Cigarette consumée de moitié aux lèvres, mains dans les poches, j’erre dans ce quartier tandis que ma moto est au garage. C’est un quartier paisible et calme où il fait bon se promener. Les températures élevées font que je me trimballe constamment en t-shirt ici, et tous mes sweats ont fini au placard. Ça fait du bien, je ne vais pas le nier. S’il y a bien une chose qui me manquait en Irlande, c’était la chaleur. Là-bas, il fait constamment gris et froid. Normal que les gens boivent et deviennent alcooliques dans ce pays, ils se réchauffent comme ils peuvent.
Perdu dans mes réflexions, je me traine entre les étalages du marché appréciant les nombreuses odeurs qui viennent satisfaire mes papilles et susciter des envies particulières chez moi. Je me laisse tenter par quelques tamarillos d’ailleurs, content de pouvoir déguster des fruits de mon pays et j’en achète suffisamment pour en ramener à la maison, assez friand de ces douceurs.
Je sors du marché après en avoir fait le tour tranquillement et sans y faire attention, je passe devant une bibliothèque dont les portes ouvertes m’interpellent. J’observe, comme un étranger, cet endroit qui autrefois (et il y a encore quelques mois) m’aurait attiré irrésistiblement. Je m’essuie le coin de la bouche, m’apprêtant à poursuivre ma route quand une voix s’élève de la boutique. Ce son me fige et tout mon corps réprime un frisson étrange. Serait-ce possible que ?
J’ai cru reconnaître la voix d’une ancienne amie, ce qui m’oblige à m’introduire dans l'endroit étrangement familier. Je fais tâche là, non ? Je déambule rapidement dans les rayons, essayant d’éviter le regard de la jeune libraire en pleine argumentation de vente auprès d’une jeune mère. Je l’observe du coin de l’œil et sourit en la voyant. C’est bien elle, Juliana Rhodes. Ma camarade de la bibliothèque, durant toutes ces années lycée. Mon regard brille en la dévisageant, elle parle toujours avec conviction et passion et je suis tellement heureux de voir qu’elle n’a pas changé. Que la vie ne l’a pas abîmé, qu’elle a gardé la passion dans son cœur et ses yeux et qu’elle la laisse s’exprimer avec conviction comme avant.
Je fais semblant de m’intéresser à plusieurs ouvrages, mais je ne résiste pas à sourire bêtement en imaginant la tête qu’elle va faire en m’apercevant. Dix ans que j’ai disparu, sans donner aucune nouvelle, dis ans que je n’ai pas revu sa petite frimousse adorable. Et l’excitation prend totalement le pas sur ma monotonie habituelle et mon état dépressif. Casquette enfoncée sur la tête, je m’avance vers la caisse une fois la précédente cliente sortie et je pose devant moi le livre attrapé au hasard. Le petit prince de St Exupéry.
N’y tenant plus toutefois, j’arrête rapidement la mascarade en relevant la tête vers elle et je la salue simplement, un immense sourire aux lèvres et le regard pétillant.
Je ne comprendrais jamais les parents qui n’essaient pas de trouver un style qui convient à leur enfant avant de décréter tout simplement que celui-ci n’aime pas lire. Je trouve ahurissant qu’on puisse ne pas aimer se plonger dans une fabuleuse histoire quand cette dernière est en adéquation avec nos goûts et les univers qui nous transportent. Bien sûr, avec la technologie, de nos jours, il est facile de retrouver ces mêmes histoires sur un écran en face duquel le cerveau est peut-être moins sollicité. J’ai l’impression d’être une vieille aigrie lorsque je réfléchis comme ça, bien sûr qu’internet, la télévision voire même le téléphone portable nous offrent des possibilités qui auraient été imaginables des années auparavant et je ne tiens pas du tout à ce que nous nous en passions. Toutefois, elles sont aussi une menace pour la lecture, les jeunes se détournent de plus en plus des romans et autres possibilités offertes par la bibliothèque et le peu qui continuent à s’y intéresser se font avoir par des liseuses auxquelles je ne succomberais jamais tant elles font concurrence aux pages noircies qui m’ont toujours fascinées. Pouvoir tenir un livre en main, respirer son odeur, voir les pages se tourner au fur et à mesure que l’on se plonge dans l’histoire, voilà la beauté de la lecture et voilà ce qu’une tablette froide et impersonnelle peut nous enlever. Alors forcément, quand cette maman est venue rendre des livres en disant que son fils ne s’y était pas réellement intéressée et qu’elle ne souhaitait donc pas lui en faire découvrir d’autre, je ne peux m’empêcher d’essayer de la convaincre de changer d’avis, usant de tous les arguments possibles et imaginables. Lorsqu’elle quitte la bibliothèque en promettant de revenir avec son fils pour en choisir de nouveaux avant la fin de la semaine, j’ai un immense sourire jusqu’aux oreilles tant je suis satisfaite d’avoir accompli mon devoir. Malgré tout, rien ne me dit que cette femme est sincère et qu’elle reviendra, mais à défaut d’avoir pleinement réussi mon coup, je l’ai au moins fait un peu douter et ça suffit à mon bonheur. Elle va se poser des questions et si, comme je l’espère, elle trouve les bonnes réponses, elle reviendra, parce que c’est la seule chose à faire.
Le livre qui se pose sur le comptoir de la bibliothèque me fait évidemment sourire. Le Petit Prince est un incontournable que toute personne normalement constituée, enfant comme adulte, se doit d’avoir lu au moins une fois dans sa vie. Je l’adore et je m’apprête évidemment à en faire l’éloge devant la personne qui s’apprête à le découvrir lorsqu’une voix très familière s’élève doucement. Je lève les yeux, intriguée, vers mon interlocuteur, ne masquant pas la surprise évidente qui se lit sur mon visage alors que je ne reconnais que trop bien l’adolescent perdu devenu homme, à présent, qui se tient devant moi. « Harvey. » Je prononce, dans un murmure presque inaudible, comme pour me prouver que tout cela est réel et que je ne suis pas en train de rêver. Une fois le choc passé, l’immense sourire qui apparait sur mon visage et mes yeux qui se mettent à pétiller parlent pour moi. Je suis ravie de le voir. Est-ce que je devrais lui en vouloir d’avoir disparu comme ça ? Je crois que ça m’a fait mal de me rendre compte que je ne le reverrais sans doute jamais lorsque je me suis rendu compte qu’il avait mis les voiles, mais au fond, je savais que ça faisait partie du contrat depuis le début. Il ne m’avait pas promis une amitié éternelle, nous vivions dans le présent et j’étais censée m’en satisfaire. Peut-être que j’aurais aimé que ça aille plus loin que ça, que je puisse compter sur lui dans le futur, mais j’avais compris que ce ne serait pas le cas. Donc non, je n’ai aucune rancœur et la joie que je ressens en voyant que même après tout ce temps, il est revenu vers moi est tellement intense que je ne pourrais pas l’exprimer avec de simples mots. C’est sans doute pour cela que je m’autorise à faire le tour de la caisse pour le serrer brièvement dans mes bras. Lorsque je me recule, je lève les yeux vers lui pour observer les traits de son visage et constater qu’ils ont toujours l’air aussi durs. « Je n’arrive pas à croire que c’est bien toi. » J’avais tout simplement fait une croix sur sa présence dans ma vie parce que c’était ce que je me devais de faire. « Tu m’as manqué. » Je crois que je réalise à cet instant précis à quel point c’est vrai et combien cette relation, aussi étrange et déséquilibrée qu’elle puisse paraitre, m’a apportée à ce moment de ma vie. « Ça te va bien de vieillir, t’es canon. » Et triste. Mais ça, je n’ai pas l’impression que ce soit une nouveauté, malheureusement, alors je préfère, comme d’habitude, insister sur l’aspect positif des choses. « Tu as un peu de temps ? On a plein de choses à rattraper. » Et j’ai surtout le stagiaire pour me remplacer pendant que je m’accorderais une pause-café bien méritée, la joie de pouvoir exploiter les pauvres petits étudiants.
Ces petits yeux pétillent, son sourire s’illumine et je retrouve mon ancienne amie dix ans après sans qu’absolument rien n’ait changé pour moi. Elle a toujours le regard aussi vif et curieux, ses petites joues arrondies qui soulignent son sourire éclatant ; et si elle a désormais quelques ridules au coin des yeux, cela n’entache en rien sa beauté indiscutable et rayonnante. Le souffle court, durant quelques secondes, nous nous observons simplement avec le sourire, alors que tous nos souvenirs remontent à la surface. Dix ans, c’était il y a une éternité et juste un instant. Le temps file bien trop vite, et à chaque introspection c’est le même constat : comment en est-on arrivé là ? Je souris alors qu’avec empressement, elle fait le tour de sa caisse pour venir se coller dans mes bras et je l’y accueille avec chaleur et plaisir, trop heureux de revoir sa jolie frimousse et de pouvoir renouer avec un passé un peu moins glauque et un peu plus joyeux représenté par sa personne.
