“The most important thing in the world is family and love.”
Autant clairement dire que je me suis pas levé du bon pied ce matin. Je serais bien resté sous ma couette. Hier c’était la folie au restaurant. Il y avait un monde fou, alors en général quand c’est comme ça on essaie de travailler deux fois plus vite pour libérer plus vite les tables, histoire. Et puis il y avait un critique gastronomique aussi, alors dans ce genre de moment je vous raconte pas la pression. J’ai toujours peur d’avoir une mauvaise critique et que ça nuise complètement à la réputation du restaurant. Si un jour les affaires ne marchent plus je sais pas comment je vais m’en sortir. Ce restaurant c’est toutes mes économies, c’est toute ma vie. Quelque fois j’ai même l’impression de passer plus de temps là-bas que chez moi. Ce qui est assez triste quand même. Je travaille d’arrache-pied tous les jours. Je peux pas m’en plaindre, c’est moi qui l’a voulu après tout. Et encore, avant je m’occupais moi-même de la comptabilité du restaurant. Bref je faisais tout, tout seul. Sauf que je me suis rendu compte que j’allais pas tenir très longtemps si je ne déléguais aucune tâche. Maintenant j’ai un comptable qui s’occupe des chiffres, j’ai environ un rendez-vous par mois avec lui pour discuter de tout ça. Ça fait je sais pas combien de temps que j’ai pas pris de vacances. Putain j’aurais bien besoin de vacances là maintenant tout de suite. Je retournerais bien en France, ou en Italie. J’ai tellement adoré ces pays. Ou bien peut-être que je devais voyager dans d’autres pays de l’Europe ? Pourquoi pas l’Allemagne ? Ouais non, je parle pas un mot d’Allemand ça pourrait être compliqué. Et puis partir tout seul c’est pas tellement motivant.
En attendant, aujourd’hui je suis en repos et je suis censé aller manger chez mes parents. Je dois vous avouer que j’ai assez peu de motivation. J’ai pas envie de me lever, j’ai juste envie de dormir. Hier je suis rentré super tard chez moi. Je lâche un soupir en voyant l’heure s’afficher sur mon réveil. 10h50. Il est plus que temps que je me lève si je ne veux pas être en retard, il faut que je sois chez mes parents à midi. J’avoue que je ne vais pas voir mes parents si souvent que ça. Une à deux fois par mois peut-être. Mais je les appelle toutes les semaines au moins une fois. J’ai beau habiter dans la même ville que Prim, mais pourtant je ne la vois pas si souvent que ça non plus. On était pas proches du tout elle et moi avant. Mais l’accident nous a pas mal rapproché. Bon après je dirais pas non plus qu’on est inséparables, faut pas craquer. Mais disons qu’elle m’a beaucoup soutenu, et je ne l’oublierais jamais. J’étais dans un sale état. Que ce soit physique ou mental. Je me sentais super mal, et elle m’a pas lâché. C’est ce que j’appelle une super petite sœur ça quand même. Enfin bon, lui dites pas que j’ai dit ça, j’veux pas non plus qu’elle attrape la grosse tête. Une fois douché et habillé, je pars directement et je décide de faire un petit détour chez le fleuriste pour acheter un bouquet des fleurs préférées de ma mère. C’est le genre de petite attention qui fait toujours plaisir je trouve. Ça me fait toujours bizarre quand je retourne à la ferme. J’ai l’impression que c’est toujours de plus en plus petit. Et dire qu’on était tous à six confinés là-bas. Dire que j’ai détesté y vivre serait mentir, j’ai passé plein de super moment. Mais on avait zéro intimité, et ça, ça craignait.
J’ai à peine le temps de sortir de ma voiture que ma mère était déjà à la porte en train de m’ouvrir. Elle était certainement en train de surveiller mon arrivée à la fenêtre de la cuisine. Je ne peux m’empêcher de la sourire quand je la vois de loin. Quand je lui tends le bouquet de fleurs je vois son visage s’illuminer, ce qui me fait encore plus sourire. Voilà je savais que ça lui ferait plaisir. J’entre et je pars dire bonjour à tout le reste de la famille. Ou du moins ceux qui était déjà présents. Tout le monde était là, sauf Prim elle n’était pas encore arrivée. Bon après tout elle est si pas en retard que ça, il est à peine midi. Je laisse mes parents en cuisine (oui on peut pas m’en vouloir c’est bon, je passe mes journées dans la cuisine quand je suis au boulot) et puis je m’installe sur le canapé devant la télé avec les jumelles. Putain elles ont tellement grandi. Elles sont dix-huit ans. Ce sont des jeunes femmes maintenant, ça me fait bizarre de me dire ça. J’espère qu’elles, elles vont pas décider de se faire de l’argent de poche en faisant des stripteases aussi. Non parce que j’ai déjà du mal à l’accepter pour une sœur alors s’y les deux autres si mettent aussi… J’vais faire un arrêt cardiaque moi. Je m’en souviens encore d’elles quand elles étaient bébés. Et je me souviens aussi de la déception que j’ai ressentie quand on avait appris que c’était deux filles. J’aurais beaucoup aimé avoir un frère, sauf que je me suis retrouvé à être le seul mec de la fratrie. Mais bon voilà, c’est comme ça c’est la vie on peut rien y changer. Quand j’entends toquer je fais signe à ma mère de rester en cuisine. Je quitte le canapé pour aller vers la porte d’entrée. Je l’ouvre pour découvrir Primrose de l’autre côté de celle-ci. « Mademoiselle. » Un petit sourire se dessine sur mon visage, je me décale pour la laisser entrer. Elle a bonne mine je trouve, elle a l’air d’aller plutôt bien. J’ai l’impression que ça fait un siècle qu’on s’est pas tous retrouvés tous ensemble chez maman et papa. Je pense qu’on va passer une bonne journée en famille.
The most important thing in the world is family and love
Si je devais décrire ce que serait ma vision de l’enfer, je pense qu’un déjeuner chez mes parents serait une très belle image de ce qui m’attend de pire si jamais je dois me retrouver au pays de Satan après ma mort. Malheureusement, je sais que je vais certainement m’y retrouver tôt ou tard, alors je ferais bien de m’habituer à affronter ces instants que je déteste parce que je sais parfaitement qu’on va me poser des questions désagréables, que le sujet de mon travail va être abordé, que ce soit par des métaphores détournées ou bien par une attaque directe de l’un des membres de ma fratrie ou mes parents eux-mêmes. Du coup, quand ma mère m’a demandé de venir aujourd’hui, parce que c’était le seul jour de congé de Caleb et qu’elle avait réussi à m’extorquer mon emploi du temps et savait donc parfaitement que je ne pourrais pas refuser en prétextant des cours divers et variés. Je n’ai donc pas eu d’autre choix que d’accepter et alors que je me démaquille devant le miroir de ma petite salle de bain, ma montre indiquant qu’il est presque six heures du matin, déjà, je me demande vraiment comment je vais réussir à affronter cette journée familiale qui va sûrement être bien trop longue. Heureusement, ma fatigue l’emporte sur les questions qui se bousculent dans ma tête et je m’écroule, non sans avoir mis un réveil tard dans la matinée, histoire de ne pas louper le fameux déjeuner et me faire dégommer la tête par les Anderson au complet. Une chose est sûre, je n’ai vraiment pas la moindre envie d’aller là-bas, de devoir faire semblant de faire encore partie de cette famille dans laquelle je ne suis plus vraiment la bienvenue. Seule la perspective de voir Caleb, avec qui les tensions se sont légèrement apaisées pendant une courte trêve que la vie nous a poussé à nous accorder me rassure un peu. Je sais qu’il n’approuve pas plus que le reste de la famille mon attitude et qu’il ne me défendra pas si on doit encore se disputer sur le sujet, mais à défaut de se comprendre, on parvient à essayer de retrouver la complicité qui nous unissait lorsque nous étions plus jeunes et j’admets que ça me fait du bien de retrouver mon frère. Ça me fait mal de devoir admettre que, malgré tout, je me rends compte que j’ai besoin de mon frère et que sa présence à mes côtés me manque affreusement. Pourtant, en dehors de nos visites chez nos parents, nous nous évitons bien soigneusement lui et moi, parce qu’il ne veut certainement pas me voir dans mon environnement habituel et parce que j’ai peur de débarquer à son restaurant et me faire recaler parce que je ne suis pas digne de représenter sa famille dans cet endroit qu’il a construit à la sueur de son front alors que je gagne certainement plus que lui en me déshabillant sur une scène devant des dizaines de paires d’yeux pleines d’envie.
Mon réveil ne parvient à me tirer pleinement du sommeil qu’après la troisième répétition et c’est avec un peu de retard que je quitte mon appartement, non sans avoir changé quatre fois de tenues. Je suis très coquette, les vêtements de créateurs sont eux que je préfère et j’ai toujours besoin de me sentir belle et attirante. Malgré tout, pour retourner chez mes parents, ce n’est pas la jolie Primrose qui fait tourner les têtes sur son passage que je dois bien montrer mais l’étudiante lambda, au look lambda et surtout la fille qui n’a pas les moyens de s’acheter tous ces vêtements de luxe qui peuplent mon armoire. Je fais attention, donc, attrapant les fringues les moins chères que je possède, tentant de me faire discrète et n’insistant pas trop sur le maquillage que j’applique tout de même sur mon visage avant de sortir définitivement de chez moi, courant à moitié alors que j’ai déjà de trop longues minutes de retard. Sur le trajet, mes mains se crispent sur le volant, j’appréhende tellement cette journée, je sais bien que ça va mal se passer. Je ne sais pas encore pourquoi, mais je sens que ça va juste être horrible. Pourtant, et c’est étonnant, je ne recule pas et lorsque j’arrive enfin à destination, c’est en prenant une grande inspiration que je me présente à la porte d’entrée, prête à affronter la tornade Anderson en gardant la tête haute, quoi qu’il arrive. Lorsque la porte s’ouvre, c’est pourtant un large sourire qui apparait sur mon visage alors que j’aperçois la tête de Caleb qui est venu m’accueillir, je le salue alors qu’il s’efface pour me laisser pénétrer dans cette pièce principale que je connais encore par cœur, même après les années passées loin de la maison familiale. « Monsieur. » Je le serre brièvement dans mes bras avant de m’avancer davantage, déposant mes affaires sur le meuble prévu à cet effet. « Tu as délégué la cuisine à maman ? Je suis choquée, je ne pensais pas que tu étais capable de laisser qui que ce soit aux fourneaux à ta place. » Je plaisante, autant pour masquer ma nervosité que pour me rendre compte de l’état d’esprit dans lequel se trouve mon frère. Je m’avance dans la pièce pour voir les twins scotchées devant leur émission de télé. « Salut les filles. » Elles me regardent à peine et me répondent en bougonnant mais ça me suffit, je file à la cuisine pour saluer mes parents, tâchant d’ignorer le regard de mon père qui me scrute de la tête aux pieds, comme s’il allait découvrir un préservatif oublié collé sur un de mes vêtements. Ma maman m’accueille un peu plus chaleureusement, mais malgré tout, je me hâte de faire marche arrière, retrouvant mon frère au salon, puisque de toutes les personnes présentes, c’est tout de même lui qui a eu l’air le plus content de me voir. « Tu vas bien ? » Question plus bateau, tu meurs, c’est comme si on avait un peu perdu l’habitude d’échanger réellement lui et moi, parce que les tabous sont désormais trop nombreux et que nous ne parvenons pas à les éradiquer totalement malgré nos efforts. Pourtant, j’essaie, j’ai vraiment envie que la complicité que nous avons pu recréer durant la période sombre qu’il a traversée perdure avec le temps et ça me fait de la peine de voir que nous nous éloignons de nouveau, parce que nos choix de vies différents ne nous permettent pas de conserver ce lien si fort que nous avions enfant.
