Quarante-huit heures se sont écoulées. Comme convenu par le médecin, Joseph a obtenu son bon de sortie. Et comme convenu lors de ma dernière visite - hier, donc - je viens le chercher à l’hôpital pour le ramener à mon loft. En toute honnêteté, je n’ai aussi bien pas pris le temps de réfléchir à comment se déroulerai son séjour chez moi, qu’à la suite logique de l’échange sexuel que nous avons eu quarante-huit heures auparavant. Nous n’en avons pas discutés, d’ailleurs. Sans doute par crainte de remettre le feu aux poudres. Et si cela ne fut pas le cas chez mon invité, c’était bien la motivation principale chez moi. Je n’oublierai jamais la gêne envahissante qui s’est accaparée de ma personne, lorsque l’infirmière a surgit au pire instant. Peut-être qu’ultérieurement, avec un peu de recul sur la situation, je dénoterai qu’il y avait une note comique à être pris ainsi sur le fait. Mais pour l’heure, je ne suis pas décidée à envisager les choses sous cet angle. Pour deux raisons : la première, nous avons eu beaucoup de chance que l’infirmière ne nous dénonce pas à la sécurité de l’établissement ; la seconde - et loin de moi l’idée d’être devenue paranoïaque, soudainement - il me semble que cette petite anecdote - si je puis appeler la chose ainsi - à déjà fait le tour de l’établissement, ou le service. Non. J’en suis certaine, désormais. Aux sourires presque pervers des rares médecins que je perçois à mon encontre, dans le hall de l’hôpital où j’attends Joseph depuis dix minutes, j’ai la confirmation que mon mari et moi avons faut la « une » des potins du personnel. Formidable. Je me serai volontiers passé de ce genre de publicité. Que fais Joseph, d’ailleurs ? Auraient-ils décidés de le garder plus longuement ? [...] Ah non. Le voilà. Je quitte mon siège pour aller à sa rencontre, ainsi que celle du médecin.
_ Madame Kruger. Il me serre la main, courtoisement. _ Je vous rends enfin votre mari, au meilleur de sa forme. Vous allez pouvoir profiter pleinement de vos retrouvailles, et ce dès à présent.
Il sourit. Se retient de rire, peut-être. C’est effroyablement inconfortable.
_ Merci docteur. Tout est en ordre du point de vue administratif ? Pas de détour à faire à un quelconque guichet ?
Si je peux m’ôter la pénible corvée de revenir en ces lieux dans une période relativement trop courte, je prends. Je tiens à me faire oublier - si tant est d’imaginer que cela soit uniquement envisageable.
_ Tout est en ordre, soyez rassurée. _ Parfait. _ Assurez-vous que ces prochaines grèves de la faim soit plus courtes, cependant, si vous ne souhaitez pas vous retrouver veuve. _ J’y veillerai. Je lui assure, sans une once d’hésitation. _ Parfait. Il me serre à nouveau la main. _ Madame Kruger. Au plaisir.
Oui. Au déplaisir. J’ai beau lui rendre son sourire, par politesse, je n’envisage toujours pas de revenir à l’hôpital de sitôt. Il serre la main à Joseph, à la suite.
_ Au revoir monsieur Kruger. Plus de grève de la faim dans l’immédiat.
Au revoir, docteur. Un dernier échange de politesse, et l’homme en blouse blanche nous soulage de sa présence pour retourner vaquer à ces occupations. Enfin.
_ Comment vas-tu ? J’interroge Joseph, presque aussitôt, en préambule. _ J’imagine que tu dois avoir tout autant hâte que moi de partir d’ici. Je poursuis, avec amusement. _ Ma voiture est au parking. Si tu es prêts, nous pouvons y aller.
Il l’est, bien évidemment. Et je l’entraîne jusqu’à mon Audi sans plus attendre, où je le laisse ensuite prendre confortablement place sur le siège passager. Je profite qu’il s’attache pour vérifier le journal d’appel de mon téléphone. Quinze appels en absence. Quinze patients paniqués que je ne les ai pas reçu durant les deux derniers jours, alors que j’avais formulé le souhait à Tessa de les annuler. Une fois ceci fait, je démarre le véhicule, puis prend la direction de mon quartier d’habitation. Graduellement, on voit la population australienne évoluer. Nous passons d’une classe moyenne à une classe plus ou moins bourgeoise. N’oublions pas que certaines personnes le deviennent avec les jeux de chances, tel que le loto gagnant.
_ Le médecin t’as prescrit un traitement pour palier aux carences ? Je dois faire un détour à une pharmacie ?
Je questionne mon passager, prête à faire une halte à une pharmacie sur la route si besoin est.
Alors, ainsi donc, je n’aurai plus cette chance de le voir danser sur du « Queen », et ce uniquement parce qu’il a fait un malaise la dernière fois qu’il s’y est risqué ? C’est dommage. J’avais bien appréciée lors de l’unique fois, moi. Je crois même que cela aurait pu être l’un de mes petits plaisirs coupables, de le voir danser. Enfin, en dehors de toutes possibles activités sexuelles entre nous, on s’entend. Il n’était d’ailleurs pas exclu que je me laisse tenter par l’idée de l’accompagner au fil des danses. Mais bon. C’est ainsi. Mon hôte a rendu son jugement final, et je ne me vois pas le convaincre de changer d’opinion à ce propos. Ce serait ridicule, soit-dit-en-passant. Cela serait digne d’un caprice puéril de petite fille de riche, pourrie gâté. D’autant que, après une courte réflexion, je dois admettre que je ne tenais pas véritablement à ce qu’il renouvelle l’exercice. En réalité, je n’attends absolument rien de Joseph, si ce n’est qu’il se rétablisse complètement. Ensuite, nous envisagerons plus sérieusement son avenir. Car il va s’en dire que mon ami ne peut pas emménager indéfiniment chez moi. Mon mari va bien finir par s’installer à l’avenir – j’espère relativement vite, tout de même, et il est évident que le vrai monsieur Kruger n’acceptera jamais de cohabiter avec un sans domicile fixe. Que dis-je ? Un sans domicile fixe qui a fait jouir son épouse dans l’impudeur d’une chambre d’hôpital des urgences. Quand j’y pense, le fard me monte aux joues. Je remercie la chaleur environnante pour couvrir cette gêne envahissante à ce propos. Je remercie aussi Joseph de ne pas se montrer curieux quant au pourquoi je ne démarre pas immédiatement le véhicule, lorsque nous y sommes. J’apprécie de pouvoir conserver une forme d’intimité, même si ce n’est que professionnellement. Sur le trajet qui mène à chez moi, je brise le silence qui s’est naturellement instauré pour questionner Joseph au sujet d’un éventuel traitement à aller chercher. Selon lui, le médecin ne lui a rien prescrit d’autre que de profiter de la vie avec un verre d’alcool et de jolies filles. Je ricane légèrement en sentant bien, à l’intonation malicieuse de sa voix, que l’homme me ment. Qu’il soit un parfait comédien n’y aurait rien changé, d’ailleurs. Et pour cause : Joseph est affublé de l’identité de mon mari depuis les dernières quarante-huit heures. Le médecin n’a donc pas pu lui prescrire une vie de « plaisir », surtout en le sachant marier autant qu’amant actif de son épouse dévouée. Non. La vérité est que mon ex-mari de substitution refuse de se « droguer » de médicament. Une chose à laquelle je ne compte pas m’interposer, même si j’estime que cela serait le mieux pour lui. Je me contente de nous conduire chez moi, où je me stationne devant la porte de mon garage. Joseph glousse aussitôt face à l’imposante taille de mon loft, et je ne peux m’empêcher de rire à la remarque qui s’en suit.
