Je n’analyse pas le comportement de Joseph faisant suite à mes mots. Ce qui est un tort, je l’affirme. Ils sont révélateurs de nombreuses autres indications sur sa personnalité, sur ces émotions même, or, je suis obnubilée par mes propres ressentiments. Je trouve l’image de mon ami au sujet de mon métier particulièrement déprimante, d’ailleurs. Je n’arrive plus à me l’ôter de la tête. Je vois l’image de la poubelle dans laquelle on déverse ses déchets émotionnels, gravée même sous mes paupières closes. Je l’imagine immense, pour ne pas dire repoussante. Je vois devant elle une foule de patients passés sans considération, s’y délestant de ce qu’ils ne veulent plus dans leurs existences insipides. La foule est toujours plus dense, toujours plus sombre d’ailleurs. J’en arrive à m’interroger sur la capacité de celle-ci, sa profondeur. Elle apparaît ne jamais se remplir véritablement, comme si elle n’avait pas de fond. Ai-je une capacité d’acceptation hors norme ? Suis-je immunisée de l’overdose, m’encourageant à ne jamais me sentir envahir par toute cette détresse qu’on me jette au visage ? Où je la vide moi-même par le biais d’actes irréfléchis ? Je l’ignore. Et je préfère ne pas le savoir, même. Je suis prête à relancer le sujet de la fameuse Lex, quand Joseph me coupe l’herbe sous le pied en soulevant sa main face à mon nez, en guise d’un « stop » silencieux. Il prononce le prénom de mon amant, interrogateur. Il m’implore assez successivement que nous ne parlions pas du « même ». D’un homme aux cheveux foncés et courts, barbu, yeux bruns, air démoniaque. C’est une description relativement excessive sur le dernier terme, mais je dois admettre qu’elle m’est familière. Elle correspond en tout point au Liam auquel je fais référence. Elle correspond surtout au sentiment de panique que je lis dans le regard de Joseph. Liam est très fort – pour ne pas dire particulièrement douer – pour effrayer autrui. J’y suis partiellement immunisée parce que je connais mon intérêt, à ses prunelles. Je suis celle par qui la douleur s’efface ; celle par laquelle l’espoir naît, et celle qui l’aide à gagner cette rédemption qu’il m’a demandée le jour de notre rencontre. Joseph positionne sa main à l’horizontal, approximativement à une dizaine de centimètres du sommet de son crâne. Il est vrai que le Liam que je psychanalyse le surpasse en taille, mais combien d’autres Liam vivent dans cette ville ? Des centaines, peut-être ? Oui, au bas mot.
_ La description correspond… Je souffle enfin, incertaine du bien fondé de l’en informé. _ Mais cela ne garantie pas que nous parlions du même pour autant, Joseph.
Je veux croire qu’il y a une probabilité que, l’homme en question, ne soit pas celui que je connaisse. Déjà, parce que je connais sa progression. Il n’est plus le « monstre » qu’il a pu être. Il ne peut donc pas avoir terrorisé mon nouvel ami. Ah moins que… Non. Non. L’idée me serait insupportable. Je ne désire pas me retrouver à choisir entre eux, même si le choix sera fait pour moi. Je me refuse d’imaginer devoir me passer à l’avenir de la bienveillance de Joseph, au détriment de l’excitante folie de Liam, et vice-versa. Je ne veux pas. Je préfère fuir le sujet. Je préfère remettre Lex au centre de la conversation. J’annonce à haute voix l’hypothèse qu’elle ne serait peut-être pas partie pour un autre homme, mais pour des sentiments inavouables à son égard. Joseph rejette immédiatement cette idée, d’un hochement de la tête. Je retiens un sourire qui trahirait mon amusement. Ces œillères sont bien plus grandes que je l’escomptais, et il refuse de les ôter brièvement pour accepter cette probabilité qu’elle en était amoureuse. Il en ricane, même, comme une bonne blague. Il répond que justement, leur ressemblance quasi-similaire, lui permet d’affirmer les motivations de son amie. Elle a – je cite – posée un geste, et elle attend désormais de savoir si elle va le regretter. Du moins, elle ne doit plus le faire puisque son absence s’éternise, et elle n’est toujours pas revenue. Il ajoute qu’il l’aurait su s’il y avait eu une autre raison émotionnelle. Il l’a connaît comme sa poche, comme il dit. Je me contiens de rire à nouveau, amusée par son attitude presque trop assurée. Qu’on le veuille ou non, les femmes sont toujours un mystère pour les hommes. Là où monsieur ne passe pas par quatre chemins, madame sème des sous-entendus trop subtils. Si la jeune femme s’y été résout à la prison, sans en tirer des résultats, ou en cumulant toujours plus la peur de le perdre, elle a choisit la fuite comme une solution idéale pour leur amour. Enfin. Tout ceci reste de la théorie, une hypothèse. Je n’ai pas la concernée face à moi pour affirmer ou infirmer mon constat.
