- Tu vois, t’es tombé dans le piège toi aussi, c’est facile de s’identifier à des généralités.
Je souris, encore une fois. Mon regard glisse sur son air malicieux et déraisonnable. La misère lui fait peur à Primrose, je le vois dans sa façon de me regarder. Elle reste méfiante et sur la défensive, comme si elle craignait la vérité. Je peux la comprendre, la vérité c’est moche à voir bien souvent. On préfère détourner le regard, observer ailleurs et se bercer d’illusions. C’est sûrement ainsi qu’elle envisage sa vie, et qu’elle arrive à vendre son corps la nuit. Les phrases toutes faites « ça ne durera qu’un temps, je ne ferais pas ça toute ma vie, j’ai besoin de ce fric » doivent être son quotidien. Fichu quotidien. La vérité ne vaut pas mieux que le mensonge, l’agonie est la même bien que différente. Je me redresse et écrase ma clope dans le cendrier en répondant
- T’es peut-être tout simplement douée aussi. Faudrait que tu considères l’ouverture d’un cabinet en ville, ça pourrait te rapporter un max.
L’argent, encore et toujours. Comme principale motivation, pour ameuter, intéresser, promouvoir et accepter des choses inacceptables, indésirables, vilaines. Pourquoi cours-tu ainsi après le fric Primrose ? Crois-tu que ce Dieu-là vaut tous les sacrifices que tu fais pour lui ? Ta jeunesse, ta beauté, ton esprit…
Du droit, elle étudie du droit. Elle est donc totalement consciente de ce qu’elle encourt avec ses pratiques illégales. Ce n’est pas moi qui lui ferais la morale, et pourtant son comportement me fait écho. J’ai échoué à cause de mes activités clandestines moi aussi. J’étais si proche du but. Je m’en veux, mais je sais que je n’arrive pas à faire autrement. Cette haine, cette colère, elle doit sortir sinon je la dirige contre moi et je me perds. Je me hais. Et je me raccroche à lui : la lueur dans l’obscurité, Lonnie. Lui qui m’a très certainement oublié, moi qui ne suis pas fiable.
- Il vaut mieux que je reste debout, sinon je ne me lèverais jamais pour aller en cours.
Je grogne un peu, à moitié compréhensif. Je ne sais pas comment elle réussit ce coup de maître, elle n’a même pas de cernes ! A moins qu’elle ne réussisse à camoufler tout ça avec des poudres et des fonds de teints à outrance, les femmes sont des artistes en quelque part ! Je ne sais pas comment elles font pour supporter tout ça sur leur peau, mais soit.
- T’essaies de me virer en fait, c’est ça ? Je te fais peur ?
D’abord étonné, je fronce ensuite les sourcils. Pourquoi aurais-je peur ? Je n’ai rien à cacher, moi, Primrose. C’est toi qui refuse de voir, pas le contraire. Je glisse ma main sur mes sourcils épais, sentant la migraine affluer lentement.
- Tu n’as toujours pas répondu à ma question.
- Quelle question ? Je demande sur un ton bourru, avant de me pencher vers elle, coudes sur les genoux, regard ancré dans le sien.
- Tu veux savoir pourquoi j’ai pété la gueule au sale porc qui a tenté d’abuser de toi, c’est ça ? Pourquoi y aurait-il une raison particulière ? Je n’avais pas envie que tu te fasses violer, voilà tout. Il y a une grande différence entre offrir son corps et se le faire violenter selon moi. Même les putes ont le droit au respect.
Mes mots sont durs, mais n’est-ce pas là ce qu’elle est ? Une prostituée ? Je glisse une autre clope entre mes lèvres et poursuis, avant de l’allumer.
- J’ai vu que ce connard n’était pas net, j’ai tenté de t’avertir mais tu ne m’as pas écouté. Alors je suis resté sur le qui-vive, tout simplement. T’avais besoin de moi, j’étais là et lui n’avait rien à foutre près de toi. Je lui ai passé l’envie de recommencer, pour un long moment j’espère…
Je marque un temps pour allumer ma clope et je souffle la fumée. Mon regard s’est détourné d’elle, mais j’y reviens pour terminer ma longue tirade – la plus longue que j’ai formulé face à elle jusqu’à présent
- Tu sais, Prim, c’est dangereux ce que tu fais. Des mecs violents, il y en a partout mais encore plus là où tu bosses. Sois juste contente que je me sois trouvé au bon endroit au bon moment, c’est tout. Si je dois le refaire, je le referais de la même manière. Je ne laisserais personne se faire violenter devant moi, c’est tout. Personne.
