Je me mordille la lèvre en écoutant Jules. Je ne crois pas que nous serons conscients une fois morts, et donc que nous pourrons réfléchir à ce que nous avons chié durant la vie. En un sens, je l’espère même car si je dois passer toute ma mort à ressasser ce que je n’ai pas fait dans ma vie, je ne sais plus ce que je préfère être : mort ou vivant. Mais dans les deux cas, ce serait la merde ! Je pense qu’une fois qu’on est morts, il n’y a plus rien tout simplement. Le néant, le vide, un grand trou noir. Notre âme vogue en silence dans une mer d’huile dont l’immensité est semblable à l’univers. Il ne se passe rien. Nous sommes en paix. C’est ce que je m’imagine du moins. La mort, c’est la fin de toutes les souffrances et parfois, c’est bien plus intéressant que la vie. Ici, on souffre trop.
Tirer le meilleur de ta situation pour rebondir. Je fronce alors les sourcils, bien embêté. Quel est le meilleur que je peux tirer de ma situation ? Je n’étais pas encore au collège quand ma mère a décidé d’abattre froidement mon père par une belle après-midi d’automne et depuis, les services sociaux ne cessent de m’orienter à droite et à gauche. Manque de stabilité, gamin turbulent, troubles du comportement, trouble de l’hyperactivité, ne respecte pas ni n’écoute les consignes… Mon dossier est rempli d’anecdotes croustillantes et de mots savants comme ceux-ci, qui ne riment à rien, qui ne me représentent pas. Ils ont même ajouté récemment : trouble de la sexualité parce que j’ai confié à la psychologue (parce qu’elle me soûlait et que je voulais l’emmerder) que j’aimais les garçons. Je ne suis pas troublé, je suis juste gay, mais bon, passons… Je demande à Jules, à tout hasard
- T’as entendu parler de l’affaire Hartwell ?
Cette histoire sordide paru dans les journaux et qui a fait le tour des médias à l’époque. L’histoire où la femme battue, excédée, plante son mari de trois balles dans le ventre et le tue, laissant deux gosses derrière elle pour se retrouver derrière les barreaux toute sa vie. Cette histoire qui a choqué l’Australie. Ces rapaces se sont jetés sur nous, avides de plus de chair, de plus de sang, de plus de misères… ça a été l’horreur d’être mis sur le devant de la scène comme ça. Mon frère et moi avons été servis, vulnérables, sur un plateau à tous ces affamés qui se fichaient de notre réel état psychologique. Les funérailles de mon père ont été le pire des moments à cause de toute la couverture médiatique sur l’affaire. Et je n’ai jamais eu l’occasion de retourner sur sa tombe…
Je me suis perdu dans les souvenirs. Je me suis perdu dans le goût salé de mes larmes dans le parfum des chrysanthèmes et dans les sanglots bloqués au fond de ma gorge. Mon regard est fixe, la voix de Jules me ramène lentement à moi. Mes poings se sont serrés malgré moi, je me suis oublié. Dans un autre temps, vers un autre moi, à une époque où tout me semblait si étrange… Je ferme les yeux. J’inspire. Doucement, puis plus profondément.
- Il s’appelle comment ton frère ?
- Lonnie, il s’appelle Lonnie. Mais je le surnomme Lo’, j’suis l’seul d’ailleurs. Les autres l’appellent Rookie parce qu’il est légèrement roux sur les bords. Il n’aime pas ça. Parfois je l’appelle comme ça pour l’emmerder.
Et il me fusille du regard… Quand je pense à lui, je me sens généralement mieux. Je crois en lui, plus qu’en n’importe qui. Il va réussir Lo’, tout ce qu’il va entreprendre. Je le sais, il a la rage en lui. Et puis, c’est mon petit-frère. Autrement dit : le gars le plus génial de l’univers.
- Il faut croire en toi parce que c’est ta vie et tu dois savoir mieux que personne de quoi tu es capable. Mais pour ce que ça vaut, moi je crois en toi.