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Ça fait bien longtemps que je me suis pas rendu à un vrai repas de famille comme aujourd’hui. C’est vrai que j’ai un emploi du temps assez chargé et que je ne prends pas énormément de temps pour mes parents. Mais ça veut pas dire que je les aime pas, au contraire. J’ai juste…pas le temps. Et puis pour ma défense, Warwick c’est pas non plus à côté. Je me rattrape en les appelant régulièrement, sauf que ma mère me lance bien souvent des petites piques pour me faire comprendre qu’elle aimerait me voir plus. S’ils habitaient à Brisbane on se verrait plus souvent je suis sûr… Enfin peut-être pas vous allez me dire. Prim et moi on habite pourtant dans la même ville et c’est pas pour ça qu’on se voit régulièrement. Après la mort de Victoria on s’était pas mal rapprochés, mais ça n’a malheureusement pas duré. Quand on était petits on était assez proches tous les deux. Je sais pas ce qui nous a tant éloignés. Enfin si je pense savoir. À ses dix ans nos parents l’ont envoyé en internat dans une école privée. On se voyait beaucoup moins souvent, je crois que c’est un peu ça qui a fait qu’on a totalement grandi chacun de notre côté. Parce qu’on peut pas vraiment mettre ça sur le compte de l’âge, cinq ans d’écart en soit c’est pas énorme. Par contre, je pense que si les jumelles et moi on est pas si proches c’est pas dû à notre grande différence d’âge. Enfin bref, tout ça pour dire que moi j’étais personnellement plutôt content de retrouver toute ma famille autour d’un bon repas confectionné par ma mère. C’est dans sa cuisine à elle que je me suis découvert un amour pour la cuisine. C’est elle qui m’a appris les basiques de la cuisine. Ça peut vous paraître con, mais pour ça je lui serais éternellement reconnaissant. Imaginez si mes parents faisaient partis de ces personnes qui ne sont même pas capables de faire cuire correctement des pâtes et qui font bouffer à leurs enfants des plats surgelés tous les jours ? Peut-être que je ne me serais jamais mis à la cuisine. Quelle horreur. Qu’est-ce que j’aurais fait de ma vie ? Honnêtement j’en ai pas la moindre idée. Si j’avais pas été cuisiné j’aurais certainement fait une fac de lettres ou un truc dans le genre. Lire c’est quelque chose que j’aime beaucoup faire pendant mes temps libres. Alors…ouais j’aurais certainement fait des études littéraires. Après pour faire quoi exactement, j’en sais rien du tout.
Les jumelles sont complètement absorbées par leur émission télé, j’ai essayé de leur parler un peu mais je me suis gentiment fait recaler. Aaaah les jeunes de nos jours. Je suis bien content de pas avoir grandi avec toute cette technologie qui est beaucoup trop présente dans nos vies de nos jours. Ma mère est en cuisine et mon père est avec elle, il lit le journal je crois. Bref, j’ai hâte que Primrose arrive pour me tenir un peu compagnie. Et c’est justement à ce moment-là qu’elle toque. Je me suis donc levé pour aller l’accueillir. Je lui rends brièvement son étreinte et referme la porte derrière elle. « « Tu as délégué la cuisine à maman ? Je suis choquée, je ne pensais pas que tu étais capable de laisser qui que ce soit aux fourneaux à ta place. » Sa réflexion m’arrache un petit rire, je secoue alors la tête, amusé juste avant de lui répondre « Ça va c’est pas MA cuisine. Parce que dans ce cas-là ouais personne ne touche à rien. » Le pire c’est que je rigole à moitié. Je ne laisse personne toucher à mes ustensiles de cuisine chez moi. Ou seulement dans de très rares circonstances. C’est triste, à chaque fois que Prim et moi on se voit (c’est-à-dire pas souvent), on a toujours du mal à se parler au début. Un peu comme si on était pas à l’aise. Au début c’est toujours assez formel, un peu comme si on savait pas quoi se dire. C’est grave quand même, on est censés être frère et sœur. Je ne serais pas contre la voir plus souvent. En soit, j’ai rien contre elle. Sauf son métier. Et ça, c’est un vrai sujet tabou dans la famille. Pas seulement entre nous. Je suis quasiment sûr que le sujet va finir par être abordé aujourd’hui, et ça jettera un froid plutôt malaisant. « Tu vas bien ? » Voilà, quand je vous disais qu’on avait tendance à se poser des questions hyper bateaux au début de chaque conversation. Je hausse les épaules avant de lui répondre. « Ça va ouais. Hier un critique culinaire est venu au restau, il va publier son avis demain dans le journal. J’ai un peu la pression de voir ce qu’il a écrit. Et toi ? » Je reprends ma place initiale sur le canapé alors que je scrute ma sœur du regard. Elle a l’air d’aller bien, même si elle semble assez fatiguée. Elle ferait bien de lever un peu le pied sur le travail pour se reposer un peu. Elle bosse trop. Elle devrait se préserver. Comme souvent, j’ai envie de lui dire que je peux lui donner un travail au restaurant, je lui ferais des horaires aménagés pour qu’elle puisse quand même étudier, s’amuser et se reposer. Elle aurait un bon salaire qui lui permettrait de vivre sa vie comme elle le souhaite. J’ai envie de lui dire tout ça. Mais je ne le ferais pas. « T’as l’air fatiguée, tu devrais te reposer un peu. » Je me contente de lui dire ça. Je ne sais pas vraiment ce qu’elle a fait hier. Je pense pas qu’elle ait passé sa soirée à étudier. Elle a dû sortir avec des amis et peut-être un peu trop boire. Ou bien elle travaillait. J’en sais rien, et pour tout vous dire j’ai pas vraiment envie de savoir quand elle travaille.
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Plaisanter a toujours été ma meilleure arme contre le stress et la présence de ma famille autour de moi aujourd’hui est réellement une des causes principales pouvant générer de l’angoisse chez moi. J’ai l’impression de ne plus vraiment être à ma place chez les Anderson et le malaise que je ressens à chaque fois que je franchis la porte de la maison familiale doit se lire sur mon visage. Heureusement, Caleb est de bonne composition aujourd’hui et m’a accueillie avec une bonne humeur qui m’a un peu soulagée sans pour autant parvenir totalement à me détendre. Je m’accroche à sa présence au lieu d’aller me réfugier devant la télévision avec mes sœurs, décidée à tenter de maintenir un contact tellement difficile entre nous. Candlynn et Bailee ne font même pas l’effort de nous rejoindre et je le prends un peu personnellement. Lorsque ma famille se détourne de moi, j’ai toujours l’impression que c’est parce qu’aucun de ses membres ne parvient réellement à me regarder dans les yeux désormais et c’est évidemment quelque chose de douloureux à réaliser. J’aimerais qu’on parvienne à former une famille unie, que mes choix de vie soient acceptés et que même s’ils préfèrent ne pas en parler, ils arrivent à soutenir mon regard et me poser des questions sur mon quotidien qu’ils n’abordent pas en général, par peur d’arriver sur un terrain glissant. Je ne sais pas pourquoi je suis là, en réalité, je n’ai rien à faire ici, je n’ai pas réellement l’impression d’avoir ma place à ce déjeuner qui va sûrement être tendu du fait de ma présence. Je sais bien que personne ne va m’adresser la parole, qu’ils vont se contenter de vanter les mérites de Caleb, celui qui a si bien réussi parce qu’il s’en est donné les moyens et a respecté ses principes et ses valeurs pour obtenir le succès. J’adore mon frère, aucun doute là-dessus, et je suis évidemment la première à être très fière de son succès et de sa place actuelle. Malgré tout, le fait qu’il réussisse si bien alors que moi je suis un échec aux yeux de tous, n’arrange rien à ma situation, le contraste entre nous deux est tel qu’il est facile de se servir de lui pour me prouver à quel point je suis nulle. Pourtant, je m’obstine à faire acte de présence lorsqu’on m’invite, espérant secrètement qu’un jour les choses changeront, qu’ils réaliseront que j’ai de la valeur moi aussi et que je ne devrais pas passer au second plan parce que mon métier n’est pas à la hauteur des ambitions qu’ils avaient pour moi. Malheureusement, jusqu’ici, mes espoirs se sont toujours avérés vains et je commence à me demander si croire aux miracles est réellement une bonne chose. Au final, je suis toujours déçue alors à quoi bon les entretenir ? Peut-être que je devrais couper les ponts après tout, ce serait sans doute plus simple que de me raccrocher à une illusion qui ne deviendra jamais à une réalité.
Pour le moment, taquiner Caleb me semble être une option préférable à toutes ces réflexions qui n’amènent jamais rien de bon chez moi. Mon frère a la gentillesse d’entrer dans mon jeu sans se faire prier ni se vexer. Il est un véritable bourreau de travail et il est facile de m’en amuser. Malgré tout, je reconnais parfaitement que ça pourrait finir par l’agacer à force et il a pourtant la gentillesse de ne rien laisser paraitre. « Je suis sûre que tu es le genre de patron qui fait flipper ses employés, ils doivent avoir un code pour avertir les autres de ton arrivée. » En vérité, je suis certaine que sa gentillesse s’exprime aussi sur son lieu de travail et d’ailleurs je me demande comment il a fait pour s’imposer en tant que patron tout en ayant ce rôle d’ami qu’il doit certainement avoir également auprès des personnes qu’il embauche. Avoir autant de responsabilités n’a jamais semblé lui faire peur, mais peut-être est-ce tout simplement parce qu’il n’a jamais eu envie d’exprimer ses doutes auprès de moi. Il s’est contenté de relever brillamment ce challenge et si obstacles il y a eu, ce n’est pas vers moi qu’il s’est tourné pour parvenir à les surmonter. Je devrais sans doute en être déçue, parce que j’ai toujours espéré que nous puissions être assez proches pour tout partager. Il faut croire que notre relation n’a pas tenue le choc face aux conflits familiaux et qu’il a choisi un camp qui ne nous permettait plus de conserver ce lien aussi fort que nous avions pourtant tissé avec les années. « Je suis sûre que la critique va être aussi positive que d’habitude, et si ce n’est pas le cas, c’est que c’est un mec aigri qui ne supporte pas que tu aies mieux réussi que lui. » Je crois que je n’avouerais jamais à mon frère que j’ai chez moi tous les journaux dans lesquels une critique a été publiée sur son restaurant. Chaque article a toujours été dithyrambique et je suis fière de pouvoir avoir avec moi la preuve qu’une personne complètement neutre puisse admirer autant le travail de mon frère que je le fais. « J’ai beaucoup de travail à la fac et je ne trouve toujours pas mon stage pour cet été, mais ça va. » Evidemment, j’élude le sujet de mes nuits écourtées à cause d’un travail qu’il vaut mieux oublier durant cette journée. « J’ai hâte que cette année soit terminée, elle est compliquée. » C’est surtout parce que j’ai rencontré Raelyn que cette année est compliquée et ce n’est pas la fin de cette période universitaire lourde qui y changera quoi que ce soit. J’aimerais dire à mon frère que je me suis mis dans la merde, mais j’ai beaucoup trop peur des leçons de morale que je pourrais recevoir en retour, alors comme d’habitude, je me contente du minimum, une semi vérité qui laisse planer dans l’air tout ce que je ne dis pas et ne rends pas l’atmosphère actuelle de la maison plus facile à supporter.