_ Sait-elle que tu es libre, au moins ? Je me permets de l’interroger aussitôt, comme il l’a fait auparavant sur Liam. _ Si oui, a-t-elle un moyen de te contacter ? De te trouver ? Cela pourrait expliquer pourquoi il ne l’a plus jamais revu, si elle ignore sa localisation. C’est que c’est grand Brisbane, mine de rien. _ Vous aviez un point de rencontre où elle savait que tu y serais toi-même à certains moments de la journée ?
Je poursuis, désirant lui faire prendre conscience d’une éventuelle évidence. Quoique. Après rapide analyse de mes propres question, je constate que même si elle connaissait un point de rencontre, rien n’assurerai qu’elle ne soit pas partir par amour. Je mène la barque dans une autre direction.
_ Comment tu peux assurer qu’elle te disait tout, d’elle ? Vous étiez du genre à vous faire des confidences dans le blanc des yeux ?
Quand je me remémore le deal que j’aie dû passer avec lui pour l’y contraindre en douceur en ma compagnie, je me fais la remarque que c’est impossible. Où alors cette Lex ferait une meilleure psychologue que je ne le suis moi-même.
Joseph l’a déjà oublié, me semble-t-il : je suis parfaitement en mesure de lire en lui comme dans un livre ouvert. Je suis donc parfaitement en mesure de ressentir son trouble au sujet de Liam, toujours plus grandissant. Et bien que je lui aie affirmée que nous pouvions parlés de deux hommes totalement différents, les faits paraissent me prouver le contraire. Je ne connais en Australie qu’un seul Liam capable d’inspirer l’effroi chez autrui : le mien. Enfin. Je m’exprime mal, je le conçois : il ne s’agit pas véritablement du « mien » puisqu’il ne m’appartient pas, comme nous n’appartenons à personne d’ailleurs, en l’occurrence. Néanmoins, j’aime à croire qu’au cours de nos ébats passés, j’ai pu le posséder de manière très éphémère. Ne serait-ce que pour avoir aujourd’hui le « droit » de l’affubler d’un pronom possessif, du moins. Mais pardon. Pardon. Je digresse et, je l’admets, je demeure impuissante face à mon ami, en cet instant. J’aimerais lui assurer qu’il ne risque absolument rien au sujet de mon amant, or, j’ignore bien comment l’en assurer alors que j’ignore tout de leur relation. Car ils se connaissent, cela m’apparaît évident à présent. Seulement, à quelle occasion leurs routes se sont-elles croisées ? Cette occasion a-t-elle été antérieure à notre rencontre ? À la première séance de psychanalyse de Liam ? Si oui, leurs rapports ont-ils été éphémères ? Mon patient continue-t-il de terroriser mon nouvel ami ? Un flot de questions qui me taraudent l’esprit, source d’une hésitation à les formuler à haute voix. Je suis curieuse sur le sujet, c’est un fait. Je désire découvrir si, effectivement, les doutes de Joseph concernant mon amant sont fondés. Mais au delà de cela, je désire surtout connaître ce qui lie les deux hommes, et ce qu’importe les risques à encourir d’être toujours plus mêlés aux activités passés de l’un comme de l’autre. Car c’est ainsi : je refuse d’admettre que ces deux hommes puissent continuer – volontairement – à jouer avec l’illégalité, le danger. Je le refuse parce que cela me paraitrait d’autant plus inimaginable, inexplicable. Ils ne perdraient pas leur temps avec une femme comme moi si leurs vies étaient toujours plongées dans une obscurité terrifiante, intrigante. Oui. Ils ne s’ouvriraient pas à moi, chacun à leur manière. Ils m’éviteraient, au contraire, soigneusement je présume, pour me protéger d’être moi-même happée par l’ombre grandissante autour de moi. J’en ai conscience malgré tout, vous savez. En faisant le choix de venir m’établir à Brisbane, j’ai volontairement acceptée qu’elle finisse par avoir raison de moi, tôt ou tard. Il ne reste plus qu’à déterminer de quelle manière, désormais. Joseph me supplie de rester sur mes gardes, comme un écho à mes dernières pensées. Je l’observe, toujours plus en proie à mes interrogations, mes incompréhensions. Il espère qu’il fait fausse route mais… mon instinct me confirme que c’est moi qui étais bien trop optimiste, précédemment. Mon ami n’a pas conscience du danger auquel je suis exposée, depuis des mois. Il y a des centaines d'endroits ou tu pouvais t'installer en Australie et tu as choisis celui là... malgré tout ce que j'ai pu te raconter. Les mots de Liam à nos retrouvailles me reviennent, violement, lourd de sens. Le monde ne tourne pas autour de ton nombril, Liam, sache-le. Fut ma réponse ce soir là. Forcer de constater qu’indirectement, oui, le monde tourne autour de son nombril. MON monde, tout du moins. Je change de sujet, l’esprit préoccupé par cette constatation. La conversation a été beaucoup plus loin que je l’imaginais, d’un point de vue comme de l’autre. Nous étions loin de la simple confidence sans importance, sans répercussion. Si je suis ébranlée par l’acceptation que j’expose volontairement ma vie au danger entourant Liam, Joseph l’est par le refus de reconnaître que Lex ait pu partir pour autre chose de plus profond. Je croise les bras sur ma poitrine, me retenant de ricaner. C’est toujours amusant de voir quelqu’un avec des œillères énormes. Je pourrais tenter de lui faire remarquer, cela dit, cependant cela serait une perte de temps. Joseph ne cherche pas vraiment de réponses aux questions qu’il a pu se poser au départ de cette femme ; il s’est contenté des apparences que lui fournissaient les évènements, et il n’a pas insisté. Quant à savoir si son absence n’est dû qu’à un simple manque de cordonnées pour se rejoindre mutuellement, elle m’est désormais plus qu’évidente. Ils n’étaient jamais là au bon endroit, au bon moment, et la vie les a séparé sans plus d’obstacle. C’est peut-être une preuve que mon ami a raison, finalement : cette Lex se fichait assez de lui pour tourner la page comme il l’a fait lui-même. Fin de l’histoire.