La seule et l’unique Juliana Rhodes. J’inspire sa délicate odeur, senteur de fleurs et d’épices raffinées, avant qu’elle ne s’écarte pour me témoigner sa stupéfaction. Je souris bêtement, répondant simplement – C’est bien moi pourtant. Et je détourne légèrement le regard en sentant l’émotion me gagner brutalement. Je ne pensais pas que je reviendrais ici un jour, longtemps j’ai pensé que ça n’en vaudrait pas la peine, j’avais trop peur… Le destin s’est chargé de mon cas et je n’ai pas vraiment eu le choix. Brisbane est ma terre d’accueil, quoique j’y aie vécu, il me faut l’accepter et faire avec. – Tu m’as manqué aussi, Jules. Et je le pense réellement. J’ai souvent penser à Jules, à ce qu’elle me dirait, à ce qu’elle ferait même à ma place. Des tonnes et des tonnes de fois quand je devais me raisonner, c’était la voix fluette et légèrement trop aigüe de Juliana Rhodes qui résonnait dans mon crâne. Et force est de constater que quand je suivais ses conseils consciencieux, je me mettais beaucoup moins dans la merde. – ça te va bien de vieillir, t’es canon. Je lève les yeux au ciel en l’entendant, peu persuadé qu’elle ait raison. – Et toi tu n’as pas pris une ride. Je mens, car elle en a quelques-uns qui sont apparues, tout comme moi. Mais ce n’est que les aléas du temps, rien de plus. J’essaie d’y croire en ce qui me concerne, mais je sais que l’alcool précipite les choses, tout comme la cigarette, inévitablement.
- Pour toi, j’ai toujours le temps. C’est facile, je sais. Mes répliques sont bateaux mais je suis en train de voguer sur une mer de souvenirs, n’ayant aucune idée des vagues d’émotions moins lisses qui s’apprêtent à déferler incessamment sous peu. Je la laisse s’arranger avec son petit stagiaire qui me lance un regard étonné. Il ne doit pas avoir l’habitude que Jules s’accorde des pauses celui-là, encore moins avec un homme inconnu au bataillon. Et je la suis donc, au coin de la rue, là où il y a un petit café champêtre bien agréable. Je lui propose de nous installer en terrasse, pour profiter du soleil et surtout pouvoir fumer tranquillement. Je ne résiste pas à allier le café et la clope, le manque est trop important si je me retrouve avec l’un sans l’autre. Toxico. Je dépose mon paquet sur la petite table, observe un court instant l’endroit tout autour et lui faire part de ma constatation, avec amusement – C’est drôle, c’est tout à fait le genre d’endroits où je t’imaginais bosser plus tard… Une bibliothèque, ça te va tellement bien. Mon regard plonge dans le sien, admiratif de sa réussite. – Et tu n’as pas perdu la force de tes convictions aussi, si je ne t’avais pas entendu débattre et argumenter avec autant de hargne, je ne t’aurai pas trouvé. Elle est épatante, c’est ce que je me dis en l’observant en face de moi avant de commander deux cafés au serveur. - Alors, dis-moi que tu as la vie de rêve, Jules… Et fais-moi rêver, s’il te plait. Pour quelques minutes, sors moi de ma misère quotidienne et égaye ces instants fugaces tellement appréciables.
Ces retrouvailles sont chargées d’émotion, je suis projetée dix ans en arrière, à une époque où mes rêves me paraissaient encore si accessibles et où mon avenir me semblait avoir été écrit à l’avance tant il me paraissait évident que c’était comme je l’imaginais et pas autrement que se déroulerait ma vie. Les souvenirs m’assaillent alors que je le dévisage, me remémorant des bribes de conversation qui m’ont marqué, ses idées noires et pourtant parfois très réalistes, son rire clair lorsque je me montrais un peu trop optimiste et ses précieux conseils prodigués lorsque je me noyais dans des matières scientifiques qui dépassaient de très loin mes capacités intellectuelles. Tout cela me semble si loin et pourtant les souvenirs sont très nets dans ma tête. Pendant ces années, j’ai lu et relu des passages de nos conversations, soigneusement retranscris sur mon journal intime par peur de finir par les oublier. Mais finalement, même sans avoir été en mesure de les relire, je crois qu’ils ne seraient jamais vraiment sortis de ma tête parce qu’Harvey a eu une place importante dans ma vie au moment où il en a fait partie même si cette période a été brève et que, au fond, j’ai toujours su que ça ne pourrait pas durer éternellement. Il a l’air ému, lui aussi, et je m’étonne encore qu’il soit là, devant moi, alors que tout indiquait que nous ne recroiserions jamais le chemin de l’autre. Il est parti du jour au lendemain, sans explication, comme je l’avais envisagé depuis le début et je m’étais simplement persuadée qu’il n’y avait pas de retour en arrière possible et qu’il fallait aller de l’avant. « Si seulement. » Bien sûr que j’ai pris des rides et j’assume difficilement le poids des années qui s’écoulent alors que mes rêves restent derrière moi, tout du moins en partie. J’ai dévié du plan parfait que j’avais élaboré enfant et que je continuais à espérer atteindre une fois adolescente et même après ma première déception amoureuse. Malgré tout, je ne peux pas me prétendre malheureuse et je ne le suis pas, loin de là, se rendre compte qu’on n’est pas parvenu à accomplir tout ce que l’on souhaitait est tout simplement difficile à encaisser par moments et en cet instant où le passé se rappelle à moi plus vivement que jamais, c’est évidemment le cas.
Quelques instructions données plus tard, nous nous retrouvons en terrasse au café où j’ai l’habitude de me rendre avec mes collègues. Personne ne s’offusquera si je prends une courte pause puisqu’en temps normal, sachant que je ne fume pas et que je suis loin d’être accro au café, je préfère rester pour laisser les autres prendre un peu de temps. Il y a tellement de choses que j’ai manqué dans la vie de Harvey et que j’ai envie de savoir mais c’est pourtant lui qui prend la parole et sa perspicacité me fait sourire. Travailler dans une bibliothèque a toujours été une évidence pour moi aussi. Je crois que j’aurais aimé avoir le talent nécessaire pour écrire à mon tour et partager avec mes lectures mes idées et les univers que j’aurais imaginé. Malgré tout, pouvoir évoluer tous les jours parmi des centaines d’ouvrages et en découvrir constamment de nouveau est un réel plaisir et je n’ai presque pas l’impression de travailler, par moments, même si certaines tâches sont évidemment plus rébarbatives que d’autres. « Je ne me voyais pas faire autre chose, c’était une évidence. » Et j’aimerais que lui aussi ait trouvé son évidence, parce qu’il avait l’air tellement déboussolé plus jeune, je trouverais ça génial qu’il ait eu le déclic qu’il lui fallait pour prendre sa vie en main. Mais lorsque je regarde ses yeux, je n’y vois pas cette lueur d’enthousiasme qui apparaisse parfois durant nos débats enflammés alors je doute qu’il y soit parvenu. « Je ne sais même pas par où commencer. » Je ne sais pas si on peut parler de vie de rêve, c’est tellement subjectif, j’aime mon quotidien même s’il y a encore des choses à changer et que j’espère le voir un peu évoluer, mais j’imagine que cette vie qui me convient ne ferait pas l’unanimité. « J’ai terminé mes études de littérature et j’ai été embauchée ici, j’ai testé un peu tous les styles et finalement j’ai suivi une formation pour me spécialiser dans la littérature jeunesse. » Le parcours classique d’une fille sans histoire qui suit son chemin sans jamais dévier de sa trajectoire. « Je n’ai jamais quitté Brisbane, je suis trop bien ici, je ne me verrais pas vivre ailleurs. » Et je ne me sens pas capable d’abandonner ma maman qui se repose encore beaucoup sur mois à certains moments. Malgré les années qui passent, j’ai l’impression que sa douleur ne s’estompera jamais vraiment. « Finalement, ça n’a pas vraiment marché avec Julian, on s’est séparé à la fin de mes études, je suis retournée vivre chez ma mère quelques temps après notre rupture, ça nous a fait du bien à toutes les deux. » Nous étions déjà très proches, mais nous le sommes devenues encore davantage pendant cette période qui a été vraiment difficile pour moi puisque j’étais persuadée d’avoir rencontré mon prince charmant. « Mais on n’avait plus vraiment le même rythme de vie malgré tout alors j’ai fini par trouver un appartement à moi, j’y suis resté pendant… » J’essaie de me remémorer les années sans y parvenir. « … Longtemps. » C’est le mot, j’ai l’impression que c’était une période lointaine de ma vie alors qu’en réalité, c’était il n’y a pas si longtemps que ça. « Je l’ai quitté pour emménager avec mon copain. » Qui n’est jamais là, mais c’est un autre débat. « Voilà. » Comme quoi, il suffit de quatre ou cinq phrases pour faire le tour de ma vie trépidante ce qui prouve bien que je n’ai pas vraiment changé et que j’aspire toujours autant à la stabilité. « Et toi alors ? Tu étais où pendant tout ce temps ? Et tu fais quoi maintenant ? Tu t’installes à Brisbane ou tu ne fais que passer ? Comment va Lonnie ? » Je pose trop de questions et pourtant je me limite. Il y a tellement de choses que j’aimerais savoir et malheureusement ma pause sera de trop courte durée.