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J’espère que le repas va bien se passer. C’est pas si compliqué pour que tout se passe bien il suffit d’éviter les sujets qui fâchent. À savoir Primrose et son choix de vie, son métier que personne n’accepte ou ne comprend. Moi y compris. Il y a tout un tas de moyen de gagner de l’argent même pour les étudiants. Alors pourquoi a-t-elle choisi un travail aussi dégradant ? Elle mérite mieux. Oh oui, elle mérite tellement mieux. Prim c’est une jeune fille brillante et qui, selon moi pourrait avoir un avenir brillant. Mais elle préfère être un objet et un désir sexuel. Est-ce que son métier lui plait ? J’en ai aucune idée. Est-ce qu’on peut aimer ce genre de travail ? Oui, certainement. Mais dans ce cas on en revient au même point. Je suis sûr que tous les soirs elle doit entendre des remarques désobligeantes des hommes qui la regardent danser. Au pire si elle aime danser, qu’elle prenne des cours de danse merde. Elle est pas obligée de le faire à moitié à poil. Bref, même après des années je n’ai toujours pas compris les choix de vie de ma petite sœur. Je les ai ni compris, ni réellement accepté. C’est pour ça qu’il est préférable qu’on évite ce sujet de conversation qui a tendance à créer des gros froids lors des repas de famille. C’est sûrement pour ça qu’elle les évite en règle générale. Et je ne peux pas la blâmer pour ça. Au contraire je la comprends même. Même si j’aimerais la voir plus souvent. Passer plus de temps avec elle, retrouver ce lien si fort que nous avions tissé que nous étions petits. C’est dommage que nos choix de vie nous aient tant éloignés. Il a fallu attendre qu’une événement tragique vienne changer le court de ma vie pour que nous retrouvions une certaine complicité. Nous avions réussi à mettre nos différents de côté. Et je sais que si j’ai réussi à m’en sortir c’est en partie grâce à elle. Ma sœur a été présente pour moi dans la période la plus sombre de ma vie. J’aimerais pouvoir la remercier, lui rendre la pareille. Si à ce moment-là nous avions réussi retrouver cette complicité, pourquoi on y arriverait pas maintenant ? « Je suis sûre que tu es le genre de patron qui fait flipper ses employés, ils doivent avoir un code pour avertir les autres de ton arrivée. » En vrai je suis un patron assez cool, enfin du moins je pense. Mais je sais aussi gueuler et me faire respecter quand il le faut. En gros je suis sympa mais pas trop. Pour moi c’est le meilleur moyen d’instaurer une bonne ambiance dans une entreprise. Le respect de ses employés, ça me semble être primordial. Malheureusement ça l’est pas pour tout le monde. Je sais qu’en restauration, surtout en cuisine les choses peuvent vite dégénérer avec le stress et la pression. Il faut aller vite tout en sortant des assiettes parfaites. C’est pour ça que certains cuisiniers pètent un câble. C’est pas un métier facile. « Ouais je torture mes employés. C’est assez drôle, je te montrerais comment je fais un de ces jours. » J’aimerais bien que Primrose vienne me voir au boulot de temps en temps. Elle est la bienvenue au restaurant j’espère qu’elle le sait. C’est pas comme si l’inverse était possible. J’ai pas vraiment envie de voir ma sœur faire un de ses numéros de striptease.
On commence alors des échanges des plus banales, savoir comment l’autre va, ce qu’il se passe dans sa vie en ce moment. Et encore. On ne se confie pas réellement l’un à l’autre. Pourtant j’aimerais bien pouvoir lui dire qu’il y a quelques jours j’ai croisé mon ex, bourrée dans un bar. Cette fille que je croyais être en Angleterre. Sauf que Prim ne l’avait même jamais rencontré. Elle en avait simplement entendu parler c’est tout. J’aimerais pouvoir lui dire tout ça, si seulement nous étions assez proches pour se confier sur notre vie. Sauf que c’est loin d’être le cas. Malheureusement. Je me contente de lui parler brièvement de ma journée d’hier. Quoi de plus bateau. « Je suis sûre que la critique va être aussi positive que d’habitude, et si ce n’est pas le cas, c’est que c’est un mec aigri qui ne supporte pas que tu aies mieux réussi que lui. » Je souris doucement. Elle est adorable. En soit, je me fais pas vraiment de soucis. J’irais pas jusqu’à dire que je suis sûr à 100% que la critique sera positive, mais je sais qu’on lui a donné une assiette avec des produits de qualité, comme on fait avec tous les autres clients ? En règle générale ils aiment tous plus ou moins tous les plats qui sont sur la carte. Alors je me dis qu’il y a pas de raison qu’il n’ait vraiment pas apprécié. « On verra demain mais il a eu l’air d’apprécier déjà. Son assiette était vide quand on nous l’a rapporté en cuisine. » Je jette un coup d’œil à mes parents qui sont tous les deux aux fourneaux. Ils n’ont pas l’air si heureux que ça de voir leur fille. Je sens que le repas ne va pas être amusant. « J’ai beaucoup de travail à la fac et je ne trouve toujours pas mon stage pour cet été, mais ça va. J’ai hâte que cette année soit terminée, elle est compliquée. » J’aimerais bien pouvoir l’aider à trouver un stage, sauf que je ne connais absolument aucun avocat. C’est sûr qu’elle a pas choisi les études les plus simples. La fac de droit c’est franchement pas évident, il faut beaucoup travailler, ça demande énormément de temps. Au fond je l’admire pour ce choix de carrière, je suis sûre qu’elle fera une avocate plus que parfaite. « Tu devrais lever le pied un peu et te reposer. » Même si je suis sûr qu’elle ne le fera pas. « C’est quand que ton stage commence ? » Je savais même pas qu’elle avait un stage d’été à faire. Ce qui veut dire qu’elle ne va pas avoir de vraies vacances. « Tu devrais passer à la maison ou au restaurant un soir histoire de te changer les idées. J’te cuisinerais tout ce que tu veux. » Et je suis en train de me rendre compte que je connais même pas le plat préféré de ma sœur. Ça craint quand même et je me sens un peu comme un grand frère indigne pour le coup.
The most important thing in the world is family and love
Pourquoi est-ce que tout doit être si compliqué entre nous ? Pourquoi ai-je l’impression de peser mes mots à chaque fois que je prends la parole ? Tout devrait être tellement facile. Je croyais que les frères et sœurs pouvaient se parler sans utiliser de filtres parce qu’en ayant grandi ensemble on partagerait forcément plus qu’avec n’importe quel ami proche. J’ai bien conscience que les liens du sang ne font pas tout et que parfois les amis forment une famille bien plus aimante que celle qui nous a élevée. Malgré tout, j’ai toujours cru que ce n’était pas le cas de la mienne, que nous nous aimions suffisamment pour surmonter tous les obstacles et que le fait que j’avoue être devenue stripteaseuse ne changerait absolument rien. Je me suis lamentablement plantée sur ce point et je suis ravie de ne pas leur avoir avoué dans la foulée que je me prostituais pour gagner plus et que j’avais passé tout mon internat à faire le show devant une webcam miteuse sur un site internet douteux qui avait fini par se faire prendre. Je ne sais pas ce que j’aurais fait si j’avais été inquiétée par cette histoire, je me souviens parfaitement des mois de stress intenses suite à la fermeture du site, à attendre que les flics viennent sonner chez moi pour m’arrêter. C’est sans doute pour ça, en partie, que j’ai tenu à annoncer à ma famille mon activité professionnelle, parce qu’au moins ils tomberaient de moins haut s’il devait m’arriver quelque chose et qu’ils découvraient que toutes mes activités ne se font pas dans la légalité. Malheureusement, vu comment ils ont encaissé – ou pas, justement – la partie légale de la chose, je doute fort qu’ils me pardonnent un jour si je devais me retrouver en prison pour prostitution ou trafic de stupéfiants. Alors, comme pour faire passer la pilule plus facilement, je redouble d’efforts à la fac, tâchant de leur prouver que je peux être cette étudiante modèle qui ne les décevra pas et pourra très bientôt brandir un diplôme très mérité et entreprendre une carrière davantage en adéquation avec mes valeurs familiales. Enfin, ça, c’est la vision optimiste de la chose, maintenant que j’appartiens au monde de la nuit, je sais que je ne pourrais jamais le plaquer du jour au lendemain et prétendre à une autre vie à Brisbane, il va falloir un jour que je me rende à l’évidence, mais pour le moment, je préfère vivre dans le déni et plaisanter avec mon frère au sujet de ses exigences sûrement très élevées vis-à-vis des personnes qui travaillent pour lui. « Avec plaisir, je rêve de découvrir enfin ta version autoritaire. » Je plaisante, sourire amusé sur les lèvres et air faussement détendu malgré l’angoisse qui me noue toujours l’estomac. « Je pourrais leur expliquer qu’en vérité tu es un nounours, quand on était petits, c’était toujours mo qui te martyrisais. » Bon, en vérité, je me faisais pas mal engueuler, accumulant des bêtises qui ne passaient pas inaperçues et mes tentatives d’accusation de mon frangin étaient souvent bien trop évidentes pour fonctionner. Heureusement, en termes de mensonges, je me suis grandement améliorée avec les années et maintenant je m’en sors plutôt bien.
