Nouvelle soirée au Confidential. Mes apparitions dans ce club se font rares puisque Raelyn me laisse un peu tranquille ces derniers temps ce qui me permet de me concentrer sur mes études et mon véritable boulot que je n’ai pas quitté et que je ne compte pas abandonner. Ces petites soirées ont un objectif bien précis en général, je dois repérer un client bien particulier sur lequel j’ai eu un petit topo précédemment et j’ai plutôt intérêt à ne pas me louper lorsque j’exécute les ordres que je me suis repassés dans la tête un certain nombre de fois alors que j’effectuais le trajet me menant jusqu’au club. Lorsque j’arrive, je suis soulagée de voir que ce n’est pas Harvey qui se tient devant la porte du club. Nous ne nous sommes pas revus depuis la dernière fois et je n’ai pas forcément envie de me retrouver confrontée à lui parce que j’ai vraiment peur de me rendre compte qu’en réalité, je me sens bien plus redevable que je voudrais l’admettre. Pour être parfaitement honnête – et franchement ça me coûte – j’admets que cette histoire me trotte dans la tête et que malgré tous mes efforts, je ne parviens pas réellement à m’en défaire et à l’oublier. Personne n’avait été aussi gentil avec moi depuis bien longtemps et contrairement à ce à quoi je m’étais attendue, il ne m’a rien demandé en retour. Alors certes, je préfère ne plus le voir parce que j’ai peur de flancher et de ne pas parvenir à garder ce masque de femme froide et intouchable que je peine tant à arborer en temps normal, mais d’un autre côté, j’ai envie de lui demander pourquoi et je crois que je ne parviendrais réellement à passer à autre chose que quand j’aurais eu la réponse à cette question.
La soirée a été un réel succès, j’ai enclenché le bouton « off » de mon cerveau pour faire ce que je fais de mieux, j’ai dansé, papillonné, souris. Le client n’a pas été difficile à convaincre et quelques verres plus tard, il était totalement à ma merci, me permettant de rapporter à Raelyn ce qu’elle me demandait. Dans les vestiaires, pourtant, nulle trace d’un quelconque sourire euphorique sur mon visage. J’ai fait ce que je devais faire, voilà tout, il n’y a pas de raison de s’en réjouir. J’adopte une tenue un peu plus confortable et je suis la dernière à sortir du vestiaire, rejoignant la salle désormais vidée de ses clients et de tous les professionnels qui travaillaient ce soir. C’est en marchant d’un pas décidé vers la sortie que je le vois enfin, accoudé au bar, le regard rêveur. Je ralentis, hésite, essaie de me convaincre de quitter cet endroit, mais je n’y arrive pas et avant même d’avoir pris cette décision que je juge évidemment mauvaise, je sais que rien ne m’empêchera de rejoindre ce fichu bar et le garçon qui s’y trouve. Je fais demi-tour, m’approchant d’un pas décidé vers Harvey que j’aborde sans me soucier de le déranger ou non dans les pensées qui semblent l’avoir transporté dans un autre monde. « Je veux savoir pourquoi t’as fait ça. » L’entrée en matière est brusque et me permettrait de donner le ton de la conversation si ma voix ne trahissait pas mes doutes et mes hésitations le concernant. J’essaie d’avoir l’air forte, mais au fond, je sais que je renvoie l’image de cette fille fragile peu habituée aux marques de sympathies ou en tout cas, pas quand elles viennent des personnes que je côtoie dans le milieu de la nuit. Harvey est une exception et parce qu’il a eu cette attitude que je ne pensais pas voir chez quelqu’un un jour, je me dois de ne pas le laisser filer et de comprendre ce qu’il peut se passer dans sa tête. Je vais le regretter, peut-être, mais ma curiosité sera satisfaite.
Les nuits s’enchaînent et se ressemblent. Une vieille routine bien huilée est mise en place ici et chaque soir c’est la même rengaine. Il y a les habitués, les petits nouveaux tout excités, les groupes qui viennent fêter entre hommes des nouvelles particulières et quelques femmes, même si celles-ci se font rares. Celles que l’on voit bien plus en revanche, étincellent sur la scène, et comme chaque soir elles éblouissent, affriolantes et appâtent le client.
Sans surprise, Primrose est convoitée et les murmures vont bon train à son égard. Je l’observe sans ciller, faire son show et user de ses charmes avec toute la grâce dont elle dispose. Ce soir, c’est elle qui choisit cependant et pas l’inverse. Elle a quelqu’un en ligne de mire et le pauvre bougre ne va pas résister bien longtemps. Ce petit manège m’irrite légèrement, mais le client en question n’est pas dangereux.
J’arrive assez bien en général à juger lorsqu’un client n’est pas fiable. Nerveux, agacés et surexcités, ils transpirent davantage et ont du mal à retenir leurs pulsions vénales. J’ai l’habitude de ses comportements inappropriés et, en général, je demande à un de mes collègues de s’en charger au départ. Je n’interviens que lorsque le client est récalcitrant, que lorsqu’il faut faire jouer les poings et les muscles. Je fais office de garde-fou et je préserve les petites sauteries de ces grands seigneurs qui le temps de quelques heures ont l’impression d’être des dieux du sexe. S’ils savaient qu’elles simulent pour que ça aille plus vite…
Quoiqu’il en soit, même si tout ce qu’il se passe ici me révulse, ça paie bien. Et l’argent apporte le confort, je ne peux pas le nier. Ma bécane se fait vieille, elle entraîne quelques frais et mon loyer n’est pas donné. Et puis, les bouteilles non plus, ce n’est pas donné, ni les clopes…
Accoudé au bar, le regard dans le vague, je repense à tout ce qu’il s’est passé depuis mon arrivée ici. J’ai revu Alfie, et j’ignore s’il me contactera à nouveau. Je ne lui en voudrais pas de ne pas le faire, il a l’air d’avoir si bien avancé dans sa vie. Au fond, je ne lui souhaite que du bonheur. Il le mérite, c’est un bon gars. Je ne sais toujours pas comment aborder mon frère et lui dire que je suis revenu sur Brisbane. A croire que je manque de couilles dès qu’il s’agit de Lonnie. J’ai toujours manqué de quelque chose vis-à-vis de lui. Mon cœur se serre, j’ai mal. J’ai mal car j’entends toujours ses cris, les nuits où je ne travaille pas je ne dors pas car j’ai peur, peur de revivre constamment les mêmes scènes, celles qui me hantent, qui détruisent mon âme et saccagent mon cœur. Je suis éreinté. Et la fatigue, ça pousse les gens à bout. Ils sont plus nerveux, plus impatients, plus colériques… Plus enclins à se battre.
Et ça bouillonne en moi ce soir. Je sais que je suis de repos deux jours de suite et que je vais galérer durant deux jours à maintenir le faible équilibre que je conserve. Je le redoute. Je redoute d’être livré à moi-même, de me retrouver face à mon reflet, à mon détestable reflet. J’y vois les yeux de mon père, encore et toujours. Fichus yeux bleus, tu parles d’une bénédiction !
- Je veux savoir pourquoi tu as fait ça !
Je tressaute alors que Primrose vient de m’extirper brutalement de mes sombres pensées. Je desserre légèrement ma main, qui s’était dangereusement crispée sur le verre et je fronce les sourcils en la dévisageant. Que me veut-elle ? Elle est habillée, prête à partir et à enfin se reposer alors je me questionne sur ce qui la pousse à m’aborder. Bêtement, je rétorque sur un ton tout aussi brusque
- Pourquoi j’ai fait quoi ? Péter la gueule au connard qui voulait profiter de toi en t’étouffant ? Parce que je veux pas que tu crèves, ça ferait désordre.
Je la repousse, évidemment. Parce qu’elle m’a brusqué et que j’ai du mal à retrouver mon masque impassible et calme. Je suis à cran alors je me lève et attrape la bouteille de whisky qui se trouve à portée de main. Je m’en sers un autre verre en m’efforçant de ne pas trembler.
- T’en veux ?
Je lui demande, sur un ton bourru. Pour être poli et parce que… Parce que peut-être que j’aime bien sa compagnie et que j’ai envie qu’elle reste. Peut-être ouais.