Le temps s’est arrêté brusquement, alors que je me promenais un peu au hasard en attendant de récupérer ma bécane chez le garagiste, que je flânais dans les rues à la recherche d’un peu de liberté, d’une sensation de bien-être et de légèreté qui m’échappe constamment. Mes pas m’ont guidé inconsciemment vers cette bibliothèque, et il faut croire que le destin n’a pas fini de me jouer des tours car il a placé sur ma route ma vieille amie d’enfance, Juliana. Celle qui fait remonter à la surface tous les souvenirs d’un temps révolu, lointain, oublié et pourtant bien vivant en sa présence. L’éclat de son regard, la douceur de son sourire, la fraîcheur de ses traits délicats. Tant de petits détails qui m’enveloppent dans un cocon de souvenirs agréables, et je m’envole des années en arrière, à bord d’une extraordinaire machine à remonter le temps confectionnée par mon propre esprit, lorsque nous n’étions que des gosses pleins d’idéaux et d’avis contradictoires. Sans réfléchir, je saute sur l’occasion qui se présente : celle de ressasser ses souvenirs avec plaisir, en sa compagnie et j’ose espérer aussi apprendre ce qu’il advient de sa vie. Secrètement, j’espère qu’elle a exactement tout ce qu’elle désire, comme elle l’a toujours voulu. Assis l’un en face de l’autre à la terrasse d’un petit café à l’ambiance cosy et chaleureuse, j’observe ma chère amie que les années ont bien épargnées, à l’inverse de moi. Toujours aussi passionnée, aussi vive, même si le poids des années supplémentaires se logent sur ses frêles épaules légèrement voûtées et aux coins de ses yeux pétillants. J’occulte volontairement la piètre image de moi-même que je dois lui renvoyer, pour apprécier pleinement ses retrouvailles et ne pas me restreindre dans ma joie de la revoir à cause de mes propres inhibitions.
Juliana se lance alors, sans détours et sans risques, et elle me raconte son parcours qui reste très logique et assidu. J’arrive à percevoir sa stabilité et sa volonté de ne pas déroger de sa route initiale, celle qu’elle a choisi d’emprunter il y a très longtemps, alors qu’elle n’était encore qu’une gosse, pas vraiment comme les autres. Elle n’a jamais quitté Brisbane, ce qui ne m’étonne pas. Elle avait clairement l’intention de s’y construire il y a déjà dix ans alors, là encore la logique et la maîtrise sont respectées. Spécialisée dans la littérature jeunesse… Cela me laisse à penser qu’elle pense aux enfants, peut-être même qu’elle en a déjà. Juliana a tout pour devenir une mère extraordinaire et ses futurs enfants auront une chance incroyable de l’avoir pour maman. Je ne crois pas vraiment au schéma familial parfait, ni à toutes ces conneries d’ils vécurent heureux et eurent beaucoup d’enfants ; pourtant Juliana représente exactement ça dans mon esprit. Elle est la princesse, plus que désirable, parfaite, qui mérite qu’on prenne soin d’elle et qu’on la hisse sur un piédestal car elle redonne au centuple ce qu’elle reçoit. Elle mérite la vie parfaite dont elle rêve : le mari parfait, les enfants parfaits et peut-être même les animaux parfaits – quoique j’ai du mal à l’imaginer avec un chien ou un chat. Je la vois bien plus avec des poissons dans un aquarium qu’elle devrait nettoyer chaque semaine avec vigueur, quitte à s’abîmer ses ongles et à râler sur cette idée merveilleuse d’avoir des poissons… Je suppose que mon imaginaire s’écarte de la réalité, évidemment, mais ce sont ses fantasmes-là qui parfois m’amènent à penser qu’il n’y a pas que du mauvais dans la vie.
Ça n’a pas marché avec Julian. Là encore, je ne suis pas surpris. Julian & Juliana, rien que les deux prénoms ne s’accordaient pas, et puis elle devait vivre une déception amoureuse, c’était écrit. La première. La seule j’ose croire. Je sens dans son discours un certain empressement, comme si la phase de latence entre sa prise d’indépendance et la rencontre de son ‘copain’ l’avait heurté, plus profondément qu’elle ne voudra bien l’admettre. Je ne relève pas et j’acquiesce, simplement. Son ‘voilà’ sonne comme le glas de son parcours et je tique légèrement dessus, m’apprêtant à la questionner davantage sur ce ‘copain’ et cette vie à deux donc.
- Voilà ? J’arque un sourcil, croise son regard et souris doucement. Et qui est le fameux élu alors ? Ça fait longtemps que tu habites avec lui ?
Evidemment que tout ce qui la concerne m’intéresse, même s’il serait très certainement mieux pour elle que je ne fasse pas partie de sa vie désormais. C’est un autre débat, que je ne suis pas encore prêt à ouvrir. Je préfère profiter de la sérénité de l’instant en me concentrant uniquement sur elle. Un vent de fraîcheur. Une brise subtile. Juliana Rhodes et son sempiternel petit sourire plein de malice et d’intelligence. Mais cela ne peut durer, je ne suis pas dupe. Alors quand elle pose ses questions, légitimement, à son tour, mes yeux s’abaissent et regardent le sol. Mon pouce glisse sur mes propres phalanges meurtries qui me font dorénavant constamment mal et je sens la déception transpirer par chacune de mes pores. Sensation néfaste. L’évocation de Lonnie est le coup de massue qui me fait prendre une vive inspiration et détourner le regard vers la route où s’agglutinent quelques voitures. Par où commencer ? Ma langue glisse furtivement sur mes lèvres, je me mords légèrement les joues avant de répondre sans ambages
- A Dublin, jai suivi une prépa scientifique, avant de passer mon diplôme d’ingénieur et j’allais présenter ma thèse en fin d’année normalement. J’avais un poste de Docteur en mathématiques appliquées qui m’attendait chez IBM, mais ça ne l’a pas fait au final. Le soleil me manquait bien trop. Alors, j’suis de retour oui. Pour de bon normalement. Et je n’ai pas vraiment de nouvelles de Lonnie tu sais, on ne se parle plus vraiment lui et moi…
Principalement à cause de moi d’ailleurs. Parce qu’il ne comprend pas mon éloignement, il ne comprend pas mon besoin d’ailleurs, ma fuite, mes peurs… Et parce que je ne veux pas lui imposer mes problèmes aussi. Je reprends, rallumant une autre cigarette avec nervosité.
- Mais il s’en sort bien tu sais, il est flic. Affaires familiales. J’aurai choisi un autre département pour bosser personnellement mais bon, ça a l’air de lui tenir à cœur alors.
Je hausse les épaules, comme si cela ne m’importait guère, comme si ça ne me touchait pas qu’il ait choisi cette voie-là plutôt qu’une autre. Pourtant, ça me touche. J’ai du mal à comprendre ce qui le pousse vers ce genre de personnes. Le passé, évidemment. Toujours et encore le passé.
Dix ans. C’est le temps qui s’est écoulé depuis que Harvey a décidé que notre amitié était terminée et qu’il a mis les voiles. Finalement, il a mis plus de temps que je l’avais imaginé à prendre cette décision alors que, dès le départ, j’avais bien senti que Brisbane ne représentait pour lui que les mauvais souvenirs vécus. J’imagine que s’il est resté aussi longtemps c’est parce que son petit-frère avait besoin de loin. J’ai toujours été très touchée par l’amour inconditionnel qu’il porte à Lonnie. Il parle de lui comme s’il était la huitième merveille de monde. Enfin, je devrais plutôt dire « il parlait », parce que je ne sais rien de la manière dont a évolué leur belle complicité et ce lien si fort qui les unissait dans l’adversité qu’ils ont eu à traverser. Hartwell. Ce nom est resté tellement longtemps dans toutes les bouches, sur tous les gros titres des journaux et pourtant, ils ont fait face, ensemble et j’ai été spectatrice impuissante des efforts que mon ami devait faire pour s’en relever, malgré les rumeurs, les propos déplacés, sa famille brisée. Il y avait en lui tellement d’émotions qui n’auraient pas dû habiter un adolescent de son âge, tellement de colère, de tristesse, de doute. Il était désabusé. Maintenant que nous nous retrouvons, de longues années après, je veux croire que les choses sont différentes, qu’il a trouvé cette paix qui lui semblait tellement inaccessible à l’époque mais il me suffit de croiser simplement son regard pour me rendre compte que ce n’est pas le cas. J’aimerais savoir ce qu’il s’est passé, comment il a évolué, quel est son parcours mais je suis la première à passer à l’interrogatoire et je ne me fais pas prier, résumant mon parcours de vie sans histoire en quelques phrases. Je n’ai pas besoin d’en dire beaucoup, Harvey connait tout de mon passé, il sait à quel point ma mère est mal en point depuis le décès de mon père et si à l’époque j’avais encore l’espoir qu’elle se remette à vivre un jour, je sais désormais que ce ne sera pas le cas. Ma mère est et restera une survivante d’un drame qu’elle ne peut pas accepter, même vingt ans plus tard. Je sais aussi que mon parcours scolaire et professionnel ne va pas le surprendre, parce que c’était écrit, il était même le premier à me le dire. Je ne suis donc pas étonnée qu’il s’arrête sur ma vie amoureuse, seule zone d’incertitude parmi toutes ces évidences. « Il s’appelle Alfie. » Je commence, retournant avec plaisir trois ans en arrière, vers ces souvenirs qui paraissent si lointain à présent. « Ma mère m’a trainée de force au réveillon de sa paroisse il y a un peu plus de trois ans et c’était le seul qui avait l’air de ne pas être venu de son plein gré, alors on a discuté. » Cette conversation avait embellie cette soirée à laquelle je n’avais pas du tout envie d’aller. Comme quoi, on ne sait jamais quand les belles rencontres peuvent nous tomber dessus. « On vit ensemble depuis un peu plus d’un an, maintenant, ça passe vite. » Tout ce temps écoulé depuis l’accident et le décès de Rachel, j’ai l’impression que c’était hier, pourtant. La jeune femme a laissé un terrible vide et vivre avec son absence a été une épreuve pour Stephen qui se relève tout juste aujourd’hui. Je veux croire que, désormais, c’est le bonheur qui nous attend et que cette année sera meilleure que la précédente.
