_ C’est une catastrophe, docteur. M’annonce ma patiente en faisant des vas et viens incessants dans mon bureau. _ Vous m’avez conseillée d’être honnête envers mon mari pour que j’aie l’esprit plus tranquille, et ça ne marche pas ! Je suis encore autant anxieuse qu’avant, si ce n’est plus ! _ Si vous commenciez par vous asseoir, Izobel. Je lui suggère doucement, comme invitation à se détendre. _ Cela pourrait peut-être vous aidez à vous calmer. _ Je ne peux pas ! Je ne peux plus ! Ça fait des jours que je ne tiens plus en place ! Je n’arrive même plus à dormir vous rendez-vous compte ? Je tiens grâce à la caféine ! _ C’est fâcheux. Et excessivement parlant quant à son comportement actuel. _ Seulement, vous ne pourrez pas obtenir d’amélioration de votre état sans faire un minimum d’effort pour vous contenir. Je vous réitère donc ma demande : asseyez-vous.
Elle obtempère, silencieusement. Bien. C’est un bon début. Nous allons désormais pouvoir nous concentrer sur la raison de cette nervosité accrue, qu’elle ressent depuis son passage aux aveux.
_ Expliquez-moi pourquoi votre anxiété est devenue plus forte, suite à vos révélations.
Ma patiente entame son monologue, décousu. Je le suis d’une oreille attentive, le regard penché sur mon bloc-notes où j’inscris les mots clefs à retenir. Des mots qui vont me permettre d’établir une conclusion à son mal-être. Des mots qui vont m’assurer de lui fournir la meilleure réponse qu’elle attends de moi. Des mots qui auront certainement plus de tacts que ceux que j’ai utilisé envers Joseph, contre Joseph. En résumé : des mots que je suis arrivée à regretter dans le confort d’un bon bain moussant, lorsque le calme a fait suite à la tempête. Je ne me suis pas reconnu ce soir-là, d’ailleurs. Ce n’est pas dans ma nature de me formaliser pour cette association à un stéréotype, bien que se soit exactement ce que j’ai fais ce soir-là. Je me suis vexée que cet homme ose pointer du doigt chez moi ce que j’exposais pourtant outrageusement, parce que je pensais qu’il saurait voir au delà de tout ça. J’avais fais les choses en ce sens, d’ailleurs. En lui offrant cette soirée inoubliable, je lui démontrais que je valais plus que ceux de ma classe sociale. Je lui prouvais que j’appréciais sincèrement sa compagnie, au delà de celle qu’il pensait être (un vulgaire objet sexuel pour femme riche). […] J’ai tout gâché. J’ai laissée la psychologue s’invitait au dîner et… Et elle a encore réussi à me faire détester par quelqu’un. J’en rirai presque si je ne trouvais pas cette constatation déprimante.
_ Docteur ? Vous m’écoutez ? Je sursaute légèrement au son de la voix de ma patiente, qui m’observe avec des grands yeux étonnés. _ Oui, oui, bien-sûr. Je mens promptement, cherchant une excuse à mon manque flagrant de concentration. _ Je réfléchissais à mes notes pour mieux vous conseiller.
Ineptie. Je viens de perdre la grande majorité du discours de cette femme à bout de nerf. Jamais je ne pourrais lui fournir une recommandation. Quant à lui demander de se répéter, c’est inimaginable. Je lui admettrai immédiatement que je ne l’ai pas écouté jusqu’au bout. Je me retrouve donc moi-même piégée dans mon propre manque de professionnalisme.
_ Alors ? Est-ce que c’est normal que cela me rende encore plus anxieuse ?
Je me racle la gorge, mal-à-l’aise. Si seulement j’avais un début d’idée du sujet en question.
_ Hé bien…
Le silence s’installe, s’éternise. Je sens au regard de ma patiente qu’elle est suspendue à mes lèvres, impatiente d’entendre mon verdict. Je donnerais tout pour m’évaporer d’un seul coup. La métaphore est un peu forte, mais j’ai le sentiment d’être assise en plein cœur d’un désert immense où le vent siffle à mes tympans. Dis quelque-chose Aubrey. Je t’en supplie.