Le regard qu’Harvey pose sur moi est très différent de celui que j’ai pu voir lorsqu’il est venu m’arracher aux griffes du dingue qui me retenait contre mon gré, collée au mur du salon privé qui était devenu ma prison. Je feins d’ignorer cette différence et l’aborde sur un ton brusque, sans prendre de gants ni tenter de mettre des formes parce que ce n’est pas quelque chose que je sais faire. Mon cœur bat plus vite que d’habitude mais j’essaie de camoufler mon émotion autant que je peux, pleinement consciente que tous les ressentis que je peux avoir ne serviront qu’à me rendre faible et je refuse catégoriquement de l’être. Harvey me répond sur le même ton abrupt sur lequel je viens de lui parler, éludant ma question sans le moindre scrupule. Il minimise clairement la persévérance dont je peux faire preuve parce que maintenant que j’ai fait l’effort de venir jusqu’à lui, je ne compte pas partir avant d’avoir les réponses à toutes les questions qui me trottent en tête depuis ce sauvetage. Il est peut-être une heure avancée de la nuit – ou plutôt une heure très matinale, je ne sais pas dans quel sens le dire –, mais je ne ressens pas la fatigue, l’adrénaline de la soirée ayant été trop forte. Je vais probablement juste avoir le temps de rentrer me changer avant de devoir aller à la fac et je m’endormirais sur une des banquettes de la bibliothèque après le déjeuner, grapillant trente minutes de sommeil pour pouvoir tenir le coup tout l’après-midi. Mais malgré la journée horrible qui m’attend, l’envie d’en savoir davantage est plus forte que tout et je suis prête à tout pour obtenir les réponses que j’attends. « Comme si c’était vraiment dérangeant. » Un éclat de rire sans joie s’échappe de mes lèvres, alors que j’enchaine. « Un corps en vaut bien un autre, un claquement de doigt et une nouvelle Poppy dansera sur cette scène. » Je joins le geste à la parole, et le bruit de mes doigts qui claquent l’un contre l’autre me fait presque frissonner. Je réalise parfaitement à quel point ma vie n’a pas de valeur aux yeux de mon patron et de tous ces mecs pour qui je danse. Certes, je finis par avoir mes habitués à force de me produire sur scène, mais si un jour je venais à disparaitre, ils se trouveraient simplement une autre proie et passeraient à autre chose. Je n’ai absolument aucune valeur dans le monde de la nuit, je suis juste Poppy, la fille facile à avoir et que les hommes rêvent de mettre dans leur lit parce qu’ils savent qu’ils n’ont pas d’effort à faire pour y parvenir. « Ce n’est pas ça que je veux savoir. » Non, sans blague, comme s’il ne s’en doutait pas. « Personne n’agit par pure bonté d’âme, je veux connaitre tes raisons. » J’insiste lourdement. Je me fiche de ne pas passer pour la gentille fille bien élevée que mes parents voudraient que je sois. Je dirais même que j’apprécie pouvoir faire comme je l’entends au lieu de rendre des comptes aux autres constamment. Harvey ne me connait pas, je ne le connais pas, je n’ai pas d’image positive à lui donner de moi et je préfère même éviter de lui donner parce que j’ai peur qu’il agisse ensuite comme tous ces gens qui tentent de profiter de mes faiblesses pour me demander des choses que je ne serais pas en mesure de refuser. C’est comme ça que Raelyn m’a eue, finalement, parce qu’elle sait que je ne peux pas lutter contre elle et que je n’essaierais pas, ayant trop peur de l’échec pour faire la moindre petite tentative. Harvey attrape la bouteille de whisky pour se servir un verre et lorsqu’il m’en propose un, j’hésite un instant avant de répondre. « Ouais. » Rien qu’un seul verre, ça ne peut pas faire de mal, si ? Quelque chose me dit que c’est une mauvaise idée mais je prends place aux côtés d’Harvey, me contorsionnant pour attraper un verre de l’autre côté du bar que je lui tends pour qu’il le remplisse. « Encore du whisky ? Tu ne tournes qu’à ça ? » Je pense même que j’aurais sûrement préciser qu’il tourne sans doute un peu trop à ça, mais ce ne sont pas mes oignons. Tout ce que je veux, moi, c’est savoir la vérité, ensuite je me casse d’ici.
- Comme si c’était vraiment dérangeant. Un corps en vaut bien un autre, un claquement de doigt et une nouvelle Poppy dansera sur cette scène.
Je la regarde, horrifié par son geste et ce qu’elle me dit. Comment peux-tu te montrer aussi cynique envers toi-même, Prim ? Je secoue la tête, comme pour balayer les émotions qui me parcourent et serrent mon cœur d’une façon étrange. Le fait est que je ne suis pas du tout d’accord avec ce qu’elle vient de dire. Un corps n’en vaut pas un autre, car chaque corps a son histoire. Un corps si on le regarde avec attention, il a beaucoup de choses à dire. Et le langage silencieux des corps m’a toujours captivé. Par pour rien que je bosse ici au final !
- Ce n’est pas ça que je veux savoir. Personne n’agit par pure bonté d’âme, je veux connaître tes raisons.
Je lève les yeux au ciel en comprenant qu’elle ne va pas me lâcher de sitôt avec ça, alors je lui propose un verre avant quoi que ce soit. Elle accepte, mais ne peut pas s’empêcher de me faire remarquer mon addiction. Je lui lance un regard sévère et pose un verre bruyamment sur le bar devant elle.
- Ouais, j’tourne qu’à ça.
C’est comme du carburant à force. Tous les jours, j’ai besoin de ma dose sinon je ne me sens pas bien. Je n’aime pas qu’on me le fasse remarquer. Je sais que je suis alcoolique, je reconnais facilement les symptômes pour les avoir observés sur mon père durant toute mon enfance. Je tremble quand je suis en manque, je transpire davantage et je ne résiste pas aux verres qui s’enchaînent les uns après les autres. Au départ, c’était pour me calmer. Puis, c’est devenu une habitude et de pire en pire. J’ai largement augmenté ma consommation en débarquant à Brisbane. Je ne sais pas ce que je fuis exactement, mais où que j’aille pour m’y réfugier, les démons du passé m’y suivent.
Je pousse le verre devant Poppy la danseuse, même si pour moi elle reste Prim, la rose piquante, et je n’attends pas ses remerciements pour boire le mien d’une traite avant de m’en resservir.
- Qu’est-ce t’en sais, Prim. J’ai peut-être une âme au fond, tout comme toi !
Il n’y a rien à tirer de moi, jolie fleur. Je suis éteins tandis que toi tu brilles encore. J’ai juste peur que tu cesses de briller un jour et ça me rendrais triste, ouais. Je serais triste de voir ta lumière s’éteindre. Je ravale l’émotion qui me prends soudain à la gorge, cligne des yeux en regardant la bouteille – déjà vidée de moitié – et je soupire. L’alcool ne me rend pas joyeux, au contraire. Je me lève du tabouret de bar et commence à vérifier mes poches.
- T’as besoin que je te ramène ?
Nous avons tous les deux finis notre service, je ne vois pas pourquoi nous nous attardons ici. Encore une fois, je me rends compte, un peu tardivement, qu’elle peut percevoir dans mes questions un double-sens. Mais non, je ne veux toujours pas profiter d’elle. Je glisse une clope entre mes lèvres et attends sa réponse en la fixant. Qui vas-tu être pour moi cette nuit, Primrose ? Une demoiselle en détresse ? Une conquérante ? Vas-tu laisser tomber ce masque qui t'écorche la peau ?