Bien sûr, une fois mon interrogatoire passé, je lui pose à mon tour des questions, désireuses de savoir ce qu’il s’est passé dans sa vie durant ces dix dernières années. J’espère qu’il a réalisé ses rêves, qu’il a pu faire des projets, qu’il a croisé des personnes qui ont réussi à lui montrer que l’affaire Hartwell n’était pas toute sa vie et que celle-ci méritait d’être enfin vécue. J’ai conscience que le drame qu’il a traversé a bouleversé son quotidien ainsi que sa perception du monde, mais j’avais tellement envie de le voir retrouver cette petite étincelle d’espoir, ça me tuait de ne rien pouvoir faire pour la lui rendre. Pour lui, j’étais juste cette utopiste, j’en suis sûre, la fille pour qui il était facile de croire en un monde meilleur parce qu’elle n’avait rien eu à affronter. Il a sans doute raison. « Waw ! Quel parcours ! » Je m’exclame alors qu’il me raconte qu’il a poursuivi un parcours scientifique pour devenir ingénieur. A cet instant, j’ai l’impression qu’il a vraiment repris sa vie en main et qu’il en a tiré quelque chose de bien. « Je suis super fière de toi. » Mais le passé qu’il a employé et son ça ne l’a pas fait, finalement me laissent un goût amer parce que c’est vague sans l’être et que ça montre bien que lorsqu’il était proche du but, il a tout envoyé paitre et s’est saboté lui-même. Je suis déçue de l’apprendre, mais peut-être que ça signifie qu’il a tout simplement trouvé quelque chose qui lui convenait mieux que ça et qu’il a changé d’avis. Je préfère vraiment le considérer comme une sorte de renouveau plutôt que comme un échec. Malgré tout, quelque chose me dit que ce n’est sûrement pas aussi rose que ça. « C’est comment Dublin ? Et pourquoi Dublin d’ailleurs ? Tu connaissais des gens là-bas ? » Mes questions s’enchainent, sans gêne, j’ai juste envie de savoir où il en est, ce qu’il fait, ce qu’il a envie de devenir et je ne me rends pas forcément compte que je n’aborde peut-être pas les bons sujets et peut-être pas de la bonne façon. Malgré tout, le fait qu’il n’ait pas de nouvelles de Lonnie me frappe plus que tout ce qu’il me dit d’autre et je crois que je réalise seulement à ce moment-là que sa vie n’a peut-être pas tourné aussi bien que je l’aurais souhaité. Il aimait tellement son frère, il avait pour lui une admiration sans limite et lorsqu’il me dit qu’il s’en sort bien, j’ai l’impression de revoir cette fierté énorme qui l’habitait lorsqu’il parlait de son petit protégé. « Oh. Je vois. » Pauvre Harvey, éloigné de la seule personne qui composait encore sa famille. Est-ce qu’ils se sont brouillés ? Est-ce que son départ les a juste naturellement éloignés ? Serait-il parti en laissant Lonnie de côté de toute façon ? Je n’en sais rien et j’ai évidemment très peur de m’aventurer sur un terrain glissant. « C’est génial qu’il ait aussi bien réussi, tu dois être tellement fier de lui. » Chacun a ses propres méthodes pour extérioriser ses démons et si Lonnie a choisi de côtoyer les drames familiaux alors qu’il en a lui-même vécu un, il est évident que le choix peut paraitre surprenant mais je le trouve compréhensible. Je me garde de faire le moindre commentaire à ce sujet, ne souhaitant pas remettre sur le tapis les douleurs passées d’Harvey. Et encore, je ne suis même pas sûre qu’elles soient si passées que ça. « Et maintenant que tu es revenu ici, tu fais quoi ? Tu as trouvé un boulot ? Tu vis où ? T’es tout seul ? » Je veux tout savoir, Harvey Hartwell, tu vas regretter d’être venu dans ma vie. S’il pense qu’il peut débarquer dix ans plus tard et s’en sortir sans que je lui demande de tout me raconter, il se trompe.
C’est avec un réel plaisir que je m’adonne au jeu des retrouvailles avec Juliana, que je retrouve dix ans après l’avoir quitté, inchangée et toujours passionnée. Professionnellement accomplie, je sens malgré tout une pointe de déception ou du moins un manque lorsqu’elle survole son histoire sentimentale et je ne résiste pas à la questionner sur le sujet, avide de savoir où en est mon amie. Épanouie, je l’espère car c’est ce qu’elle mérite. Elle a consacré tant de temps à définir et à assurer son avenir, je serais donc particulièrement déçu si elle m’annonçait ne pas être heureuse. Cela voudrait dire qu’elle avait tort de tout planifier, que la vie avait déjà bel et bien tout prévu d’avance et que quoiqu’on fasse, on ne peut déroger aux mystérieuses règles du cruel destin. Et ce serait un véritable coup de massue d’accepter cela. Juliana est en quelque sorte celle qui s’oppose à la fatalité pour moi.
- Il s’appelle Alfie. Le sourire que j’arborais jusqu’à présent s’efface en entendant ce prénom, si particulier, diminutif d’Alfred en général qui m’évoque immédiatement mon ancien ami. Les souvenirs de notre dernière entrevue viennent me perturber et entacher ces retrouvailles. Je fronce légèrement les sourcils, me racle la gorge et chasse cette pensée saugrenue de mon esprit. Alfie et Juliana ? Ce serait une blague de très mauvais goût, assurément. – Ma mère m’a trainée de force au réveillon de sa paroisse il y a un peu plus de trois ans… Le réveillon de la paroisse. Alfie et ses parents hyper-croyants aux idées d’arrières arrêtés. Tout ce qu’il a toujours fui. Non, ce n’est pas possible. La coïncidence est pourtant assez effrayante et une bouffée de chaleur me prend soudain. J’ai l’impression d’étouffer dans mes propres vêtements. Je secoue un peu mon t-shirt, m’agite et demande sur un ton nerveux – Il fait super chaud tu ne trouves pas ? Je m’astreins silencieusement au calme. Je suis en train de m’angoisser pour rien. Juliana ne peut pas être avec Alfie. Pas ce Alfie-là non. Alfie c’est un prénom répandu, non ? Et puis, des Alfies croyants il doit y en avoir plein ! Ce n’est tout simplement PAS possible. Je tire furieusement sur ma clope, avant de l’écraser brutalement dans le cendrier et de vider mon café rapidement dans ma gorge. Je me brûle au passage et mes yeux me picotent. Devant l’air surpris et décontenancé de Jules, j’essaie de me rattraper comme je peux – Excuse-moi, c’est juste que… Je connais un Alfie moi aussi et je l’ai revu il n’y a pas longtemps. Ça m’a fait penser à lui, mais impossible que ce soit ton mec. Je souris exagérément, pour la rassurer. Me rassurer moi surtout. Il faut que je me reprenne, cette frayeur passée, je souffle et reprends le cours de la conversation comme si de rien n’était. Je me fais peur tout seul parfois, c’est dingue. – Un an donc… Et vous avez des projets ? Je lui fais un sourire, accompagné d’un petit clin d’œil. Personne ne m’enlèvera de la tête que Juliana finira mariée, avec deux ou trois enfants. C’est son destin, ce qu’elle doit accomplir. Et si ce Alfie-là, le sien, est le bon alors je leur souhaite tout le bonheur du monde ! Sincèrement. Ce mec a tiré le gros lot par ailleurs car je ne connais pas une femme plus exceptionnelle que Juliana. Je l’aurais épousé, moi, si je n’avais pas été gay.