Elle me touche, Jules. Et je souris, touché par ses mots qui s’inscrivent en moi et me filent une pêche d’enfer. Elle ne se rend pas compte à quel point ça peut me faire du bien d’être estimé par une fille comme elle. Je me sens bien, je me sens fort et comme un conquérant l’espace de quelques secondes, j’ai le monde à mes pieds.
- Dans ce cas, faut que je bosse sur mon DM de sciences absolument. J’ai loupé les deux derniers devoirs sur table, faut que je déchire tout au prochain si je ne veux pas être recalé.
Je lui fais un clin d'oeil et mordille mon crayon à papier en lui souriant, avant d'ajouter. Tout doucement, pour qu'elle seule m'entende
L’affaire Hartwell. Je suis étonnée qu’Harvey aborde un tel sujet mais j’admets que c’est un excellent moyen de me faire redescendre sur terre car elle est une véritable preuve que le monde dans lequel nous vivons n’est pas rose, qu’il peut s’y dérouler des drames et que personne n’est à l’abri d’une catastrophe, volontaire ou involontaire. Bien sûr que j’en ai entendu parler, tout le monde en a entendu parler, je me souviens encore de la réaction de ma mère horrifiée alors qu’elle apprenait que deux enfants avaient eu à subir tout ça. Je crois que j’ai lu tous les articles de journaux que je pouvais trouver sur le sujet, non pas parce que cette affaire m’intéressait plus qu’une autre mais parce que lire et me tenir informée sont deux choses que je fais en permanence. En plus, il était tellement facile de tomber dessus, tous les journaux en parlaient, parce que ça s’était passé à Brisbane, parce que nous pouvions tous plus ou moins imaginer que cette famille aurait pu être voisine de la nôtre. Je crois que l’Australie entière s’est émue devant l’horreur de ce geste commis par une personne dont la détresse devait être telle qu’elle n’a pas vu d’autre issue possible. Tout le monde a donné son avis, les médias, les gens, les psychologues divers et variés. A dire vrai, je n’ai jamais su trop quoi penser, est-ce que tuer quelqu’un peut être justifiable dans certains cas spécifiques ? Est-ce qu’on peut dire d’une personne qu’elle a eu raison ou tort d’ôter la vie à une autre ? Nous ne faisions pas partie de leur quotidien, nous n’avons aucune idée de ce que cette famille a vécu et sans en passer par-là nous-mêmes, je crois que nous ne nous rendrons jamais réellement compte des épreuves qu’ils ont tous traversés. Alors, les gens qui se permettent de commenter comme s’ils détenaient la parole de vérité et certainement pour s’attirer une publicité facile en passant à la télé me dégoûtent. « Bien sûr, tout le monde ne parlait que de ça. » Comme pour tout, les gens ont fini par se lasser, à passer à autre chose, ils se délectent désormais d’une autre histoire sordide dont l’horreur leur permet d’alléger un quotidien parfois trop banal ou trop heureux. Essayer d’apporter un regard neutre sur le monde qui nous entoure n’est vraiment pas simple, juger le comportement d’autrui est si banal que l’on oublie souvent qu’on est en train de le faire. C’est pour ça que je continue à aller à l’église et à suivre les cours de catéchisme avec assiduité, c’est là-bas que j’apprends à quel point la tolérance est essentielle pour évoluer dans notre société. « Tu sais, c’est