Comme toujours, je cache mon malaise derrière une apparence de femme forte et une désinvolture qui ne me caractérisent pas. Jusqu’ici, il n’y a qu’une seule et unique personne qui a réussi à me déstabiliser, et il s’agit de Raelyn, malheureusement pour moi. Cette femme a un pouvoir sur moi qui me fait peur parce que je sais que quoi que je fasse, je ne pourrais pas lui échapper, je suis devenue son esclave, accourant quand elle me le demande et exécutant le moindre de ses ordres sans poser de questions. Je suis le petit soldat loyal que toute armée rêverait d’avoir mais plus le temps passe et plus je m’inquiète de cette relation professionnelle dangereuse pour moi et dont le lien est évidemment intouchable car je sais qu’il ne m’arriverait rien de bon si je décidais de ne plus lui répondre. Il faudrait que je quitte Brisbane sans me retourner, en abandonnant derrière moi toute ma vie ici et même là, je ne suis pas sûre que ça suffise, elle a des yeux et des oreilles partout. D’un autre côté, j’aime l’idée de toucher du doigt tout le pouvoir de cette femme et la peur qu’elle suscite chez ceux qu’elle cible, j’aimerais pouvoir être à sa place un jour, la dark queen intouchable qui domine le milieu de la nuit. J’ai beau être complètement terrorisée par elle, je suis aussi admirative de son élévation dans ce milieu si dur, surtout pour les femmes. Elle n’est pas simplement une de ces cruches refaite pendue au bras d’un homme de pouvoir, elle s’est forgée seule, ou en tout cas, c’est ce qu’elle laisse paraitre, et c’est ce qui me plait chez elle. Je ne commente pas davantage l’addiction évidente au whisky du jeune homme, me contentant d’un « Merci. » lorsqu’il me tend le verre plein que je commence à boire sans attendre, mais beaucoup moins rapidement qu’Harvey qui semble avoir quelque chose à noyer dans la boisson. Sa deuxième réponse est toute aussi énigmatique que la première et je lève les yeux au ciel, effarée de voir qu’il se montre clairement très peu coopératif. « Donc t'es ce genre de mec sentimental qui cache ses émotions sous une carapace alors qu’au fond c’est un cœur d’artichaut qui ne demande qu’à ouvrir son cœur ? » Je soupire, déjà lassée par ce que je découvre. Je devrais plutôt dire, faussement lassée. Evidemment que ce garçon m’intrigue et bien sûr que j’ai envie d’en savoir plus, mais montrer ouvertement mon intérêt et ma curiosité me desserviraient alors j’agis comme si je m’en fichais royalement, bien que ça ne soit pas du tout le cas. « Le gros cliché de base. » Nouveau mouvement de mes yeux vers le ciel. J’espère encore qu’il va s’ouvrir davantage. Je ne risque pas d’oublier son intervention lorsque cet homme a tenté de dépasser les limites en m’imposant des pratiques que je ne pouvais pas accepter. Il a été là pour moi et, dans le milieu de la nuit, c’est quelque chose d’assez rare pour être soulignée. Je sais que je n’ai aucune importance, je ne suis qu’une goutte d’eau au milieu de l’océan. Pourtant, ce soir-là, il m’a permis de me sentir spéciale et je veux savoir pourquoi. « Si je peux te donner un bon conseil, si t’as vraiment une âme, laisse-la au vestiaire quand tu viens bosser ici, si tu dois avoir pitié pour nous toutes, t’as pas fini de te faire du mal. » Parce que l’hypothèse de la pitié est sûrement la plus probable, finalement, il m’a renvoyée chez moi avec du fric comme si j’étais la baby-sitter de ses gosses et non pas comme si je venais finalement de terminer mon job. J’aurais pu être à lui pour la nuit et il ne l’a pas souhaité. Peut-être avait-il peur que je refuse ? C’est en tout cas ce que me laisse supposer sa proposition, on dirait qu’il a finalement changé d’avis. Malgré tout, j’hésite l’espace d’un court instant, parce que j’avais prévu de rentrer me préparer pour la fac, je ne veux pas louper les cours aujourd’hui, ils sont importants. Mais bon, j’imagine que j’ai le temps de passer chez lui, de passer une heure dans son lit, une heure et demi s’il sait vraiment bien s’y prendre et que je ne vois pas passer le temps et ensuite d’être à l’heure à mon premier cours de la journée. « C’est surtout moi qui vais te ramener. » Dis-je en montrant d’un geste de tête le verre vide posé sur le comptoir. Je termine le mien avant de prendre la direction la sortie. « Amène-toi, j’ai hâte de voir si tu fais partie de ces gens qui mettent du papier peint dans leurs toilettes. » Parce qu’il me parait évident que s’il m’a proposé de me ramener, c’est chez lui et non chez moi. Il est loin d’être dégueulasse à regarder, je me demande bien ce qu’il donne au lit mais je ne vais pas tarder à le découvrir.
- Donc t’es ce genre de mec sentimental qui cache ses émotions sous une carapace alors qu’au fond c’est un cœur d’artichaut qui ne demande qu’à ouvrir son cœur ? Le gros cliché de base.
J’arque les sourcils à son ton dédaigneux, limite insultant, envers ma personne ou plutôt ‘le gros cliché de base’ comme elle vient de me surnommer. Je reste figé quelques secondes à la regarder, surpris par sa façon de me rentrer dedans sans aucune crainte. Elle pense sûrement que comme je l’ai sorti d’un mauvais pas, je ne lui veux aucun mal et donc que je ne lui en ferai jamais. Imprudente, Primrose, et bien trop impulsive ! Elle ne devrait pas être ici, tout simplement. Un fin sourire m’échappe alors que je garde le silence, décidant au final de m’amuser de sa répartie. J’aimerais être ce gros cliché de base.
- Si je peux te donner un bon conseil, si t’as vraiment une âme, laisse-la au vestiaire quand tu viens bosser ici. Si tu dois avoir pitié pour nous toutes, t’as pas fini de te faire du mal.
Serait-ce une façon détournée de me confier qu’elle n’aime pas ce qu’elle fait ? Je garde mon sourire en cherchant mes clopes dans mes poches et je lui rétorque
- Et qu’est-ce qui te fait croire que j’ai besoin de conseils, hum ?
Je ne sais pas trop ce qu’elle cherche ce soir à vrai dire. Cela fait plusieurs jours qu’elle m’évite, depuis mon intervention lors de son petit ‘extra’, alors je ne sais pas ce qui la décide ce soir à venir me coller aux basques. J’ai cru naïvement qu’elle souhaitait oublier cette histoire et je l’ai donc laissé libre de le faire. Mon attitude doit l’intriguer pour qu’elle revienne à la charge ainsi.
Je n’ai rien d’intriguant pourtant, je suis un raté comme des milliers d’autres…
Je cale ma clope entre mes lèvres et lui propose ensuite de la ramener sans réfléchir au double-sens que peuvent avoir mes paroles – encore une fois. Je la vois hésiter, tandis que j’allume ma clope et tire furieusement sur la fumée. Je ne sais trop ce qu’il se passe dans sa tête, à Primrose. Elle agit curieusement et elle a l’air de souvent peser le pour et le contre – ce qui ne l’empêche pas de prendre de mauvaises décisions. La plupart des femmes qui vendent leurs corps n’hésitent pas autant, elles prennent ce qu’il y a à prendre généralement. Soit Prim est vraiment trop nouvelle dans le milieu, soit elle a autre chose qui l’attends sur le côté, une porte de sortie…
- C’est surtout moi qui vais te ramener. Amène-toi, j’ai hâte de voir si tu fais partie de ces gens qui mettent du papier peint dans leurs toilettes.
Qu’est-ce qu’elle raconte ? Me ramener ? Je ne comprends pas du tout à quoi elle joue mais je la suis dans son élan, perturbé par son attitude. C’est sûrement avec une tête ahurie que je l’arrête sur le trottoir une fois dehors en demandant
- Mais pourquoi tu veux venir chez moi ? Pour mes toilettes ?
Si elle a envie de se soulager, elle peut le faire au Club, non ? Est-ce que c’est moi qui ait trop bu ou ? Je grimace et frotte mon front avec ma paume calleuse, ressentant toute la fatigue de la longue nuit qui vient de passer. Je soupire, et abdique
- Je te comprends pas, Prim’. T’habite où ?
Peut-être qu’elle habite trop loin pour que je la ramène, je ne sais pas. Je ne suis pas doué pour comprendre les relations, et elle m’a largué à un moment. Je suis perdu et je la regarde bêtement, comme l’idiot que je suis.