Au jeu des retrouvailles, je ne peux malheureusement pas être tout le temps gagnant et voilà que le moment de me confier à mon tour arrive. Je le redoute, évidemment. Ce moment où j’annoncerais que je m’en suis presque sorti et qu’alors que je touchais enfin à mon but, j’ai tout laissé s’écrouler autour de moi. A cause de la folie qui m’habite, du besoin de me punir qui ne me lâche pas depuis l’enfance, depuis que mon père me punissait sans aucune autre raison que celle d’exister. Je continue son œuvre malgré moi, et je me punis chaque jour de vivre. Je suis incapable d’arrêter cette boucle masochiste infernale. Malgré mes réticences à me confier, je le fais sans ambages. Jules me connait, elle ne sera donc pas étonnée de ce qui m’est arrivé. Je risque de la décevoir, ça ne fera qu’une de plus après tout. Le premier déçu, c’est moi de toute façon. – C’est comment Dublin ? Et pourquoi Dublin d’ailleurs ? Tu connaissais des gens là-bas ? Je souris et réponds rapidement, sans réfléchir – Pluvieux. Il pleut tous les jours, je te jure, c’est un véritable enfer là-bas. S’il y a un truc que je ne leur envie pas, c’est bien leur climat. Trinity College est une super université pour le programme que j’avais choisi, j’avais l’opportunité de m’y rendre, je n’ai pas réfléchi à deux fois et je suis parti vivre en Europe. C’est chouette, j’ai pu visiter l’Angleterre aussi. Je ne garde pas de mauvais souvenirs des dix ans qui viennent de s’écouler. J’ai pu recommencer à zéro, dans un autre pays, avec de nouvelles personnes et ce fut une expérience très enrichissante. Les Dubliners savent faire la fête, et j’ai appris à lever le coude mieux que personne – ce qui en soi n’est pas une grande fierté, mais alcoolique n’est qu’un synonyme d’Irlandais après tout. Avoir vécu 10 ans là-bas ne m’a pas aidé, c’est sûr.
La conversation dévie sur Lonnie et mon regard s’assombrit forcément. Evoquer le petit-frère me rend toujours triste et amer, plein de regrets. J’ai merdé et je ne cesserais jamais de me flageller pour ça. D’autant plus que je ne sais absolument pas comment renouer désormais. J’ai honte de l’image de moi que je peux lui renvoyer. Celle d’un alcoolique perdu, errant sans but, réduit à être vigile d’une boîte de strip. Ouais, c’est moins brillant que docteur de mathématiques appliquées chez IBM, c’est sûr. Juliana comprend, n’en rajoute pas évidemment et je lui souris en hochant la tête. Elle sait que ce sujet est difficile pour moi, même si elle n’a aucune idée de la façon dont la relation entre Lonnie et moi s’est détériorée au fil des années – principalement à cause de moi. – Et maintenant que tu es revenu ici, tu fais quoi ? Tu as trouvé un boulot ? Tu vis où ? T’es tout seul ? Je ne m’attendais pas à toutes ces questions, alors je cligne des yeux avant de répondre et de m’affaler un peu sur la chaise. Je la regarde, j’hésite… Ce n’est pas très reluisant ce que j’ai à dire de moi aujourd’hui. Je sors une clope pour me donner un peu plus de force et je hoche la tête, prenant les questions une à une pour répondre : - J’vis seul, oui. A Fortitude Valley et je travaille là-bas aussi… J’ai trouvé un boulot de nuit, je fais le vigile dans une boite de strip-tease. L’endroit où tu ne mettras jamais les pieds. J’arque les sourcils, humidifie mes lèvres avant de souffler la fumée de ma clope vers le ciel et j’ajoute – Pas très reluisant hein ? C’est le temps de me retourner, j’suis un peu bloqué en vérité. C’est le moment où je lui avoue tout, ou non. Et puis, merde ! – Je me suis fait sucrer mon visa d’études avant de passer ma thèse en fait. C’est compliqué pour trouver du taf dans ma branche du coup, avec un passif comme le mien. Une fois cela avoué, je me sens définitivement mieux. Comme si cela donnait une explication au taf que je fais actuellement et qui me fait légèrement honte. Ça paie les factures remarque. Et puis, je veille sur les filles aussi… Certaines en ont plus besoin que d’autres faut dire. J’ai l’impression, parfois, de faire un travail important même si ce dernier se limite à faire peur et dégager les clients lourds. – Mais je ne renonce pas pour autant.
Harvey se décompose brutalement et honnêtement j’ai du mal à comprendre pourquoi, il a l’air mal-à-l’aise d’un seul coup alors que je viens simplement de lui donner le prénom de celui qui partage ma vie. J’aimerais feindre d’ignorer qu’il a totalement changé d’attitude après mes paroles mais ce changement est loin d’être imperceptible et est même confirmé par ses paroles. Je ne savais pas qu’un prénom pouvait avoir un tel effet sur quelqu’un, ou alors c’est le côté paroisse ? Dans un cas comme dans l’autre, c’est quand même sacrément bizarre. Le fait que je sois croyante et pratiquante n’a jamais eu l’air de lui poser problème ou si c’était le cas, il s’est bien gardé de me le dire ce que j’apprécie. Je ne juge jamais une personne pour ses convictions – à moins qu’elle soit convaincue qu’éradiquer l’espèce humaine est la seule solution pour libérer notre planète – et j’apprécie que tout le monde fasse de même avec moi. « Waw, t’as l’air de l’adorer ce mec, il a fait quoi pour te faire flipper comme ça, c’est un tueur en série ? » J’essaie vaguement de me plaisanter, tout en essayant de calculer rapidement – malgré mon absence de talent pour le calcul mental – la probabilité pour que nous ayons une connaissance en commun et celle pour que cette connaissance soit bien plus que ça pour moi mais aussi pour lui. En théorie, elles ne sont pas si élevées que ça mais il faut admettre que la coïncidence est troublante, surtout avec un surnom associé à un prénom très peu courant. « Si son nom c’est Maslow, c’est le même. » Je précise quand même, à tout hasard, étonnamment angoissée à l’idée qu’il me dise que c’est effectivement le même compte tenu de ce qu’il vient de me dire à son sujet. « Mais j’espère pas, du coup, ou alors je ne sais pas comment je dois prendre le fait qu’il est impossible qu’on soit ensemble. » Mal, très certainement, ou en tout cas ça devrait sûrement m’inquiéter sur ce que je ne sais pas au sujet d’Alfie. Joseph, maintenant Harvey, non, ça me parait inconcevable, ça ne peut pas être la même personne. Je sais qu’il y a des zones un peu trop floues dans le passé de mon petit-ami mais j’ai parfaitement réussi à me convaincre que ça ne devait pas être si important que ça, sinon il m’en aurait parlé. Je vis dans le déni, parce que c’est plus facile comme ça, et je ne suis pas sûre d’être prête à mettre de nouveau le doigt sur cette faille que j’ai eu tant de mal à ignorer ces derniers temps et encore plus depuis qu’Alfie a décidé de se comporter d’une manière bien trop étrange à mon goût. Je ne devrais sans doute pas m’inquiéter, il n’y a pas raison, c’est une coïncidence rien de plus, mais c’est plus fort que moi et je commence vraiment à partager le malaise de mon ami. La question qu’il me pose n’arrange rien puisque ce n’est pas comme si j’avais de quoi enchainer sur des projets pour les vingt années à venir. « Pas vraiment, on vit au jour le jour. » Harvey me connait assez pour savoir que ça ne me ressemble pas du tout et j’espère qu’il n’aura pas envie d’insister.