Plus jamais. Mes yeux se ferment. Mes mains se crispent et se mettent à trembler. Le passé ressurgit. Plus jamais. J’entends les cris. Les hurlements. Le dos de mon frère en sang. Les yeux explosés de mon père, à peine humain. La ceinture claque sèchement, elle vient briser un corps faible mais endurant malgré tout. Je me crispe un peu plus alors que le passé revient. Il me hante. Il est là, constamment. Et c’est dur, bien plus dur que je ne veux me l’avouer. Je répète, pour mes fantômes
Je ne suis pas douée pour être confrontée à la misère du monde, je ne sais pas trouver les paroles réconfortantes, les gestes qu’il faut et mes attentions ne sont jamais à la hauteur de la détresse de la personne en face de moi. Je me cache derrière des plaisanteries foireuses, des silences qui me permettent d’éviter de me tromper et une désinvolture que je suis loin de posséder en réalité. Alors oui, je préfère considérer que je ne suis pas douée pour psychanalyser les gens et que le fait qu’Harvey se sente concerné par mes propos est une simple coïncidence plutôt que de devoir vraiment me confronter à la vie misérable qu’il semble mener. « Excellente idée, mais j’ai déjà une vie bien occupée. » Et puis, écouter les autres m’exposer des problèmes que je ne saurais de toute façon pas comment résoudre me parait être la pire idée au monde. Je sais qu’il plaisante, bien sûr, mais je ne peux pas m’empêcher de me sentir un peu piquée par le fait que, comme beaucoup de personnes de mon entourage, il ne puisse pas s’empêcher de me suggérer de changer de métier. J’aime ce que je fais, et j’aimerais bien que tout le monde finisse enfin par le comprendre, si j’en suis là, c’est par choix et non pas par obligation. Ce métier me permet d’avoir le train de vie que je souhaite avoir et je n’ai aucunement l’intention d’en changer rapidement. Je ne comprends pas que tout le monde remette en question mes choix de vie continuellement, comme si je n’étais pas capable de me gérer toute seule. Heureusement, je suis une grande fille et je sais très bien ce que je fais et pourquoi je le fais, enfin, je crois. Evidemment, si je devais mener plus loin cette introspection, je crois que la finalité ne serait pas la même, mais j’arrive justement assez bien à rester seulement en surface et à ne pas me poser trop de questions, depuis le temps. Mon présent est ce qu’il est, j’ai décidé qu’il était plus facile pour moi de l’accepter que de lutter contre, mais maintenant, c’est contre mon entourage que je dois lutter parce qu’il n’a pas réussi à suivre la même démarche que moi et ils tentent encore une fois de me remettre sur le droit chemin alors que je préfère m’imaginer que celui que j’ai finalement choisi n’a rien de moins droit que celui qu’ils me suggèrent. Les conflits ne sont pas près de s’arrêter entre nous, je ne compte pas me plier à leurs exigences.
Harvey élude une nouvelle fois la question que je lui pose, ou en tout cas il tente de le faire dans un premier temps ce qui a pour conséquence de me faire lever les yeux au ciel. J’ai l’impression que je vais devoir passer le reste de la nuit, ou plutôt ce début de matinée, à ramer pour obtenir des informations, chose qui ne me plait pas du tout, évidemment. Mais contre toute attente, il finit par se décider de lui-même et je reste muette alors qu’il m’explique, changeant de visage par la même occasion, habité par une colère qui m’impressionne autant qu’elle me déstabilise. Ses mains tremblent, je détourne le regard en vitesse, feignant d’ignorer son évident malaise que je ne suis pas capable de gérer correctement. Une fois de plus, je ne peux pas trouver les mots, je ne sais pas faire. Je ne comprends pas d’où viennent les douloureuses émotions qui l’assaillent, mais je regrette presque de les lui avoir fait extérioriser, à présent. « Je le sais tout ça. » Mon ton est neutre, une fois de plus, je tente de dissimuler ce que je ressens derrière ce masque de neutralité qui, je l’espère, parviens à donner le change. La vérité c’est que ses mots sont touchants, j’ai eu besoin de lui à cet instant, c’est vrai et j’ai accueillie son arrivée auprès de moi comme une véritable délivrance dont j’avais cruellement besoin à cet instant précis. Subir des violences m’est déjà arrivé et m’arrivera encore, mais même en le sachant pertinemment, ça ne devient pas plus facile avec le temps. Heureusement, ce n’est pas à chaque fois et heureusement pour Harvey, il n’est pas en service à tous les coups lorsque ça se produit. Mais comme toutes les choses susceptibles de me faire douter de mes choix de vie, j’enterre chacune de ces blessures physiques comme morale dans un coin de ma tête que je ne vais jamais explorer, parce que ce serait trop dur et parce que j’ai peur de ne plus réussir à remettre les pieds au club si je m’y confronte réellement. Vivre dans l’ignorance me permet d’accepter davantage de choses et j’ai besoin de tout accepter si je veux gagner encore et toujours plus. « Avant d’essayer de sauver ceux qui n’ont pas demandé à l’être, tu devrais peut-être essayer de te sauver, toi. » Se sauver de quoi, je l’ignore, mais il me parait évident que le problème, dans tout ça, c’est lui et non pas ce que je fais de ma vie. « Mais tu ne sais pas comment faire, pas vrai ? » Je vais trop loin, je le sens, mais l’attaque a toujours été la meilleure défense et je refuse de commencer à me poser des questions sur mon métier. Il me tuera un jour, sans doute, et alors ? Il faut bien mourir de quelque chose.
