Je hausse les épaules à mon tour, ne voyant pas pourquoi tout expliquer était un problème mais ne souhaitant tout de même pas me lancer dans un tel débat. J’ai toujours fait preuve de transparence, avec tout le monde et encore davantage dans ma vie de couple. Si je ne juge pas forcément utile d’extérioriser toutes mes émotions parce que certaines ne regardent que moi et n’ont pas d’impact sur la vie des gens qui m’entourent, je me vois mal dissimuler une information essentielle. En revanche, j’ai bien conscience que j’ai souvent le problème de tomber dans l’excès inverse en révélant des choses que je ne suis théoriquement pas censée évoquer. C’est un peu embêtant car ça fait de moi une fille incapable de garder un secret alors que je pense plutôt être digne de confiance, la plupart du temps. Malgré tout, même si j’ai parfaitement conscience d’avoir à travailler là-dessus, j’estime que beaucoup de gens ont tendance à user et abuser du mensonge et de la dissimulation, quitte à se mettre dans des positions inconfortables dont ils ont de mal à se sortir par la suite. J’espère sincèrement que ce n’est pas le cas d’Alfie, et encore plus pas vis-à-vis de moi, je lui ai confié toute ma vie, il pourrait presque en retracer chaque minute de cette dernière s’il le voulait, savoir que cette confiance n’est pas réciproque me ferait mal au cœur. Cependant, j’ai conscience qu’avec son attitude bizarre de ces derniers jours et l’arrivée de Joseph dont je n’avais jamais entendu parler auparavant, mes espoirs commencent à s’amenuiser beaucoup trop rapidement, mais tant qu’ils existeront, je m’y raccrocherais, préférant largement conserver une pensée positive en toutes circonstances. J’aurais aimé que Joseph me confirme ou m’infirme les doutes que j’ai pu émettre, mais j’ai cru comprendre qu’il avait l’intention de faire preuve d’une loyauté sans faille et j’aurais aimé qu’il ne possède pas cette qualité qui ne me rend pas service.
Ne pas arriver à mes fins est un peu frustrant, mais voir la conversation dévier sur un sujet intime que j’aurais préféré ne pas avoir à évoquer l’est deux fois plus. Ma réaction fait mourir de rire Joseph qui ne parvient à se calmer qu’après mon départ dans la cuisine destiné à m’empêcher de mourir dans les prochaines minutes, faute de réussir à respirer entre deux quintes de toux. « Je crois que j’aurais sursauté même si j’avais été dans le coma. » Je précise avec un léger sourire facile à retrouver une fois le choc passé. J’ai pris bien soin de m’assoir à côté des taches de rhum effectuées précédemment et j’essaie d’ignorer l’appel silencieux du canapé qui me supplie d’aller chercher un quelconque détachant pour lui redonner une apparence impeccable. Je ne tiens pas à imposer mes névroses à Joseph durant l’unique soirée que nous partageons en tête-à-tête depuis qu’il a emménagé. J’ignore s’il est réellement sérieux en prétendant vouloir connaitre les améliorations de son pote dans ce domaine durant les quelques années qui se sont écoulées, mais je ne compte évidemment pas lui poser la question, je crois qu’Alfie m’a déjà dit tout ce qu’il y avait à savoir sur le sujet et je me sentirais bien trop intrusive en essayant de m’informer auprès d’une tierce personne. C’est assez ironique sachant que je suis là pour déterrer un passé enfoui, mais c’est une limite que je ne suis pas prête à franchir. Quoi que j’aurais sûrement dû renchérir pour éviter de laisser le temps à Joseph de revenir à la charge, toujours désireux d’en savoir plus sur notre intimité que je ne compte absolument pas aborder avec lui. La réponse à apporter est pourtant très simple à donner, je n’ai pas besoin de réfléchir pour la trouver tant elle est évidente. J’estime simplement que ça ne le regarde pas. « Tu devrais peut-être lui poser la question, si ce sont ses progrès que tu veux juger, à mon avis il est le seul capable de te répondre. » Lâche l’affaire, merci.