bien pour ça que j’ai conscience que nous ne sommes pas tous égaux, tu n’es pas obligé d’essayer de me le prouver. » Parce que c’est ce qu’il essaye de faire, non ? Il me rappelle à quel point on peut avoir l’estomac noué et le cœur serré en lisant un simple article de presse. « J’aimerais aider tous ces gens, j’ai l’impression que c’est mon rôle, d’offrir de l’espoir à ceux qui n’ont pas eu autant de chance que moi. » Certes, les inégalités et les injustices ne disparaitront jamais mais si chacun y mettait un peu du sien, je suis sûre qu’on pourrait faire quelque chose de bien. J’évite d’exprimer ces idées à voix haute, en temps normal, j’ai trop souvent l’habitude de me faire envoyer sur les roses par mes camarades parce que je suis sans doute trop naïve ou trop utopiste. Peut-être que j’aime simplement vivre dans le déni, en me disant que tout va forcément s’arranger un jour et que le monde dans lequel nous vivons va devenir meilleur. Comme tout le monde, je n’ai aucune certitude, mais contrairement aux autres, je préfère envisager la solution la plus favorable, au risque d’être déçue, plutôt que de faire preuve d’un pessimisme qui m’empêchera d’être impatiente pour le futur. « Ils ont tort, un jour les roux domineront le monde. » Dis-je en plaisantant, désireuse d’alléger l’atmosphère rendue plus lourde par tous ces débats et ces confidences. « Il a de la chance de t’avoir. » J’ajoute, sincèrement persuadée par ce que je dis. Il n’est pas nécessaire d’être un bon psychologue pour se rendre compte de l’amour qu’Harvey porte à son petit-frère et je trouve leur relation touchante, j’espère qu’elle perdurera. En tout cas, il est la preuve qu’Harvey a de très bonnes raisons de ne pas laisser les bras et de ne pas se laisser envahir par ses démons, quels qu’ils soient. Il laisse constamment sous-entendre qu’il n’a pas vraiment de but ou d’ambition mais le lien qui le lie à son frère lui donne pourtant une raison évidente de faire quelque chose de bien de sa vie. « Harvey ! » Je fronce les sourcils, en bon professeur indigné par son aveu. Il a des capacités, je le sais parfaitement puisqu’il a déjà passé de longues heures à m’aider pour un devoir sur lequel je buttais, je trouve infiniment dommage qu’il gâche ses capacités de cette façon. « Je sais que c’est chiant l’école, mais c’est important. Les bons résultats donnent des opportunités, les opportunités offrent l’indépendance, et l’indépendance permet d’avoir plus de libertés. » Je déteste les matières scientifiques, si je le pouvais je resterais coincée dans mes livres en permanence, mais je ne veux pas être la fille coincée dans un boulot qu’elle n’aime pas et qu’elle n’a pas choisi parce qu’elle ne s’est pas donné les moyens de vivre ses rêves à fond. J’aimerais aussi qu’il parvienne à avoir la volonté de s’extirper de la vie sombre qu’il s’est imaginé. Je ne suis pas sûre qu’il en soit réellement capable et pourtant, j’ai vraiment foi en lui. J’accueille son remerciement avec un sourire, consciente que l’espoir que je place en lui ne révolutionnera pas son quotidien, mais il sait qu’il a une main tendue si jamais un jour, il lui prend l’envie de la saisir. Ce n’est sûrement pas suffisant, mais c’est le mieux que je puisse lui offrir.