_ Ce n’est pas une mauvaise idée, tiens : une salle de cinéma privatisée. Je lui signifie, taquine. _ J’en informerai mon décorateur.
Qui n’est autre que moi. Je m’abstiens de le préciser, cependant. Je préfère garder cette passion sous silence. Quant au reste, c’est une plaisanterie bien entendu. Je n’envisage pas réellement d’installer un écran de cinéma à mon domicile. Je ne suis absolument pas cinéphile, pour être honnête. Je préfère plutôt lire un bon livre – quand l’emploi du temps le permet – que perdre plus d’une heure dans une salle sombre ou certains voisins en profitent pour se toucher. J’ai presque envie de rire à cette pensée. Ai-je toujours eu un esprit aussi vieux ? Aussi conservateur ? C’est d’une tristesse, tout de même. Ne pas être en mesure de profiter des plaisirs simples de la vie sans les juger. Je sors du véhicule que je verrouille dès que Joseph a refermé sa portière, puis prend la direction de la porte d’entrée que j’ouvre. Laissant l’honneur à mon invité d’entrer en premier lieu, je rejoins le hall où je me déleste de mes talons ainsi que mon sac-à-main. Joseph m’interroge immédiatement sur mon emménagement récent à Brisbane, que mes cartons empilés trahissent. Effectivement, j’ai beaucoup de travail à faire, ici.
_ Tout est relatif. Je lui réponds avec amusement. _ Si tu considères qu’un mois c’est encore très récent, alors oui je viens d’arriver à Brisbane. Quant au rangement… J’observe mon intérieur rapidement. _ Je m’en occuperai sûrement quand la motivation me reviendra.
Vivre seul dans cet immense loft m’en a ôté complètement. Je préfère mille fois me réfugier à mon cabinet, plutôt que de m’atteler à la retrouver.
_ Je n’ai pas d’affaires de mon mari, ici. Je lui indique à la suite, doucement. _ Nous devrons donc aller faire quelques emplettes au centre ville. Mais en premier lieu, prend le temps de te détendre, on ira quand tu auras l’envie et l’énergie de le faire.
L’énergie, cela peut-être relativement dans un lapse de temps court ; c’est l’envie qui risque peut-être d’être plus lente à s’inviter. Du moins, si Joseph a horreur de trainer dans les boutiques. Il ne me semble pas qu’il ait grimacé le jour où je l’ai conviée à s’offrir un costume pour le restaurant de luxe. Cela me fait penser.
_ D’ailleurs, tu as faim ? Tu veux que je te prépare quelque chose à manger ?
Je ne suis pas une grande cuisinière, c’est un fait. Mais à défaut d’avoir mon roi des fourneaux à disposition, et qui n’est autre que mon époux, je peux bien lui cuisiner quelque chose de simple. Je m’apprête à rejoindre la cuisine quand on sonne à la porte.
_ Excuse-moi. Je déclare à mon invité, en me rendant à celle-ci. _ Cela doit être un démarcheur commercial. Installe-toi dans le salon, je te rejoins tout de suite.
Je n’attends personne. Quant à Jon, il n’est plus du genre à faire des surprises depuis que nous sommes mariés. Je suis donc convaincue d’abréger l’échange quand l’invitée surprise me donne tort.
_ Coucou beauté ! _ Abigaël ?
L’effet de surprise est énorme. Ma mâchoire en tomberait presque.
_ Cache ta joie. Me réplique-t-elle en riant. _ Ta secrétaire m’a dit que tu passais ton après-midi chez toi. Je me suis dis que ce serait l’occasion idéale pour papoter entre filles autour d’un bon verre de grand cru. Elle agite légèrement la bouteille de vin rouge qu’elle tenait cachée derrière son dos, le sourire amusé aux lèvres. _ Bon, tu me connais, je ne suis pas une experte, j’ai laissée le sommelier me vendre la bouteille la plus chère de son commerce, mais je suis certaine qu’il doit être une merveille ce vin rouge.
Elle me pousse légèrement pour entrer dans le loft. Merde. Réagis, Aubrey. Je me file mentalement un coup de pied aux fesses pour sortir de ma torpeur.
_ Abi…
Je tente de la retenir, sans succès.
_ Tu n’imagines pas la surprise que j’aie eu en entendant cette Tessa à l’autre bout du combiné. Elle glousse quelque peu. _ Je pensais que tu me faisais une blague, d’ailleurs. Mais non. Tu t’es bien enfin décidée à relégué un peu de ton travail a une employée. Elle marque une pause, trop courte pour que je l’interrompe. _ Et tu as bien fait, ma belle. Bon, elle est un peu antipathique, c’est vrai, mais tant qu’elle gère bien ton planning, c’est le principal.
Elle se dirige vers le salon. Je la suis le pas pressé, déterminé à la faire partir.
_ J’espère que Jon n’est pas prêt de rentrer ! J’ai des trucs à…
Elle s’interrompt, puis fait un pas en arrière. Elle a vu Joseph et cela a eu le mérite de lui clouer le clapet temporairement. Entendons-nous bien : j’ai toujours su que mon amie était une personne bavarde, mais je n’imaginais pas que c’était au point d’être prise d’une diarrhée verbale aiguë suite à de longues semaines sans s’être vue. Même quand la distance nous séparait, elle ne parlait pas autant sur Skype. Elle se tourne vers moi aussitôt, manquant de me percuter avec sa bouteille.
_ Je croyais que tu ne voulais que refaire la décoration du loft ? Me souffle-t-elle discrètement. _ Depuis quand t’as décidé d’employer un ouvrier du bâtiment ? Est-ce que Jon est au courant ?Quoi ?! _ J’espère que t’es assurée contre le vol car ce gars là a le profil type d’un cambrioleur.
Continue-t-elle à l’abri des oreilles de Joseph. C’est l’insinuation de trop. Celle qui m’encourage enfin à m’imposer.
_ Joseph n’est ni un voleur ni un ouvrier du bâtiment, Abigaël. Je lui déclare très sérieusement, sans aucune discrétion. _ C’est… _ Oh pardon ! Elle dépose sa main libre sur sa bouche, légèrement entrouverte. _ Bonjour Joseph. Lui dit-elle en m’ignorant totalement pour lui serrer la main. _ Je suis Abigaël, une amie d’enfance d’Aubrey. Désolé pour mon impolitesse, je pensais que vous étiez un… Je soupire. _ Qu’importe. Je suis enchantée de faire votre connaissance.C’est ça. Tu le snoberais avec plaisir si effectivement il avait appartenu au « petit personnel ». _ Du coup, qui êtes-vous pour Aubrey ? _ Un ami !
Je rétorque immédiatement, bien trop nerveuse à l’idée que Joseph lui fait part de ces exploits sexuels à l’hôpital. Mon instinct me dit que c’est même bien probablement lui qui s’en ait vanté au personnel. Abigaël revient vers moi.
_Non. Tu n’as pas fais ça ? M’interroge-t-elle à nouveau dans un murmure discret, inquiète. _ Tu n’as pas invitée sérieusement ton amant à venir baiser chez toi, au risque que Jon vous surprenne en plein ébat ?
Quoi ?! C’est un cauchemar. Que suis-je sensée répondre à cela ? Non ? Mais si Joseph se montre graveleux dans ses propos, elle découvrira que j’ai eu une autre aventure extra-conjugale ! Je ne peux pas courir ce risque.
_ Si ! Je lui affirme, paniquée. _ Mais… _ Alors c’est vous le fameux patient qui vous offrez un extra au cours de votre thérapie ? Demande-t-elle à Joseph, abasourdie. _ C’est marrant mais je ne vous imaginais pas comme ça. Je vous voyais plus classe, plus mystérieux sans doute, et plus… Elle me jette un rapide regard. _ Je ne sais pas. A la manière dont Aubrey vous a rapidement évoquée, j’imaginais un homme ayant plus de prestance qu’un petit plombier. N’y voyez là aucune insulte, Joseph. Vous devez certainement être un amant du tonnerre pour qu’Aubrey vous garde mais… Enfin qu’importe.