Personne n’a besoin de mes conseils, ni lui, ni un autre. Je n’arrive déjà pas à m’occuper de moi-même, je doute fort d’être capable d’apporter quoi que ce soit à quelqu’un. La seule chose pour laquelle je suis réellement douée c’est faire les mauvais choix et ça me nuit autant que ça joue des tours à mes proches. Je me suis mis des amis à dos, pour ça, j’ai laissé les mauvaises personnes prendre des décisions à ma place, j’ai rompu certaines amitiés parce que j’ai préféré les trahir pour mon propre bénéfice, piétinant l’amitié qu’ils m’avaient offert et la confiance qu’ils plaçaient en moi. Je ne suis un cadeau pour personne, j’oscille entre deux mondes qui s’opposent sans avoir été capable de faire un choix et surtout sans avoir la possibilité de le faire, désormais. J’ai été trop loin dans mon engagement dans ce milieu dont je ne ferais jamais réellement parti parce que je suis trop naïve, trop innocente et trop fragile pour réussir à y faire ma place. Pourtant, je sais que je vais essayer, parce que ce jeu de pouvoir et mon désir d’en obtenir encore et toujours plus rythment mon quotidien et me poussent à continuer sur une voie que je sais pourtant être bien trop dangereuse pour moi. La réponse à la question d’Harvey est donc vraiment évidente, je ne suis pas de bon conseil, il ne devrait pas m’écouter et surtout il n’aurait pas dû venir me sauver parce que ma curiosité me poussera toujours vers lui, malgré moi. Je hausse les épaules, cependant, désireuse de lui montrer que je m’en fous, finalement, qu’il m’écoute ou non, quelle importance ? Parce qu’après tout, c’est comme ça que je suis censée me comporter, non ? Je dois faire preuve de désinvolture en toutes circonstances pour éviter de montrer mes biens trop nombreuses failles. « T’as l’air malheureux. » Je rétorque, un peu au hasard, sachant simplement que la plupart des personnes qui travaillent ici sont loin d’avoir la belle vie et que c’est donc une hypothèse que je peux formuler avec un haut pourcentage de chances de viser juste. Le fait qu’il s’accroche à son verre de whisky comme à une bouée de sauvetage est également une bonne preuve du drame de sa vie. « Ce serait dommage que tu le sois encore plus parce que tu fais preuve de trop d’empathie. » Parce que c’est comme ça que je l’ai vu lorsqu’il a foncé sur ce mec pour me libérer de son étreinte, j’ai vu la haine dans ses yeux et j’ai vu ma propre peur se refléter chez lui. Bien sûr, ce garçon-là n’est plus celui qui parle avec moi ce soir, le Harvey qui se tient à ce bar n’a plus cet éclat dans les yeux et je pourrais presque croire que j’ai inventé cette scène. Pourtant, je sais que j’ai raison parce que ce souvenir, il reste gravé dans ma mémoire et je le revois à chaque fois que je ferme les yeux.
Le fait qu’il décide finalement de profiter de moi ne me surprend pas, il fallait bien que ça arrive un jour, je ne suis bonne qu’à ça de toute façon et même si je lui ai rappelé la dernière fois que je ne lui serais pas redevable, ce garçon m’intrigue alors c’est autant pour servir mes propres intérêts que pour assouvir ses désirs que j’accepte de le suivre. Je vais découvrir son univers, comprendre un peu mieux qui il est et j’admets en éprouver une certaine excitation. Aussi, je suis surprise de son étonnement alors que je le charrie sur le papier-peint des toilettes, un peu pour la forme. Et pourquoi veut-il savoir où j’habite ? C’est super nul ! Moi je préfère qu’on aille dans son appartement, déjà parce que j’évite autant que possible de ramener des gens chez moi compte-tenu du taudis dans lequel je réside, mais aussi parce que la perspective de voir comment est son chez lui m’enthousiasme presque davantage que la partie de jambes en l’air que je vais lui accorder cette nuit – ou plutôt ce matin –. Je me retourne vers lui, sourcils froncés, contrariée de voir mes plans changer de la sorte. « Pas loin. » Comme si j’allais lui donner mon adresse, il ne faut pas déconner non plus. « Mais je préfère aller chez toi… Rassure-moi, t’as un chez toi ? » Non parce que c’est une hypothèse que je n’avais pas du tout envisagé et qui ne serait pas si improbable comme ça compte tenu du fait que les personnes qui atterrissent dans ce club pour des boulots payés au lance-pierre ne sont généralement pas celles qui ont un quotidien sans nuage. « Si tu dors dans ta voiture, ça me va aussi, tu n’imagines pas tout ce qu’on peut faire dedans. » Je préfère clairement éviter mon appartement. Il m’arrive d’y amener des hommes, même si ça reste plutôt rare, mais avec Harvey, c’est un peu différent, j’ai l’impression qu’il me connait déjà bien mieux que je ne le voudrais, malgré l’image que j’essaie de renvoyer de moi et j’aimerais éviter d’aggraver la situation pour pas qu’il ait sur moi un pouvoir que personne ne devrait avoir. « On va où ? » Je demande, attendant qu’il me donne la direction à prendre. On ne va pas attendre des heures sur ce trottoir, il s’agirait tout de même de prendre une véritable décision. J’admets que je ne comprends toujours pas son évidente hésitation, il a presque eu l’air de ne pas comprendre ce que je lui disais alors que ça me paraissait évident, mais je ne m’en formalise pas plus que ça, tout ce que je voudrais, c’est qu’il connecte ses neurones et qu’on bouge de là, je n’ai pas pour habitude de faire trainer les choses, plus vite on s’en ira, plus vite je serais rentrée chez moi pour me préparer à vivre ma journée d’étudiante lambda.
Code by Fremione.
Spoiler:
Deuxième fois que je poste avec Jules au lieu de poster avec Prim, c'est tellement malaisant.
Un frisson parcourt ma colonne vertébrale. J’ai l’air malheureux, n’est-ce pas ? Je le porte sur moi, je sais. Ce regard vague qui ne croit plus en rien et surtout pas en lui-même. Ce désespoir qui me plonge chaque jour un peu plus dans la boisson et m’entraîne inéluctablement vers un destin tragique. La fin, je l’attends parfois. Je l’envisage aussi et ce n’est pas la première fois. On dit souvent que ceux qui se suicident sont des lâches, pourtant je les trouve plutôt forts moi. Notre corps est conçu pour lutter et se battre, ainsi se donner la mort n’a rien de naturel. Il faut réussir à combattre ses propres instincts pour succomber à ses propres blessures, ça n’a rien de facile ni de lâche. J’y mets bien plus de sens qu’ailleurs.
- Ce serait dommage que tu le sois encore plus parce que tu fais preuve de trop d’empathie.
De l’empathie, vraiment ? Je ne crois pas que c’est ce que je ressens. Je n’éprouve absolument rien pour ces jeunes femmes qui offrent leurs corps chaque nuit, à part un peu de dégoût peut-être. Et encore, celui-ci est bien plus dirigé vers toutes ces enflures qui arrivent, avides et affamés, tendant leurs billets dégueulasses en échange d’une bonne baise. En fait je crois que ce milieu me dégoûte plus qu’autre chose. Ici, je côtoie le malsain et la misère. Je m’y sens à l’aise ceci dit. Cela me plaît de penser que aussi foutu que je sois, je n’en suis pas à me prostituer ou à acheter les faveurs d’autrui. En quelque sorte, je garde ma dignité. Et je la fous en l’air dans la boisson. Non-sens.
Je la suis dehors, elle a l’air décidé à accomplir quelque-chose très vite mais je ne comprends absolument pas quoi. Je lui ai simplement proposé de la ramener chez elle, comme n’importe quel mec ferait s’il était un tantinet gentleman. Le suis-je réellement ? Gentleman ? J’ignore ce que ça veut dire, je crois que je ne l’ai jamais été avec personne. Je n’ai jamais été avec personne. A trente-trois ans, c’est pour dire la vie de débauche que j’ai vécu jusqu’à présent. Quoiqu’il en soit, je lui avoue que je suis perdu et que je ne la comprends pas. Pourquoi tient-elle à visiter mon appartement ? Il est pourri et je crois que je ne l’ai pas aéré depuis plus d’une semaine. L’endroit va lui donner envie de vomir et je n’ai pas la force de nettoyer. Ça ajoutera un peu de style à la crasse tiens.
- Rassure-moi t’as un chez toi ? Si tu dors dans ta voiture, ça me va aussi. Tu n’imagines pas tout ce qu’on peut faire dedans.
Malsain. J’observe Primrose en fronçant les sourcils. Quelque chose vient de me percuter et je bascule dans la réalité de SA vie, dans la réalité de SES nuits. Je bloque un instant alors qu’elle trépigne d’impatience. Non, Prim t’as rien compris. Je ne veux pas de ton corps, je veux que tu sois en sécurité. J’envoie les mauvais signaux c’est ça ? Je soupire, passe mes mains sur mon visage et souffle lourdement.