Lorsque j’évoque l’histoire de ma famille telle que le monde l’a connu à travers les médias, je vois le regard de Juliana changer. Et je ne peux m’empêcher de penser que c’est bien triste au final, d’inspirer des sentiments pareils aux gens. La misère touche, certes, mais on ferme vite les yeux, on détourne rapidement le regard, pour passer à autre chose. Car si ces personnes en sont arrivés à ce point-là, c’est qu’elles devaient être fragiles psychologiquement. Cela ne peut arriver au commun des mortels, ni à un couple aimant. Et pourtant… La pression sociétale pousse parfois les gens à des gestes désespérés. Le sentiment d’être exclus, non-écoutés, pris pour des emmerdeurs, des faibles, tout cela pousse chaque jour vers le désespoir et les gens creusent leurs propres tombes en s’affaiblissant. Car on ne leur donne pas les moyens de se surpasser, on sacrifie leurs espoirs à coût de hausses d’impôts, on leur enlève leurs petits plaisirs à cause de l’inflation, et s’ils ont le malheur de se plaindre, on leur répondra que le monde est vaste et qu’ils ne sont rien de plus qu’un grain de riz au beau milieu de celui-ci. Leur vie n’a pas de sens, leur disparition ne changera rien au cours des choses. Et c’est vrai, en quelque sorte. C’est vrai pour la majorité, et c’est injuste pour les personnes qui vont souffrir ensuite. Pour les deux petits garçons que nous avons été, abandonnés à des âges cruciaux de nos vies. Je souris en entendant Jules confier qu’elle aimerait aider, soutenir et apporter l’espoir. Je souris car elle le fait sans le savoir et je la trouve touchante. Jules, c’est une petite femme bien décidée, avec une tête bien pleine et bien faite, pleine de qualités telles que la générosité, la tolérance et la bienveillance ; une amie sur laquelle je sais que je peux compter. Ses mots réchauffent mon cœur de glace et je me contente de lui sourire, sans risquer ainsi de me trahir. Cette ignorance entre nous me garde tout comme elle. A partir du moment où elle n’existera plus, une ligne sera franchie et aucun retour en arrière ne sera possible. Je ne veux pas être néfaste pour Jules. Je m’en voudrais trop.
Et je ne sais pas si les roux domineront le monde un jour, mais Lonnie il le fera oui. J’y crois de toutes mes forces, avec une ferveur passionnée que je ne lui montre jamais. Je m’inflige d’être le plus froid et le plus distant possible avec lui car je ne veux pas qu’il s’attache à une ombre. C’est ce que je suis, une ombre. Il y a cette colère en moi qui me ronge et me pousse à commettre des monstruosités parfois. Je ne traîne pas avec des gars bien, et je ne suis pas le dernier pour les conneries. Tête brûlée qui finira en enfer. Ça me définit parfaitement. J’irai en enfer, je le sais. Je ne veux pas entraîner Lonnie dans ma chute, il faut qu’il se tienne loin de moi, loin de mes trafics, loin de mes embrouilles, loin de mes combats. Un stylo dans la bouche que je mordille lentement, je me penche sur mes problèmes mathématiques avec sérieux, d’autant plus suite aux remontrances de Jules. Si elle savait les raisons pour lesquelles j’ai été absent aux derniers contrôles… Je me garde bien de le lui dire d’ailleurs et je sais qu’elle a raison. J’aime étudier, c’est ça le pire. J’aime vraiment me casser la tête pour résoudre des problèmes complexes, j’aime lire et comprendre tous les mécanismes. J’ai une sorte de passion pour l’école qui me surprend moi-même. Mon seul problème, c’est tout ce qui est à côté : les potes, le foyer, les fugues, le deal, les conneries, les flics et les bagarres. J’aime aussi énormément cogner. J’ai besoin de cogner pour me sentir bien. Je réponds bien trop aux provocations, et c’est ce qui me coûte mon assiduité en cours. On ne peut pas suivre correctement une scolarité lorsqu’on est quasiment tout le temps absent. Pourtant, je m’accroche. Je m’accroche à ce mince filet d’espoir, cette petite étoile qui brille faiblement et qui éclaire un chemin différent, un chemin qu’un jour peut-être j’oserais choisir. Cela voudra dire quitter Lonnie, je ne suis pas encore prêt à faire ce choix. Il a besoin de moi, au moins jusqu’à ses 18ans. J’essaie de me concentrer mais la discussion m’a réellement ébranlé, alors je rature ma page à de multiples reprises, corrigeant mes propres erreurs d’inattention.