Même en sachant que je suis capable de donner le change pour éviter les sujets qui fâchent, passer un dimanche en famille reste une torture que je ne suis pas capable de m’infliger aussi souvent que je le devrais. Peut-être que si j’accordais davantage de temps à ma famille, les liens se resserreraient davantage parce qu’ils réaliseraient que je suis toujours leur petite Primrose, malgré l’activité que j’ai choisi d’exercer. Faute d’en avoir la certitude, je préfère éviter de souffrir en m’inventant de fausses excuses pour échapper à ces déjeuners étouffants dès que j’en ai la possibilité. Malheureusement, celui-ci, il va falloir que je l’affronte sans me défiler et vu la manière dont nous galérons à échanger, Caleb et moi, j’ai bien peur que la suite de la journée ne soit pas beaucoup plus simple. Me concentrer sur son boulot à lui est normalement l’assurance d’une conversation facile, mais même là, je peine à trouver vraiment les mots parce que je me rends compte, comme d’habitude, que je suis tellement loin de son univers et que, malgré nos efforts pour nous rapprocher, nous ne partageons plus grand-chose désormais. Pourtant, il y a tellement de choses que je voudrais partager avec lui et tellement de moments dans ma vie ou j’ai réellement besoin de mon grand-frère à mes côtés. Mais tout ça, je le garde pour moi, parce que j’ai trop de fierté pour l’avouer mais surtout parce que j’ai peur de son rejet. « Je croise les doigts pour toi. » Et je serais l’une des premières à me jeter sur l’article quand il sortira. Mais ça, une fois de plus, je le garde pour moi, parce que je ne veux pas avoir l’air trop impliquée même si je le suis réellement. Je me tends encore davantage lorsque c’est vers moi que le sujet dévie. J’évite soigneusement tout ce qui pourrait se rapprocher de ma vie professionnelle, me concentrant par sécurité sur mon statut d’étudiante qui sera moins délicat à aborder. « Je sais, mais je veux vraiment réussir, j’aimerais poursuivre mes études par un doctorat l’an prochain. » Parce que je ne me sens pas capable de devenir une adulte avec un vrai métier, pour le moment, mais évidemment, ce n’est pas la bonne justification que je peux donner face à mon frère. « Je n’ai pas encore les dates précises, mais je vais faire en sorte de le commencer assez tôt pour pouvoir enchainer directement sur mon nouveau cursus en octobre. » Tant pis pour les vacances que je n’aurais pas, ça n’a pas beaucoup d’importance, mes dettes ne me permettent pas de partir, de toute façon, et il va falloir que je fasse des heures supplémentaires au club si je veux payer mes frais de scolarité en plus de tout le reste. Malgré cette perspective peu réjouissante, mon regard s’illumine face à la proposition de mon frère. J’ai toujours pensé qu’il avait sans doute trop honte de moi pour m’inviter officiellement à venir dans son restaurant. Je crois que j’aurais pu le comprendre, quel grand chef voudrait présenter sa petite sœur stripteaseuse à des collègues. Et si l’un d’entre eux s’avérait être un de mes clients ? Ce serait affreusement gênant. « C’est vrai ? Tu ferais ça ? J’adorerais. Et puis tu pourrais m’apprendre, ça m’éviterait de manger des raviolis en boite quatre fois par semaine. » J’essaie d’avoir une alimentation relativement saine, mais lorsque les révisions viennent s’ajouter à mes nuits de travail, je fais un peu l’impasse sur la cuisine light pour tâcher de grappiller le maximum d’heures de sommeil possibles. La perspective de pouvoir partager la passion de mon frère vient de rendre cette journée beaucoup moins pourrie que prévue.
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J’aimerais tellement que les choses soient plus simples entre Prim et moi. En fait, je pense que dans notre famille on a tous un gros problème de communication. On ne parle pas entre nous, quand quelque chose ne nous plaît pas, on en parlera jamais directement. Sauf que là pour le coup, je pense que si un jour j’ai réellement envie de renouer avec ma petite sœur, il va falloir qu’on parle plus sérieusement de ce qu’on ressent. Qu’on mette des mots sur nos sentiments. Mais honnêtement, si un jour on a ce genre de conversation j’ai peur de ça se termine mal et qu’on finisse par s’engueuler. Et c’est absolument pas ce que je veux, au contraire. C’est une des raisons pour laquelle moi je me tais. Lors des quelques rares repas de famille qu’on passe tous ensemble, il arrive que nos parents fassent de simples allusions aux activités de Primrose. Ce qui a tendance à bien gâcher l’ambiance, on va pas se mentir. Et moi dans ce genre de moment, je ne dis rien. Je ne défends pas ma sœur, je ne plussoie pas non plus mes parents. Je fais un peu comme si je n’entendais pas la conversation qu’ils ont. C’est con, ou même peut-être pas très sympa de ma part vous allez me dire. Mais en même temps, non je n’accepte pas plus le métier de ma sœur, mais je n’ai pas envie de m’embrouiller avec elle. De toute façon elle sait ce que j’en pense, on en a déjà parlé un grand nombre de fois. « Avec plaisir, je rêve de découvrir enfin ta version autoritaire. Je pourrais leur expliquer qu’en vérité tu es un nounours, quand on était petits, c’était toujours moi qui te martyrisais. » Ouais enfin quand on était petits elle essayait surtout de toujours me faire porter le chapeau de toutes les conneries qu’elle faisait. Sauf que mes parents n’étaient pas dupes et ils voyaient tout de suite quand elle mentait. Je souris doucement en secouant la tête de droite à gauche. « Si tu leurs dis ça je vais perdre toute crédibilité. » Je lâche un petit rire avant de poser mon regard sur moi. Même quand on rigole ça ne semble pas naturel. Putain on fait pitié. Qu’est-ce qui nous est arrivé ?
Je suis persuadé que si elle le voulait vraiment, Primrose pourrait avoir un brillant avenir. Je sais qu’elle sera une superbe avocate. C’est une jeune femme qui a une vraie prestance et du répondant, et de ce que j’en sais c’est des caractéristiques très importantes chez un avocat digne de ce nom. Elle n’a pas choisi un métier facile et pour ça je l’admire déjà. Enfin je parle de son futur métier, pas de son soi-disant job actuel. Enfin bref, vous voyiez ce que je veux dire. « Je sais, mais je veux vraiment réussir, j’aimerais poursuivre mes études par un doctorat l’an prochain. » Un doctorat ? Eh bah dis donc. Honnêtement, elle a beaucoup de courage. Certes, j’aimais plutôt bien les études, j’avais de bonnes notes, mais je n’aurais jamais été capable de faire des études aussi longues. Au moins la cuisine c’est un cursus rapide. Alors je ne dis pas que j’ai choisi cette voie-là simplement pour la longueur des études, mais c’était un point motivant pour moi. J’avais juste tellement hâte d’entrer dans la vie active pour avoir un vrai salaire, un statut correct et des vraies responsabilités. « Sérieux ? Je savais pas que tu voulais faire un doctorat ! T’as du courage, je t’admire pour ça. » Il est important qu’elle le sache. Je pense que dans cette famille on a tendance à trop m’idéaliser et à oublier que Prim fait quand même des études de droit qui déjà de base, sont réputées pour être difficiles. Mais alors si elle continue encore son cursus scolaire, il faut bien que quelqu’un lui dise qu’elle est courageuse. Et je suis pas sûr que les parents le feront. Je n’ai même jamais vraiment compris pourquoi ils m’ont toujours mis sur un piédestal comme ça. Oui j’ai réussi à atteindre tous les objectifs que je me suis fixés, mais en même j’ai beaucoup travaillé pour ça. Tout le monde est capable de faire ce que j’ai fait. Je suis pas si exceptionnel que ça. « Tu comptes faire un doctorat de quoi exactement ? » Parce que je suppose qu’il y en a plusieurs en lien avec son projet professionnel. Enfin j’en sais rien en fait. Je suis vraiment le pire frère du monde, je devrais m’intéresser de plus près aux études et aux futurs projets professionnels de ma sœur. « Je n’ai pas encore les dates précises, mais je vais faire en sorte de le commencer assez tôt pour pouvoir enchainer directement sur mon nouveau cursus en octobre. » J’essaie tant bien que mal de réfléchir à un moyen de l’aider à trouver un stage. Je sais que c’est pas toujours facile. Moi il m’a fallu plusieurs mois pour trouver un restaurant qui accepte de me prendre en alternance. Raison pour laquelle moi j’essaie d’accepter des apprentis aussi souvent que possible. « Il me semble que j’ai un client qui est avocat et qui vient tous les lundis et les vendredis midis, tu veux que j’essaie de voir s’il y a pas moyen qu’il te prenne en stage dans son cabinet ? » Je n’ai aucune garantie qu’il accepte, mais on a rien à perdre à essayer non ? Si je peux l’aider comme ça. Et peut-être que le fait de faire un stage dans son futur vrai milieu professionnel lui donnera envie d’arrêter ce « métier » qu’elle fait en ce moment ? Ouais non, là je suis carrément naïf. « C’est vrai ? Tu ferais ça ? J’adorerais. Et puis tu pourrais m’apprendre, ça m’éviterait de manger des raviolis en boite quatre fois par semaine. » Elle paraît si étonnée de ma proposition… Bien sûr que je le ferais même avec plaisir. Elle reste ma sœur avant tout. « Aaaahh les raviolis en boîte c’est une véritable abomination. » lui répondis-je en grimaçant légèrement. « Bah tiens, je vais commencer à t’apprendre à cuisiner des vraies raviolis, tu verras c’est pas si compliqué que ça. Et puis si t’as besoin de pourrais même te faire plein de plats d’avance que tu réchaufferas dans la semaine. Ça t’évitera de manger de la merde en boîte. » Oui parce que tous ces plats déjà tout préparés, en plus d’être dégueulasses ils sont super mauvais pour la santé. Il faut qu’elle fasse attention à ce qu’elle mange.
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Même si le sujet est abordé sur le ton de la plaisanterie, j’admets que j’aimerais beaucoup voir quel genre de patron mon frère est et comment il parvient à s’imposer parmi toutes les personnes qui composent son équipe. J’ai du mal à imagine Caleb autrement qu’en tant que mon adorable grand-frère si brillant et si appliqué dans ses études, mais je sais que ma vision des choses est biaisée par le fait que je ne le vois qu’avec mes yeux d’enfant et que ses succès comme ses échecs l’ont forgé. Il est devenu un homme désormais, avec ses blessures, ses désillusions, ses réussites et une personnalité qui a forcément évolué avec les années. Et c’est parce que je ne connais pas si bien que ça le Caleb de maintenant que je me rends compte à quel point nos différences nous ont éloignées. Est-il trop tard pour que notre lien soit maintenu ? Est-ce que je dois réellement faire une croix sur ma famille ? Je n’ai malheureusement pas de réponse à ces questions alors je me raccroche à l’idée que nos erreurs respectives peuvent encore être rattrapées et qu’il nous sera possible de s’appuyer sur nos souvenirs passés pour nous redonner un peu d’espoir pour le présent. « Mais non voyons, je suis sûre qu’ils seront attendris par le petit garçon que tu étais, ça te rendra plus humain à leurs yeux. » Parce qu’il est bien sûr évident qu’un patron n’a rien d’humain et qu’il s’agit tout simplement d’un être destiné à nous faire chier et à se montrer supérieur. Je n’aime pas celui du club pour lequel je travaille parce qu’il a pour but de toujours nous rappeler que c’est lui qui détient le pouvoir en nous imposant des règles qui n’ont pas de sens et ne sont destinées qu’à nous faire chier. Avec les années, j’ai pourtant gagné un minimum de considération ce qui me permet de négocier lorsque j’ai vraiment besoin d’une journée de congé ou que mes horaires de fac sont incompatibles avec l’emploi du temps qu’il me soumet, mais devoir batailler à chaque fois que je veux quelque chose est épuisant et parfois j’ai juste envie de l’envoyer chier.