_ Hm… Je pense que… vous devriez essayer de voir la situation sous un autre angle. Elle fronce les sourcils. _ Je ne comprends pas.Et moi dont… Cette déclaration n’a aucun intérêt autre que celui d’obliger subtilement ma patiente à se répéter. _ Hé bien. Essayez de rendre les choses plus… positives ? _ Mon mari m’a menacé de divorcer si je refusais qu’il se venge en prenant lui aussi une maitresse ! Comment pourrais-je rendre cette idée plus positive ? Je ne veux pas qu’il couche avec une autre !
Effectivement. Trouver un aspect positif à ce chantage est délicat. Mais pas impossible, néanmoins.
_ Je comprends, Izobel. Dis-je en ajoutant rapidement les nouvelles informations que je viens d’acquérir à mon bloc-notes. _ Néanmoins, je note une volonté de votre époux de remettre les choses à égalité, pour mieux ensuite sauver votre mariage. C’est positif. Et vous ne devriez que vous concentrer sur ça. _ Mais s’il ne se contentait pas d’une seule partenaire, docteur ?! S’il y prenait goût à l’adultère et cumuler les conquêtes ?! _ Hé bien nous aviserons en temps et lieux. Je lui rétorque confiante, avenante. _ En attendant, vous allez me faire le plaisir de vous détendre, et de relativiser. Votre couple ne traverse peut-être qu’une petite crise dont vous vous relèverez plus fort.
Elle soupire. C’est toujours délicat de convaincre sur des suppositions, mais j’ai bonne foi d’y parvenir un minimum. Du moins, juste assez pour qu’elle accepte de lâcher du leste, de calmer ces nerfs mis à rudes épreuves.
_ Je l’espère, docteur.
A ces mots, la séance prend fin. Je raccompagne la jeune femme jusqu’à la porte où je lui souhaite malgré tout une bonne fin de journée, avant de refermer la porte pour ajouter le compte rendu à son dossier. C’est à cet instant que ma nouvelle secrétaire frappe à la porte, timidement.
_ Entrez. Je lui informe en saisissant mes données. _ Docteur Kruger, il y a un homme dans la salle d’attente, il aimerait vous rencontrer. _ Il a prit rendez-vous ? Je ne gère plus complètement mon agenda, ces temps-ci. Peut-être a-t-elle oubliée de m’en informer auparavant ? _ Non. Et il dit qu’il est prêt à attendre jusqu’à la fermeture pour vous voir. J’écarquille les yeux, étonné. _ Comment s’appelle-t-il ? _ Monsieur Keegan. _ Je ne connais pas de monsieur Keegan. _ Dois-je le mettre à la porte ? _ Non. Je soupire. _ Je vais m’en charger. Merci Tessa.
A ces mots, je quitte mon bureau pour rejoindre la salle d’attente. Et là, vision surprenante : Joseph assit en son centre, une tasse de café à la main. Je reste figée quelques secondes d’étonnement, puis me lance à l’aborder comme n’importe quel autre patient.
_ Monsieur Keegan, je présume. Je lui montre la direction de mon bureau, porte grande ouverte. _ Mon bureau est juste ici. Après vous.