Elle éclate de rire. Je me traine jusqu’à mon canapé où je me laisse tombée, totalement abasourdie. C’est une hécatombe. J’ai presque envie que la mafia de Brisbane face une descente chez moi pour nous descendre sans aucune forme de pitié.
_ Vous prendrez bien un verre avec nous ?
C’est une question rhétorique. Maintenant qu’elle croit avoir Liam à sa disposition, elle compte bien lui poser des centaines de questions sur notre liaison. Or, ce n’est pas Liam ! Rien de ce que dira Joseph ne la confortera dans le quiproquo qu’elle a elle seule instaurée !
_ Tu veux bien aller chercher des verres, Aubrey ?
Je sors de mes pensées.
_ Oui.
Je me lève précipitamment avant de me saisir de sa bouteille. J’entraîne Joseph dans mon sillage, lui ordonnant plus que ne lui demande.
_ Viens m’aider.
Cette pute de vie nous enferme dans un nouveau jeu de rôle. Il faut que je le mette au parfum, au plus vite. Et il n’y a pas mieux que l’intimité d’une cuisine ouverte pour se faire, n’est-ce-pas ?
Joseph me propose son aide pour mes cartons. C’est étonnant. Mais nullement déplaisant, je dois dire. Bien au contraire. Rien qu’à l’idée seule que quelqu’un mette la main à la tâche en ma compagnie pour tout ranger, je retrouve déjà un début d’envie d’accorder de l’importance à cet intérieur que je délaisse complètement. J’apprécie vraiment cette proposition à sa juste valeur, et je compte bien l’accepter. Quant à mon mari, je m’interroge brièvement sur le comment il pourrait deviner qu’un autre homme aura touché à nos affaires. Que dis-je ? Mes décorations, comme il les a lui-même nommer au moment de les emballer. N’allez d’ailleurs pas croire qu’il s’est dévoué à la tâche entre deux séances acharnées de travail, car vous auriez tort. Je me suis débrouillée toute seule, mettant à profit mes journées de « chômage » temporaire.
_ J’en serais ravie, Joseph. Je te remercie de me le proposer. Je lui déclare avec douceur, un sourire reconnaissant au visage. _ Quant à mon mari, il ne prête aucune attention à ce genre de détail, crois-moi.
Non. Jon, il est comme moi : carriériste. Allez déplacer un dossier dans son bureau, il le remarquera immédiatement. Allez peindre notre chambre dans un noir charbonneux, il ne s’en apercevra que lorsque vous repeindrez les murs en un blanc éclatant. Et encore, ce n’est qu’une simple supposition. Une supposition qui reste éphémèrement à mon esprit, surtout lorsque je note un détail de taille : l’absence de vêtement masculin dans ce loft. Mon mari a tout gardé avec lui à Sydney. Il va falloir faire du shopping pour Joseph, qui ne peut décemment pas se vêtir tous les jours des mêmes pièces de tissus qu’il doit porter depuis trop longtemps. Je lui propose de faire cela dès qu’il sera reposé. La réponse est immédiate, autant que sans équivoque. Mon invité est en pleine forme, son séjour à l’hôpital lui ayant rappelé qu’il n’est pas quelqu’un de sédentaire. Il m’affirme même qu’il ne sera pas de tout repos. Cela ne me dérange pas. Un peu de vie dans cette maison ne me sera que bienfaiteur. J’accepte donc sans crainte d’avoir à le supporter, bien que le mot ne soit pas adéquat à la situation. Je n’éprouverai pas le sentiment de le supporter, quelque soit le moment. J’aime d’ailleurs déjà énormément sa présence en ces lieux. Il apporte à ce loft ce qui lui manquait : de la chaleur humaine.
_ Bien, nous irons dès que tu auras mangé, dans ce cas. Je lui affirme chaleureusement, suite à mon interrogation quant à son possible appétit éveillé. _ Très peu. Je lui avoue à la suite, quant au fait que je sache cuisiner. _ C’est plutôt mon mari qui cuisine mais je sais préparer quelques plats basiques.
Pâtes, riz, et autres aliments de cet acabit font parties des mets que je me prépare depuis plusieurs semaines. Je suis devenue une experte pour faire bouillir de l’eau, ou encore pour griller une pièce de viande sans la faire carboniser. Un progrès chez moi, je vous l’affirme. J’ai toujours dépendu de mon mari à ce sujet.
_ Que voudrais-tu manger ?
Je l’interroge, prête à rejoindre avec lui la cuisine, lorsque la sonnerie de l’entrée retentit. Apparemment, laisser ma voiture dans l’allée a attiré un démarcheur commercial. Je demande à mon invité de patienter au salon le temps que je l’envoi sur les roses. D’ailleurs, je suis intimement convaincue que cela ne prendra pas plus de deux minutes. Grossière erreur. C’est la tornade Abigaël qui s’invite chez moi, en compagnie d’une bouteille de vin rouge onéreuse. Je ne parviens pas à la retenir, ni même à l’arrêter. Elle débite un flot de parole incroyable – que je lui ignorais, je dois le préciser – avant de rejoindre le salon où elle tombe nez-à-nez avec Joseph. C’était prévisible, hélas. La tenue de Joseph porte à confusion. Elle imagine qu’il est un ouvrier venu faire des aménagements chez moi, et même l’archétype du voleur. Je rectifie cette erreur, ainsi que cette insinuation, avec conviction. Il est hors de question que je tolère qu’elle traite mon ami de la sorte, même si je sais qu’elle le méprisera indirectement. C’est étonnant que nous soyons amies, vu ainsi. Toutefois, avant de rencontrer Joseph, je n’avais qu’elle pour amie justement. Je ne pouvais pas la chasser de ma vie au risque d’être définitivement complètement seule. Aujourd’hui, je m’interroge sur le bien fondé de le faire. Elle s’excuse, mais je sais que c’est faux. Elle prétend appréciée la rencontre, mais là encore je sais que c’est faux. Elle est totalement incontrôlable, épuisante. Présentement, il faudrait être aveugle pour ne pas remarquer à quel point elle est condescendante avec mon invité. Il termine d’ailleurs cette phrase qu’elle n’a pas eu la franchise d’achever. Si seulement elle avait le pouvoir de voir au delà des apparences, elle aurait l’intelligence de comprendre qu’elle n’est pas présentement la bienvenue, et que cet homme vaut plus que ce que sa tenue définit. Quant à ce qu’il est, cela ne la regarde pas. Et c’est ce que je devrais lui hurler pour la convaincre de débarrasser le plancher définitivement mais… Je ne le peux pas. Je n’arrive jamais à exprimer avec violence mes pensées. J’ôte donc la chance à Joseph de l’envoyer promener à ma place, si là était son souhait, et je l’annonce en tant qu’ami. C’est ce que nous sommes après tout, n’est-ce pas ? C’est bien pour cette raison qu’il vient vivre chez moi, le temps de se retourner ? Je ne fais pas juste preuve de générosité envers un heureux chanceux ? Je tends la main à un homme qui a doucement pris sa place dans mon cœur sous ce titre ? J’avoue être complètement déboussolée par Abigaël qui me met dans une position toujours plus inconfortable. Si Joseph n’est pas l’amant dont je lui ai parlé - et qui n’est autre que Liam, je tiens à le souligner -, que deviendra-t-il à ses yeux aussi lucides que ne sont les miens face aux esprits tourmentés ? Un amant ? Un autre ? Il me semble que mon invité pourrait lui dire à tout instant qu’il m’a fait jouir à l’hôpital. Je devance donc la présumée catastrophe en lui donnant un nouveau rôle : l’amant