Il a réussi à me mettre mal-à-l’aise une fois et je m’efforce de ne pas me laisser atteindre de la même façon lorsque le sujet de nos relations intimes sont une fois de plus sous le feu des projecteurs. Il semble adorer l’idée de sortir des sentiers battus pour provoquer un malaise ou une gêne chez son interlocuteur. Mais cette fois, je suis prête et je ne me laisse pas démonter, entrant même dans son jeu avec une facilité qui me surprend. Cette fois, c’est à lui d’être gêné et son malaise m’arrache un sourire satisfait. Tu t’es fait prendre à ton propre jeu, Joseph. Je ne sais pas pourquoi cet instant me semble très bien choisi pour me montrer de nouveau intrusive, préférant largement parler de sa vie à lui plutôt que de la mienne et cherchant surtout à savoir ce qui l’a conduit ici. Un dealer. Joseph était donc un dealer et il avait des clients mineurs. Je devrais être dégoûtée, je pense, mais je ne le suis pas vraiment, je crois que je préfère savoir qu’il a été ce genre d’individu plutôt que de m’imaginer que nous hébergeons actuellement un ancien criminel. Je ne sais pas pourquoi il se sent obligé de se justifier et de m’attaquer gratuitement pour la naïveté évidente dont je fais preuve quand il s’agit de ce monde que je ne maitrise pas. « Et est-ce que j’ai vraiment quelque chose à craindre ? » Je demande, rebondissant sur ses paroles pour tâcher de savoir à quel point il a renoncé à cette ancienne vie. Il n’a pas tort, je n’ai nullement l’intention d’accepter joyeusement un individu qui se drogue, dans mon appartement. Il me nargue en plus, comparant l’énième verre que je viens d’avaler aux substances qu’il revendait aux infants incapables de faire preuve de la lucidité nécessaire pour échapper à tout ça avant qu’il ne soit trop tard. « Si un joint n’avait que des vertus thérapeutique, j’imagine qu’il ne serait pas autant remis en cause. » La vérité, c’est que je n’ai jamais touché à ces trucs-là, j’ignore donc tout des sensations que ça procure et je crois que je préfère continuer à les ignorer. « Alfie était au courant ? » J’imagine que s’ils étaient proches, son petit trafic ne devait pas passer inaperçu. Est-ce qu’il a essayé de lui faire la leçon ? Je sais qu’il a eu une adolescence compliquée, peut-être que remettre ses amis sur le droit chemin ne faisait pas partie de ses priorités, à l’époque. J’ai quand même beaucoup de mal à l’imaginer fréquenter quelqu’un tel que Joseph, ça me parait surréaliste.
De mon intimité, nous passons à celle de Joseph, abordant le sujet de la drogue que je ne maitrise pas du tout parce que je ne m’y suis jamais vraiment intéressée et que je n’ai jamais été confrontée à elle. Bien sûr, j’en ai entendu parler, ne serait-ce que durant les campagnes de sensibilisation dispensées durant ma scolarité, mais je sais que j’ai eu de la chance d’échapper à cet univers de perdition dans lequel plongent de nombreux jeunes qui recherchent la reconnaissance et l’oubli d’un quotidien morose par tous les moyens. Est-ce que Joseph faisait parti de ces jeunes aux problèmes trop grands pour être surmontés sans un peu d’aide ? Est-ce que c’est ce qu’il prétend en parlant des joints supposés n’apporter rien d’autre qu’une détente ? Je ne suis pas d’accord avec sa façon de voir les choses, mais je sais que c’est parce que j’ai eu une vie facile, sans problème, sans complication. Si la mort de mon père a été douloureuse, elle ne m’a pas accablée, au contraire, elle m’a poussée à être plus forte, plus adulte, plus mature, du haut de mes onze ans, j’ai eu des responsabilités bien plus importantes que n’importe quelle enfant de mon âge. J’ai fait un bon en avant de quelques années, évitant les périodes de doutes, de frustrations, de déception pour passer directement à l’âge où les responsabilités obligent à garder la tête sur les épaules et une ligne de conduite irréprochable. C’est sûrement pour ça qu’il m’estime trop droite, trop chiante, trop sage aussi, contrairement à d’autres gens, je n’ai pas d’anecdote croustillante à raconter lorsqu’on évoque les bêtises de jeune de seize ans trop stupides pour avoir conscience du danger. Peut-être que je suis passée à côté de quelque chose, peut-être pas, mais une chose est sûre, je n’ai aucun regret. J’ai pris soin de ma famille quand ma propre mère n’en était plus capable et ça m’a préservé des dérives dans lesquelles sont tombés bon nombre de mes camarades. Il peut prétendre autant qu’il veut que la drogue n’est pas si nocive que ça, en s’appuyant sur le fait qu’elle n’est pas illégale dans tous les pays