Joseph. Je peine à croire qu’il est véritablement là dans mon cabinet. Que dis-je ? Dans mon bureau, désormais. Dois-je craindre des représailles tardives pour mon dernier discours au restaurant à son encontre ? Je l’envisage, jusqu’à ce qu’il s’installe calmement dans le canapé, où je l’invite d’un geste à s’asseoir. Bien. L’homme semble vouloir agir comme si nous étions deux parfaits inconnus, et je ne vois rien contre de me prêter à cet exercice. Au contraire. Peut-être cela nous permettra-t-il d’améliorer l’image que nous avons de l’autre ? C’est du moins ce que j’espère en prenant place sur ma chaise, derrière mon bureau. Je prépare d’ailleurs une nouvelle page de mon bloc-notes, au cas où il souhaiterait réellement se confier à moi. Après tout, ne l’y ai-je pas invité lors de notre rencontre à la bibliothèque ? Assurément. Je suis donc entièrement disposé à lui offrir une thérapie, si cela est son véritable souhait. Le silence s’installe, longuement. Je ne fais rien pour le briser, lui laissant le temps de prendre la parole. Pour ne pas l’intimider, éventuellement, j’évite précautionneusement de le fixer avec intensité. Ce qui ne m’empêche pas de l’observer, cependant. Son état physique est encore plus déplorable que les semaines précédentes. J’en viens à me demander à quand remonte son vrai repas, sa vraie nuit de sommeil, ou encore son vrai détour par une salle de bain. Quoique. Sur ce dernier point, je pense que cela ne doit pas être si ancien que ça. Il ne dégage pas d’odeur désagréable particulière, et seule sa tenue indique son statut de SDF. Pauvre homme. Je ne le pense pas avec pitié, comme lorsqu’il se défendait face à moi au cours du dîner avorté ; je le pense avec cette affection toute particulière que je me suis trouvée pour lui. Une affection qui m’a encouragé à me montrer odieuse là où je n’aurais certainement pas dû l’être. Mais qu’importe. Joseph prend enfin la parole. Une amie lui a dit que j’étais excellente dans mon domaine. Je fronce légèrement les sourcils d’interrogation. Connaît-il vraiment une amie me consultant ; ou prétend-t-il cela en m’évoquant indirectement ? Intéressante interrogation qui n’aura sans doute pas de réponse immédiate. Tant pis. Le plus important n’est pas qui l’a convaincu de venir me consulter, mais sa démarche en elle-même. C’est courageux pur une personne qui ne souhaitait pas se confier. C’est audacieux après des semaines de réflexion, même. Je l’en féliciterais presque, si je ne me tenais pas aux rôles professionnel/patient qui se sont instaurés entre nous.
_ Absolument pas, Monsieur Keegan. Je lui assure quand au fait qu’il ne me dérange pas par sa venue impromptue. _ Je n’avais pas d’autres rendez-vous pour les heures qui suivent.
Je n’ai pas encore une clientèle autant importante qu’à Sydney. La bouche-a-oreille tarde à se mettre en place. Ce qui ne m’inquiète pas particulièrement. Je ne suis pas habitée par la même soif de réussite qu’à mes vingt-cinq ans, âge auquel j’ai investie dans mon premier cabinet de psychologie privé.
_ Dites-moi, Monsieur Keegan. Que puis-je faire pour vous aider ? Je reprends en me saisissant de mon stylo, courtoisement. _ Qu’est-ce qui vous amène à venir me consulter, aujourd’hui ?
Je ne peux pas créer un dossier sans qu’il formule clairement une demande de thérapie. J’attends donc sa réponse pour entamer cette première étape, nécessaire à mon suivi – si suivi il y aura.
J’écoute mon « patient », l’observant avec attention. Je découvre une volonté chez lui de me laisser une chance de l’aider. D’accord. C’était ce que je lui avais proposé indirectement, lorsque l’on avait évoqué mon métier, et je tiendrai cette parole. Je la tiendrai bien plus sérieusement que celle de lui offrir une soirée inoubliable, d’ailleurs. En parlant de cette soirée justement, Joseph me confie qu’il n’est pas matérialiste. C’est une bonne chose, surtout dans sa situation. Il cite à la suite ma voiture de luxe, le complet que je lui ai offert, ainsi que la suite qui n’a finalement eu personne pour la nuit. Je ne saisie pas trop sur quel voie il désire m’emmener en évoquant tout cela. Néanmoins, j’attends patiemment qu’il m’aiguille