patient. C’est encore pire que tout. Abigaël se focalise sur lui pour lui signifier qu’il ne correspond pas à l’idée de l’homme qu’elle s’imaginait. Un homme dont j’ignore où elle tient sa description, soit-dit-en-passant, puisque je n’ai pas le souvenir d’avoir mentionner un homme plein de prestance. Elle associe Joseph à un petit plombier qui baise bien. Comment peut-on être aussi odieuse avec un inconnu ? A-t-elle seulement conscience qu’elle pourrait se faire frapper pour les affronts qu’elle lui fait ? Je frémis d’inquiétude à cette pensée. Heureusement, Joseph ne manque pas de répartie. Il fait preuve d’un sarcasme qui ourle mes lèvres dans un sourire qui se veut amuser, bien que léger. Ce n’est qu’un juste retour des choses. Si mon amie se montrait sincèrement amicale envers lui, je suis persuadée qu’il ferait l’effort de l’être tout autant. J’ai confiance en cela, en lui. J’ai déjà dit que je prenais le risque d’être déçue, bien que je ne l’envisage absolument pas. Je me laisse tombée sur le canapé, de résignation. Je suis totalement abasourdie par la situation. Je ne sais pas comment nous en sortir sans forcer un règlement de compte. J’ai peur des répercussions, surtout. Si Abigaël va parler à Jon par besoin puéril de vengeance, j’ignore totalement ce qui se passera pour Joseph et pour moi. Après tout, qui peut prévoir véritablement le comportement d’un homme blessé en son âme ? Un psy ? Certainement pas. J’analyse les évènements, les émotions, et ce dès qu’ils interviennent en quête d’une réponse ou d’une solution. Je ne les prévois pas. Jamais. Et je ne connais pas mon mari dans son probable parti sombre non plus. A contrario, je connais bien la réaction d’Abigaël au langage de Joseph. Elle se mure dans un silence trahissant l’envergure du choc de me voir en compagnie d’un « grossier personnage », et elle détourne la conversation pour la bienséance. Partager un verre à trois est une très mauvaise idée. Elle va vouloir décortiquer cette liaison avec Liam, avec un homme qui n’est pas Liam. Il va falloir inventer toute une histoire de A à Z, et je saisie l’opportunité qu’elle demande des verres pour m’isoler avec Joseph dans la cuisine ouverte. Je maudis soudainement l’agencement américaine du loft. Je dépose la bouteille sur le plan de travail quand tout d’un coup, Joseph me demande si cette femme est bien mon amie, à moi qui annonce à qui veut bien l’entendre que je hais les préjugés.
_ C’est le cas ! Je lui confirme, essayant d’être discrète pour créer une bulle d’intimité entre nous. _ Je ne t’ai pas menti ! Je n’aurais eu aucun intérêt à lui faire croire le contraire, d’ailleurs. _ Dis-moi, haute comme trois pommes, comment aurais-je pu prédire que notre intelligence morale ne serait pas similaire ? La question peut se poser. _ Au cas où tu l’aurais déjà oublié, Joseph, je ne suis pas une femme au carnet de contact débordant d’amis. Je suis une psychologue effroyablement seule, se raccrochant au peu de gens qui lui offre un tant soit peu d’amitié. Je cherche le tire-bouchon dans mes nombreux tiroirs. _ Avant de te rencontrer, je n’avais qu’elle, et je ne l’avais jamais vu aussi si condescendante envers qui que se soit. C’est bien la preuve que l’on découvre toujours les gens que l’on croyait pourtant connaître sur le bout des doigts.
C’était le cas avec elle. Je la pensais comme moi : tolérante, généreuse, amicale, et j’en passe. Si j’avais su qu’elle n’était qu’une connasse pleine de préjugés, il y a longtemps que notre amitié se serait naturellement essoufflée. Je soupire en mettant la main sur le tire-bouchon, enfin.
_ En attendant, tu ne peux pas l’effrayer, même si cela nous en soulagerait. J’arrache l’emballage autour du bouchon après avoir déposé l’ustensile à côté de celle-ci. _ Elle irait crier au scandale, alerterait les voisins, et je refuse que tu ais des problèmes par ma faute. Il en est hors de question, même. _ Le mieux est qu’on… C’est une idée totalement foireuse, qui n’aboutira à rien, j’en ai conscience. C’est qu’on joue le jeu. Tu te fais passer pour mon ancien amant, tu la calme de tes sarcasmes quand elle dépasse les bornes, et… Je soupire en plantant la pointe du tire-bouchon dans le bouchon. _ Avec de la chance, peut-être qu’elle finira par assimiler qu’elle dérange, et qu’elle partira sans faire d’esclandre.
Je me rattache à cet espoir. On a convaincu un hôpital qu’on était mari et femme ; convaincre une personne qu’on est amants cela devrait être facile en comparaison. D’autant plus que ce n’est pas un gros mensonge. On a déjà eu des attouchements sexuels.
_ Tout ce que tu as à savoir c’est que tu vivais à Sydney, que tu m’as consulté durant six mois, qu’on couchait ensemble à l’occasion, et que les choses ont reprit naturellement lorsque tu as su que je vivais à Brisbane. C’est tout. C’est simple. Je marque une pause. _ Sors les verres du placard juste en face de tes jambes, s’il te plaît.
Son inactivité va indubitablement rendre notre échange suspect. Il est en cuisine pour m’aider, après tout, et notre tête-à-tête s’éternisant trop au goût d’Abigaël, je pense, l’encourage à nous rejoindre avec un sourire presque moqueur aux lèvres.
_ Vous êtes presque totalement mignons, tout les deux. Nous lance-t-elle en s’appuyant de l’autre côté du bar, faussement taquine. _ Si Aubrey n’était pas déjà mariée à Jon, je serai tenter de vous demander à quand le mariage entre vous, Joseph. Elle marque une pause. _ Vous connaissez Jon, Joseph ? J’imagine que non, sinon vous ne seriez pas chez lui.
Elle éclate de rire. Je ne trouve pas cela particulièrement amusant. Surtout que c’est aussi chez moi, ce dont je lui fais part avec une légère irritation dans la voix.
_ C’est aussi chez moi, je te rappelle. _ Oui. Enfin tu m’as comprise.
Elle m’offre un clin d’œil. Je serre le vin, toujours plus contrariée par son attitude qui transpire le mépris pour le tableau que nous lui offrons, totalement bidon.
_ En tout cas je trouve cela génial, Joseph, que vous soyez plus lucide que mon amie. Reprend-t-elle d’un ton se voulant charmant. _ Vous savez que vous êtes vulgairement un sextoy pour elle, qu’elle n’est pour vous que votre bonne conscience pour régler vos soucis, et j’applaudis cette présence d’esprit. D’ailleurs, dites-moi, que pensez-vous du travail d’Aubrey ? Est-elle aussi fantastique que ne le prétendent ces anciens clients, à Sydney ?
Je lance un regard à Joseph. Il est libre d’admettre qu’il n’est pas mon patient, s’il le souhaite. J’assumerai les répercussions dans leurs intégralités. J’admettrai qu’il est un ami au lien complexe, ambigu. Qu’il n’est pas l’homme qui m’a fait goûter à l’enivrement qu’est l’interdit, et qui conduit aux mensonges. Je sortirai de ce carcan de mensonges étouffants, d’ailleurs. Je payerai le tarif qu’il faudra pour vivre librement, enfin. Je dépose ma main sur la sienne pour qu’il sache que je ne lui tiendrai rigueur de rien. Elle ne changera rien à ce que j’ai convenu avec lui, et pour lui. Nous aurons juste quelques obstacles, mais rien d’insurmontables je présume.