L’Europe. Je suis presque envieuse des choix de vie d’Harvey ou de toute personne ayant réussi à sortir de sa zone de confort à un moment ou à un autre. Evidemment, je n’aurais pas envie de quitter Brisbane maintenant, j’y suis très bien mais j’aurais aimé avoir le courage de partir à la découverte du monde lorsque rien ne me retenait ici. J’ai préféré la sécurité parce que rester dans ma zone de confort me paraissait sûrement plus facile. Je ne peux pas dire que je le regrette parce que ça ne sert à rien de vivre avec des regrets mais peut-être que si j’avais été un peu plus téméraire, j’aurais autant de choses à raconter que la plupart de mes proches. Je ne sais pas si c’est mon anniversaire qui approche qui me rend aussi morose mais ça ne me ressemble pas alors je me hâte de reprendre contenance pour applaudir une fois de plus le beau parcours de mon ami. Il revient de loin, Harvey, il a affronté plus d’horreurs que beaucoup de gens et il peut se vanter d’avoir réussi à s’en sortir malgré tout. Il ne l’avouera jamais, j’en suis certaine, pourtant il a vraiment de quoi être fier de lui. « Tu en as de la chance, ça a dû être génial ! Tu as rencontré du monde là-bas ? Tu as plutôt bonne mine pour quelqu’un qui a passé dix ans sous la pluie. » Je plaisante, je me doute que le climat n’est pas aussi caricatural qu’on peut bien le laisser penser. J’espère qu’il s’est fait des amis, de vrais amis, par comme la bande de connards avec qui il avait l’habitude de trainer à Brisbane. Je n’ai jamais vraiment eu vent de ses fréquentations, parce que nous nous sommes toujours vus tous les deux, personne n’avait vraiment sa place dans notre duo. Mais je sais qu’il n’avait pas été très doué pour choisir ses potes à l’époque, j’espère qu’il l’est davantage maintenant. Lorsqu’il m’annonce qu’il est désormais vigil dans une boite de nuit, je me permets de m’en douter, je ne suis pas certaine que ce genre de lieu contribue à améliorer ses fréquentations. « Oh. Je vois. » La vérité, c’est que je ne sais pas quoi dire qui puisse montrer que je ne le voyais pas trop se consacrer à un tel travail sans dénigrer son métier et peut-être le vexer au passage. Je n’ai pas envie de gâcher nos retrouvailles en lui donnant un avis qu’il ne m’a pas demandé. « Tu as trouvé ce boulot comment ? » Pitié pas parce qu’il venait voir danser des filles ou des hommes, d’ailleurs, dans ce genre d’endroit, ce serait beaucoup trop glauque. Je me doute bien que certaines personnes le font sinon ces clubs n’existeraient pas mais j’aime me dire qu’Harvey est beaucoup trop bien pour ça. « Pourquoi tu ne l’as plus ton visa ? C’est horrible de te l’enlever alors que tu avais presque terminé ! Il n’y a pas d’équivalence en Australie ? Rien que pourrait te permettre de terminer ta thèse ici ? » Je ne sais même pas s’il en a envie en fait, mais je suis tellement scandalisée par l’idée qu’il ait enfin réussi à trouver sa voie et qu’on lui ait mis des bâtons dans les roues au dernier moment que je suis obligée de chercher des solutions, aussi stupides puissent-elles sembler. « Si je peux t’aider pour quoi que ce soit, tu sais que tu peux tout me demander, n’est-ce pas ? » Et tu peux même venir dormir sur le canapé à côté de Joseph, il est plutôt beau gosse en plus, ça va être bien, ça va être très bien même. Je ne sais pas où en est Harvey dans sa vie mais si le destin l’a remis sur mon chemin après toutes ces années, je veux croire que ce n’est pas un hasard et que je vais pouvoir être la main tendue qui l’aidera à surmonter ses difficultés.
→ J’ai conscience que ma réaction doit lui sembler tout à fait irrationnelle, mais la coïncidence me laisse pantois et nerveux. Je n’ose imaginer une Juliana, douce et calme dont la vie est réglée au millimètre près avec un Alfie explosif, en quête constante de nouveauté et légèrement hyperactif. Car même si je l’ai trouvé bien plus posé qu’à l’époque de notre adolescence, un caractère ça ne se change pas. Le tempérament peut s’adoucir, en fonction des expériences que l’on vit (et il en a vécu une plutôt terrible), mais le caractère, l’essence même de ce que nous sommes, cela me semble bien plus difficile. – Waw, t’as l’air de l’adorer ce mec, il a fait pour te faire flipper comme ça, c’est un tueur en série ? Non, c’est mon ex. En quelque sorte. Je secoue la tête en souriant, me forçant à me détendre car toutes ses pensées étranges n’ont rien à voir avec nos retrouvailles. – Non, ce n’est pas un tueur, non. Et en disant ces mots, un goût amer reste collé à mon palet. Pas un tueur… Pourtant il est responsable de l’accident qui a coûté la mort d’Amélia en quelque part. Est-ce qu’il se considère comme un tueur ? Je n’ose imaginer la culpabilité qu’il doit éprouver en y repensant. Cela m’anéantirais je pense bien. – Si son nom c’est Maslow, c’est le même. Mon sourire figé sur les lèvres met du temps à disparaître après cette affirmation. Je ne réagis pas, car je suis persuadé d’avoir mal entendu. Maslow. La voix fluette de Juliana continue de résonner autour de moi mais je ne saisis plus ses paroles. Elle m’a perdu en prononçant le nom de famille d’Alfie. Cette fois, plus de doute possible, plus de coïncidence étrange. Juliana est en couple avec Alfie. Le temps que cette information remonte à mon cerveau, que ce dernier la traite et l’accepte, je reste inerte. Incapable du moindre mouvement tandis que l’image d’un Alfie proche de Jules se matérialise dans mon esprit. Impossible. Je n’y arrive pas. Pourtant, je me vois mal réfuter son affirmation une nouvelle fois. Je vais la vexer. Et c’est bien la dernière chose dont j’ai envie, cependant nos retrouvailles viennent de prendre un tournant totalement inattendu et inédit. Je ne peux pas faire abstraction de cette information. C’est bien trop énorme pour que je décide de simplement la balayer sur le côté. Mon corps s’affaisse sur la chaise et j’observe mon ancienne camarade de bibliothèque avec le cœur qui se serre, conscient qu’inévitablement je vais lui faire du mal, à elle-aussi. Putain, t’es vraiment qu’une merde Harvey. – Pas vraiment, on vit au jour le jour. Je hoche la tête, pensif. Evidemment, si elle est avec Alfie, elle ne peut pas diriger sa vie. Lui il est bien trop libre pour ça. Je ne l’imagine pas une seule seconde en couple, posé, avec une Juliana qui calcule tout et anticipe chaque seconde. Cela me semble tellement irréel ! Je regarde mes mains, pour m’occuper l’esprit alors que je me demande si ce n’est pas moi qui aie une vision trop étroite de tout ça. Ils doivent bien avoir des points communs. Leur intelligence, leurs valeurs et ce désir de se cultiver à chaque instant. Alfie rêvait de voyage, Juliana voyage à travers les livres. Ce n’est peut-être pas si inconcevable que ça, finalement.
La discussion se poursuit mais j’ai l’esprit ailleurs. Je me demande comment je vais bien pouvoir annoncer à mon amie que je connais l’homme avec lequel elle partage sa vie. Intimement qui plus est. C’est un passé révolu, évidemment mais je crois qu’à l’époque, Alfie était bien plus pour moi qu’un simple passe-temps. J’avais de l’affection pour lui, beaucoup d’affection. Plus que lui n’en a sûrement jamais eu, obnubilé comme il l’était par Amélia (ce qui me rendait dingue et constituait la majeure partie de nos disputes). L’avoir revu ces derniers temps m’a remémoré tous ces moments de doute, toutes ces tensions, ces disputes et cette douleur que j’avais dans la poitrine et qui serrait mon cœur abusé et brisé. J’ai du mal à suivre la conversation, mais je m’efforce de répondre à Jules malgré tout. Pour quelques secondes de plus… Retarder l’inévitable… Repousser au maximum l’échéance, le moment où elle ne me verra plus que comme le salaud qui revient dans sa vie pour briser sa paix. Je me déteste. J’ai toujours fait du mal aux gens sans le vouloir, et j’ignore comment je me débrouille pour continuer, encore et encore à heurter ceux que j’aime. – Personne qui ne vaut la peine que je garde contact. Je réponds sur un ton doux et calme. Jules me connait, je ne m’attache pas. A vrai dire, j’ai trop peur du mal que ça fait et tout aujourd’hui me le prouve encore une fois. Car je suis attaché à Jules et je suis attaché à Alfie. Et tout ce que cela va m’apporter, c’est uniquement d’être un peu plus seul et un peu plus triste. Toujours la même rengaine. Je ne suis qu’un boulet qu’on se traine et qu’on aimerait mieux ne pas connaître. Juliana fait preuve d’une grande tolérance quand j’évoque le strip-club. Je réponds avec lassitude – J’ai vu une annonce, j’ai postulé. J’ai eu le poste. Et je pourrais, oui. Mais mon dossier est vraiment mauvais, ce serait une perte de temps car je ne pense pas pouvoir trouver un emploi dans ma branche par la suite. Je réfléchis pour le moment, je me donne du temps… Ou je fuis, encore une fois. Je fuis mes responsabilités, je fuis mes propres capacités, tout comme je fuis mon frère et comme je vais fuir mon amie dans peu de temps. Story of my life*.