de lui-même, ce qui peut prendre du temps. Et du temps, nous en possédons autant qu’il en aura besoin ; j’ai trois heures de libre devant moi, si ma nouvelle secrétaire n’a pas ajoutée des rendez-vous au planning sans m’avertir. Il m’informe que mes attentions n’ont rien changées à sa situation. Je l’imagine sans mal, effectivement. Ce n’était qu’une parenthèse dans sa vie. Une parenthèse que je souhaitais prolongée sur la durée. Et une parenthèse qui s’est refermait brutalement suite à notre ultime échange. Je soupire de désappointement à cette pensée, discrètement. Je sens bien à l’attitude de l’homme que j’ai fais plus de mal que de bien et… les remords étreignent ma gorge de façon désagréable. La déglutition devient soudainement bien plus pénible. Je baisse brièvement mes yeux sur mon bloc-notes pour reprendre le contrôle de mes émotions, mon professionnalisme. Ce qui est délicat quand on a affaire a un « patient » que l’on n’a jamais considérée réellement comme tel. Et inutile de me baser sur ma relation étrange avec Liam ; notre rencontre n’a eu lieu que parce qu’il cherchait à suivre une vraie thérapie avec la meilleure psychologue de tout Sydney. De ce fait, dès le départ nous étions dans un rapport professionnel. C’est plus tard que sont arrivés les séances plus… intimes. Je chasse cette idée de ma tête, d’un léger hochement de tête. Ce n’est pas le moment de m’auto-analyser ou encore de regretter les événements passés. C’est le moment de me consacrer entièrement à cet homme qui a fait le pas de venir s’ouvrir à moi, spontanément. Et ce qu’il dit me démontre que j’ai eu tort de me rabaisser à le mettre lui-même dans une case : celle du salaud. Il se fichait bien de tout mon argent ; même de mourir de faim, ou ne traîner les rues. Il cherchait uniquement une compagnie et je lui ai arrachée la mienne avec une violence inconnue. Comment rester de marbre face à une telle souffrance ? Je l’ignore. C’est impossible, sûrement. Et tandis qu’il s’aventure à parler à nouveau de ma solitude maritale, je me lève doucement de ma chaise pour contourner le bureau sur lequel je m’appuie. Je ne dis rien, pour l’instant, mais j’assimile qu’il a lu autant en moi que je n’ai lu en lui. Il est l’unique étranger à y être parvenu, d’ailleurs. Ah moins qu’il ne soit l’unique étranger a qui j’accorde volontairement ce « miracle », peut-être. C’est une éventualité que j’accepte, au même titre que la conclusion qu’il s’est faite de cette « fille ». De moi. J’aurais pu être une de ses bourgeoises s’acoquinant avec le premier voyou à la belle gueule venu, c’est un fait. Mais les choses sont bien plus complexes qu’elles ne le paraissent. La bourgeoise a ressenti un coup-de-cœur pour le voyou à la belle gueule, au point d’avoir éprouver l’envie de le couvrir de toutes ses attentions. Et pas uniquement ce soir-là. Je parle de toutes les journées, les nuits qui auraient suivis. Je l’aurais aidée à se remettre à flot, sans rien exiger en retour de sa par. Pas même cette attention dont j’ai cruellement besoin, et qu’il a décelé chez moi. Quant à la fin de sa soirée, à cette « fille », elle a été des plus désastreuses. Des heures à se ronger les sangs de remords dans un bain chaud, un lit froid, puis en guise de punition : une belle insomnie. Il existe bien meilleure fin de soirée, n’est-il pas ?
_ Monsieur Keegan. Dis-je doucement pour reprendre la parole, suite à son long monologue. _ Avant de pouvoir vous aidez, je vais vous demandez de répondre à une question avec la même sincérité que je décèle dans votre attitude actuelle. Je marque une pause. _ Je vais vous demandez d’y répondre mais – auparavant, et c’est important – vous allez prendre le temps de la réflexion. Je l’observe attentivement, toujours les fesses posées sur le bord de mon bureau. _ Car voyez-vous, la réponse que vous allez me fournir va déterminer la suite de ce rendez-vous. Il est donc primordial de ne pas prendre les choses à la légère. Nous sommes d’accord ? C’est une question rhétorique. Je sais déjà qu’il l’est, sinon il ne serait pas là. _ A qui souhaitez-vous réellement avoir affaire, monsieur Keegan : la psychologue, ou la femme ?