_ Il n’y avait pas de proposition, Joseph. Je réponds avec douceur à ces questions, rhétoriques. _ Je cherchais uniquement une explication à son départ de ta vie, parce que tu sembles malheureux sans elle, mais… preuve en est que je me suis fourvoyée, je ne m’interposerais pas dans ta volonté de l’oublier.
Je suis très sincère. C’est sa vie, après tout. Je ne chercherai pas plus de failles là où – soi-disant – il n’y en a pas, tel qu’il me l’a demandé. Je le laisserai tourner la page, tout simplement. Mais avant de clore définitivement la conversation, je veux savoir comment il peut être certain de connaître par cœur son ancienne meilleure amie. Et là, la question le fige brièvement, imperceptiblement. Le point le plus sensible est abordé : il ne sait pas tout d’Elle. Il ne sait donc pas si elle a pu – ou non – en tomber amoureuse. Il parle de – je cite – trucs qu’il a gardés pour elle, supposant qu’elle en ait fait de même. Je retiens un nouveau ricanement. Je retiens même une remarque qui pourrait paraître désobligeante. Je ne les juge pas, du reste. Je ne suis pas non plus très loquasse à mon sujet. Néanmoins, j’envisage les meilleurs amis bien plus confidents qu’ils ne l’ont été. Et à la question : Mais qu’est-ce que ça peut changer ? J’hausse brièvement les épaules, avant de souffler.
_ Tout.
Certes, ça ne réécrira pas l’histoire, mais cela peut modifier sa fin. Enfin. Encore faudrait-il qu’il le veuille ? Non. Le sujet est clos, à ces mots. Il n’a plus rien à me dire et, soudainement, l’appétit semble être de retour.
_ Très bien. Je n’insiste pas, Joseph. J’affirme avec douceur, sortant déjà l’huile et la poêle des placards. _ Tu les désires comment tes œufs ? Sur le plat ? En omelette ?
Je ne me rappelle plus comment il les voulait, précédemment. Je ne me rappelle même pas s’il l’avait mentionné, en réalité. Je ne me rappelle que sa volonté de fuir le sujet « Lex », comme présentement. Volonté que je compte bien respecter cette fois-ci, soit-dit-en-passant.
_ Tu désires quelque chose d’autre en accompagnement ?
Seul c’est assez léger, à mon humble avis. Ensuite, le silence s’installe, pesant. Chacun de nous semble perdus dans ses pensées, concentrés dans l’élaboration de ce repas improvisé. Personnellement, je repense à son désir d’être prudente au sujet de Liam. J’ai confiance en Liam, là n’est pas le propos, mais je n’ai pas confiance en sa vision erronée de ce « club » dans lequel il travaillait. Je n’ai pas confiance aux gens qui l’ont côtoyés, et dont je connais trop d’informations pour ne pas être un témoin gênant. Je n’affirme pas être la cible de qui que se soit, attention ; je m’interroge uniquement sur l’envergure du danger que j’ai cru lire dans le regard de mon ami. Il était terrifié. Je dois savoir pourquoi. Je dois m’assurer que Liam n’a été aussi qu’un pion envers Joseph. Je dois me convaincre que l’homme pour qui j’ai recommencé ma vie à zéro, vaut bien réellement plus que ce que les apparences portent à croire. Oui il fait peur. Oui il y a une lueur démoniaque qui luit dans son regard. Mais au fond de lui, tout au fond, je sais qu’il n’est qu’un enfant apeuré par lui-même.
_ Joseph. Je reprends doucement, presque timidement. _ Et si tu ne faisais pas fausse route à propos de Liam ? Si effectivement c’était bien le même ?… Je marque une pause, pour le regarder droit dans les yeux. _ Quel risque j’encourrai ?