Je ne veux pas te blesser, Prim. Comment t’expliquer que ce n’est pas ce que j’attends de toi… En fait je n’attends rien de toi. Je ne m’en fiche pas, mais je ne peux pas expliquer. T’as l’air loin d’être foutue toi, c’est juste ça. Je ne veux pas que tu deviennes aussi foutue que moi. T’es belle. Tu rayonnes. T’es comme Lonnie quand il était petit. Un rayon de soleil, quelque chose qui émerveille. Je ne veux pas que cette lueur te quitte comme elle a quitté mon frère.
Je secoue la tête, relève mon regard légèrement voilé vers le sien. Y’a de la peine dans mes yeux, de l’hésitation dans ma démarche, mais j’avance vers elle. Je lui attrape ses mains, toutes douces et froides et je les sers dans mes grosses paluches d’ours mal léché. Mon regard plonge dans le sien et je murmure alors
- Je suis gay, Prim.
Le corps d’une femme ne m’a jamais excité. Je les trouve jolies, voluptueuses et toutes en courbes, mais elles n’ont jamais eu sur moi un quelconque effet. Les hommes en revanche… Je fonds pour leurs corps élancés et typiquement masculins, leurs épaules et leurs mâchoires carrés, leurs petits culs si serrés… Ce n’est pas le moment de fantasmer, je reviens à la réalité et répète
- Je suis gay, je n’ai pas envie de toi, je veux juste m’assurer que tu rentres en sécurité. Mais si tu tiens à visiter mes chiottes, c’est à tes risques et périls parce que je suis pas le roi du ménage.
Spoiler:
"Oui alors je n'avais absolument pas remarqué donc x) tkt ! Je réponds à Jules dès que possible "
L’air interdit d’Harvey devant toutes mes propositions commence sérieusement à me perturber. J’ai l’impression d’avoir dit un truc qu’il ne fallait pas alors que je débite pourtant de simples banalités en attendant qu’on passe aux choses un peu plus sérieuses. Je sais ce que je fais, c’est mon métier, ce n’est pas comme si je m’apprêtais à être dépucelée, il n’est vraiment pas obligé de me regarder comme ça. Lorsqu’il s’approche de moi et me prends les mains, j’ai un mouvement de recul instinctif que je réprime difficilement. S’il te plait, mec, évite la déclaration d’amour parce que je ne suis pas sûre de ne pas éclater de rire. On va juste s’envoyer en l’air, pas la peine de faire des manières comme ça, je crois que je peux encaisser qu’un autre garçon s’intéresse à moi simplement pour mon corps, après tout, ça m’arrange, sinon je ne pourrais pas bosser convenablement. Peut-être que j’avais vu juste dans mes suppositions et que c’est vraiment un gros cliché. C’est sûrement parce que j’étais à des millénaires de me questionner sur son orientation sexuelle que j’ouvre des grands yeux étonnés lorsqu’il m’annonce qu’il est en réalité homosexuel et enchaine pour m’expliquer qu’il ne veut que mon bien. Je reste interdite un moment. Je viens de me faire recaler par un gay, première fois de ma vie qu’une chose pareille arrive. Mais une fois la surprise passée, c’est bien un sourire qui illumine mon visage alors que je réalise que je vais rester habillée cette fois. « Putain, sérieusement ?! » Mais oui, sérieusement, Primrose, pourquoi il te dirait ça, si ce n’était pas vrai ?! Je suis choquée, il n’a pas vraiment la tête du gay, mais c’est sûrement parce que moi aussi je fais dans les gros clichés. « Trop dommage. » Et mon sourire s’élargit davantage, parce que la situation est hilarante et que, même si je ne veux pas vraiment l’admettre, je suis presque soulagée de réaliser qu’il ne va pas se servir de moi comme tous les autres en me laissant une poignée de frics sans plus se poser de questions que ça. « Pour toi, bien sûr. » Evidemment. Je n’irais pas jusqu’à dire que je suis déçue de ne pas le voir à poil, même si mon envie d’en savoir plus sur lui semble un peu compromise car les confidences sur l’oreiller sont de loin les plus faciles à obtenir. Malgré tout, je n’oublie pas qu’il m’a tout de même proposé l’hospitalité – dans ses chiottes, certes, mais c’est un début – et je ne compte pas renoncer. S’il est vraiment gay, et je suis persuadée qu’il me dit la vérité, il avait encore moins d’intérêt à me secourir la nuit passée et j’ignore toujours quelles étaient ses motivations. Autant dire que ma curiosité est à son paroxysme. En plus, même si je ne l’avouerais sans doute jamais, ce garçon commence à m’inspirer confiance, parce qu’il n’est pas comme les autres. « Bien sûr que je veux toujours visiter tes chiottes, je ferais la psychanalyse de ta personnalité en fonction de la couleur des murs, prépare-toi. » Mon sourire ne me quitte plus et j’appréhende beaucoup moins cette visite qui s’apparentait davantage à un devoir qu’à un véritable plaisir. Les choses ont changé à présent et j’en suis la première ravie. « En plus, ça t’évitera d’aller directement retrouver ta copine whisky, alors dis-toi que je fais ma B.A. de la semaine. » Je ne sais pas ce qu’il a à noyer dans l’alcool mais quelque chose me dit que sa consommation est bien loin d’être idéale et même si je ne suis clairement pas dans l’optique de m’occuper de son sevrage, peut-être qu’une matinée sans boisson ne serait pas un mal.
Interdite, Primrose me regarde sans bouger. Ses mains froides dans les miennes, je ne la quitte pas du regard, en attente de ses réactions. Je veux qu’elle arrête de penser que je pourrais profiter d’elle, car je n’en ai aucune envie. Mais si j’avais été hétéro, alors là mes réactions auraient été sûrement différentes, qu’en sais-je ?
Un sourire illumine son visage alors qu’elle lâche un juron. Je perçois le soulagement dans sa voix, comme si elle venait de réaliser qu’elle ne me vendrait pas son corps, non. Pas à moi. Je souris alors à mon tour et relâche doucement ses mains, un peu plus chaudes maintenant.
- Trop dommage. Pour toi, bien sûr.
Je ris. Evidemment que non ce n’est pas dommage pour moi mais je comprends le personnage qu’elle joue et je respecte ça. C’est une carapace, tout le monde en a une. Le seul souci, c’est que celle de Primrose est friable. Elle n’est pas faite pour ça, je me le répète toutes les nuits. Oh elle danse merveilleusement bien ! Elle sait jouer de ses atouts, se faire langoureuse et séductrice et elle assure tous ses shows. Elle aime qu’on la regarde Primrose, c’est sûr. Mais pas qu’on la voit.
Moi je la vois. Au-delà d’un corps, au-delà de l’image qu’elle se donne, je la vois. Dans ses yeux clairs, son innocence. Dans son sourire, sa douceur. C’est une femme à chérir et aimer pour la vie, pas pour une nuit.
- Evidemment. Que je rétorque simplement, en gardant un petit sourire amusé. Ce n’est pas dommage non, c’est bien mieux comme ça.
- Bien sûr que je veux toujours visiter tes chiottes, je ferais la psychanalyse de ta personnalité en fonction de la couleur des murs, prépare-toi. En plus, ça t’évitera d’aller directement retrouver ta copine whisky, alors dis-toi que je fais ma BA de la semaine.
- Oui, vu sous cet angle ça me donne tellement envie de te ramener chez moi.
Je marmonne et replace sur mes épaules mon attitude d’ours mal léché qui me caractérise si bien. Un jour, un mec m’a surnommé comme ça : l’ours des cavernes. Ça ne m’a pas paru très flatteur honnêtement. En y repensant, c’était sûrement à cause de la barbe. Je ne la laisse plus trop pousser depuis, il faut que je prenne un minimum soin de mon égo.
- Bon alors viens, c’est par là.
J’abdique, tout en me calant une nouvelle clope entre les lèvres. Mon bras vient entourer ses épaules frêles et je la colle contre moi, ça dissuadera tout type malsain de trop la mater ou de l’approcher sur la centaine de mètres qu’on a à faire.
- Tu t’y connais vraiment en psychanalyse ?