Une simple question, mais une question lourde de sens paradoxalement. Une question à laquelle j’attendais une réponse, assez nerveusement du reste. Et à laquelle il apporte une réponse pour le moins étonnante. Selon lui, la psychologue en moi, saura lorsqu’il aura besoin de s’adresser à la femme. Je suis perplexe. D’autant plus sur l’affirmation qu’il ajoute, à son sujet. Certes, la femme en moi nécessiterait bien une bonne thérapie pour surmonter la crise, mais certainement pas l’une des miennes. Pourquoi pense-t-il que je puisse m’aider ? Parce que j’ai l’air suffisamment cultivée pour maitriser moi-même toute la complexité de ma matière grise ? Si c’est le cas, cela n’est pas la vérité. Preuve en est le simple fait que nous nous connaissions, tout les deux. La femme en moi n’en fait qu’à sa tête ; et la psychologue n’a qu’à retourner potasser ses bouquins pour espérer juste l’interpeller. Néanmoins, je ne relève pas. Je le laisse encore s’exprimer avec franchise. Il me parle d’un espoir qu’ensemble nous puissions l’aider à trouver le bonheur, au delà de tout ce qu’elle possède. C’est aberrant. Cela l’est d’autant que nous parlons de moi. Moi et moi seule, uniquement. Alors je soupire, contrariée, puis m’hasarde à lui fournir une réponse. Une qui sera certainement aussi décousue que celle que me fournissait ma patiente, précédemment.
_ L’inconvénient d’un tel choix, Monsieur Keegan, c’est que la femme dont il est question n’est pas de celle qui consulte un psychologue. Vous ne l’avez pas oublié ?
Il ne peut pas l’avoir oublié. Il ne peut rien avoir effacé de cette rencontre bouleversante, d’un point de vue comme de l’autre. Le cas échéant, je ne comprendrai pas la motivation principale de sa venue. Non. Je ne comprendrai pas ce qui l’encourage à consulter pour « Elle ».
_ Il est donc presque impossible pour moi de vous affirmez qu’il y a une chance que nous réussissions.
C’est une défaite, hélas. Je n’ai que très rarement des résultats aussi négatifs en thérapie, et dans toute l’ironie qu’est la vie, il faut que j’en sois moi-même l’exception. Néanmoins, je lui souris, sincèrement. J’apprécie qu’il ait été touché par ce qu’il a vu dans ses regards que je lui échangeais. Je dirais même que j’apprécie qu’il ait remisé sa fierté au placard pour me le faire savoir. Je contourne à nouveau mon bureau, pour reprendre place sur mon siège.
_ Cependant, Repris-je en me saisissant de mon stylo et mon bloc-notes, comme vous l’avez souligné, Monsieur Keegan, ce travail est un travail d’équipe. Une première dans ma longue carrière. _ Peut-être auriez-vous des idées sur le pourquoi elle vous est apparue malheureuse, lors de cette rencontre ? Ou peut-être même aviez-vous un début de voie à suivre, pour l’aidez à s’en sortir ? Si c’est le cas, je vous prie de m’en faire part, je suis toute ouïe.
C’est un drôle d’exercice de s’auto-psychanalyser avec l’aide d’un homme faisant le ménage à la bibliothèque, mais qui ne tente rien n’à rien. Et cette « femme » a véritablement besoin d’un déclic pour enfin s’ouvrir aux autres ainsi qu’à son problème. Alors j’accepte de mener la thérapie en se sens, dans l’espoir de l’aider lui par la suite. Une sorte d’ échange de bon procédé, je crois.