C’est souvent ainsi avec Jules. Nous débattons comme des passionnés durant un laps de temps, pour ensuite nous plonger dans nos devoirs respectifs sans éprouver le besoin de nous parler davantage. J’aime la sentir concentrée à côté de moi, son assiduité m’oblige à redoubler de sérieux. Je ne prends pas les cours à la légère quand je suis ici, à étudier comme n’importe quel autre lycéen, face à mon amie. Et j’apprécie d’être noyé dans la masse des élèves qui vont et viennent entre les murs épais et les rangées innombrables d’ouvrages de cette bibliothèque. J’aime me sentir comme Monsieur tout le monde, l’étudiant discipliné et consciencieux, qui révise et essaie de se dépasser ou de s’adapter au système scolaire. Cette ambiance studieuse me détends, me vide l’esprit et m’apaise. J’aimerais me diriger vers une prépa scientifique après le lycée, cela me conviendrait parfaitement je pense.
Alors que je suis penché sur mes exercices, essayant de démêler une équation épineuse, j’entends la voix d’un des mecs de ma classe qui m’interpelle.
- Yo Hartwell qu’est-ce tu fous ici ? Depuis quand tu tafs les cours toi ?
Immédiatement, ma tête se relève et mon palpitant s’agite bruyamment. Je fixe, éberlué, mon camarade qui a l’air tout content de sa connerie et referme d’un geste vif mon cahier. J’aurai dû me douter qu’un connard viendrait tout foutre en l’air aujourd’hui. A chaque fois que je me sens bien, il y a toujours un crétin fini pour venir me gâcher ma journée. Je me lève brusquement, sans regarder Jules. Je n’ose pas la regarder en fait. Elle vient d’entendre mon nom de famille et elle n’est pas bête, elle va vite faire le rapprochement avec notre discussion. C’est fini, je ne suis plus à couvert.
Démasqué la tête brûlée, je cours vers les enfers.
Sans répondre à l’autre idiot, je range toutes mes affaires à la va-vite et mets mon sac sur le dos. Je me tire, ça vaut mieux. Le visage fermé, je pousse la chaise vers la table et quitte l’endroit d’un pas pressé, sans un regard pour Jules. Je ne veux pas voir sa réaction, je ne veux pas lire de pitié dans ses yeux, ou autre chose qui pourrait me mettre mal à l’aise. Je l’ai déçu, c’est certain. Mais honnêtement, Harvey, tu croyais vraiment pouvoir garder l’anonymat encore longtemps ?
J’ai beaucoup de mal à replonger dans mon devoir de géographie, cette conversation m’a bousculée plus que je ne l’aurais voulu et les réflexions qui martèlent mon crâne m’empêchent de me concentrer correctement. Je ne sais pas comment nous avons pu dévier de l’anodin drame de Shakespeare – enfin aussi anodin que puisse être du Shakespeare – pour nous perdre dans des réflexions probablement trop poussées pour des adolescents de notre âge. Parce qu’au lieu de réfléchir à tout ça, nous devrions certainement être en train de nous demander comment nous procurer les dernières chaussures à la mode ou nous serions en quête d’un moyen d’impressionner les copains en répondant aux professeurs ou en prononçant à voix haute une blague de mauvais goût. Etrangement, je n’ai jamais été comme ça et je suis bien souvent en décalage avec mes camarades, probablement parce qu’à onze ans j’ai dû tenir la maison lorsque ma mère n’en était plus capable ce qui m’a fait sauter l’étape de l’adolescence pour arriver directement à l’âge adulte. Est-ce que la maturité est forcément synonyme de souffrance ? Est-ce qu’il faut avoir vraiment morflé dans la vie pour devenir adulte ? J’ai l’impression d’avoir accompli une sorte de rite de passage bien avant l’heure. Et Harvey dans tout ça ? Ce garçon désabusé qui voit tout en noir tout en montrant, peut-être malgré lui, qu’il a encore une lueur d’espoir et qu’il est capable d’aimer, m’a tout de suite touchée. Il met des barrières