ou que ses effets sont moins lourds que ceux de l’alcool, mais il n’arrivera jamais à me convaincre. La drogue fait des ravages parmi les gens, en les rendant faibles, dépendants, incapables de penser par eux-mêmes sans être défoncés. Au départ, c’est peut-être un plaisir, mais par la suite, ce n’est rien de plus qu’une addiction qui finit par prendre tellement de place que tous les individus qui la subissent perdent progressivement leurs capacités intellectuelles. Et dire qu’il a attiré des mineurs dans toute cette merde, je n’arrive pas à croire comment il peut prétendre que ce n’est pas si mal que ça. Si j’ai été rassurée d’apprendre qu’il n’a tué quelqu’un, je commence à me demander si tuer quelqu’un d’un simple coup de feu ou alors fournir une substance qui aura un certain pourcentage de chances d’être fatal pour la personne qui se laisse avoir n’est pas un peu similaire, finalement. Je crois que l’alcool me monte à la tête, je ne devrais pas penser une telle chose de l’ami d’Alfie. Il lui fait confiance, c’est quelqu’un de bien.
J’essaye vraiment de croire en lui, de lui accorder le bénéfice du doute, de voir en lui le garçon génial qu’Alfie doit sûrement connaitre parce qu’il ne l’aurait jamais accueilli sous notre toit si ce n’était pas le cas. Malgré tout, je n’y parviens pas et le fait qu’il me dise que je n’ai rien à craindre seulement si je n’y touche pas n’arrange rien. « Tu prétends que ce n’est pas une substance aussi nocive qu’on le dit mais tu me conseilles de ne pas y toucher ? » Je lui fais remarquer, sourcils froncés, mon verre pas tout à fait vide désormais posé sur la table basse sans que je prenne la peine d’y toucher. La conversation prend une tournure trop sérieuse, pour la première fois depuis que j’ai posé mes fesses sur ce canapé en prétendant vouloir apprendre à le connaitre. « C’est un peu contradictoire. » Je me demande qui est vraiment Joseph, finalement. Nous discutons depuis plus d’une heure désormais et j’ai l’impression de le connaitre toujours aussi mal, de ne pas savoir qui j’ai réellement en face de moi et de ne pas être capable de l’analyser ou de le comprendre. C’est déstabilisant et ça ne me rassure pas du tout quant à ce qu’il pourrait dire ou faire. Je me demande également quel est réellement le lien qu’il entretient avec Alfie, d’où sort cette amitié qui semble si forte alors qu’ils sont si différents. Trop de détails me dérangent dans cette histoire. Ils ont l’air très proches et pourtant mon petit-ami n’a vraisemblablement pas jugé bon d’aller lui rendre visite alors qu’il était incarcéré. Au lieu de l’informer de sa sortie de prison, Joseph a d’abord vadrouillé pendant quelques mois avant de poser ses valises chez nous. Il ignorait mon existence ce qui signifie sans doute qu’ils ne se sont pas non plus écrit et n’ont eu d’ailleurs aucun échange durant toute cette période. J’ai l’impression d’avoir devant moins des dizaines de pièces de puzzle que j’essaie d’assembler désespérément alors qu’elles proviennent en fait de puzzles différents et ne sont pas du tout faites pour s’emboiter. Evidemment, je ne m’arrête pas là, je pose encore des questions, je le pousse un peu plus, et je le vois se fermer doucement, prendre une attitude plus sérieuse, perdre son sourire et laisser tomber toute trace d’humour. Lorsqu’il nie avoir informé Alfie de son activité, j’ignore si je dois vraiment le croire, il a l’air sincère mais son changement de comportement m’indique que j’ai enfin mis le doigt sur une vérité que je ne suis pas censée connaitre. Il me rejette, sans le moindre scrupule, repoussant ma tentative avec une délicatesse inexistante. « Je ne te laisse pas respirer, vraiment ? » Je rétorque, sans avoir bougé d’un millimètre, contrairement à ce qu’il m’a demandé. « Ca fait des jours que tu es là, tu me fuis, tu ne me regardes pas, tu ne me parles pas, tu te comportes comme si j’étais transparente et je ne t’ai jamais fait la moindre remarque à ce sujet, mais parce que c’est moi qui aborde un de tes tabous, je deviens tout de suite trop envahissante, c’est ça ? » Arrête Jules, ne fais pas ça, Alfie va t’en vouloir. Trop tard pour faire marche arrière, à présent, ce qui est dit ne peut pas être retiré. « Tu sais, poser des questions et répondre à celles que l’on te pose, ça ne s’appelle pas un interrogatoire, ça s’appelle avoir une conversation. » Je continue, désireuse de lui faire comprendre qu’envoyer chier les gens n’est pas forcément la meilleure attitude à adopter lorsqu’on n’apprécie pas le sujet qui vient d’être abordé.