Il a de la répartie, c’est un fait. Et il a également beaucoup de bon sens, je dois l’avouer. S’employer comme exemple en contre argument, c’est brillant. Je suis presque totalement admirative. Cependant, je dis bien presque puisque qu’il s’avère que cette soudaine inversion de nos rôles m’est déplaisante. Je déteste l’idée seule qu’il devienne celui qui conseille et moi celle qui reçoit les conseils. Cela m’oblige indirectement à baisser ce bouclier que je porte, complètement ; une chose à laquelle je ne semble pas véritablement prête. Pourtant, j’en aurais bien besoin, comme il me l’a fait comprendre. J’aurais bien besoin de m’entendre par le biais d’un ami dévoué à me « guérir ». Mais quel ami ? Lui ? Je rirais presque à gorge déployée. Nous deux c’est à peine si l’on se connaît ; nous sommes avant tout un homme et une femme ayant gâchés leur chance de faire l’amour dans une suite d’hôtel. Pourquoi devrais-je plus m’ouvrir à lui qu’à mon amie de toujours : Abigaël ? Je l’ignore. Et c’est parce que je l’ignore que je ne rejette pas l’idée immédiatement d’un revers de main. Non. Pire. C’est parce que je l’ignore que j’accepte de me prêter à l’exercice, en me convaincant que nous formons une équipe. Et quelle équipe… Ha… Une psychologue incapable de se comprendre, et un homme de ménage. Enfin. Je suis ouverte aux suggestions, malgré tout. Et je note les réponses que me fournit Joseph à mes interrogations qui s’en suivent, par mots-clefs : absence de vie ; absence de but ; absence d’intérêt ; absence de défi. Du bon sens, encore une fois. L’analyse est douloureuse mais réelle. Cette « femme » tourne en boucle dans un circuit où elle connaît le parcours par cœur. Elle ne prend aucune initiative de sortie de terrain par peur de perdre la « partie », de perdre le fruit des étapes qu’elle a traversée. Elle est en quête de défi à relever, mais redresse le véhicule dès que les roues franchissent ses limites. D’accord. C’est un excellent début d’explication mais pourquoi s’y ose-t-Elle alors ? Qu’est-ce qui l’encourage à franchir les lignes ne serait-ce qu’un peu ? […] J’observe Joseph qui continue son raisonnement. Mais oui. C’est ça ! Offrir ses lèvres à un inconnu sous le jeu, c’était à nouveau ce sentir vivante ! C’était un instinct de survie ! Mais alors… Je baisse les yeux sur le bloc-notes, relisant ainsi les mots que j’y ai inscrit. Il n’y a quasiment aucune chance que la situation s’améliore en ces termes. Non. Je vais continuer à tourner dans le circuit jusqu’à… Jusqu’à n’être plus rien qu’une psychologue. C’est une violente « claque » que vient de m’administrer Joseph. Une brutale prise de conscience qui me ferait volontiers tourner la tête, si je n’étais pas assise.
_ Nous allons nous prêter à un petit exercice, Monsieur Keegan. Je l’informe immédiatement, suite à la conclusion que j’aurais moi-même faite sur mon propre cas quelques minutes auparavant. _ Nous allons intervertir nos places, réellement. Je me lève de mon siège hâtivement, lui faisant signe d’y prendre place. _ Venez ici. Installez-vous. Je contourne moi-même mon bureau à ces mots, pour directement m’asseoir sur mon canapé. _ À partir de maintenant, je ne suis plus la psychanalyste, Joseph. Je suis la femme de la bibliothèque, le nez plongé dans un livre de psychologie. Je suis l’épouse qui suffoque dans sa propre existence solitaire, en quête de nouveau défi pour me sentir vivante. Que me conseillerais-tu de faire ? Que dirais-tu à ton amie, sincèrement désolé de t’avoir balancé toutes ces horreurs avant de te quitter ?
Je suis à mon tour suspendu aux lèvres de quelqu’un, et se sont les siennes. Aide moi Joseph. Aide moi.