Je lui demande car je n’ai pas du tout envie d’être analysé. C’est le genre de trucs qu’on n’a pas arrêté de faire durant mon enfance et ça me gonfle vite. Je suis comme je suis. Il n’y a rien de plus, rien de moins. C’est moi, point. Désolé d’être décevant. La porte c’est par-là. Je m’emballe, elle ne m’a pas encore répondu. Je me stoppe devant un portail et compose le code d’ouverture de la résidence. L’entrée n’a aucun charme, mais sitôt dépassé la grille et le portail, il y a une petite cour où quelques voitures sont garées, ainsi que ma moto. Des bacs à fleurs entretenus sont installés çà et là et apportent un peu de fraîcheur. Un parfum floral au milieu de la ville. Je ne m’attarde pas et monte rapidement les étages, c’est au second.
Mon appartement est minable. Je ne fais pas vraiment le ménage faut dire. Je me contente de déplacer les objets, de temps en temps et de sortir les poubelles quand je trouve que ça pue trop. J’ouvre et déclare sur un ton un peu bourru
- Fais pas gaffe au ménage, hein.
Et puis j’allume. C’est là que je réalise l’état déplorable des lieux. Il y a des fringues disposés un peu partout, sales ou propres, même moi je n’en sais rien. Des emballages de pizza, des cadavres de bouteilles, des cendriers remplis à ras bord, ce n’est pas glorieux. Je me racle la gorge et réponds, pour anticiper et me trouver des excuses
- J’vis seul hein.
Mais je crois que je n’ai pas besoin de le préciser. Personne d’autre que moi n’accepterait de vivre dans ce taudis je pense. C’est à se demander comment je fais pour être propre tous les jours, ouais. A ce point. Merde alors !
Spoiler:
J'voulais vraiment insister sur l'état dégueulasse de l'appartement... H craint merde !
Harvey redevient presque instantanément le garçon un peu aigri et bougon que j’avais sous les yeux au bar quelques instants auparavant. Je lève les yeux au ciel devant son commentaire, sans pour autant me départir du sourire qui est apparu sur mon visage lors de son magnifique coming out. Voyons, second degré, Harvey. Mais qu’il ait envie ou non de me ramener chez lui, désormais, je ne compte plus lui donner véritablement le choix, parce que l’idée est trop tentante, que je sais qu’il n’y aura pas de contrepartie et parce que la curiosité est un vilain défaut que je ne cherche même pas à dissimuler puisque je sais qu’il serait inutile d’essayer de lui faire croire que je ne suis pas enthousiaste à l’idée de cette visite. « J’espère bien que tu en as envie, beaucoup seraient flattés d’être à ta place. » Encore ce masque de la fille irrésistible et sûre d’elle que je ne suis pas en réalité. Quelque chose me dit que je ne le trompe pas réellement, que s’il agit de manière si particulière avec moi c’est parce qu’il en sait bien plus que je ne veux bien l’admettre sur ma capacité à gérer mes émotions. Peut-être qu’il s’est déjà rendu compte des nombreuses fois où j’ai été dépassée par les événements et incapable d’agir en conséquence ? Ce serait terrible. J’essaie de persuader mon entourage autant que moi-même que je suis à ma place ici et je pense que le jour où j’aurais enfin réussi à m’en convaincre, mon ascension pourra réellement commencer. J’ai hâte que ce jour arrive, je déteste l’idée de rester un pion contrôlable et contrôlé. Je veux être maitresse de mes décisions et de mes actions, avoir le pouvoir de décision et être capable de faire face aux risques sans me comporter comme la petite chose fragile que je suis encore aujourd’hui, bien malgré moi. Je déteste avoir cette impression d’être un petit oisillon perdu dans un univers bien trop grand pour lui. Pourtant, j’ai toujours eu cette impression depuis que je suis arrivée à Brisbane. La fermière dans ce grand collège privé n’était pas à sa place, pas plus que la stripteaseuse au sein de l’université et encore moins l’étudiante parmi toutes ces prostituées. Malgré tout, je crois que c’est bien sur cette scène que je me sens la plus à l’aise, accrochée à la barre que je maitrise désormais de mieux en mieux, les regards braqués sur moi. C’est dans ces moments que je me sens enfin importante et parfois je me déteste de ne réussir à me trouver de l’utilité que comme ça.
Harvey a lâché mes mains et je chasse ces sombres pensées alors qu’il me propose de le suivre, il m’attrape par les épaules pour me ramener à lui, et je me laisse faire, sans trop savoir pourquoi, ou plutôt sans vouloir admettre que son instinct de protecteur me rassure et me fait du bien. « T’es vraiment sûr que t’es gay ? » Je plaisante alors que ma main entoure sa taille, juste comme ça, pour jouer le jeu, parce que c’est ce qu’on m’a appris à faire et surtout parce que je ne veux surtout pas avoir l’air mal à l’aise. Sa question m’arrache un rire franc et clair, c’est trop facile de le mener par le bout du nez, en fait, j’adore, ça me servira plus tard. Plus tard. Je me demande si on aura un « plus tard », justement. Je crois que d’un côté, j’aimerais bien, ce garçon a quelque chose d’attachant même si je n’arrive pas vraiment à identifier d’où ça vient. Mais il est vrai qu’il a également ce petit côté irritant de celui qui sait tout mieux que tout le monde ou en tout cas tout mieux que moi et je n’aime pas vraiment les donneurs de leçons. « Pas du tout. » Et je pouffe de rire une nouvelle fois, ravie de l’avoir fait flipper. « A la limite, je pensais juste prendre un air sérieux en disant évidemment, j’aurais dû m’en douter, ces rayures montre un désir de rester dans une zone de confort prédéfinie et parfaitement délimitée, j’imagine que ça va de pair avec votre sentiment d’insécurité. » Nouveau mouvement de mes yeux vers le ciel. Je ne crois pas aux discours moralisateurs de tous ces gens qui pensent pouvoir nous analyser sans nous connaitre, je crois même que je les déteste, eux et leurs précieux conseils. « Psychanalyser les gens, c’est facile, tu balances de grandes phrases savantes bourrées de généralités et tu attends que la personne en face s’identifie par elle-même à toutes les conneries que tu balances pour rebondir dessus. Easy. » C’est comme ça qu’a fait la connasse qui m’a diagnostiquée surdouée juste parce que je savais faire une multiplication un peu avant l’âge moyen. Elle s’est bien plantée et je la déteste profondément.
Quelques mètres plus tard, nous nous arrêtons devant une résidence plutôt banale. Je cherche rapidement un détail particulier mais rien ne me saute à yeux. Nous traversons une petite cour pour rejoindre les escaliers. C’est propre et bien entretenu, je suis surprise, je m’attendais presque à arriver dans un squat. L’ouverture de la porte de l’appartement compense un peu mon étonnement. Je débarque dans ce qui s’apparente clairement à une annexe d’un local-poubelle. C’est dégueulasse. Je ne râlerais plus jamais contre Joey et son incapacité à faire la vaisselle correctement, c’est une vraie fée du logis à côté d’Harvey. J’avis tour à tour les emballages de pizzas, les bouteilles, les fringues et le peu d’espace non encore envahi par un détritus quelconque. Les justifications du jeune homme ne parviennent clairement pas à justifier à mes yeux que son appartement soit dans un état aussi lamentable. « Tu m’étonnes. » Ne puis-je pas m’empêcher de dire à voix haute alors qu’il me précise qu’il vit seul. Ce n’est pas très poli compte tenu du fait qu’il m’a gentiment invité à venir chez lui – alors que je lui ai carrément forcé la main –, mais ça va être compliqué. « Qu’est-ce qu’il s’est passé ? Je ne savais pas que Brisbane avait récemment subi une catastrophe naturelle. » Je plaisante, pour essayer d’avoir l’air un peu moins choquée par le taudis qui lui sert d’appartement. « Ou alors tu viens juste de te réveiller de trois mois de gueule de bois ? » Honnêtement, je n’ai qu’une envie, faire son ménage à fond pour redonner à son appartement une tête à peu près présentable.
- Psychanalyser les gens, c’est facile. Tu balances de grandes phrases savantes bourrées de généralités et tu attends que la personne en face s’identifie par elle-même à toutes les conneries que tu balances pour rebondir dessus. Easy.
Je souris, amusé par sa rhétorique. Elle n’a pas tort, la psychanalyse ça semble facile. Pourtant ceux qui l’exercent ont de sacrés diplômes. Peut-être qu’on n’aime tout simplement pas ce qu’ils nous disent et que donc, on tourne leur métier en ridicule. C’est sûrement ça, ouais.