– Si je peux t’aider pour quoi que ce soit, tu sais que tu peux tout me demander, n’est-ce pas ? Qu’elle est douce et adorable mon amie! Le cœur sur la main comme toujours. Je souris, touché et ému par cette main tendue, cet altruisme profond et entier qui la caractérise si bien. Je m’en veux tellement pour ce que je m’apprête à faire. Je pourrais me taire, ne rien dire et garder pour moi ce passé qui me colle comme une seconde peau. Ce passé qui ternit tout ce qu’il y a de beau dans ma vie. Je pourrais, mais je ne réglerais pas le problème ainsi et j’ai décidé de me confronter à mes démons dorénavant. Si je veux rester à Brisbane de toute façon, je n’ai plus vraiment le choix. C’est dur, ça fait mal mais je n’arrive plus à vivre en suffoquant à chaque instant. J’ai besoin de respirer à nouveau, et j’ai besoin que Juliana sache la vérité. Alors, je me penche sur la table, pose mes coudes dessus et lui saisis une main tout en ancrant mon regard dans le sien. – Je le sais, oui Jules. Mais tu n’as pas besoin d’un problème comme moi dans ta vie. Les yeux légèrement embués, voilà venu le temps terrible des aveux. Je soupire, et prenant mon courage à deux mains me lance dans mes explications – Je suis désolé que ces retrouvailles surviennent aussi tardivement. J’aurai aimé être là pour toi quand tu en avais besoin tu sais… Je crains qu’il soit trop tard pour… Merde. Je craque, c’est trop dur. Je ne vois pas comment je peux annoncer ça avec tact et délicatesse. Je lâche ses mains, retombe sur ma chaise dans une attitude coupable et déclare – Je connais Alfie, oui, ton Alfie. Il a aussi été mon Alfie à un moment, mais ça je ne le précise pas. - A vrai dire, je l’ai très bien connu adolescent surtout. C’était un des mecs avec qui je trainais… Beaucoup… Il n’y a pas deux Alfie Maslow à Brisbane, c’est impossible. Je ne t’aurai jamais imaginé avec un mec comme lui, mais c’était il y a dix ans alors je suppose que les gens changent. S’il te rend heureuse… Je m’arrête brusquement sur cette pensée et fronce les sourcils, méfiant et suspicieux – Il te rend heureuse au moins ? Je secoue la tête, car ce ne sont pas mes histoires. – Excuse-moi, je veux pas me mêler de ce qui ne me regarde pas mais… lorsque j’ai connu Alfie, il n’était pas très stable. J’ai du mal à l’imaginer en couple aujourd’hui. Je me mords l’intérieur des joues, nerveux et agacé par moi-même. Je n’ai pas envie de cracher sur mon ami, ni de le mettre en porte à faux. C’est pourtant ce que je fais, j’en suis bien conscient. Je soupire, passe une main sur mon visage et m’esclaffe bêtement - C’est fou ce que le monde est petit !
Je connais Harvey depuis longtemps, très longtemps, et malgré toutes les conversations que nous avons eues, profondes ou non, personnes ou non, touchantes ou non, jamais je n’avais été mal à l’aise en sa présence. Nous n’étions pas forcément sur la même longueur d’onde, mais je n’en avais pas besoin pour continuer à échanger avec lui parce que je savais que c’était son cas aussi, il n’y avait pas de tabou, pas de filtre ou en tout cas, je n’en ai jamais eu l’impression. Alors forcément, le voir si déstabilisée alors que j’aborde pourtant un aspect pas du tout secret de ma vie actuelle, pensant simplement que donner un simple prénom était une banalité, je ne sais plus comment à agir. Je tente de plaisanter mais ma plaisanterie fait un flop et Harvey me fait bien comprendre qu’il ne veut plus insister là-dessus. J’ai beaucoup de mal à me convaincre de laisser tomber, j’aimerais tellement en savoir plus sur son attitude étrange, mais nous ne nous sommes pas vu depuis dix ans et je ne tiens pas du tout à faire de ces retrouvailles un horrible fiasco. C’est donc à contre-cœur que je laisse tomber, choisissant de le pousser à son tour à répondre à mes nombreuses interrogations pour combler le vide laissé par son absence longue durée. Il reste vague, Harvey, comme toujours, alors que j’insiste pour en savoir davantage, persuadée que j’ai abordé un sujet léger dont on peut parler sans problème. « A t’entendre, j’ai l’impression que personne n’a jamais vraiment valu la peine que tu gardes contact. » Il est sans attache, il ne s’imagine pas rester en contact avec quelqu’un durant toute sa vie, c’est en tout cas ce que j’ai cru comprendre dès que nous nous sommes rencontrés et c’est pour cette même raison que j’avais anticipé son départ. Ce n’est pas un reproche mais une constatation, au moins, il ne ment pas, il ne fait pas croire des choses qu’il ne peut pas offrir et il ne joue pas un rôle qu’il n’est plus capable de tenir au bout d’un moment. « Je comprends, j’espère que tu n’auras pas besoin de trop de temps, quand même, ce serait dommage de ne pas exploiter ton potentiel. » Ou peut-être que son boulot lui plait, peut-être qu’il a envie d’un break, de ne pas trop se mettre la pression et je peux le comprendre, pace que parfois on a juste envie d’un break. « Je suis sûre que tu t’en sortiras très bien. » Il ne s’est jamais cru doué pour quoi que ce soit mais moi oui, parce que je sais qu’il est intelligent et débrouillard, il pourrait aller loin s’il le réalisait lui aussi. Je ne veux pas dénigrer son travail, parce que c’est ce qu’il fait pour le moment, qu’il l’a choisi et que je n’ai pas à remettre en question ses choix. J’espère juste qu’il ne va pas se gâcher en étant trop frileux pour se mettre en danger et je n’en suis pas si sûre.
Je suis vraiment sincère quand je lui propose mon aide, parce que j’ai envie d’être là pour lui, comme j’en ai eu envie à partir du moment où on a partagé cette table à la bibliothèque. Il a été d’un grand soutien pour moi et j’ai eu l’impression que ma compagnie l’aidait aussi même si ce n’était pas de la même façon. Malgré tout, je ne m’attendais pas à une telle réaction et lorsqu’il attrape ma main dans la sienne, je réprime tout juste un mouvement de recul instinctif face à l’étrangeté de la situation. J’ai peur, j’ai l’impression qu’il va m’annoncer qu’il est malade et qu’il va mourir. Pourtant, l’explication ne commence pas du tout comme ça et je me hâte, d’ailleurs, de le couper dans son élan pour le contredire, je ne peux pas le laisser dire un truc pareil. « N’importe quoi, tu n’es pas un problème ! » Tu es mon ami, Harvey, seulement mon ami. Et c’est ce qu’on est censé faire pour nos amis, non ? Leur tendre la main quand ils sont dans le besoin. Malheureusement, ce n’est pas la seule absurdité qu’il a en tête et je me hâte de contredire la seconde aussi vivement que la première. « Tu ne me dois rien, absolument rien, on ne s’était fait aucune promesse. » Est-ce que j’ai été déçue quand il est parti ? Bien sûr que oui, parce que sa présence dans ma vie était importante à mes yeux et que j’aurais aimé lui sembler aussi indispensable qu’il l’était à mes yeux. Malgré tout, je savais que ça allait se passer comme ça, il s’est contenté de garder sa ligne de conduite et je ne peux pas le blâmer pour ça. Je ne comprends pas où il veut en venir, pourquoi il voulait m’aider, je viens de lui dire que j’allais bien, que ma vie était parfaite comme elle était, alors pourquoi cette brusque culpabilité ? Je crois que j’ai peur d’avoir la réponse. Lorsqu’il m’avoue connaitre Alfie, je ne suis plus capable de répondre du tac au tac cette fois et je le laisse poursuivre, imprimant chacun de ses mots sans être certaine de vouloir en saisir le sens. Les pièces du puzzle s’assemblent mais je ne comprends toujours rien de l’image qui se dessine parce que, comme d’habitude, quelque chose m’échappe. Je crois que je devrais répondre à sa question au moins, lui confirmer que, bien sûr, il me rend heureuse. « Je ne comprends pas ce que tu veux dire. » J’ai l’impression qu’on ne parle pas de la même personne et c’est ce qui me déstabilise le plus. « Qu’est-ce que tu entends par pas très stable ? » Il en a trop dit ou pas assez, je n’en sais rien. Savoir qu’il faisait parti de ces garçons peu recommandables avec qui il avait l’habitude de passer du temps en dehors de ses heures de bibliothèque me parait totalement inconcevable. Pourtant, je sais qu’il ne me ment pas, parce qu’il n’aurait absolument aucun intérêt à le faire. Je réfléchis, essaie de revenir dans le passé, de chercher des détails qui auraient pu m’alerter. Tout ce qui me vient en tête, ce sont des questions, des tonnes de questions, et plus particulièrement une qui me frappe plus que les autres. « Tu as dit que tu l’avais revu récemment, c’est ça ? J’imagine que récemment, ça signifie, ces derniers jours ? » J’aimerais qu’il me dise que non, qu’il s’est trompé, que ce n’était pas ce qu’il voulait dire parce que ça signifierait qu’Alfie a omis de m’en informer. Je lui fais confiance, aveuglément confiance, et je n’ai jamais eu pour habitude de le questionner sur les personnes qu’il voyait durant sa journée ou sur ses agissements de manière plus générale. Malgré tout, j’ai l’habitude qu’il ne me cache pas les amis qu’il voit et qu’il m’informe de ses sorties pour ne pas que je m’inquiète de son absence. Pourquoi m’aurait-il caché ses retrouvailles avec Harvey ? Ça n’a pas le moindre sens. Une chose est sûre, tout cela m’inquiète, l’attitude d’Harvey m’inquiète, ses paroles encore plus. J’ai l’impression d’être proche d’une vérité que je ne suis pas prête à entendre et pourtant, je n’arrive plus à reculer maintenant.