Joseph confirme mes propos au sujet des parties sombres qu’on découvre souvent trop tard. Je présume que lui aussi a déjà été déçu par le passé. Inutile d’être psychologue pour m’en apercevoir, d’ailleurs. La déception est humaine autant que courante. Personne sur cette planète ne peut se vanter de n’avoir jamais ressentie cela auprès d’un proche. Cependant, personne ne peut également affirmer que la douleur de la déception fut de la même intensité. Si je ne souffrirai pas de me délester d’une amie aux préjugés acérés, je doute que mon nouvel ami puisse en dire autant. J’en doute particulièrement à son attitude, que la psychologue prend le temps de pointer de l’index. Joseph se courbe légèrement sur lui-même, les mains dans les poches, en signe de protection. Il veut s’éviter de revivre un drame qu’il a déjà traversé. Et au vu de la situation, je ne m’aventurerai pas à tenter de le réconforter. Je ne tiens pas à donner d’avantages d’armes à notre « assaillant » commun, qui n’est autre que Abigaël en personne, comme de risquer qu’il se braque contre moi. J’ai besoin de lui. Ne serait-ce que pour mon idée pathétique, dans un premier temps. Une idée qu’il accepte sans réfléchir, soulignant que convaincre une mule qu’il est mon amant sera du gâteau à côté d’un monde entier berné. Je veux bien le croire. Ma curiosité se trouve titillé sur comment il y est parvenu, cependant. Or, je me fais la remarque que – là encore – cela ne serait pas judicieux. Je le remercie brièvement d’un sourire en m’affairant à déboucher la bouteille, lorsque notre tête-à-tête est interrompu par l’arrivée de mon amie. Elle devait s’ennuyer seul au salon, je présume. Ah moins qu’elle ne vienne s’assurer que nous ne sommes pas à l’orée de nous envoyer en l’air devant son regard horrifié. Cela serait radical pour la faire fuir, cela-dit. Non. Inutile de nous donner d’avantage en spectacle. Je suis aussi intelligente qu’elle. Je peux trouver un point sensible sur lequel faire également pression de son côté. Il me suffit juste de ne pas montrer les crocs aux attaques dissimulés qu’elle nous lance successivement, pour analyser les propres éléments que je connais de sa vie. J’ai un avantage sur elle, d’ailleurs. Abigaïl adore me raconter le moindre de ses déboires, la moindre de ses petites émotions, il me suffit presque que de piocher la bonne carte. Laquelle serait le meilleur atout. J’y réfléchis en suivant d’une oreille attentive l’échange entre Joseph et celle-ci. Le ton monte chez Joseph. Il insinue que mon amie est malade sous ses rires moqueurs. C’était une très mauvaise attaque. Je pense, analysant l’attitude de la psychologue. Elle prépare déjà sa répartie cinglante, me faisant craindre le pire. Et non, cela ne serait pas de lui jeter le contenu de son verre au visage de mon amant, si la question se pose. C’est beaucoup trop théâtral pour elle, et les plus belles attaques sont celles de l’esprit. Je partage moi-même cette avis. Joseph me sort de mon analyse en embrassant le revers de ma main. Je l’observe en souriant, appréciant les mots ainsi que le ton qu’il me destine. C’est de la comédie, c’est vrai, mais cela n’en retire rien à son charme. Il avait l’opportunité d’envoyer simplement chier mon amie, et il a tout de même opté pour le choix de jouer le jeu.
_ Je ne compte pas les mois mon ange, je te l’ai déjà dit. Je lui réponds moi-même avec douceur, pour appuyer ses propos autant que son personnage. _ Mais je pense que tu as raison : ma réputation ne fait pas tout. Il y a aussi mes qualités d’écoute autant que de tolérance qui entrent en ligne de compte.
Tiens. Prends-toi ça dans les gencives, Abi’. Je me saisie de mon verre de vin rouge tandis que Joseph me mime une parole sur les lèvres, bien à l’abri du regard curieux de notre convive. J’en fais trop, hein ? Non. Il est parfait. De plus, je n’ai pas envie de le contraindre à jouer un rôle de ma propre composition. Surtout pour singer un homme qui est imprévisible, y compris pour moi. J’hoche donc discrètement de la tête, négativement, avant qu’il ne se retourne pour affronter à nouveau notre tornade bien trop silencieuse.
_ C’est bien ce que je disais : presque trop mignon. Déclare-t-elle à nouveau, ironique, après avoir bu une gorgée de son vin. _ Délicieux. Le sommelier ne m’a pas vendu n’importe quoi. C’est rassurant de voir que certaines personnes demeurent totalement professionnelles.
Je ne l’ai pas volée, celle-là. J’ai frappée sur sa tolérance inexistante, elle frappe sur mon professionnalisme discutable. C’est équitable. Un partout. Balle au centre.
_ Tu ne le goûtes pas, Aubrey ?
Me demande-t-elle. Je m’y attèle à la suite, sans grande conviction.
_ Pas mauvais. Mais tu sais que je ne bois quasiment jamais. Je ne suis donc pas la mieux placée pour me faire une véritable opinion de sa réelle qualité. _ Je ne vais pas interroger ton amant, tout-de même. Il semble tellement susceptible. Me rétorque-t-elle en riant. _ Il a un tempérament fougueux autant que sincère, à toi de mesurer la violence de tes propos. _ Je vois.
Elle rit légèrement, peu satisfaite que je me range du côté de Joseph. Mais qu’espérait-elle en le prenant ainsi en grippe ? Que j’ai une soudaine illumination m’encourageant à le flanquer à la porte ? Il en est hors de question. Je lui ai déjà dit de me laisser gérer mes problèmes conjugaux toute seule.
_ Abigaël est divorcée. J’annonce aussitôt à Joseph, pour mettre mon amie également en porte-à-faux. _ Depuis deux ans, maintenant, il me semble. C’est bien ça ? Elle acquiesce silencieusement, son verre aux lèvres. _ Et depuis elle s’envoi en l’air avec des hommes ayant largement l’âge d’être nos propres fils. _ N’exagérons rien. Ils ne sont pas des enfants. Réplique-t-elle, légèrement agacée. _ Non, mais c’est tout autant discutable au regard de notre société si étriquée dont tu fais partie. Je lui souligne, ironique à mon tour. _ Il n’empêche que contrairement à vous, je ne trompe personne. _ Ou peut-être toi-même.
Je m’appuie sur le comptoir, pas peu fière d’avoir ciblée un point faible chez elle : son âge.
_ Je ne comprends pas. _ Tes amants ont tous la vingtaine, en moyenne, tu essayes peut-être de te convaincre que tu es encore jeune et sexuellement attirante.
Elle éclate de rire. C’est un mécanisme de défense.
_ N’est-ce pas ce que tu cherches toi-même, en couchant avec cet homme qui ne doit pas avoir plus de trente ans lui-même ? _ Ne tente pas de t’échapper avec une pirouette. Je suis psy également. J’observe Joseph. _ C’est ainsi que mon « amie » a découvert notre liaison. Elle a voulu me psychanalyser soi-disant pour m’aider, et aujourd’hui elle nous traîne dans la boue pour une malheureuse histoire de fesse. _ Monsieur n’est pas marié, je présume ? Demande-t-elle à Joseph aussitôt, de manière rhétorique. _ Monsieur n’a certainement pas une épouse à l’autre bout du pays le croyant fidèle. Me trompe-je ? Dite-moi Joseph, du haut de vos trente ans – a vue de nez – que cherchez vous à vous prouver en couchant avec une femme en pleine crise de la quarantaine, riche de surcroît ? Racontez-moi, cela m’intéresse.