Tremblant, je passe une main dans mes cheveux et tente de me ressaisir. Bordel, les cauchemars n’attendent même plus que je dorme pour m’accaparer. Je tire sur ma clope, un peu furieusement, comme pour m’accrocher à la fumée, comme si elle pouvait me retenir dans le monde des vivants. Diaboliquement ironique quand on sait qu’elle sera sûrement responsable de ma future mort.
- Je le sais tout ça.
Je ne peux m’empêcher de lever les yeux au ciel, un brin exaspéré par la neutralité dans sa voix. Evidemment, elle le sait. Seulement il y a une énorme différence entre le savoir et le reconnaître, et puis le savoir et l’ignorer. Primrose, elle choisit en âme et conscience de détourner le regard de son miroir et de regarder la réalité en face car elle est tout simplement incapable de réellement assumer ce qu’elle fait pour vivre. Je serais curieux de savoir QUI de ses amis est au courant, QUI la connait réellement. Mais je n’ai pas besoin de demander, je connais déjà la réponse. Personne. Personne ne sait car à partir du moment où elle avouera cette sombre partie d’elle, les gens ne verront plus que ça chez elle. La prostituée. La jeune femme ambitieuse disparaîtra derrière ce masque flétri, enrobé de noirceur et de misère. Car les gens jugent et ne peuvent pas voir au-delà des apparences. Ainsi est fait le monde.
- Avant d’essayer de sauver ceux qui n’ont pas demandé à l’être, tu devrais peut-être essayer de te sauver toi. Mais tu ne sais pas comment faire, pas vrai ?
Surpris, j’en laisse tomber ma clope sur le sol et la fixe d’un air ahuri. Cette attaque est sournoise et n’a tout simplement pas lieu d’être. Je cherche les raisons de son soudain énervement, n’en trouve aucune et je soupire bruyamment. Si c’est le seul moyen qu’elle a trouvé pour garder les gens à l’écart, je rétorque un peu brusquement
- Ouais, oublie ce que je t’ai dit, tu ferais un psy terrible. Au final c’est sûrement mieux quand tu ne parles pas.
Je récupère ma clope et l’écrase dans le cendrier avant de me lever. Cette discussion ne rime à rien, je ne sais même pas pourquoi elle a lieu. Je ne comprends pas pourquoi elle est venue me trouver si c’est pour me renvoyer chier dès que j’essaie de me confier. J’essaie de me confier, mais quelle mauvaise idée ! Je me flagelle moi-même alors que je suis tout simplement pitoyable. Tout ce qu’il me faut, c’est une bonne bouteille à siffler pour ronfler bruyamment avant que le tintamarre de la ville ne vienne m’exploser les tympans et m’empêcher de trouver le sommeil.