La conversation dérape et je ne sais pas si c’est l’alcool qui m’empêche de me rendre compte du danger ou si je n’ai tout simplement pas envie de le voir, préférant pousser Joseph vers les limites qu’il n’a pas manqué d’ériger dès le début de notre conversation. Je me sens horrible de faire ça, de le pousser à se confier sur son passé, la vie qu’il a vécu avant d’atterrir sur le canapé de notre salon. Je me doute que se remémorer les actes qui l’ont conduit en prison ne doit pas être facile à vivre et je suis la seule responsable de ce qu’il est en train de s’infliger. Je n’ai pas l’habitude de me comporter comme ça d’habitude. Je suis la fille tolérante, celle qui essaierait de prouver l’innocence d’un homme que tout accuse, celle qui essaierait de trouver au moins une qualité parmi la masse de défaut d’un individu, celle qui essaierait de voir le positif dans une situation qui n’a pourtant rien d’enthousiasmant. Avec Joseph, je suis différente, je le juge, je n’arrive pas à l’apprécier et le fait qu’il soit constamment sur la défensive avec moi ne m’aide nullement à l’apprécier. Il me met en garde une fois de plus, et cette fois, enfin, je l’écoute, parce qu’il ne me laisse pas vraiment le choix. J’ignore si ses paroles me font l’effet d’une menace ou plutôt d’une supplication mais son attitude a complètement changé en un court laps de temps. Il a l’air soudainement fragile et dépassé par les événements, je crois même que je pourrais le trouver attendrissant malgré les sentiments négatifs qui m’animent à son égard. Sauf que ce n’est pas vraiment le cas, parce que ma curiosité est loin d’être assouvie et que, pour la première fois depuis que je lui ai proposé cette soirée improvisée, j’ai l’impression de m’approcher du but, de toucher enfin le sujet sensible que j’attends depuis le début, celui dont tout le monde a voulu me préserver tout en le laissant planer au-dessus de ma tête. J’ai vécu dans l’ignorance pendant assez longtemps, maintenant, j’ai tenté de me persuader que je me faisais des idées, j’ai même réussi d’ailleurs lorsqu’Alfie m’a organisée cette fabuleuse soirée d’anniversaire, ça paraissait tellement beau, tellement utopique, il ne m’en a pas fallu plus pour justifier son attitude étrange des quelques jours qui avaient précédé. Lorsqu’il s’est remis à se comporter bizarrement après la soirée, j’ai laissé couler, je lui ai trouvé toutes les excuses du monde, je n’avais aucun mal à croire qu’il pouvait avoir trop de travail et besoin de décompresser loin de la maison. Mais maintenant, alors que sa manière d’agir commence vraiment à me peser, je crois que je commence à réaliser que le problème que je refusais de voir est peut-être plus important encore que ce que je pouvais imaginer. Malgré tout, j’ai également conscience que je ne peux pas me fier à mon instinct car celui-ci peut parfaitement me tromper, Alfie ne s’est jamais comporté comme ça avec moi par le passé, raison pour laquelle son attitude est si difficile à analyser.
