Quel abruti... j'aurais probablement du présenter les choses autrement afin qu'elle ne prenne pas la mouche. Je ne relève pas sa remarque un peu sarcastique pour ne pas m'enfoncer dans mon comportement complètement idiot. Qu'est-ce qu'il m'arrive au juste ? Jamais je n'ai été aussi gauche. Et je suis au boulot, je n'ai pas de place pour le doute ici. Dans chaque métier que j'ai exercé, chez les SEALs et dans la police, la moindre parcelle de doute ou de peur pouvait avoir des conséquences catastrophiques. Une seconde d'inattention et vous ratez votre fenêtre de tir ou loupez l'arrivée d'ennemis. Dans la police c'est pareil. Une balle possède une très forte vélocité donc si vous ne réagissez pas assez vite pour vous mettre hors de son trajet vous pouvez vous faire tuer en moins de deux. «Tu as sans doute raison... Mais je sentirais bien plus rassurée si je savais maîtriser quelques trucs pour me défendre. » C'est une évidence. Comment pourrais-je la laisser dans la panade alors que lui apprendre des gestes basiques me prendrait si peu de temps ? Un beau jour cela pourrait bien lui sauver la vie, si ça se trouve. On ne sait jamais de quoi l'avenir sera fait... Je ne pourrais plus me regarder en face dans un miroir en la sachant seule et sans défense. Elle doit savoir se servir de ses ongles, comme toute femme digne de ce nom. Cependant les ongles contre les poings, ça ne vaut pas grand chose. « Samedi, neuf heures. Ce sera ton premier cours, tu n'as qu'à venir à l'entrée du City Botanic Gardens et on trouvera un coin pour s’entraîner un peu. Habille toi... confortablement. Un jogging et un tee-shirt ample pourront faire l'affaire. » Je la mets au défi de me dire non. Ce n'est pas négociable, elle doit le voir dans mon regard et se dire qu'elle aura du fil à retordre. Mais c'est pour son bien... Si je peux lui apprendre un peu plus que les gestes basiques ce serait génial. Quelques heures chaque semaine devraient faire d'elle une vraie ninja prête à combattre n'importe qui. Elle aura sans doute l'impression d’être moins impuissante face à sa situation.

La façon dont elle se mord la lèvre, comme elle l'a fait un peu plus tôt, me fait comprendre qu'elle est nerveuse. Je viens de lui poser une colle et elle se demande si elle devrait privilégier la politique de non fraternisation qui régit n'importe quelle relation patient-médecin. Toutefois nous ne sommes pas vraiment dans ce cas-ci étant donné qu'elle est stagiaire. J'espère qu'elle ne jettera pas mon numéro à la poubelle une fois sortie d'ici... «Comment tu te vois évoluer pour la suite? En tant que flic bien sûr. » Je n'ai pas besoin de réfléchir beaucoup pour lui fournir une réponse. Cela fait partie des questions auxquelles je m'attendais à avoir... C'est factuel, dénué de sentiments et d'émotions. « Je suis passé inspecteur il n'y a pas si longtemps que ça... dès que je le pourrais je ferais probablement une petite formation pour monter en grade. Mais jamais je ne pourrais rester derrière un bureau, c'est certain. » Je dis en ricanant. Mes frères ont une entreprise de sécurité qui marche bien... si la police devient une route barrée pour un ex-navy SEAL tel que moi je pourrais toujours intégrer l'une de leurs équipes et faire des missions diverses et variées. C'est un job intéressant mais risqué quand on est sur le terrain. Elle me rappelle le temps qu'il nous reste, ce qui accroît mon agacement. « Tu n'as pas besoin de rappeler le temps, c'est assez stressant tu sais ? »

Le sourire de la jeune et jolie Phoebe illumine la pièce. Une onde de chaleur parcourt mes veines et je ne peux que sourire en réponse à ce bonheur. C'est niais, c'est du moins l'effet que ça me fait. Ce ne sont que les amoureux transis qui sourient bêtement quand leur amoureuse sourit. Pas moi, je suis exactement l'inverse de ce cliché. Heureusement elle me demande de garder cela secret. Je n'y avais même pas réfléchis... pour moi c'est évident que l'on ne doit pas ébruiter ça. Même si ce ne sont que des cours de self defense visant à l'aider, ça reste une sortie avec la stagiaire en psychologie de mon service. Je ne sais pas comment mon chef réagirait à ça. Sauf que c'est une autre raison que la belle brune me donne : son frère, Logan Jenkins, est inspecteur chez nous. Je manque de lui dire « Et c'est parce que tu ne veux pas qu'il remarque les marques de coups que tu ne lui demandes pas ? » mais par un heureux hasard les mots se bloquent avant dans ma bouche. Je lui ai promis que je la laisserai tranquille avec cette histoire et je compte tenir parole... jusqu'à la prochaine fois du moins. Après cela rien ne m’empêchera de mener ma propre enquête. Je ricane bêtement avant de lui demander « Pourquoi tu ne lui demandes pas ? Je suis super content de t'apprendre à te défendre, même si tu le regrettera peut-être quand tu reviendra chez toi pleine de courbatures, mais c'est ton frère... tu ne t'entends pas bien avec lui ? » J'oublie parfois que toutes les familles n'ont pas la relation fusionnelle que j'entretiens avec mes frères. Ils sont tout pour moi : le soleil, la lune, la terre, l'air... ce que vous voulez tant que c'est indispensable à la vie. Sans eux j'aurais l'impression d’être amputé d'un membre.

« Je trouve que cela est un bon projet. Continues dans cette voie et tu iras loin je pense. » Je ne peux m’empêcher de pouffer de rire à sa remarque. On dirait une prof qui dit à son élève qu'il a bien travaillé et qu'il doit continuer sur sa lancée... je trouve ça très scolaire. « Je suis désolé, je ne veux pas me moquer de toi. Mais a vrai dire c'est assez bizarre de t'entendre dire ça ici. En plus tu as quoi... ? 22... 23 ans maximum ? » Elle n'est pas beaucoup plus vieille en tout cas. « Mais merci. On a tous des rêves dans la vie. Et faute de pouvoir gagner des gallons sur mon uniforme de soldat, je poursuis ma carrière dans la police et c'est important d'avoir des gens qui croient en toi. » J'ai rapidement gravi les échelons une fois revenu à Brisbane et remis de mon emprisonnement. Et déjà chez les SEAL j'ai très vite pu intégrer des missions avec mon équipe. On peut appeler ça de la chance, ce sont des opportunités que j'ai eues et que je les ai saisies. Ça fait de moi un type super sérieux et super déterminé non ? En plus Phoebe vient de me couper le souffle avec sa remarque sur l'humour. Merde... pourquoi j'ai pris ça comme ça au juste ? « Ouais, je suis un tantinet sur les nerfs. Une bonne séance de sport et ça devrait être réglé. » dis-je en lui faisant un clin d’œil chaleureux. Comme si l'angoisse était une excuse... « Et toi, tu comptes être psychologue alors ? »