Bien sûr, parler de mon patron à Caleb est exclu car même si les relations hiérarchiques ne sont pas en lien direct avec mon travail de stripteaseuse, je ne veux pas m’approcher de ce sujet à risque. En revanche, ma scolarité est très facile à aborder, elle, et je me jette dessus pour éviter le silence gênant qui pourrait s’installer entre nous. « Je ne le savais pas non plus mais cette dernière année me laisse un goût d’inachevé, alors j’ai envie de poursuivre. » Je ne suis pas prête à devenir une adulte responsable, j’ai besoin de rester cette petite étudiante incapable de choisir entre les deux chemins qui s’offre à elle et surtout incapable de se rendre compte que le choix ne lui appartient pas, finalement. Un jour, peut-être, j’arriverais à faire face au bordel qu’est devenue ma vie à la suite des mauvais choix consécutifs que j’ai pu faire, mais l’heure n’est pas encore venue. Je vais me complaire dans cette double vie qui est devenue si banale à mes yeux. J’ai l’impression d’avoir toujours vécu comme ça, finalement, et je ne suis pas prête à y renoncer, pas encore. « Je vais rester dans les affaires familiales, je veux terminer ma spécialisation mais il faut encore que je trouve un bon sujet à étudier, je dois voir quelques-uns de mes professeurs dans les semaines à venir pour en discuter avec eux. » Et trouver un bon encadrant pour ma thèse, mais je suis certaine que je finirais par y arriver, l’équipe éducative de l’université m’a toujours beaucoup soutenue et encouragée à m’investir au maximum dans une scolarité qui me semblait être la clé vers la liberté et cet univers luxueux dans lequel j’espérerais tellement me fondre. J’ai conscience, malgré tout, que tous mes efforts pour tenter de rester du bon côté de la barrière sont vains, que c’est un choix qui ne m’appartient plus désormais et qu’il ne m’appartiendra peut-être plus jamais. « C’est vraiment gentil de ta part, mais je préfère gérer ça par mes propres moyens. » Je ne sais pas s’il me propose son aide pour être sûr que je finisse par faire autre chose que danser ou parce qu’il se préoccupe sincèrement de mon sort mais je n’ai pas pour habitude de me reposer sur les autres pour quoi que ce soit et je ne veux pas me sentir redevable.
Même sans vouloir à compter sur lui, j’admets que je ne serais pas contre de la cuisine qui tienne un peu la route et le laisser m’orienter dans ce domaine me parait beaucoup plus jouable que de compter sur ses relations pour réussir mon année universitaire. « Oui mais les raviolis en boite, c’est trois minutes au micro-onde et en période de révision, chaque seconde a son importance ! » Je travaille régulièrement parce que je suis obligée de le faire, je ne peux pas me permettre d’arrêter mon boulot parce que j’entre en période de partiels, je ne pense pas que mon patron apprécierait. « Mais si tu arrives à m’apprendre comment faire rapide et bon, alors je veux bien essayer. » Quelque chose me dit qu’un perfectionniste comme Caleb ne doit pas vraiment savoir ce que c’est que faire le minimum. Bien sûr, dans son restaurant, il doit toujours tenter d’être le plus rapide pour pouvoir servir les clients dans un délai raisonnable et je me doute qu’il doit donc savoir ce que c’est qu’être efficace, mais moi, je veux simplement remplir mon estomac, pas gagner une étoile ou deux. « Ou alors, tu lâches le restaurant et tu deviens mon chef cuisiner personnel. » Je plaisante, parfaitement consciente qu’il ne lâcherait son restaurant pour rien au monde et encore plus qu’il ne risque pas d’être à mon service, mais j’admets que l’idée que quelqu’un accomplisse toutes les tâches que je n’ai pas le temps de faire serait d’un grand secours, dommage que ça ne puisse pas arriver.
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« Mais non voyons, je suis sûre qu’ils seront attendris par le petit garçon que tu étais, ça te rendra plus humain à leurs yeux. » Mouais, je dois vous avouer que je suis moyennement convaincu. Un petit garçon qui se faisait torturé par sa petite sœur je sais pas vous, mais moi je trouve pas ça tellement attendrissant. Même si en réalité aucun de nous deux ne torturait l’autre. Quand on était petits j’étais super protecteur envers Primrose. Aujourd’hui encore oui mais c’est différent. Parce que quand on était jeunes on était bien plus proches qu’on ne l’est maintenant. Les choses ont changé, évolué. J’ai changé, et elle aussi. Elle a pris son indépendance, elle a choisi de mener une vie que je ne comprends pas vraiment. Ce qui est d’ailleurs la raison pour laquelle on s’est tant éloignés. Entre autres. Oui parce qu’il y a aussi eu son départ pour l’internat, on passait du coup beaucoup moins de temps ensemble. Et la finalité a fait qu’on s’est énormément éloignés. Ça aurait pu nous rapprocher pourtant. Et je me rends bien compte que si nos relations sont si tendues c’est en partie de ma faute. Il me suffit d’accepter son métier. Mais c’est plus facile à dire qu’à faire. C’est ma petite sœur. Je déteste l’idée de me dire qu’elle est stripteaseuse à ses heures perdues. C’est un véritable gâchis, elle pourrait faire tellement mieux. « C’est vrai que je me suis toujours demandé ce que mes employés pensent de moi. En général les patrons sont pas les personnes les plus appréciées. » Je sais que moi le patron du premier restaurant dans lequel je travaillais, je le détestais. On ne se comprenait pas, on avait strictement aucune affinité. C’était vraiment ce genre de personne égoïste, qui gueulait pour rien, et qui était incapable de montrer le moindre signe de compassion. C’était d’ailleurs aussi une des raisons pour laquelle j’ai décidé si vite de démissionner pour ouvrir mon propre établissement. Et je ne le regrette absolument pas. On pourrait presque croire que j’ai accompli tous mes rêves mais ce n’est pas tout à fait vrai. Je pense de plus en plus à ouvrir un deuxième restaurant. J’ai toujours envie de faire plus. C’est une idée qui me reste au coin de la tête, et je me laisse tous les deux nécessaire pour y réfléchir.
J’ai l’impression de mériter la palme du pire grand-frère quand ma sœur m’apprend qu’elle compte continuer ses études après. Je ne le savais même pas. Et c’est pas à elle que j’en veux, mais à moi. « Je ne le savais pas non plus mais cette dernière année me laisse un goût d’inachevé, alors j’ai envie de poursuivre. » Je ne sais pas comment elle fait. C’est une jeune femme brillante. Ce qui m’encourage encore plus quand je pense que oui, elle pourrait faire bien mieux que stripteaseuse. Même si j’aimais les études j’ai très vite ressenti le besoin de prendre mon indépendance. J’ai très tôt eu envie d’avoir beaucoup de responsabilités, de faire ce que je voulais quand je le voulais et où je le voulais. Et j’avais l’impression que c’était juste impossible quand on fait encore des études. « Je vais rester dans les affaires familiales, je veux terminer ma spécialisation mais il faut encore que je trouve un bon sujet à étudier, je dois voir quelques-uns de mes professeurs dans les semaines à venir pour en discuter avec eux. » Je suis sûr que même en apprenant ça nos parents pourraient continuer toutes leurs remarques désobligeantes envers Prim. Bon je dois vous avouer que moi aussi j’en ai beaucoup en tête concernant son métier. Enfin si on peut appeler ça un métier, j’ai beaucoup de mal à considérer son activité comme tel. Pourtant elle est rémunérée pour ce qu’elle fait, donc oui c’est bel et bien un travail. « Mais t’en as pas marre des études ? Alors oui je doute pas du fait que ça soit super intéressant mais…t’as pas hâte de pouvoir enfin être avocate ? » Et aussi, le jour où elle sera diplômée et qu’elle exercera son métier (enfin son vrai métier), elle pourra arrêter le striptease. Du moins j’espère qu’elle va arrêter. Je la vois mal être avocate et danser à moitié à poil pour des vieux pervers dégueulasses. « C’est vraiment gentil de ta part, mais je préfère gérer ça par mes propres moyens. » Je comprends tout à fait qu’elle ait envie de se débrouiller toute seule. Pour le coup, je suis comme elle je préfère galérer pour parvenir à mes fins par mes propres moyens plutôt que me faire aider. C’est peut-être parce qu’on est tous les deux fiers. « Ouais, je comprends. Mais hésite pas si t’as besoin d’aide, t’es ma petite sœur j’ai pas envie de te laisser dans la merde. » Surtout si je peux l’aider. Ou si je pense que je peux potentiellement l’aider.
Chez moi, je n’ai aucune conserve je cuisine que des produits frais. Même pour des légumes de type petits pois, haricots verts je ne prends pas de conserve. « Oui mais les raviolis en boite, c’est trois minutes au micro-onde et en période de révision, chaque seconde a son importance ! » Oui mais non. Je comprends pas comment on peut manger ça sérieusement, c’est même pas bon. Après que tout le monde ne soit pas doué en cuisine je le comprends il n’y a pas de souci. Mais des raviolis en boîte quoi… « Eh bah au pire pendant tes périodes de révisions je te fais un tupperware différent par jour comme ça tu le mets trois minutes au micro-onde et ça sera bien meilleur que des raviolis en boîte. » Un sourire s’étire sur mes lèvres. Et je suis sérieux, si elle me le demande je lui ferais sans aucune hésitation. Si je peux l’aider comme ça moi ça me va, et encore mieux, ça me fait carrément plaisir. « Mais si tu arrives à m’apprendre comment faire rapide et bon, alors je veux bien essayer. » Challenge accepted ! Il va falloir que je trouve plusieurs recettes qui vont lui plaire, simples et rapides à réaliser. C’est pas si compliqué que ça je devrais vite trouver. « Avec plaisir, tu verras tu vas devenir un vrai cordon bleu. » Je lui souris à nouveau tout en tendant ma main vers elle pour que l’on puisse faire ce petit tcheck qu’on faisait tout le temps quand on était plus petits. « Ou alors, tu lâches le restaurant et tu deviens mon chef cuisiner personnel. » Primrose je t’aime, je t’assure. Mais…mon restaurant c’est toute ma vie. Je me vois tellement pas tout abandonner. Même pour ma famille honnêtement. « Bah oui allez soyons fous t’as raison. Je vais tout lâcher pour venir habiter avec toi et te faire la cuisine matin, midi et soir. » Je lui réponds sur un ton très ironique. Mais par contre j’étais tout à fait sérieux tout à l’heure quand je lui ai dit que je voulais bien lui apprendre des recettes simples bonnes et rapides. Et aussi quand je lui ai dit que je pourrais lui cuisiner plein de plats à réchauffer si elle en avait besoin pendant des périodes de révisions. Après tout, peut-être que ça pourrait nous rapprocher.