J’emmène Primrose dans mon appartement, en ayant conscience qu’il se trouve dans un état déplorable. Peut-être que je minimisais le problème, avant qu’elle ne le constate.
- Tu m’étonnes.
Ces deux mots, lâchés tellement spontanément me font prendre conscience de l’état misérable de mon logement. Jusqu’ici, je l’ignorais en vérité. Mais ça doit faire un mois que j’ai débarqué ici et je ne me souviens pas l’avoir rangé une seule fois. Je soupire, accablé par la vie en général, à tel point que mettre de l’ordre là où j’habite est similaire à mettre de l’ordre dans mon quotidien. Je n’y arrive plus, je manque d’envie. Je crois que je suis à un carrefour et que j’hésite entre me reprendre en main ou tout abandonner. Et en attendant je m’enfonce, en espérant que je n’aurais pas à faire de choix. Je repousse le moment, et je me perds lentement.
- Qu’est-ce qu’il s’est passé ? Je ne savais pas que Brisbane avait récemment subi une catastrophe naturelle. Ou alors tu viens juste de te réveiller de trois mois de gueule de bois ?
Suis-je réveillé ? Je l’ignore. J’ai honte de montrer ça à Primrose en réalité, mais à quoi bon se cacher derrière des faux semblants ? Je suis un raté, et ça devrait lui donner envie de ne pas suivre le même chemin tout simplement. Je passe une main dans mes cheveux, les repoussant en arrière, ce que je fais à chaque fois que je suis nerveux et grimace.
- Ouais, je ne suis pas un grand fan du ménage, mais j’avoue que là… ça s’impose en fait.
Je soupire, mais décidé je traverse le champ de mine et d’immondices pour ouvrir en grand les fenêtres donnant sur la cour. Il y a un petit balcon sur lequel je ne vais jamais et qui donc a été sauvé miraculeusement et je l’invite à m’y rejoindre. Je lui amène une chaise pour qu’elle s’assoit et lui demande
- Tu veux un truc à boire ? Du café ? Sauf si tu vas dormir après ça… J’crois que j’ai de quoi faire du chocolat chaud quelque part… Tu veux une clope ?
Je lui tends mon paquet, avant d’en coller une entre mes lèvres. Lorsqu’elle s’est décidée sur un choix, je retourne dans l’appart et accède rapidement à la cuisine. Je lave deux tasses et prépare les mixtures avant de revenir sur le balcon.
- Alors, ta psychanalyse ? Pas très glorieux tout ça hein.
Je secoue la tête, désabusé et observe la cour en contre-bas. La ville, bruyante, est active autour de nous. On entend les klaxons, les accélérations, coups de freins, les passants qui parlent, les enfants qui crient…
- Tu fais quoi de tes journées, Prim ? je lui demande en soufflant la fumée de ma clope, curieux de savoir quel visage elle adopte en journée. Je ne sais pas pourquoi mais je sens que c’est tout à l’opposé de qui elle est la nuit.
Ce n’est même pas du ménage qui s’impose mais carrément des travaux de rénovation tant il me parait pourri l’appartement de Harvey, mais je m’abstiens de faire ce commentaire à voix haute, pour une fois, ne cherchant pas à l’enfoncer davantage alors qu’il m’offre une place sur le balcon, probablement pour que je ne reste pas dans sa pièce principale qui est un carnage sans nom. Personne ne devrait vivre comme ça, ni lui, ni personne d’autre. Je ne sais pas quelles sont ses raisons et je ne suis pas certaine d’avoir envie de les découvrir, j’ai peur de me rendre compte qu’il est aussi amoché à l’intérieur que peut l’être son logement et j’ai mes propres démons à gérer, je suis incapable de faire face à ceux des autres. C’est égoïste, j’en ai parfaitement conscience, mais n’est-ce pas ce que j’ai toujours été après tout ? Je suis douée pour penser à moi, ce n’est pas vraiment de ma faute, c’est dans ma nature et on ne peut pas vraiment changer la nature des gens. C’est pour ça que je trouve débiles les couples qui essaient de se rendre mutuellement meilleurs ou de s’adapter l’un à l’autre. C’est bien beau de parler de faire des concessions ou autre connerie du genre mais on ne peut s’adapter qu’un temps avant que le naturel revienne au galop. Je pense qu’il serait plus réaliste d’essayer de supporter les défauts de l’autre et d’arriver à vivre avec plutôt que d’espérer qu’ils disparaissent comme par magie. Alors oui, c’est sûrement parce que je sais que je ne pourrais pas me défaire de cette incapacité à gérer les sentiments d’autrui qui me rend parfois trop égoïste que je ne veux pas vraiment découvrir qu’Harvey est aussi paumé qu’il en a l’air. « Un café, super idée. Merci. » J’approuve après avoir pris place sur son balcon. Ce n’est pas un café dont je vais avoir besoin pour enchainer ma journée de cours mais plutôt d’une cafetière entière et en intraveineuse, de préférence. Je décline en revanche sa proposition de cigarette, je ne tiens pas à commencer à fumer aujourd’hui, ce n’est pas quelque chose qui m’attire et vu mon niveau d’endettement actuel, je crois que je ferais mieux de ne pas m’ajouter une source de consommation supplémentaire qui risquerait de faire passer mon compte bancaire du rouge au rouge très foncé. Mon banquier fait déjà bien assez la gueule comme ça, je ne veux pas risquer davantage de lui faire avoir une crise cardiaque.
J’attends bien sagement qu’il revienne sur le balcon en contemplant l’intérieur de la pièce, véritablement épatée par un tel bazar. J’essaie d’enregistrer mentalement cette image parce que je pense qu’une fois que j’aurais quitté cet endroit, mon subconscient essaiera de me persuader que j’ai rêvé. « Tu veux vraiment y passer ? Très bien. » C’est presque trop facile dans le cas présent, Harvey est un cas d’école, je suis sûre que tous les psychiatre aux diplômes dont les titres présomptueux ne signifient pas grand-chose seraient heureux de venir avec un carnet et un crayon pour prononcer un hmm à chaque nouvelle phrase prononcée par le jeune homme. « Je dirais que le bazar de ton appartement est à l’image du bazar qui est dans ta tête et que si tu ne ranges pas, c’est pour ne pas devoir réaliser que c’est chez toi ici maintenant et que tu es installé… J’imagine que c’est pour la même raison que tu ne fais pas de tri dans ta tête, d’ailleurs, parce que ça t’obligerait à avoir des pensées cohérentes sur des sujets que tu préfères camoufler sous d’autres pour ne pas avoir à te prendre la tête avec ton subconscient. J’ai raison ? » En réalité, je n’en ai pas la moindre idée, j’imagine juste que pour vivre dans un tel désordre, il faut vraiment avoir un problème et compte tenu de l’addiction au whisky d’Harvey plus son attitude de ce soir, il ne m’est pas difficile de conclure que c’est un mec paumé parmi tant d’autres qui ne sait juste pas où il en est dans la vie et n’a pas franchement envie de le savoir. J’aurais presque pu lui sortir un give my five, man parce que je ne suis pas plus avancée que lui sur le sujet, malheureusement. On en revient inexorablement à ce que j’ai toujours pensé, les personnes qui viennent bosser dans ce genre d’endroits ne sont pas celles qui ont de grands projets de vie mais celles qui se sont égarées en chemin et n’ont pas vraiment le courage de sortir la carte pour tenter de retrouver un itinéraire digne de ce nom. J’espère pour lui que ça finira par arriver, j’ai l’impression que pour moi il est un peu trop tard, malheureusement, je vais devoir vivre avec mes erreurs que je préfère qualifier de choix de vie parce que ça me parait plus facile à accepter comme ça. « Je vais à la fac. » Je balance, lorsque le sujet rebondit sur moi. Parce qu’il n’y a pas de raison que ça aille dans un seul sens, n’est-ce pas ? Si je veux en apprendre davantage sur lui, il faut qu’il en sache un peu plus sur moi. J’aurais pu lui mentir, lui balancer que je travaillais dans une sandwicherie ou une connerie du genre, mais quelque chose me dit qu’il ne m’aurait pas cru. Et puis, je n’ai pas vraiment envie de lui mentir, au fond, je ne vois pas quel intérêt j’aurais à faire ça. « Je fais du droit, ironique, non ? » Le rire sans joie qui ponctue mes paroles veut tout dire. Je ne sais vraiment pas ce que je fous là.