Joseph est déstabilisé. Assis sur mon siège, le rôle qu’il a prit devient soudainement bien plus complexe à ses yeux. Il devient livide. Néanmoins, il est hors de question pour moi d’interrompre l’exercice. Il a voulu venir en aide à la « femme », a lui de montrer ces capacités à le faire. Je suis entièrement disposée à entendre ces recommandations pour améliorer ce train de vie qui m’asphyxie, d’ailleurs. Or, aucun son ne sort de cette bouche que j’observe avec grande attention. Mon « psychologue » observe le décor comme en quête d’une issue de secours. J’ai envie de rire. Très sincèrement. J’ai envie de lui signifier qu’être à ma place n’est pas si évident qu’il n’y paraît ; qu’il ne suffit pas d’écouter les gens se plaindre, ou bien de les analyser d’un regard, pour qu’ensuite un début de solution prenne forme. Non. J’ai envie de lui expliquer qu’être psychologue c’est bien plus compliqué ; que cela demande un investissement qui prend le pas sur le reste au prix de l’écraser. Mais je n’en fais rien. Je me cantonne dans mon « rôle », attendant qu’il s’en sorte tout seul. Il se saisit soudainement de mon stylo – celui que m’a offert mon mari pour une occasion passée, oubliée – et je fronce les sourcils d’interrogation. Que fait-t-il exactement ? Pourquoi me demander s’il vaut cher ? Oui, bien-sûr. Enfin. J’imagine. Je n’étais pas là lors de l’achat mais… OH MON DIEU. Je suis horrifiée par la violence qu’il use contre cet objet. Et d’avantage lorsque je découvre ce qui l’a encouragé à le briser. C’est totalement dingue ! Ce type est un fou-à-lier. En quoi ce raisonnement sur la simplicité est sensé m’aider à avancer ? Je n’en ai pas la moindre idée. Et je n’ai pas l’occasion d’y réfléchir puis qu’il refait la « décoration » de mon bureau, à la suite. Je suis effarée. Totalement. Je suis dans l’incapacité même de m’interférer dans ce chahut sans nom. Et inutile d’espérer pouvoir m’en remettre. Joseph se laisse tomber ensuite dans le canapé, avant de déposer sa tête sur mes cuisses. Je les serre vigoureusement, immédiatement. J’ai le stupide réflexe de penser qu’il pourrait vouloir s’intéresser à cet endroit alors que… Pas du tout. Il commence à me donner le verdict de son analyse, que j’écoute attentivement. Ma vie s’achève alors que je n’ai pas pris une ride, parce que je suis coincée dans la routine. D’accord. Cela fait sens. Il est inutile de critiquer l’agencement ou l’odeur de mon bureau pour le confirmer. Mais soit. Là n’est pas l’important. Ce qu’il l’est sont les propos qui suivent : des reproches. Je les encaisse en serrant les mâchoires, consciente qu’il dit vrai. Je suis incapable de recevoir particulièrement ces conseils sans m’en offenser. Cependant, il n’a pas complètement raison. Je ne me suis pas vexée de conseils au restaurant, mais bien de jugements hâtifs de sa part. […] Où peut-être n’en avaient-ils pas été ? Qu’importe. Nous ne pouvions plus remonter le temps, et plaidoyer sur le sujet n’améliorera pas la situation. J’opte donc d’en faire-fi, ravalant une fierté mal-placée, pour tenter de cerner ces intentions. Il a le regard joueur, le sourire moqueur. Il m’explique l’intérêt de me mettre à nu pour accepter ces conseils. C’est au sens figuré, bien sûr ? Non. Il veut que je le fasse en ôtant mon chemisier, réellement. Je déglutis ma salive, péniblement.
_ Tu n’es pas sérieux…
Inutile que je termine cette question. Son expression est on-ne-peut-plus révélatrice sur la réponse. Il ne s’agit pas d’un jeu malsain mais bien d’un exercice, pour contraindre mon corps à accepter ces conseils. C’est excessivement gênant. Je suis terriblement mal-à-l’aise. Entendons-nous bien : je sais qu’être en soutien-gorge, c’est comme être en haut de bikini sur une plage. Or, il s’avère que j’ai eu la « brillante » idée de ne pas en mettre ce matin. Idiote. Comment aurais-je pu prévoir cela ? C’était impossible… Impossible. Et il me faut faire vite un choix : fuir à nouveau en mettant un terme à l’exercice, lui donnant ainsi raison ; ou retirer le chemisier comme il me l’a expressément formuler, dans l’espoir que son raisonnement mène vraiment à un résultat. Seigneur. Mon cerveau travaille à mille à l’heure. Il pèse les pours aussi lourds que les contres. Mon désarroi ne saurait être dissimulé à Joseph. Décide-toi. Décide-toi. Je me lance. Je me saisie avec hésitation des boutons de mon chemisier, que je fais céder un à un sans empressement. Je ne pourrais pas lui cacher ma poitrine durant l’opération, j’en ai conscience. Je ferme donc les yeux pour faire abstraction de son regard qui se posent potentiellement sur mes seins, tandis que j’ôte les manches de mes vêtements. Une fois que j’en suis libérée, je croise mes bras sur mon torse.