entre lui et le monde, mais moi je le vois comme un petit oisillon poussé trop tôt hors du nid qui peine à trouver ses marques dans un univers bien trop grand pour lui. Je ne sais pas si je réussirais un jour à lui faire voir la vie avec mes yeux, j’aimerais qu’il se rendre compte que l’optimisme est le premier pas vers le bonheur et qu’il arrête de se morfondre dans un passé, voire même un présent, qu’il subit plus qu’il ne vit. Malgré tout, il s’accroche, Harvey, il est peut-être au bord du précipice, mais il y reste ancré de toutes ses forces, comme s’il attendait que quelqu’un vienne empêcher une chute fatale. J’aimerais être cette personne, mais je ne suis pas sûre d’en avoir les compétences, alors le mieux que je puisse faire pour le moment, c’est l’encourager à rester accroché quoi qu’il lui en coûte, parce qu’un jour ou l’autre, il s’éloignera de ce précipice, j’en ai la certitude. En attendant que ce jour arrive, je continuerais à m’asseoir à cette même table tous les mercredis, attendant qu’il vienne me rejoindre, et ce jusqu’à ce qu’il décide que ma présence dans sa vie n’est plus nécessaire. Je relève les yeux et contemple son visage concentré sur la phrase qu’il vient de raturer d’un geste rageur. Il ne s’en rend sans doute pas compte, mais il m’aide lui aussi, parce qu’il me pousse à me questionner, il me sort de ma zone de confort et me donne d’autres angles de vue que celui de l’éternelle optimiste. Je ne suis sans doute pas prête à contempler et accepter la misère humaine, je préfère considérer que chacun a un avenir prometteur et les moyens d’y accéder. Malgré tout, j’ai besoin de recevoir de temps à autres ces piqûres de rappel pour reposer les pieds sur terre. Une phrase lancée à voix haute dans ce lieu où le calme et le silence sont pourtant de rigueur, vient me sortir brusquement de ma réflexion et je fixe éberluée l’adolescent qui vient de parler. Il regarde dans la direction Harvey, sourire narquois sur le visage, trop content d’entendre les shhh réprobateurs qui s’élèvent de toutes parts. Je déteste ce genre de personne et ma main se crispe involontairement sur le stylo qui reste figé dans mes mains. A côté de moi, Harvey s’est levé sans un mot, rassemblant toutes ses affaires qu’il fourre sans ménagement dans son sac. Hartwell. Voilà ce que le garçon a dit et ce nom résonne dans ma tête sans que je trouve de réaction appropriée à avoir. Je réalise alors que l’affaire mentionnée par le jeune homme n’a pas été choisie au hasard. Lonnie et Harvey, les orphelins de l’affaire Hartwell, voilà à qui j’étais en train de m’adresser. Je n’avais pas le souvenir des prénoms des deux garçons, je ne suis même pas sûre qu’ils aient été mentionnés dans les journaux, sans doute souhaitaient-ils tenter de préserver le peu de vie privée qu’on leur accordait encore. J’ai à peine le temps d’assembler les pièces du puzzle qu’il met les voiles, sans m’accorder un seul regard et alors qu’il se dirige vers la sortie, j’ai la certitude que je ne peux pas le laisser s’enfuir parce que si je le laisse franchir cette porte sans avoir eu la moindre réaction, j’ai bien peur qu’il ne revienne jamais. « Harvey ! » Je l’interpelle alors qu’il s’apprête à franchir la porte. « A mercredi. » Je ne lui courrai pas après, il n’a pas envie de m’affronter, pas maintenant, il a trop peur de la pitié qu’il pourrait lire dans mes yeux. Il ne se retourne pas vers moi, mais je sais qu’il m’a entendu et les shhh réprobateurs reprennent de plus belle alors que je replonge mon regard vers ce devoir que je n’arriverais probablement jamais à terminer ce soir. Je ne te laisserais pas tomber, Harvey Hartwell, tu te trompes lourdement si tu penses pouvoir te débarrasser de moi aussi facilement.