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Cette journée est terrible. Je ne suis arrivée que depuis quelques minutes et déjà j’ai l’impression de ramer pour réussir à tenir une conversation correcte. Les fantômes créés par tous les non-dits que nous avons encore entre nous planent au-dessus de nos têtes, rendant l’atmosphère presque invivable. Je ne veux pas être ici, vraiment pas, j'aimerais être à des milliers de kilomètres de cette maison dans laquelle j’ai pourtant tous mes souvenirs d’enfance. Je m’en veux de ne pas réussir à redevenir la Primrose si innocente, qu’ils connaissaient il y a encore quelques années, lorsque je suis en leur présence. Je vois bien que Caleb est gêné et ne sait pas trop quoi me dire. Quant aux autres membres de ma famille, ils ne font même pas l’effort de discuter avec moi, ils doivent considérer que je dois m’estimer chanceuse d’avoir déjà eu droit à un bonjour. J’ignore pourquoi ils continuent à m’inviter en réalité, à part pour plomber l’ambiance et pouvoir cracher sur moi une fois que je suis partie, je ne vois pas vraiment l’intérêt. J’aimerais me dire qu’ils ont simplement envie de renouer mais compte tenu de la conversation actuelle, je me rends bien compte que personne n’a vraiment l’air pressé qu’on s’assoie tous autour de cette table pour le déjeuner dominical familial. « Je suis sûre qu’il y a des exceptions. » J’affirme sans savoir si j’ai réellement raison, parce que je me dis qu’il est impossible que tous les patrons soient haïs à ce point. Je peux comprendre que certains employés soient désabusés par des abus de pouvoir répétés, mais heureusement, ils ne sont pas tous comme ça. « C’est délicat d’être patron, en plus, il faut trouver un juste milieu pour ne pas être tyrannique mais pas trop conciliant non plus, je ne suis pas sûre que j’en serais capable. » A dire vrai, je suis même persuadée du contraire, je n’ai rien d’un leader et si j’admire la position de Raelyn, je sais que je n’aurais pas les épaules pour l’occuper. Malgré tout, je ne suis pas sûre que cette femme soit un bon exemple puisque ce n’est pas en étant mesurée qu’elle assoit son autorité mais plutôt en suscitant la crainte parmi ceux qu’elle arrive à enrôler dans son armée. C’est sans doute un peu trop caricaturale mais c’est comme ça que je le ressens, malgré tout.
Après le métier de Caleb, vient le tour de mes études pour rendre cette conversation encore plus plate et insipide qu’elle ne l’est déjà. Nous sommes pathétiques, vraiment, et même en abordant cette thématique plutôt banale, il arrive à pointer du doigt les sujets qui font mal. Si, j’en ai marre des études, mais y mettre un terme signifierait devoir faire un choix, avoir une vie d’adulte, choisir un métier incompatible avec un autre. Bref, c’est tout bonnement impossible et je ne vois pas trop comment le lui dire. Pourtant, pour une fois, je n’ai pas vraiment envie de lui mentir, parce que ces non-dits nous bouffent et que rester constamment en surface alors que nous pourrions avoir une véritable conversation est usant à la fin. « Si, j’ai vraiment hâte. » C’est le cas, je ne veux pas avoir fait tout ça pour rien, je veux pouvoir exercer ce rôle qui me tient tant à cœur et pour lequel j’ai étudié, mais ce n’est pas aussi simple que ça. Compte tenu de ce qu’il sait de mon métier, je me doute qu’il ne peut pas comprendre, je lui ai dit que je dansais, c’est tout, il ne connait pas tout ce qu’il y a derrière, tout ce dont je meurs d’envie de lui parler, parce qu’au fond, je sais que j’ai besoin de son soutien pour y faire face et avancer. « C’est juste que je ne suis pas la seule décisionnaire. » C’est vague, très vague, trop vague même et je me doute qu’il ne va pas vraiment réaliser ce que je veux dire par-là. Après tout, comment le pourrait-il ? Je ne vois pas à quel moment il pourrait imaginer qu’une femme puissante du monde de la nuit me fait du chantage pour que je lui serve d’escort, ou que j’ai tourné une sexe-tape pour obtenir de l’argent et que celle-ci menace de refaire surface à tout moment ce qui briserait certainement ma carrière. Il y a tellement de paramètres à prendre en compte et je n’ai pas la main sur la plupart d’entre eux.
Caleb me montre qu’il peut être encore totalement adorable avec moi, se comportant en grand-frère protecteur qui a envie de me donner un coup de main dès que l’occasion se présente. J’aurais aimé réussir à lui dire tout ce que je traverse, ne plus nier que ma situation est précaire et réussir à lui tendre la main pour qu’il m’aide. Mais c’est au-dessus de mes forces. J’ai passé des années à crier haut et fort que j’assumais mes choix de vie, je ne peux pas y renoncer maintenant. Peut-être est-ce de la fierté mal placée, peut-être que je devrais agir autrement, j’en suis même sûre mais pour l’instant, je n’arrive pas à me faire à l’idée d’aller à l’encontre de mes propres affirmations. « Je te promets que je ferais appel à toi si j’en ai besoin. » Ce sont des promesses en l’air, malheureusement, parce que j’ai besoin de lui et pourtant je ne lui demande pas son aide. Je crois que j’ai peur de son jugement ou du fait qu’il prenne la fuite s’il apprend réellement dans quelle merde je me retrouve aujourd’hui. J’ai déjà perdu mon frère une fois en lui apprenant que je suis danseuse, je ne suis pas prête à le voir se détourner une seconde fois de moi. « Tu ferais ça ?! Un tupperware par jour, c’est une idée géniale, je prends ! Tu livres à domicile ou il faut que je passe les prendre ? » Manger comme au restaurant tous les jours de la semaine et le tout gratuitement, voilà une idée fabuleuse. En plus, ça me donnera l’occasion de voir Caleb très souvent et donc peut-être de me rapprocher de lui. « Il faudra peut-être qu’on prenne un appartement un peu plus grand si tu viens vivre avec moi, à deux dans un studio, on va finir par se taper dessus. » Et surtout, je ne pourrais plus ramener mes clients à la maison ce qui est, il faut bien le dire, une terrible tragédie.
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Mon Dieu sauvez-nous. On est en train de parler des patrons et du fait que la plupart ne sont pas appréciés par leurs employés. Mais depuis quand on a des conversations aussi ennuyantes que ça ? À ce rythme-là je suis même pas sûr qu’on puisse qualifier notre conversation d’ennuyante. Non, ce mot n’est pas assez fort. C’est une conversation plate et sans aucun intérêt. Ça serait limite moins gênant si on restait l’un à côté de l’autre sans se dire un mot. Pour vous décrire le level de malaise qui est présent… C’est toujours comme ça maintenant. Je ne sais pas trop quoi dire, j’ai peur d’amener un sujet de conversation sensible et tabou alors je pèse tous mes mots et tous mes gestes. C’est horrible. Je me demande si elle aussi a envie de partir en courant histoire d’éviter cette longue et horrible conversation insipide. La connaissant, je suis sûr que oui. « Je suis sûre qu’il y a des exceptions. C’est délicat d’être patron, en plus, il faut trouver un juste milieu pour ne pas être tyrannique mais pas trop conciliant non plus, je ne suis pas sûre que j’en serais capable. » On parle tous les deux sans même vraiment croire à ce qu’on dit, c’est à peine si on s’écoute parler. On parle juste histoire de faire la conversation. Le silence serait bien moins gênant j’en suis maintenant persuadé. Je ne sais même plus comment on en est arrivé à parler de tout ça. On est en train de débattre sur les patrons. Wow… Jamais je n’aurais pensé qu’on tomberait si bas. C’est un peu comme si on parlait de la pluie et du beau temps. C’est tout aussi pitoyable. « Mais si je suis sûr que tu arriverais à trouver le juste milieu ! » J’ai envie de lever les yeux au ciel quand je pense à ce que je viens de lui répondre. Non mais sérieux, qu’on mette fin à cette conversation qui n’a strictement aucun sens. Qu’est-ce qu’il nous est arrivé ? Et dire que quand on était petit on était assez proche, on aimait passer du temps l’un avec l’autre. Mais ça a bien changé. Enfin, pas que je n’apprécie pas la présence et la compagnie de ma sœur. Mais si on se voit pour avoir ce genre de conversation, je n’en vois pas vraiment l’intérêt. Je me penche pour observer mes parents dans la cuisine un instant. Un peu comme si j’espérais qu’ils viennent nous sauver. Sauf que je sais que leur présence ne ferait qu’empirer les choses.
On continue sur notre lignée des pires conversations au monde. Maintenant c’est au tour des études de ma sœur. Bon, je préfère ça plutôt que cet horrible échange que nous venons d’avoir sur la place du patron dans son équipe. Au moins cette conversation est un peu plus intéressante, et il s’agit tout de même de l’avenir de Primrose. Je viens d’apprendre qu’elle comptait continuer ses études, moi qui pensais qu’elle allait bientôt en avoir terminé. Au moins j’apprends des choses et cette discussion me semble moins inutile que la précédente. Je lui demande si elle n’a pas hâte de pouvoir entrer dans la vie active, avoir un boulot un vrai, ce à quoi elle me répond : « Si, j’ai vraiment hâte. » Oui Prim, moi aussi j’ai hâte. Parce que ça veut dire que le jour où tu auras terminé tes études tu pourras arrêter cette activité que tu appelles ton travail. Je ne sais pas si elle a déjà songé au fait que son expérience en tant que stripteaseuse pourrait avoir un impact négatif dans sa future carrière d’avocate. Je me mets à la place d’un client qui se souvient avoir vu son avocate danser dans un club de striptease… Ça inspire moyennement la confiance. « C’est juste que je ne suis pas la seule décisionnaire. » Je fronce les sourcils. Mais qu’est-ce qu’elle veut dire par là ? Bien sûr que si elle est la seule décisionnaire. Personne ne devrait pas son mot à dire, c’est sa vie. Et elle en fait ce qu’elle veut. Même moi en tant que grand-frère je n’ai malheureusement pas mon mot à dire sur ses choix de vie. « Comment ça tu n’es pas la seule décisionnaire ? » Ça m’intrigue, j’ai envie d’en savoir plus. Même s’il ne s’agit peut-être pas de la meilleure idée que je n’ai jamais eue. Peut-être que je devrais effectivement rester dans le flou et ne pas vouloir essayer de comprendre ce qu’elle veut dire par là.