Nous ennuyons Joseph avec notre règlement de compte. Pire. Nous sommes entrain de nous donner en spectacle devant quelqu’un qui n’a certainement pas besoin de connaître les secrets peu flatteurs de nos vies faites d’apparences, et je méprise Abigaël de m’y contraindre. Surtout à cet instant précis. Où sont passés sa dévotion suprême pour la bienséance, son éducation ? Les auraient-elles abandonnés sur le pas de ma porte dès le moment où elle l’a franchit ? C’est bien la question qui me saute aux yeux présentement. Peut-être même plus particulièrement lorsqu’elle s’en prend à nouveau à Joseph. En quoi cela la concerne-t-elle ses motivations à coucher avec moi ? Est-ce que je vais moi-même mener un sondage avec ces nombreux « gamins » avec qui elle s’adonne au sexe ? Non ! Alors j’apprécierai qu’elle arrête de se prendre pour ma mère, sincèrement. D’autant plus que l’on est parfaitement ridicule, toutes les deux. J’aimerai pouvoir me rendre aussi minuscule qu’une sourie tandis que Joseph lui répond, avec cette franchise qui le caractérise. Il avance qu’il n’a jamais su mon âge (c’est juste), qu’on ne pose pas ce genre de question à une femme (encore très juste), et qu’il a trente-cinq ans, ce qui rend soudainement notre écart bien moins discutable. Trente-cinq ans ? Je l’observe avec la même surprise que mon « amie », tout d’un coup. Il est vrai qu’il ne les fait pas. Moi-même je l’imaginais plus jeune, bien que je ne me sois jamais véritablement posée la question. J’en conclu que l’on vieillit moins vite quand on prend la vie avec plus légèreté, et j’encouragerai presque Abigaël à suivre son exemple si Joseph ne reprenait pas la parole presque aussitôt. J’en profite pour boire une gorgée de mon vin, pour me calmer. Une bien mauvaise idée, d’ailleurs : le liquide regagne instantanément le verre suite à la surprise du sujet abordé par mon amant. Je l’observe décontenancé par une telle honnêteté. Il n’était pas obligé d’aborder cela ! Enfin. J’oublis de qui je parle, véritablement. Il s’agit de Joseph, l’homme que j’ai décris comme étant fougueux et franc. Il ne pouvait pas taire cette information pour appuyer ses propos. Et cela a le mérite d’être aussi choquant chez moi que chez Abigaël. Elle l’observe comme si, soudainement, il était devenu un fantôme. Je me contiens de rire, tant son absence totale d’assurance m’apparaît comme amusante. Quant à la mienne, à contrario, et étonnamment, elle grimpe en flèche. Savoir que Joseph m’a offert un orgasme pour le simple fait qu’il le désirait sincèrement, me semble très flatteur. J’apprécie qu’il me le partage, même si c’est au détour d’une rencontre déplaisante avec mon amie. Joseph repousse le verre de vin entre deux paroles, en signe d’un dégoût que je partage pour cet alcool, avant de répondre concrètement à la curiosité précédente de notre convive indésirable. La richesse n’attire pas autant les pauvres que nos stéréotypes bourgeois le laissent à penser. Mon ami confirme qu’il est devenu mon amant par simple goût pour ce qui est beau autant que bon, et que la richesse d’Abigaël ne suffit pas à ressentir un début de désir à son encontre. C’est très certainement hors contexte ce que je m’apprête à dire mais… je trouve ça particulièrement adorable, cette manière qu’il a de considérer notre échange sexuel à l’hôpital. Et je lui souris en guise de reconnaissance. Il aurait véritablement pu être vénal, à mon égard. Je suis enchantée de ne pas m’être trompée à son sujet, en lui offrant plus qu’une amitié conventionnelle. Joseph répond à se sourire échangé par le biais de ses doigts se saisissant de ma mâchoire. Je comprends instantanément au mouvement de rapprochement qu’il intime, qu’il a dans l’intention de m’embrasser sans aucune forme de pudeur. Je n’amorce aucune résistance, appréciant au contraire le contact enivrant de ses lèvres contre les miennes, de sa langue autour de la mienne. Je fais d’ailleurs entièrement abstraction du témoin de la scène, savourant cet échange buccal, qui s’avère être plus délicieux que le vin que goûtent nos bouches. Sa main sur ma nuque ravive le souvenir de frissons passés, me les faisant à nouveau ressentir. Je soupire d’aise tandis que notre baiser prend terme. Front collé contre le sien, je lui rend son sourire malicieux, amusée de cette fausse promesse qu’il soulève.
_ Effectivement…
Je lui souffle, la voix chaude, bien tenté de réellement m’occuper de lui. Cependant, et ce qu’importe la suite des évènements, je me dois de nous soulager définitivement de la présence d’Abigaël. Une tâche que je ne rejette pas à ultérieurement.
_ Comme tu peux le constater, Abi. Je reprends en tournant mes prunelles bleues en sa direction, le front toujours accolé à celui de Joseph. _ Mon amant et moi-même avions d’autres projets avant que tu n’arrives. Je reste évasive, bien qu’elle puisse déduire elle-même du genre de projet évoqué. _ Alors, à moins que tu ne tiennes toi même à y prendre part personnellement, ce qui semble ne pas être au goût de Joseph de son propre aveu précédent, je t’encourage vivement à nous laisser. Je marque une pause. _ Ah moins que tu ne désires y assister ? _ Non merci. Déclare-t-elle promptement, les traits toujours marquées par la stupeur de nous découvrir si impudiques. _ Je préfère m’en aller. _ Bien. Tu sais où se trouve l’entrée. Inutile que je t’y raccompagne. _ Effectivement. Admet-elle, désormais vexée, se saisissant de la bouteille sur le comptoir. _ J’embarque ça, néanmoins. Bonne sauterie.
Elle tourne les talons puis disparaît aussitôt, aussi vite qu’elle n’était apparue. La porte se claquant sur son passage, nous indiquant son départ. J’éclate de rire en libérant enfin le front de Joseph du mien.
_ Quelle riche idée, Joseph. Je lui déclare entre deux éclats de rire, nous soulageant de nos coupes de vin que je verse dans l’évier. _ Comment aimerais-tu que je te remercie pour ce service que tu viens de nous rendre à tout les deux ?