En voulant à tout prix éclaircir les choses, je finis inévitablement par provoquer la colère de Joseph et cette dernière m’atteint de plein fouet parce que je ne la trouve pas spécialement justifiée. Il prétend que je ne cherche pas à voir plus que la surface et je ne peux pas lui donner raison sur ce point. La surface, je ne la connais même pas en réalité, parce qu’il ne lâche rien, il veut se préserver. De quoi ? Je l’ignore, mais il a dressé autour de lui des barrières infranchissables qui le rendent totalement inaccessible au commun des mortels. « Et si tu avais envie que je regarde autre chose que la surface, tu accepterais que j’ai une conversation avec toi. » Je rétorque, les nerfs à vif à mon tour, mon ton est un peu trop sec et mon sourire s’est effacé pour de bon, cette fois. « Tu te plains d’une situation que tu as toi-même provoqué, tu ne peux pas demander aux autres de s’intéresser à toi alors que tu fais tout pour que ça ne soit pas le cas. » Je ne peux pas prétendre connaitre Joseph, en effet, il n’a pas tort sur ce point-là, mais si c’est le cas, c’est parce qu’il s’est assuré que ça n’arrive pas. Nous cohabitons depuis des jours, nous aurions pu apprendre à nous connaitre et pourtant, aujourd’hui, nous sommes encore deux parfaits étrangers partageant pourtant le même toit. Je me croyais prête à défendre mes opinions, à contredire tous les propos qu’il pourrait employer pour défendre cette attitude que je ne cautionne pas, mais les révélations qu’il me fait me coupent dans mon élan, me laissant interloquée et plus perdue que je ne l’ai jamais été. « Il a vraiment dit ça ? » Je suis sous le choc, j’en oublie même de rester en colère tant je me sens désarmée face à une telle révélation. Même dans mes cauchemars, je n’envisage pas du tout qu’Alfie ait pu dire à Joseph de faire attention à moi, c’est impossible, pas lui, il n’a pas pu faire ça. « Il t’a mis en garde contre moi ? » J’ajoute, comme ultime demande de confirmation d’une réalité à laquelle je ne peux pas croire mais dont la véracité me parait pourtant évidente. Joseph s’est laissé emporter par sa colère, il a voulu me remettre à ma place et ses mots ont sans doute dépassé ses pensées, m’en disant bien plus que tout ce qu’il aurait bien voulu me révéler. « C’est pour ça que tu me fuis. » Je reprends de nouveau, sous forme d’affirmation et non de question, cette fois, parce que finalement, le comportement de Joseph commence à faire sens, finalement. Les pièces de ce puzzle impossible s’emboitent déjà un peu mieux mais je ne suis pas sûre d’avoir envie de le terminer finalement. J’entends presque la voix d’Alfie prévenant Joseph des risques qu’il prend en me parlant et ça me rend malade.
Je ne sais pas vraiment ce que je suis en train de faire, je crois que j’essaie réellement de comprendre Joseph et sa manière de fonctionner mais lorsque je m’entends parler, j’ai plus l’impression d’être ce genre de personne qui juge sans connaitre. Je n’ai pas envie de tomber dans ce travers, j’ai toujours essayé de faire preuve de tolérance et en l’occurrence, il s’agit d’un ami d’enfance d’Alfie pour qui ce dernier éprouve beaucoup de respect et d’affection, ça devrait me suffire pour avoir une bonne opinion du jeune homme. Malgré tout, sa carapace que je n’arrive ni à franchir ni à contourner tout comme ses reproches sur mon incapacité à voir plus loin que ce qu’il veut bien montrer commencent à m’irriter plus que je ne le voudrais, c’est sans doute pour ça que je me défends d’une manière que j’aurais peut-être dû éviter d’employer, pointant du doigt ses erreurs alors que je ne me serais jamais permis une chose pareille en temps normal. J’aimerais mettre tout ça sur le dos de l’alcool, me dire que c’est parce que j’ai bu que je perds le contrôle et me permets de balancer ce que je pense être des vérités sans m’assurer que la personne en face est apte à les recevoir. Je ne remarque qu’après avoir terminé ma tirade la main crispé de Joseph sur son avant-bras et même si je détourne le regard, je comprends sans peine qu’il essaye tant bien que mal de contenir la colère qu’il éprouve à mon égard et sa réponse bien que difficile à encaissée semble presque justifiée parce que je n’avais pas le droit de lui dire tout ça, je ne peux pas me permettre de faire la leçon à une personne qui ne fait pas partie de mes proches sous prétexte qu’il est dans mon appartement. J’ai été vraiment nulle sur ce coup-là d’autant plus que je sais pertinemment que ce sont pour les mauvaises raison que j’ai décidé de venir lui proposer de boire un coup ce soir. « Je suis désolée. » Désolée de m’être comportée comme une moralisatrice ? Désolée de passer pour une connasse intolérante ? Désolée de faire comme si j’avais toujours raison ? Je l’ignore mais pourtant mes excuses sont sincères, je n’ai jamais voulu le pousser dans ses retranchements et je suis évidemment navrée qu’il puisse avoir une telle perception de moi alors que je n’agis pas du tout de cette façon en temps normal. Ça m’apprendra à vouloir tirer les vers du nez d’un garçon que je ne connais à peine au lieu de tout simplement aller poser les questions qui me trottent dans la tête à mon petit-ami qui est certainement le plus apte à répondre à mes interrogations. Le pire, c’est que non seulement j’ai été horrible avec Joseph, mais en plus je n’ai rien appris du tout, j’aurais donc vraiment perdu mon temps ce soir et en plus j’ai vraiment honte de l’avoir provoqué de cette façon alors qu’il ne l’avait pas mérité.