Malgré tout Primrose reste ma petite sœur. Et même si notre relation ne fait que se dégrader jour après jour, je me sens toujours obligé de veiller sur elle autant que je le peux. Alors quand j’apprends qu’elle n’arrive pas à trouver un stage cet été, je ne peux pas m’empêcher de lui proposer mon aide. J’ai envie qu’elle réussisse ses études. Et je ne sais pas ce qu’il pourrait se passer pour elle si elle ne trouve pas son fameux stage. J’espère que ça ne remettrait pas en question son diplôme. Tout ça pour un petit stage ? Ça serait quand même super rageant pour elle. Et c’est également par obligation de grand-frère que je lui propose de lui faire un plat chaque jour quand elle est en période de révision. C’est pas bien compliqué, il suffit que je lui mette une assiette de côté à chaque fois au restaurant. « Tu ferais ça ?! Un tupperware par jour, c’est une idée géniale, je prends ! Tu livres à domicile ou il faut que je passe les prendre ? » Je souris en voyant son enthousiasme. Honnêtement c’est avec plaisir que je le ferais et je suis hyper sérieux. Ça serait peut-être un moyen pour nous de passer un peu plus de temps ensemble et je suis prêt à tout pour ça. « Non attends, livraison à domicile ! Pendant qu’on y est autant ne pas faire les choses à moitié. Il faudra quand même que tu me fasses une liste de tous les aliments que t’aimes pas histoire que je me trompe pas en te préparant quelque chose qui te déplairait pas. » Je sais ce que vous vous dites, on est frère et sœur et on ne connait pas les goûts de l’autre. En soit si, je sais plus ou moins ce qu’elle aime ou non, mais je préfère avoir une liste récapitulative au cas où. « Il faudra peut-être qu’on prenne un appartement un peu plus grand si tu viens vivre avec moi, à deux dans un studio, on va finir par se taper dessus. » je suis de toute façon maintenant bien trop habitué à mon loft et à son espace. Je me vois mal retourner dans un petit studio. En plus, en compagnie de ma sœur. « Au pire toi tu peux venir habiter chez moi. J’ai une chambre de libre t’as plus qu’à ramener tes affaires et t’installer. » On dit ça sur le ton de la rigolade mais en soit c’est plutôt vrai. Si elle a besoin, moi je pourrais l’héberger. Encore une fois si ça pourrait nous permettre de passer du temps ensemble moi je ne suis pas contre.
Il n'y a que peu de choses que Romy rechigne à faire. De façon générale, la petite blonde est un puits sans fond de bonne volonté, une espèce de mère Theresa des temps modernes, mais lorsqu'il était question de sa mère ... disons que ce n'était pas la même affaire, qu'elle avait un peu plus de mal. D'aussi longtemps qu'elle s'en souvienne, maman Ashby n'avait jamais eu la fibre maternelle, où du moins, elle l'avait de façon variable. Elle pouvait se montrer tantôt euphorique, puis retourner dans une léthargie qui pouvait durer des mois, et c'était ainsi depuis vingt ans. On lui avait toujours dit que cette distance qu'elle plaçait entre elle et le reste du monde était apparue lorsque Simon, le petit dernier de la famille, avait manqué d'y passer étant enfant. A sa sortie de l'hôpital elle avait cessé de s'occuper du foyer, et la petite blonde était la seule des gamins Ashby à essayer d'arrondir les angles, même si aujourd'hui elle commençait à en avoir assez. Une fois encore, elle avait été réquisitionnée pour rendre service. Sa mission du jour consistait en un passage express chez les Anderson pour y déposer ce tensiomètre, un petit saut dont la jeune femme se serait bien passé tant sa semaine l'avait usée, mais qu'importe. Elle avait docilement accepté, puisque dans les faits, elle n'arrivait jamais à se résoudre à dire non.
***
Quelques embrassades et une conversation gênante plus tard, Romy s'était retrouvée embarquée pour le déjeuner chez son oncle et sa tante. Elle qui n'était initialement partie que dans une courte expédition n'avait pas coupé aux traditions familiales auxquelles elle n'était pas habituées tant elles manquaient cruellement dans son propre foyer, et même si elle avait refusé par politesse, elle était tout de même heureuse de se trouver dans cette maison aujourd'hui, d'autant plus que Caleb et Primrose étaient présents. "Saluuuuut" Romy débarquait comme une fleur auprès de ses cousins qui avaient déserté la cuisine pour avoir un peu plus d'intimité. Après s'être vue indiquer le chemin, la jeune femme déboula derrière le dos de Caleb qu'elle avait voulu faire sursauter en lui pinçant les côtes. "L'invitée surprise du jour. Elle lui collait un baiser sur la joue, avant d'en faire de même avec Prim qu'elle pointait de l'index pour lui lancer : "... invitée venant d'ailleurs d'avoir une conversation extrêmement gênante avec Maman Anderson. T'aurais pu lui dire que j'étais plus avec Josh, j'espérais ne plus avoir à expliquer toute cette histoire à qui que ce soit." et sa propre mère n'avait pas jugé bon d'informer sa sœur du désastre amoureux qu'était devenu sa fille. Transparente à l'extrême cette petite Romy. On aurait pu dire qu'elle avait l'habitude, mais en vérité ce n'était pas le cas. Elle qui s'était toujours sentie relativement inintéressante se prenait sa banalité en plein visage régulièrement. "J'ai des billes sur toi mademoiselle je vais chez le dentiste régulièrement." qu'elle soufflait avec amusement en se laissant retomber sur une chaise libre une fois délestée de sa veste. Une référence à la scène ô combien gênante qui s'était jouée dans l'appartement de Primrose quelques jours plus tôt. Joey, le beau Joey petit ami caché qui avait débarqué au moment opportun ; Romy n'était pas prête de l'oublier de si tôt celui là. "Et sinon pour la petite histoire je n'étais pas prévue au programme, ma mère m'a demandé de venir déposer un tensiomètre pour votre père et voilà. On a jugé bon de me nourrir au passage." D'un vague mouvement du bras, la petite blonde expliquait sa présence dans la maison familiale, alors que son regard alternait entre Caleb et Primrose. Cela faisait si longtemps qu'ils ne s'étaient pas retrouvés ensemble dans la même pièce. Depuis quelques années maintenant, entre le décès de LV, les études supérieures de Primousse qui lui prenaient de plus en plus de temps, et les cadets qui grandissaient ; les anniversaires et autres réunions se faisaient malheureusement de plus en plus rares.
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HELP. Qu’on me sorte de l’enfer auquel s’apparente cette insipide conversation que j’aurais parfaitement pu entretenir avec un parfait inconnu. Caleb a l’air de se faire autant chier que moi et on rivalise en banalités des plus inutiles pour essayer de combler les blancs qui risquent de rendre ces retrouvailles encore plus gênantes qu’elles ne le sont déjà. C’est quand même complètement dingue d’être frères et sœurs, de ne pas s’être vus pendant des semaines et de ne pas être capable de trouver le moindre sujet conversation potable qui ne donne pas envie de se tirer une balle tellement on s’ennuie. Comme quoi, tout arrive et je crois qu’après ces dimanches, je vais définitivement pouvoir tirer un trait sur les réunions de famille dominicale parce que j’aurais eu un aperçu assez net de ce que je pouvais vivre comme situation dans mes pires cauchemars. En plus, même en racontant de la merde, j’arrive quand même à mettre les pieds dans le plat et à évoquer un peu malgré moi une partie de mon travail e qui ne manque pas de faire tiquer Caleb. Je me maudis intérieurement, hésitant deux secondes avant de me lancer dans une explication un peu vague qui, je l’espère, suffira à combler sa curiosité ou en tout cas l’incitera à ne pas poser davantage de questions. « Les personnes pour qui je travaille, elles ne sont pas du genre à laisser leurs employés démissionner aussi facilement. » Explication ô combien explicite mais qui doit paraitre un peu obscure pour un non-initié comme Caleb. Je le connais assez pour savoir qu’il veut mon bien et qu’il fera tout ce qui est en son pouvoir me protéger, c’est pour cette raison que je ne veux pas trop lui en dire, j’ai peur de ce qu’il pourrait faire pour me sortir de ce mauvais pas et je n’ai pas envie qu’il prenne des risques. Je crois que je préfère qu’il s’en tienne aux repas à domicile qu’il promet de me préparer pour rendre mon quotidien infernal un peu moins compliqué en période de révisions intensives. « Si c’est toi qui le fais, je suis sûre que j’aimerais absolument tout. » Il me propose déjà de me nourrir gratuitement pendant une durée qu’il n’a pas précisé, il ne manquerait plus que je fasse la fine bouche de surcroit, je ne suis pas une ingrate, tout ce qu’il me préparera, je le mangerais. Je suis vraiment surprise qu’il me propose une telle chose, je sais que ça va sûrement être contraignant pour lui, alors forcément, lorsqu’il me propose en plus de partager son appartement, je reste quelques secondes sous le choc, incapable de savoir si sa proposition est réelle ou s’il se moque de moi. « Vraiment ? » Je finis tout de même par demander. C’est irréaliste, je le sais, mon train de vie ne correspondrait pas du tout à celui de mon frère et il serait témoin indirect du métier que j’exerce, je ne suis pas sûre qu’il l’apprécie.
Je pensais sincèrement ne plus pouvoir être surprise autant que je le suis lorsque ma cousine débarque, telle une tornade dans la conversation gênante qui n’en finit plus entre Caleb et moi, une bise plus tard, on part sur des reproches, sans doute un peu méritées, sur mon incapacité à prévenir ma famille de son drame romantique récent. Oups. « Premièrement, j’ignorais que tu venais aujourd’hui, je pensais donc avoir largement le temps de les prévenir pour t’éviter cette situation gênante. » Ou pas, en réalité, je n’ai jamais eu l’intention de le faire, j’ai déjà bien trop de problèmes dans ma propre vie pour aller me mêler de ceux des autres et j’estime que ce n’est pas à moi de raconter la vie de Romy d’autant plus que j’ignore quels détails de l’histoire elle a envie de garder pour elle. « Deuxièmement, je sais qu’il est très désagréable qu’on se mêle de la vie amoureuse des autres sans y avoir été invité par le principal intéressé, j’évite donc de le faire. » Sous-entendu, si tu parles de Joey, tu es morte, mieux vaut prévenir que guérir puisque la simple évocation du dentiste pourtant relativement implicite suffit à me hérisser le poil. Si ma famille demande à rencontrer mon petit-ami, je crois que je n’ai plus qu’à m’exiler en dehors de Brisbane ou carrément à mettre fin à mes jours. J’ai été surprise par ses talents d’acteur et sa capacité à s’adapter à cette situation imprévue lorsqu’il s’est retrouvé face à Romy. Malgré tout, je ne suis pas sûre qu’il soit le modèle type du genre idéal et s’il peut supporter une conversation d’une heure en ayant l’air de ce qu’il n’est pas, je ne suis pas sûre qu’un déjeuner s’étalant sur quatre ou cinq heures, voire un weekend complet si on joue de malchance, serait aussi facile à assumer. Et puis, au fond, même si Joey n’est clairement pas la personne qui me tire le plus vers le haut, j’aime sa présence dans ma vie, il est l’une des seules personnes qui ne me juge pas et qui n’essaie pas de me faire changer et j’ai toujours l’impression qu’auprès de lui, au moins, je n’ai pas besoin de jouer un rôle. Si je dois le pousser à jouer au petit-ami modèle quatre fois par semaines, j’ai bien peur qu’il disparaisse de la nature et décide de ne plus jamais me revoir. « Elle plaisante. » Je précise, à l’intention de Caleb, comme si cette constatation pouvait lui éviter de poser des questions qui orienteraient la discussion dans une mauvaise direction. « Un tensiomètre ? Pourquoi il aurait besoin d’un tensiomètre ? » J’ai l’impression d’avoir loupé un épisode. « Je suis super contente que tu sois là, c’est toujours mieux quand tu viens. » Moins pire, en tout cas. Avec la pétillante Romy, les risques de mourir d’ennui viennent de s’amenuir davantage et ceux de mettre le sujet de mon métier sur la table sont désormais inexistant puisqu’il a toujours été très clair que ma cousine ne devait jamais savoir. Merci Romy.