Alors que le visage de Harvey se ferme totalement dès que j’ai le malheur de prononcer cette attaque gratuite destinée seulement à me sauver la peau, je reste de marbre, comme si sa réaction ne m’atteignait pas et que le déstabiliser avait été le but recherché depuis le début. Intérieurement, bien sûr, je regrette déjà mon acte, conscient qu’il était en train de partager un élément majeur dans sa vie et qu’il avait donc fait un pas vers moi, même minime. Je l’ai repoussé sans scrupule, parce que je ne suis pas douée pour ce genre de choses, parce que je n’ai pas envie d’avoir à le consoler, parce que je serais incapable de trouver les bons mots qui colleraient à cette situation. Mon mécanisme d’auto défense s’est enclenché tout seul et on m’a toujours dit que le meilleur moyen de défense était l’attaque, alors j’ai attaqué, méchamment, sans trop savoir où j’allais et en touchant malheureusement une zone sensible. Je devrais sans doute m’excuser, dire que je regrette, que je n’aurais pas dû me lancer là-dedans, mais je n’en fais rien, me contentant de baisser les yeux vers le sol pour fixer mon regard sur le mégot qui s’y est échoué, simplement parce que c’est plus facile de ne pas lire sa déception sur son visage. Je suis la fautive dans cette histoire, j’ai voulu creuser, j’ai voulu savoir et il a fini par craquer et s’ouvrir vraiment. J’aurais sans doute dû trouver une manière plus adroite de lui faire comprendre que c’était trop pour moi, mais j’en ai évidemment été incapable. Pire, j’arrive même à sourire lorsqu’il m’avoue qu’en tant que psy, je serais probablement horrible. Il a raison, je ne cesse de le répéter, je ne sais pas gérer mes propres émotions, alors je préfère rester éloignée de celles des autres. « On est d’accord. » Je me contente d’acquiescer, osant enfin lever les yeux pour le regarder, sans pour autant réussir à analyser l’expression de son visage. Je crois qu’il s’est définitivement fermé et que je ne pourrais rien en tirer, ou en tout cas pas aujourd’hui. Je l’accepte, bien sûr, parce que je sais que je suis incapable de faire marche arrière et de prononcer les mots qui devraient pourtant sortir de ma bouche pour essayer de sauver ce qui peut encore l’être. A quoi bon, de toute façon ? On ne risque pas de devenir de grands amis, et même si c’était le cas, qu’est-ce que ça nous apporterait ? Deux loques humaines contemplant ensembles le naufrage de leur vie, chouette perspective.
Je lui ai déjà dit que je n’avais pas l’intention de me reposer avant de partir à la fac parce qu’il vaut mieux que je reste sur ma lancée, mais lorsqu’il me suggère de rentrer, pour la troisième fois depuis que je suis allée l’aborder à ce bar, j’ai bien conscience que c’est parce qu’il veut que je m’en aille et rien de plus. « Ok, c’est bon, t’as gagné, je me casse. » Et je me lève de la chaise sur laquelle j’ai pris place pour aller laver ma tasse de café quasiment vide dans l’évier de la cuisine, tâchant au maximum d’ignorer le bazar qui se trouve partout autour de moi. Lorsque je reviens, c’est pour attraper mes affaires laissées au sol durant cette conversation qui aura été de courte durée par ma faute. Pendant un instant, je reste plantée là, incapable de savoir quelle est la bonne réaction à adopter, ou même si je ne devrais pas partir sans rien dire compte tenu du fiasco total de cette piètre tentative de rapprochement. « T’as pas besoin de me ramener, je crois que je retrouverais le chemin. » Ou pas, mais j’ai la chance d’avoir, comme n’importe quel individu lambda, un téléphone doté de cette fabuleuse capacité de me repérer dans l’espace et de m’orienter assez facilement. Je veux lui épargner le silence gênant du trajet jusqu’à mon domicile. Parce qu’après tout, c’est ce que je fais de mieux, non ? Je fuis, le plus loin possible, le plus vite possible, pour éviter d’avoir à me confronter à des vérités ou à des réalités que je ne suis pas prête à voir ou à entendre. « Essaie de t’en tenir au café. » Je crois que je visualise très bien ce qu’il a l’intention de faire de sa fin de nuit, profitant de mon départ prématuré pour finir ce qu’il a commencé au bar. Je ne sais pas pourquoi ça m’importe, après tout, il fait bien ce qu’il veut de sa vie. « Conseil de mauvaise psy. » J’ajoute, plaisanterie futile destinée à alléger la situation mais un brin provocante malgré tout. Je finis par tourner les talons, regagnant la porte d’entrée en slalomant entre les ordures qui jonchent le sol. Ce n’est que lorsque j’ai la main sur la poignée que je parviens à trouver assez de courage pour prononcer ces mots que j’aurais dû lui offrir à la place de cette attaque gratuite à laquelle il a eu droit. « Je suis désolée pour les violences que tu as subies. » Directement ou indirectement, je n’en sais rien, mais mon instinct me dit que seul quelqu’un ayant vécu des violences ou assisté à celles-ci peut avoir une telle haine en lui. La porte s’ouvre vers cette liberté que je veux tant retrouver, évitant la suite de ces confessions que je ne suis pas prête à entendre. Dans peu de temps, je redeviendrais Primrose l’étudiante et je pourrais enfin oublier tout ça, ou plutôt, je l’espère.