L’idée était brillante, astucieuse, audacieuse. À des années lumières de celles qui ont pu me traverser l’esprit précédemment, j’en conviens tout-à-fait, mais au mérite indiscutable d’avoir fonctionnée à merveille. Et c’est tout ce que je retiens, d’ailleurs : le plaisir qu’Abigaël ait débarrassé le plancher de sa déplaisante présence, par cette radicale méthode. Nous allons pouvoir espérer passer un bon moment tout les deux, à présent. Je pense en nous débarrassant du vin que nous n’avons pas appréciés. Enfin. C’était essentiellement ce que je présumais en lui demandant ce qu’il voudrait en guise de ma reconnaissance, également. Or le malaise évident qui s’installe chez lui vient immanquablement me donner tort. Que se passe-t-il ? Aurais-je dit quelque chose de blessant, inconsciemment ? Aurais-je mal interprété son regard que je croyais être empli d’une soudaine luxure à mon encontre ? Il semblerait. Toutefois, cela ne répond pas à la question qui me traverse l’esprit tandis que je l’observe, abandonnant mes verres sur l’égouttoir. Que cherche-t-il à fuir en détournant son regard de ma personne ? Que tente-t-il de me dissimuler en trouvant refuge dans mon réfrigérateur ? Aucune idée. Je l’ignore totalement. Et cela me contrarie à mon tour, je le concède. M’appuyant contre mon évier, les mains posées à son bord, je le laisse s’activer sans intervenir pour réfléchir à la suite des évènements. Il désire que nous reprenions le cours de la journée là où mon « amie » est venue l’interrompre. Cela ne me dérangerai pas cependant… Non. Non. Je ne veux plus jouer la comédie. Lui et moi nous la jouons un peu trop souvent, à mon goût. D’abord les époux sexuellement actifs à l’hôpital. Ensuite les amants impudiques chez moi. De quoi s’agira-t-il par la suite ? Des amis de façades, égoïstes, se fichant bien du mal-être de l’autre ? Je le refuse, catégoriquement. Il est primordial que je prenne le taureau par les cornes, dès à présent, et ce au risque que celui-ci ne s’échappe de l’arène. L’inconvénient de ne pas avoir réellement Liam en face de moi me saute aux yeux, soudainement. Avec mon véritable amant, je peux prédire les réactions, parer les attaques de défenses ; avec Joseph, je ne peux prétendre une telle connaissance du terrain sur lequel je m’aventure. Il est tout à fait envisageable que mon initiative n’aboutisse qu’à un cuisant échec, comme celui du soir de notre rencontre. Cette idée me terrifie, considérablement. La raison à cela est bien simple, d’ailleurs : Joseph et Liam ne sont pas pareils. Là où Liam reviendra parce qu’il a besoin de mes conseils à nouveau, Joseph lui me fuira d’avantage pour m’ôter l’unique possibilité de m’y risquer une troisième fois. Je soupire alors, profondément. C’est la première fois depuis Liam, que je me trouve dans une position aussi délicate, aussi peu envieuse. C’est la première fois également depuis Liam, que je me méprise pour ce don que je possède : celui de lire dans les autres comme dans un livre ouvert. Où peut-être l’ai-je déjà fait, qui sait. J’ai beaucoup de mal à retenir mes propres ressentiments, mes propres émotions.
_ Arrête. Je lui réponds enfin, les traits toujours contrariés, tandis qu’il me suggère que l’on cuisine une omelette ensemble, les ingrédients à la main. _ Te jeter à corps perdu dans la cuisine ne suffira pas à dissimuler ce que ton attitude me hurle depuis quelques minutes.
Je tourne mon regard vers le sien, fuyant. Il en est arrivé au stade de me craindre lui-même. De craindre ce que ces prunelles bleutées laissent entrevoir, impudiquement.
_ Tu es un livre ouvert pour moi, Joseph. Je reprends avec désarroi, sentant sa tristesse me gifler au visage. _ Tu pourras vouloir te recouvrir de centaines d’autres livres, je ne ferai pas abstraction de ce que j’ai pu lire en toi, ni même de ce que je ressens présentement.
C’est rude, déstabilisant. C’est le cœur qui se broie dans la poitrine, brutalement. C’est la gorge qui s’obstrue d’une énorme boule, violemment. Je me savais empathique, je le concède. Toutefois, je m’ignorais l’être avec autant d’intensité.
_ Je pourrai jouer la comédie, encore une fois. Je continue avec sincérité. _ Nous y sommes presque habitués tout les deux. Mais je le refuse. Je refuse de faire comme si tout allait bien, comme si tout était parfaitement normal.
Je suis catégorique. Je ne reviendrais pas sur cette décision. A partir de cet instant, je fais le choix d’entrer dans l’arène dans lequel le taureau court de manière désordonnée pour fuir lui-même ses propres blessures. J’opte de prendre le risque qu’il me bouscule pour s’échapper définitivement de l’enclos que devient mon loft.
_ Tu m’as fais un clin d’œil complice tout à l’heure. Je lui souligne sans attendre qu’il accepte ou non mon initiative. _ Il ne m’était pas réellement adressé. Je l’ai crue sur le moment parce que je voulais me convaincre que nous devenions proches au point d’être complice mais… À présent, je sais que je me suis leurrée. Je le sais davantage au souvenir que j’ai de toi quand nous avons parlé des amis qui laissent découvrir des surprises déplaisantes, avec le temps. Tu t’es légèrement recourbé sur toi-même. C’est un signe de défense face à une douleur passée. Je dois l’adopter moi-même lorsque l’on m’atteint, d’ailleurs. _ Ce clin d’œil il était pour… Elle, je présume ?
Joseph est un homme à femmes. Je l’ai découvert presque immédiatement, à notre rencontre. Il peut se lier à des hommes amicalement, je n’en doute pas, mais je n’envisage pas que cela soit au point de les regretter lorsque leur chemin se sépare.
_ Tu sais quoi ? Je l’interroge immédiatement, rhétorique. _ On ne va pas mener la conversation comme une psychologue face à un patient. On va la mener comme deux amis se confiant mutuellement. Je lui tends la main. _ Tu me parles de cette personne qui te met dans tous tes états, et moi je te parle de l’homme mystérieux dont faisait référence Abigaël (dans la limite de ce qui peut-être partagé, c’est entendu. Je n'omet pas mon serment d’Hippocrate.). Nous sommes d’accord ?
C’est une sorte de deal, je crois. Une manière d’établir véritablement mes motivations à l’aider, uniquement amicale. Un prêté pour un rendu. Du donnant donnant.
Piquant. Blessant. Telle était la réaction que je prévoyais, chez Joseph. Telle était la réaction que je redoutais, chez Joseph. Le taureau n’apprécie guère que je m’insère dans sa faille, pour essentiellement lui reprocher à la suite de souffrir également de sa blessure béante. Or, ce n’était pas un reproche. C’était une constatation, une preuve. C’était une maladresse de le souligner pour le convaincre que s’activer à autre chose était inutile, j’en conviens, mais… comment pouvais-je lui laisser entendre autrement mon inquiétude à son égard ? Comment pouvais-je lui assurer qu’il n’était pas l’unique victime d’une psychanalyse sauvage ? Je l’ignore. Ce que je sais, paradoxalement, c’est que je ne considère pas Joseph comme un patient qui pourra me mépriser de l’aider contre son gré ; je considère toujours davantage Joseph comme un ami sincère que je pourrais mépriser de refuser mon aide contre son gré. D’autant plus en cet instant précis, ce moment particulier. Il n’y a rien de honteux à souffrir pour une tierce personne, quelque soit son importance à nos yeux. Il n’y a rien de honteux également à confier sa souffrance à une tierce personne, quelque soit sa relation. Le tout est d’accepter de le faire, tout simplement. Et ça, c’est un exercice périlleux pour ceux qui n’aiment pas s’ouvrir aux autres. J’en sais quelque chose. Je me suis retrouvée moi-même seins nus face à lui, parce qu’il voulait me démontrer que c’était important de se « mettre à nue ». À lui de le faire, désormais. Main tendu en sa direction, j’attends qu’il accepte le « deal » que je lui ai fais : celui de lui raconter ma relation avec mon véritable amant, contre son histoire avec cette Elle a qui il adressait son clin d’œil auparavant. C’est un échange de bon procédé, il me semble. Nous confions mutuellement à l’autre un sujet sur lequel nous ne souhaitons pas particulièrement être loquace. Dans un mouvement las, Joseph glisse sa main dans la mienne en guise d’accord tacite. Je lui souris avec sincérité aussitôt. Je suis ravie qu’il accepte. Je suis ravie qu’il le confirme à haute voix. Je suis ravie également qu’il ne récupère pas sa main immédiatement, brutalement. C’est une preuve physique qu’il accepte la chaleur humaine bienveillante dont je souhaite l’entourer, pour l’apaiser de ma présence. Je lui suis donc reconnaissante de baisser les armes, les armures, et de m’offrir lui-même une marque de tendresse d’un baiser sur la mienne. Merci, Joseph. Merci. Il ne pouvait pas m’offrir plus belle marque d’affection que celle-ci : me laisser être présente amicalement pour lui. Le regard fuyant, les premières confidences me sont apportées. Il parle d’une fille qu’il a rencontrée cinq ans auparavant, dans un langage inédit à mon oreille. Il me précise qu’ils étaient pareils, deux gamins qui ne cherchaient qu’à crever heureux, et qu’elle était le genre de fille à soigner la grippe juste en vous touchant. C’est surprenant, puisque c’est théoriquement impossible, mais je veux bien lui laisser croire qu’elle avait ce don sur sa personne, ainsi que celles des autres. Je l’observe porter ces doigts à ses lèvres, dans un réflexe de fumeur. Je ne relève pas son geste, me concentrant sur les mots qui suivent. C’est triste qu’il s’imagine être assurément à la tête des troubles qui jonchent le chemin de sa vie, de ses relations. Personne n’est véritablement malchanceux, sur terre. Personne n’est porteur d’une malédiction insurmontable, également. Nous sommes juste face à des épreuves, des enseignements de la vie. Joseph suggère que mon « mec » doit être parfait, lui aussi ; qu’il doit être bien plus beau que Jo, bien plus spontané, et bien plus présent également. C’est tellement faux, tellement loin de la réalité, que je laisse un petit rire mi amusé mi amer s’échapper de mes lèvres.