Je souris, clope au bec alors qu’elle se prête à l’exercice de ma psychanalyse. J’étale mes jambes devant moi sur le balcon en fixant un point au hasard, tandis qu’elle se lance. Elle n’a pas tellement tort, ma belle Rose, il y a un fichu bordel dans ma tête et je ne suis pas sûr de vouloir y mettre de l’ordre. Peut-être que j’aime bien me morfondre sur mon sort. Peut-être que je me complais dans cette douleur car je n’ai rien connu de meilleur ? Peut-être que je n’ai pas l’envie de m’extirper du bourbier dans lequel je m’enfonce. Peut-être qu’il est tout simplement trop tard et que j’ai abandonné le combat depuis trop longtemps.
Lonnie, putain. Qu’est-ce que je fous là ? A Brisbane, en errance. Je n’ai pas de but dans la vie, j’ai perdu mon chemin et je ne sais plus où aller. Mes yeux se voilent, je les ferme et j’inspire longuement, prudemment pour faire taire le flot puissant d’émotions qui me ravage de l’intérieur. Lorsque je rouvre les yeux, je suis maître de moi-même à nouveau et je tourne la tête vers Primrose
- Ouais, t’as pas tort on va dire. J’ai d’la merde dans le crâne et pas l’envie de faire le tri.
A quoi bon mentir ? Les faux semblants nous enlisent dans la boue de nos mensonges, créés pour nous empêcher de ressentir ce qui pourrait nous faire du mal. On se fait du mal quand même. On se fait du mal tout le temps. On se fait du mal en se persuadant qu’être son propre bourreau c’est mieux. Est-ce que c’est mieux, vraiment ?
- J’vais à la Fac. Je fais du droit, ironique, non ?
Je ne bouge pas alors qu’elle me révèle son activité de jour. Ainsi donc, elle étudie. Du droit, qui plus est ! Ce n’est donc pas une mince affaire mais je n’ai jamais douté de l’intelligence de Primrose. Je lui souris et réponds simplement
- La vie n’est qu’une grande mascarade, et si tu fais du droit tu dois bien le savoir.
Quiconque sait manier un minimum les lois, sait aussi qu’elles s’annulent, se contrent et forment un véritable sac de nœud souvent impossible à délier. La justice, au final, c’est subjectif. Je souffle la fumée de ma clope, perdant mon regard dans le vague, avant de demander
- A quelle heure prends-tu les cours ? Tu veux dormir un peu ?
Jongler entre son métier de danseuse et sa vie d’étudiante ne doit pas vraiment être simple. J’ai vécu une expérience quasi similaire à Dublin, lorsque je servais dans un bar tout en préparant ma thèse. Le rythme est difficile, l’épuisement menace à tout instant de déséquilibrer le tout et c’est un stress à chaque instant. J’ajoute avant qu’elle ne dise quoi que ce soit
- Il se peut que j’ai des draps propres. Mais je peux aussi tout simplement te ramener chez toi si tu préfères.
Mon analyse aussi banale soit-elle est rapidement confirmée par Harvey qui a l’air d’avoir une estime de lui-même aussi élevée que la plupart des personnes travaillant dans notre milieu. Je ne suis pas étonnée, je n’ai encore jamais vue une des épaves paumées qui atterrit au club dire qu’elle était là parce que c’était sa vocation et qu’elle était parfaitement épanouie et bien dans sa peau. Je le suis, moi, épanouie, ou en tout cas j’essaie de l’être. Une fois que j’ai compris qu’il ne valait mieux pas que je me regarde dans un miroir pour éviter de me dégoûter de ma propre image, je crois que j’arrive à accepter mes actes et mes choix assez bien, finalement. La journée qui s’annonce va être compliquée, parce qu’une nuit sans sommeil rend difficile de se concentrer pleinement sur une journée de fac classique, surtout lorsque je serais entourée de petits visages bien reposées d’étudiants qui auront mangé leur bol de céréale avec du lait sur la table de la cuisine familiale alors que j’aurais simplement pris trois cafés histoire de tenir le coup avant de me brosser les dents dans les toilettes des filles pour avoir l’air un peu moins à côté de mes pompes. Malgré tout, je vais affronter cette journée comme j’ai affronté toutes les autres auparavant, parce que j’ai besoin de me prouver que je peux être cette fille brillante qui réussit ses études. Mener cette double vie me donne l’impression d’avoir une alternative et j’en ai besoin pour avancer. Pourtant, au fond, je sais que je ne peux pas m’en sortir, parce que je n’en ai pas l’envie, déjà, mais aussi et surtout parce que je n’ai pas toujours rencontré les bonnes personnes et que je suis désormais trop impliquée dans des activités plus ou moins légales pour pouvoir m’en sortir simplement parce que je l’aurais décidé. Je me contente donc tout simplement de ne pas envisager de faire un choix, tant que je resterais dans cet entre-deux un peu étrange, il ne pourra rien m’arriver. « Tu vois, t’es tombé dans le piège toi aussi, c’est facile de s’identifier à des généralités, n’est-ce pas ? » Je préfère m’imaginer qu’il a juste appliqué mes suppositions à sa propre histoire plutôt que de considérer que je fais réellement face à un déchet humain qui n’a plus de but dans la vie et se laisse simplement dépérir. Parce que si c’était le cas, qu’est-ce que je pourrais faire ? La réponse est : rien, absolument rien. Je ne suis pas douée pour venir en aide aux gens, je n’arrive déjà pas à m’aider moi-même alors c’est un peu trop demander.
Avouer que je suis étudiante en droit ne me parait pas être réellement dangereux même si la vie m’a déjà prouvée que j’étais douée pour accorder ma confiance aux mauvaises personnes et je m’étonne de constater qu’il n’a pas du tout l’air surpris par mon annonce. Il est un peu trop perspicace ce garçon, je devrais sûrement me montrer plus méfiante. « A huit heures. » Dans à peine trois heures, à présent, mais j’ai l’habitude et je ne ressens pas, pour le moment, les effets de la fatigue. Combien de fois un client trop gourmand m’a forcée à veiller toute la nuit pour ensuite enchainer avec la fac et les cours. Heureusement pour moi, je ne travaille pas demain soir, sinon j’aurais forcément dû trouver un moment pour faire une sieste dans la journée, j’aurais été incapable de tenir le coup. Me connaissant, je vais sûrement m’écrouler en rentrant pour ne me réveiller que le lendemain matin, tout simplement. « Il vaut mieux que je reste debout, sinon je ne me lèverais jamais pour aller en cours. » Et je n’ai pas fini de le sonder, en plus. Je ne sais pas pourquoi, j’ai l’impression de ne pas être vraiment la bienvenue, comme si, malgré le fait qu’il se soit intéressé à moi – pour une raison que j’ignore toujours – il voulait absolument me tenir à distance de la personne qu’il est réellement. J’admets que son comportement m’intrigue encore davantage que s’il se montrait totalement transparent. « T’essaies de me virer en fait, c’est ça ? » Je joue la carte de l’honnêteté, présentant tout simplement mon ressenti pour savoir s’il va me jeter dehors en m’avouant que oui, en effet, il n’a pas envie de me voir ici, ou si je vais réussir justement à le pousser à s’ouvrir un peu, pour une fois. « Je te fais peur ? » Je ne suis pas spécialement impressionnante, j’en ai bien conscience et puisqu’il a l’air de lire en moi comme dans un livre ouvert, ce qui me déplait fortement, j’estime que j’ai le droit aussi d’en apprendre davantage sur lui et j’espère qu’il m’en laisser la possibilité. « Tu n’as toujours pas répondu à ma question. » Il pense peut-être que je suis du genre à rendre les armes facilement mais il se trompe. Maintenant que je sais que ce n’est pas mon corps qui l’intéresse, je suis curieuse de savoir ce qui l’a poussé à jouer les sauveurs ce fameux soir.
Code by Fremione.
Spoiler:
J'ai mis 20 ans à le reposter. Entre les fois où je poste avec Jules et celles où je poste dans le mauvais sujet, je crois que mon subconscient veut pas que je fasse les choses bien. xD