En tout cas, je pensais n’avoir rien appris jusqu’à ce que Joseph laisse échapper une information qui me semble capitale sous le coup de la colère, m’avertissant de la précédente mise en garde d’Alfie contre ma curiosité. Je suis blessée, évidemment, énormément blessée parce que je pensais qu’il me faisait assez confiance pour ne pas avoir à prévenir ses amis que mes questions risquaient de les indisposer mais surtout parce qu’il n’aurait sûrement pas eu besoin de dire une telle chose à Joseph s’il n’avait rien à cacher. Malgré tout, j’ai bien conscience que je suis en train de prouver à Alfie qu’il avait raison, au final, en faisant exactement ce contre quoi il a mis son ami en garde. Je suis là, à l’interroger telle une inspectrice de police en face d’un criminel, essayant de lui soutirer des informations qui ne lui appartiennent pas vraiment. Il va sûrement être déçu de moi autant que je suis déçue de lui ce soir et le bégayement de Joseph qui tente de contredire ses propos précédents ne suffit pas à me rassurer, loin de là, il sent tout simplement qu’il a merdé. Je me contente de hausser les épaules, lui faisant savoir par ce simple geste que je suis loin de croire ce qu’il me dit mais il ne compte vraisemblablement pas en rester là puisque lorsqu’il reprend, c’est avec un nettement plus grand sérieux, et je pose le verre, que j’avais récupéré pour avaler une nouvelle gorgée, pour l’écouter attentivement, consciente de l’importance des propos qui vont suivre. Si ses premières paroles provoquent chez moi l’étonnement, c’est un air choqué qui s’affiche sur mon visage alors qu’il m’avoue l’avoir déjà violé contre son gré. Je recule sur le canapé alors qu’il continue son explication, et reste sans voix pendant quelques secondes alors qu’il achève véritablement son histoire, dans un murmure qui me glace le sang. Les images qui se bousculent dans ma tête sont affreuses et je fais tout pour les chasser de mon esprit. « Non… » Je souffle à mon tour, sous le choc, incapable d’avoir la moindre réaction. « C’est pas possible. » Je crois que je suis en train de me liquéfier de l’intérieur. Si Alfie avait vécu un truc aussi horrible, il m’en aurait parlé, c’est évident, non ? C’est le genre de choses à propos desquelles on se confie dans un couple parce que c’est un traumatisme difficile à combattre et je n’ai jamais eu l’impression que c’était le cas d’Alfie. Je poursuis mes réflexions en fronçant les sourcils, commençant tout juste à comprendre que quelque chose ne colle pas. Alfie a offert l’hospitalité à son violeur ? Il l’a laissé emménager sous notre toit en sachant ce qu’il avait fait ? Il a jugé bon d’agir de cette façon sans m’en parler au préalable alors qu’il prenait tant de risques ? C’est impossible, ça ne tient pas debout. « Tu te fous de moi, c’est ça ? » Je demande, consciente que c’est la seule explication qui justifierait autant d’incohérences même si, malgré moi, un petit doute persiste parce que penser détenir la pleine et entière vérité serait trop simple. « Si c’est le cas, te servir de quelque chose d’aussi affreux, c’est vraiment minable. » J’aurais vraiment essayé de comprendre Joseph et de l’apprécier mais il a désormais atteint un point de non-retour.