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En plus d’avoir la conversation la plus ennuyante possible, Primrose réussi à m’inquiéter avec sa réponse. « Les personnes pour qui je travaille, elles ne sont pas du genre à laisser leurs employés démissionner aussi facilement. » Dans un sens bien sûr qu’elle ne m’apprend rien je le sais très bien qu’elle s’est engagée dans un milieu sans pitié qui est loin d’être le plus sécurisant du monde. Et c’est une des raisons pour laquelle je lui ai demandé environ un million de fois de démissionner. Parce que j’ai peur pour elle, parce qu’elle gâche un potentiel fou. Aussi parce que je ne veux pas que son métier de stripteaseuse puisse la freiner dans sa future carrière d’avocate. Et il y a pourtant des chances que ça arrive malheureusement. Imaginez si un jour elle doit défendre un client devant qui elle a dansé à moitié à poil quelques années auparavant ? Le malaise horrible. Et puis surtout, elle perd en crédibilité. Enfin bon. On a déjà eu cette conversation environ mille fois et je ne pense pas que ça soit réellement utile que je lui redise tout ça. Elle connaît le fond de ma pensée et en parler ne ferait qu’enfoncer le malaise qui est déjà présent entre nous. Et ça engendrait certainement une dispute entre nous et ça, je ne le veux pas. Je me racle la gorge et je la regarde brièvement. « Ils peuvent pas te forcer à continuer à travailler pour eux si t’en as plus envie. » Et non ils ne peuvent pas mais ils le feront quand même alors bon. Intervention inutile je m’en rends bien compte mais en même temps je devais trouver un moyen d’intervenir sans envenimer les choses entre nous. Heureusement on ne s’éternise pas sur le sujet cet horrible sujet de conversation et on finit par parler de choses plus agréables. Je lui ai proposé de lui cuisiner des plats pour tous les jours de la semaine quand elle sera en période de révisions. « Si c’est toi qui le fais, je suis sûre que j’aimerais absolument tout. » Je lui souris. Elle est tellement adorable. Ce n’est pas parce que je suis chef cuisinier que je suis incapable de louper un plat. Ça peut encore m’arriver, surtout s’il s’agit de quelque chose que je ne maîtrise pas encore bien. Même si effectivement les ratés sont moins présents que quand je commençais tout juste à cuisiner. Et dire que mes parents et mes sœurs ont vraiment étaient mes cobayes durant mes premières années derrière les fourneaux. Et Dieu seul sait à quel point j’ai pu en louper des plats à mes débuts. « Vraiment ? » De base, c’était un peu dit sur le ton de la rigolade mais vivre avec Prim je ne serais pas contre. Peut-être que ça nous permettrait de nous reconnecter et de nous rapprocher comme avant. Je hausse les épaules. « Bah en soit ça pourrait carrément se faire. J’ai une chambre de libre au loft, ça pourrait être la tienne. » Elle semble sous le choc, et je peux la comprendre parce que je suis moi-même étonné de mon raisonnement. Avant aujourd’hui je n’avais jamais envisagé la possibilité de vivre avec ma sœur. Mais peut-être qu’en vivant avec elle je parviendrais plus facilement à la remettre sur le droit chemin ? Mais surtout, ça me permettrait de passer plus de temps avec elle et je ne demande que ça.
J’étais en train de me préparer psychologiquement à continuer cette longue et horrible conversation avec ma sœur. Je suis sûr que dans deux minutes on sera en train de parler de la pluie et du beau temps. Pour vous dire à quel point c’est catastrophique quand même. Et heureusement Romy arrive pour nous sauver tous les deux. Elle arrive derrière moi en me pinçant les côtes et elle réussit à me faire sursauter. "L'invitée surprise du jour." Je lâche un soupir laissant ma tête tomber en arrière. « Oh non pas elle. » je dis dans un soupir tout en levant les yeux au ciel. C’était bien sûr totalement faux puisque je suis vraiment content que ma cousine débarque, au moins elle va réussir à nous sortir de cet ennui mortel. "... invitée venant d'ailleurs d'avoir une conversation extrêmement gênante avec Maman Anderson. T'aurais pu lui dire que j'étais plus avec Josh, j'espérais ne plus avoir à expliquer toute cette histoire à qui que ce soit. J'ai des billes sur toi mademoiselle je vais chez le dentiste régulièrement." Je fronce les sourcils à la fin de sa phrase, mais j’avoue ne pas vraiment chercher à comprendre plus loin de quoi elle parlait. Même si cette histoire de dentiste me laisse assez perplexe. C’est quoi le rapport entre Primrose et le dentiste ? « Elle plaisante. » me dit ma sœur. Toujours, je ne pose pas de question en rapport avec cette histoire de dentiste. Romy finit par nous révéler la véritable raison de sa venue dans la ferme familiale. Elle devait apparemment déposer un tensiomètre pour notre père. Et Prim est plus rapide que moi mais on a tous les deux la même réaction. Depuis quand notre père a besoin d’un tensiomètre ? Je me sens presque coupable de ne pas connaître la réponse à cette question. Je devrais vraiment téléphoner plus souvent à mes parents. Après la mort de LV j’ai donné de moins en moins de mes nouvelles à mes parents, tout simplement parce que je détestais voir toute cette pitié qu’ils avaient pour moi, je n’aimais pas les entendre me dire ces phrases horribles du genre que j’allais me sentir mieux dans quelques semaines, que je devrais sortir pour voir du monde et continuer à vivre parce que c’est ce qu’elle aurait voulu pour moi. Mon Dieu. Je sais que ça ne partait pas d’une mauvaise intention mais ils n’étaient vraiment pas doués pour me remonter le moral dans le temps. « J’sais pas, j’ai l’impression d’avoir loupé un épisode aussi. » j’avoue à ma sœur en haussant les épaules. « Moi je dois t’avouer que je me serais bien passé de ta présence mais bon j’ai pas vraiment le choix... » Je regarde Romy d’un air extrêmement sérieux, bien que je ne le sois pas du tout. Je sais qu’elle le comprendra. Je suis juste d’humeur à emmerder ma cousine aujourd’hui. Même si j’ai envie de la remercier un million de fois pour sa présence.
C'était deux paires d'yeux interloqués qui l'accueillaient dans cette maison qu'elle connaissait si bien, et qui lui rappelait tant de souvenirs d'enfance. Si aujourd'hui les enfants Anderson/Ashby étaient grands, les réunions de famille manquaient à la plus-si-petite Romy, et elle qui avait rechigné à venir fut heureuse de retrouver ses cousins dans une atmosphère si particulière et ressourçante à ses yeux. « Oh non pas elle. » commençait Caleb avant qu'elle n'entame son petit laïus, au sujet de Joey dont elle en avait fait la connaissance il y a quelques jours de là, et de sa rupture passée totalement inaperçue dans cette famille ou elle faisait figure de fantôme. Pour toute réponse, la blondinette tapait doucement l'épaule du brun avant d'écouter sa cousine répondre à son tour. « Premièrement, j’ignorais que tu venais aujourd’hui, je pensais donc avoir largement le temps de les prévenir pour t’éviter cette situation gênante. » Ben voyons. Se laissant lourdement retomber sur une chaise, Romy levait les yeux au ciel. Elle avait beau adorer Primrose, cette dernière avait souvent tendance à ne pas vraiment tenir compte des autres. C'était une constatation plus qu'un reproche. « Deuxièmement, je sais qu’il est très désagréable qu’on se mêle de la vie amoureuse des autres sans y avoir été invité par le principal intéressé, j’évite donc de le faire. » et cette remarque avait au moins eu le mérite de lui ramener un (subtil) sourire amusé au coin des lèvres ; le sous entendu était clair. Malgré tout, rien n'avait empêché la jeune femme de se lancer dans une tornade d'allusions au sujet du petit ami de sa cousine et de son père dentiste. Déjà puisqu'elle jugeait les circonstances si drôles, et ensuite car Primrose ne l'avait pas volé. Ce fut un « Elle plaisante. » qui mit fin à son rapide petit jeu, et après quelques secondes de flottement, c'en était fini de cette conversion somme toute déjà suffisamment étrange. Romy fit par la suite mention du tensiomètre pour lequel on l'avait missionnée ; elle aurait sans doute mieux fait de tourner sa langue sept fois avant de parler. « Un tensiomètre ? Pourquoi il aurait besoin d’un tensiomètre ? » Euh ... « J’sais pas, j’ai l’impression d’avoir loupé un épisode aussi. » Ohlala. Romy s'empressait presque de faire quelques mouvements du bras pour atténuer ses propos. Elle arborait même la moue de la fille qui en savait long alors que pas du tout. "Oh, vous savez c'est rien de grave. Ma mère fait de l'hypertension et votre père avait fait une petite chute la dernière fois" et vous n'imaginez même pas à quel point elle faisait fonctionner ses méninges pour ne pas dire d'âneries. "C'est plus préventif qu'autre chose" Et il y avait intérêt que ça le soit. Jamais elle n'assumerait avoir pu parler de façon si légère si son oncle avait quelque chose de grave, mais quelque part cette famille avait déjà eu son quota de malchance avec le décès de LV. Le destin n'allait quand même pas s'acharner de façon si dramatique sur les Anderson ... si ? Quoi qu'il en soit, la petite blonde espérait que le sujet changerait vite, et lorsqu'elle entendit frère et sœur lui confirmer qu'ils étaient heureux qu'elle était là, les battements de son cœur s'apaisaient. « Je suis super contente que tu sois là, c’est toujours mieux quand tu viens. » « Moi je dois t’avouer que je me serais bien passé de ta présence mais bon j’ai pas vraiment le choix... » Hé ! Piquée -amusée aurait été plus juste- Romy attrapait un torchon qu'elle roulait en boule, le balançant sans ménagement sur son cousin pour cette boutade. "Moi aussi je suis contente de vous voir. Et puisque vous le demandez si gentiment je vais super bien. J'ai pris une colocation avec une connaissance du boulot dans Fortitude Valley.. vous vous entendriez super bien, faudrait que tu passes nous voir à l'occasion." qu'elle lançait à l'attention de Caleb avec son entrain légendaire. Peut être était-ce trop tôt pour les sous entendus, mais la jeune femme ne risquait rien en le secouant de ses gros sabots. Grande romantique, elle préférait combler son malheur en amour en jouant les entremetteuses.