_ Bien. Ensuite ? Je demande aussitôt, empressée d’arriver au terme de l’expérience.
Les stéréotypes. Ce qu’ils sont méprisants. Ils enferment les gens dans des petites cases étriqués, où ils ne peuvent plus sortir. Joseph lui-même le confirme avec sa remarque quant au fait que je ne suis pas si coincée que ça. Je le suis, pourtant ! Seulement, là il s’agit uniquement d’un fâcheux concours de circonstances, doublée d’une idée stupide de ma part. Sans ça, je ne serais certainement pas à demi-nue devant lui – hors contexte sexuel, on s’entend. D’ailleurs, je ne sais véritablement pas comment je dois assimiler le fou rire qui l’accapare. Dois-je m’en offusquer, comme je serais tentée spontanément de le faire ? Peut-être. Après tout j’ignore totalement pourquoi il est victime d’une telle hilarité soudaine. Et je doute que le problème vient de ma poitrine à proprement parlée. Elle est encore très jolie pour mon âge avancé et... Bon sang. Je suis grotesque de les plaider pour me rassurer. Je suis une femme tout ce qu’il y a de plus sexy pour quarante ans. La raison de son fou-rire ce situe ailleurs, obligatoirement. D’ailleurs, je dois avouer que ses éclats de rire sont particulièrement communicatifs. Je me surprends à glousser moi-même timidement dans un premier temps, avant de l’accompagner sans plus de retenu. Et Dieu que cela me fait un bien fou. Je me sens soudainement beaucoup plus détendu que je ne l’étais auparavant. Je souris à Joseph pour le remercier également de m’avoir fait découvrir à nouveau cette sensation, longtemps oubliée. Elle m’offre le loisir de moins appréhender ses intentions que je sais bienveillantes, au delà de n’être absolument pas orthodoxes. Toutefois, il nous faut reprendre sérieusement le cours de ma « thérapie ». Joseph m’interroge sur ce que je voudrais faire, dès à présent. C’est une excellente question. En dehors de remettre mon chemisier pour retrouver ce confort qu’il m’a volontairement ôté, je n’ai aucune envie qui me vient à l’esprit. Quant à fuir – comme il le suggère de lui-même, cela ne m’a pas effleuré l’esprit. Pas parce que ma secrétaire trouverait cela étrange ou s’imaginerait que je cherche à fuir un agresseur sexuel, mais plutôt parce que j’ai le désir de parvenir à un résultat positif. Ce qui est un grand pas en avant. Oui. Pour une femme qui s’obstinait à vouloir se débrouiller toute seule, c’est une excellente nouvelle. Quant à mon bureau, source principale de ma routine, je ne saisie pas où changer les objets de place, ou encore me débarrasser d’un crayon pour un plus coloré, peut sincèrement m’aider à la briser. Mais, qu’importe. S’il le suggère, c’est que c’est en accord avec le reste. Je me promets donc d’y prêter plus attention. S’en suit alors finalement une remarque qui ne manque pas de me faire rire brièvement.
_ Absolument pas. Je lui avoue presque aussitôt, en le regardant droit dans les yeux. _ J’ai déjà été plus d’une fois entièrement nue dans mon propre bureau. Je marque une pause. _ Alors, certes, ce n’était pas celui-ci, mais j’imagine que cela n’a pas la moindre importance. Un bureau reste un bureau.
Cela ne change rien à la donne : je ne trouve pas bizarre d’être à moitié-nue sur mon lieu de travail ; je trouve bizarre d’être à moitié nue devant cet homme pour autre chose que du sexe.
_ Et, pour répondre à ta question précédente, je n’ai pas envie de fuir comme tu le supposais. Je suis très sérieuse en disant cela. _ J’ai envie de te laisser une chance de m’aider.
Je le paraphrase, effectivement. Et je ne me contente pas de cela.
_ Alors vas-y, Joseph. Je l’invite en me penchant vers son visage, comme pour rendre la confession plus secrète. _ Enseigne-moi toutes tes leçons. Je suis prête.
Prête à tout. Absolument tout. Montre moi ce que tu as dans le ventre.