_ Tu es bien loin de la réalité, Joseph. Je lui réponds avec légèreté. _ Mon amant est très loin de la perfection. Il a des qualités, certes, mais il a également bon nombre de défauts.
Cela ne le rend pas moins séduisant pour autant, j’en conviens. Seulement je ne peux pas non plus prétendre que cela le rend bien meilleur à mon époux, ou encore à Joseph. Non. Ils sont différents, tout simplement.
_ Et faire de moi sa priorité n’a jamais fait partie de ces projets à mon encontre. Je poursuis, toujours en proie à deux émotions contradictoires. _ Il est entré dans ma vie dans le cadre d’une thérapie, il y a plusieurs mois, et je pense que le sexe était une façon pour lui d’exprimer ces ressentiments, tels qu'ils soient. Je marque une pause. _ Il n’a jamais été question d’amour, entre nous. Il n’a été question que de sexualité.
Peu importe ce que cela combler chez l’autre, d’ailleurs. C’était sans importance pour lui. C’était du plaisir parmi quelques séances, avant de retrouver sa vie.
_ Quand tu dis qu’il fallait bien que cela ne dure pas, qu’il fallait bien que tu foutes la merde quelque part, qu’est-ce que tu entends pas là ? Qu’est-ce que tu as fais pour la « perdre » ?
Je relance le sujet. SON sujet. J’ai besoin de comprendre à quel moment leur relation si parfaite c’est brisé, et essentiellement le pourquoi. Il ne peut pas être l’unique responsable. Je le refuse.
Les mots de Joseph sont violents, brutaux. Les flics l’ont coincé, l’ont écrasé contre le bitume. Cela résonne comme la fin de l’histoire. Une histoire où le mauvais choix a été fait par lui. Une histoire dans laquelle il a préféré ses potes – pour le citer –, à celle que je découvre se prénommant Lex. La seule ayant pris soin de le visiter en prison, par amitié, d’ailleurs. Réellement ? Une amitié ? J’en doute. L’attachement que je décèle chez mon ami, et cette fille que j’imagine similaire à lui comme il me l’a décrit, me semble bien plus fort. Je décèle une forme d’amour clandestin, interdit. Un amour qu’ils ont peut-être décidé d’écraser sous de faux-semblants, pour assurer la pérennité de leur relation si « parfaites ». Je m’interroge, soudainement. Et si, contrairement a ce que m’avance Joseph, cette fille n’était pas partie à cause d’un autre homme ? S’il s’avérait qu’elle ait désertée son existence pour refouler toujours plus ses sentiments a son égard, serait-il capable de remuer ciel et terre pour la retrouver, pour lui exprimer ces émotions qu’il me laisse lire dans ses prunelles brillantes ? J’en doute. Joseph semble appartenir à la catégorie d’homme qui considère l’amour comme une bêtise, comme une faiblesse. Je suis convaincue qu’il prendrait un billet à l’autre extrémité de la planète si je lui offrais de la rejoindre à l’étranger, par exemple. J’ai envie d’explorer le sujet, la question. Or, le deal exige que l’on rebascule à mon histoire personnelle pour m’offrir le droit de poser de nouvelles questions. Je mets donc de côté mon envie de l’interroger, pour écouter attentivement ces interrogations, ces conclusions. Je mets également de côté l’association qu’il a fait entre moi et cette Lex. Il est évidemment naturellement humain de chercher de la compagnie. Et plus on est isolé du monde par nos coutumes, nos habitudes, nos convictions, plus ce besoin est impétueux. Je rie doucement au sobriquet dont Liam est affublé par Joseph : mon homme. C’est qu’il ne m’appartient pas, après tout. C’est qu’il ne m’appartiendra jamais, également. Et pur cause : Liam est aussi insaisissable qu’une luciole dont la lumière est envoûtante. On pense l’avoir dans le bocal qu’est notre existence, mais on se rend compte qu’il s’en échappe avant que le couvercle ne se soit refermé. Non. Mon homme n’est autre que mon époux absent, mon époux cocu. Et cette constatation me fait soudainement perdre mon amusement, au même titre que l’ensemble du discours de mon ami. Je ne parlerais pas des problèmes de mon patient, secret professionnel oblige – comme il l’a si bien souligné lui-même, néanmoins je ne peux pas nier qu’il a visé juste. Liam a suffisamment de problème pour chercher dans le sexe un réconfort, un exutoire.
_ Tu as raison, Joseph. Le sexe entre nous n’existait qu’à des fins psychologiques, pour Liam.
Pour moi également, peut-être. Je n’ai jamais réellement réfléchie à notre relation, de crainte que la réponse m’encourage immédiatement à y mettre un terme, ou à définitivement tout perdre. Je souris à la métaphore de Joseph, le cœur serré. C’est assez cruel à admettre mais, oui, d’une certaine façon, je suis une sorte de poubelle. Pour Liam. Pour les autres. Je suis le réceptacle des déchets qu’ils ne veulent plus dans leur vie. Quand le tri sélectif est terminé, il referme définitivement la porte de mon bureau comme on referme le couvercle de la poubelle. Plus d’odeurs nauséabondes, plus de problème salissant l’horizon, plus d’Aubrey. Alors, à la question, est-ce que cela ne me dérange pas, je ne sais quoi répondre.
_ Je n’en sais rien. Je souffle en baissant les yeux, en haussant les épaules. _ Je n’ai jamais considérée mes psychothérapies sous cette métaphore auparavant, je l’avoue. Je relève les yeux pour les ancrer dans les siens. _ Je n’ai sans doute jamais voulu constater qu’être psychologue, c’est être une « poubelle » pour les autres.
C’est déprimant, d’ailleurs. Trop. Je me raccroche au deal pour me hisser vers le haut, pour échapper au débat qui reviendra trop vite.
_ As-tu déjà envisagée la probabilité que Lex ne soit pas partie avec un autre ? Pour un autre ? Je l’interroge aussitôt, captivée de découvrir si l’amour peut exister entre eux, plus fort que l’amitié seule. _ Comme tu l’as dis toi-même : elle est la seule à être venue te voir en prison. Tu ne trouves pas cela incohérent qu’elle t’aie « quittée », je mime les guillemets, après trois années de visites régulières, sans te fournir une explication ? Je marque une pause. _ Je veux dire par là que : si vous êtes aussi semblables que tu ne le dis, elle n’aurait pas eu de problème à te dire franchement qu’elle partait avec un autre. Tu ne t’ais jamais demandé si il n’y aurait pas émotionnellement une autre raison à la fuite ?
Délicat de lui faire entendre que je parle d’amour, mais Joseph est suffisamment brillant pour le comprendre.