→ → - A t’entendre, j’ai l’impression que personne n’a jamais vraiment valu la peine que tu gardes contact. Est-ce le cas, vraiment ? Est-ce qu’à mes yeux, personne n’a jamais valu cette peine ? Et pourquoi utiliser le mot peine quand on parle de liens importants et précieux, chérissables ? Est-ce que la cruelle absurdité de l’attachement est enracinée à ce point dans notre vocabulaire et nos expressions ? Ou n’est-ce que moi qui, une fois de plus, y perçoit un paradoxe inquiétant qui pourrait justifier plus facilement mon renoncement sur le sujet ? Le fait est que je n’en sais foutrement rien. Le seul constat que j’ai fait toute ma vie c’est que les gens sont mieux sans moi. Lonnie s’est très bien débrouillé sans moi, il s’est façonné de lui-même et aujourd’hui, même si je doute qu’il soit heureux, il est un homme. Le petit être chétif – et adorable – a disparu au profit d’un homme aux traits tirés et marqués par la douleur, capable néanmoins de prendre des décisions de son propre chef, sans ne dépendre de personne. Alfie s’est très bien débrouillé sans moi, il a survécu à une tragédie et a retrouvé un sens plus sain à sa vie sans perdre de sa personnalité épatante. Il a su tirer le meilleur des erreurs du passé. Jules s’est très bien débrouillée sans moi, elle aussi… Et la liste continue, encore et encore. Toutes les personnes que j’ai pu croisé dans ma vie, celles avec lesquelles j’ai fait un bout de chemin, toutes sans exceptions s’en sont très bien sortis sans moi. Alors le constat que j’en fais, c’est que j’apporte plus de bien aux gens en disparaissant qu’en restant à leurs côtés. Et ce sera sûrement le cas pour tous ceux que je retrouve ici à Brisbane, ou rencontre. Tôt ou tard, d’une façon ou d’une autre, la vie me fera comprendre qu’ils n’ont pas besoin de moi. Personne n’a besoin d’un déchet pareil dans sa vie. Personne n’a besoin d’une erreur. Mon absence de réponse est bien plus significative et révélatrice que tous les mots que j’aurai pu prononcer, et Jules poursuit la discussion qui n’a décidément plus le même entrain. –Je comprends, j’espère que tu n’auras pas besoin de trop de temps, quand même, ce serait dommage de ne pas exploiter ton potentiel. Je suis sûre que tu t’en sortiras très bien. Je ne manquerai à personne. Mes capacités intellectuelles ne font pas de moi un être exceptionnel. Encore une fois, je sais pertinemment que je ne suis pas indispensable. Le monde du travail peut sembler cruel à bien des niveaux, mais au moins il a l’honnêteté de vous faire rapidement comprendre que vous êtes remplaçable. Quoiqu’il arrive, il se trouvera toujours quelqu’un d’autre pour faire le boulot à votre place, et ainsi va la vie. Je souris légèrement et hoche la tête, convaincu que de toute façon, oui, je m’en sortirai. Bien, je ne sais pas. Je ne crois pas, mais quelle importance dans le fond ? Mes brèves lueurs d’espoir sont vite balayées par le quotidien routinier dans lequel je suis enlisé. Je vais crever d’une cirrhose de toute façon. Ou peut-être qu’à un moment je trouverai le courage de me foutre une balle et d’arrêter toutes ces conneries d’errance sans but.
Avant de lui avouer que je connais Alfie, sûrement d’une bien autre manière qu’elle, quoiqu’il doit y avoir des similitudes, je m’excuse de l’avoir elle-aussi, comme tous, lâchement abandonnée et laissée derrière moi. J’ai ressenti sa peine lorsqu’elle a expliqué être restée seule longtemps, et je me doute qu’à cette époque, elle aurait bien eu besoin de soutien. Et puis, je me rassure en me disant qu’elle en a très certainement eu. Juliana Rhodes n’est pas une femme esseulée et sans amis, suis-je bête ! Elle n’a pas besoin de toi… Personne n’a besoin de toi… La voix sombre et pleine de colère qui me hante chaque jour vient perturber cet instant. Un frisson parcourt ma colonne vertébrale alors que les mots gravés dans mon esprit m’écrasent de certitudes et de peine. – Tu ne me dois absolument rien. On ne s’était fait aucune promesse. C’est peut-être ça qui cloche. Ou non, je ne sais pas. Quoiqu’il en soit, les faits sont les mêmes, inchangés. Je ne peux pas revenir sur le passé, ce qui est fait est fait.
Evidemment, Jules est grandement perturbée par ma révélation. Le contraire aurait été étonnant, d’autant plus que j’ignore où je mets les pieds. Est-ce qu’Alfie lui a parlé d’Amélia ? De son addiction à la drogue ? De ses expériences multiples d’adolescent ? Pas sûr qu’il s’en vante. En même temps, l’adolescence est une période difficile et particulièrement marquante, déterminante même pour tous. La façon dont on traverse cette période sensible et à hauts risques peut influencer toute une vie. C’est surement le cas pour Alfie, quoique je n’en ai aucune certitude. – Je ne comprends pas ce que tu veux dire. Je grimace, sérieusement embêté. Ce n’est pas à moi d’étaler le passé d’un autre. – Qu’est-ce que tu entends par ‘pas très stable’ ? Cette question me laisse à penser que Jules est dans le plus grand flou en ce qui concerne celui avec lequel elle partage sa vie. Cela me déplait en quelque sorte, et je ne connaissais pas Alfie je ne mâcherai pas mes mots. Cependant, je n’ai aucune envie de lui faire défaut, et c’est là tout le problème de cette conversation et de ces révélations. Si j’en dis trop, je risque de mettre Alfie dans la merde. Si je n’en dis pas assez… La curiosité exacerbée de Jules finira par aller chercher les réponses aux questions qui germent dans son esprit. Je suis le sentiment de rejet exacerbé de Jack* Cette réplique me vient instantanément à l’esprit et je la chasse, vilaine perturbatrice dans un moment aussi délicat. Je soupire, souffle la fumée de la nouvelle clope que j’ai allumé et réponds de manière évasive – Bah tu sais, à l’adolescence on est tous un peu cons. Je suis sûr qu’il doit avoir le même ressenti à mon égard. D’autant plus que moi, je ne l’ai jamais trouvé la stabilité. Même au niveau des relations… Surtout au niveau des relations. J’ai eu des histoires, qui se sont toutes mal finies en quelque sorte. Souvent à cause de l’alcool. Et des combats. Je fronce les sourcils, frotte légèrement mon arcade et me mords les joues. J’ai l’impression de m’être foutu dans la merde, une fois de plus. – Tu as dit que tu l’avais revu récemment, c’est ça ? J’imagine que récemment, ça signifie, ces derniers jours ? Je perçois aisément l’inquiétude dans sa voix, qui me fait relever mon regard bleu vers le sien. – La semaine dernière, oui. On est tombé l’un sur l’autre par hasard, ce n’était pas vraiment calculé. Ce n’est pas très étonnant s’il ne t’en a pas parlé, après tout ça fait bien plus de dix ans que je ne l’avais pas vu. Beaucoup de choses ont changé en dix ans. Je reste évasif, ayant finalement opté pour la discrétion. J’en ai trop dit de toute façon, mais ce n’est pas à moi de m’expliquer sur le passé d’Alfie, ni même sur ses choix de vie. – C’est surprenant. Tu imagines, je vous connais tous les deux dans des contextes tout à fait différents alors… J’suis surpris c’est tout. Et voilà que je me retrouve à ne plus savoir quoi dire et à vouloir écourter ses retrouvailles au plus vite. Pris au piège, largement embêté, je détourne le regard un instant alors que je réfléchis à comment m’extirper de ce bourbier dans lequel je me suis enfoncé seul.
La peur me noue l’estomac alors que j’imagine toutes les réponses que pourrait me donner Harvey. J’aimerais presque qu’il se mette à rire, me dise que c’est une blague et qu’il a juste voulu se jouer de moi pour fêter nos retrouvailles, mais je suis certaine que ce n’est pas le cas. Il a eu l’air tellement déstabilisé quand je lui ai donné son prénom et pire encore lorsqu’il m’a demandé s’il me rendait heureuse que je ne peux pas croire que ça ne soit pas quelque chose d’important. Alors je me pose des questions, me demandant ce que le passé a de si affreux pour que personne ne trouve judicieux de m’en parler, pas même Alfie en personne. Est-ce qu’il a eu des problèmes avec la justice ? Est-ce qu’il a eu des problèmes de famille ? Est-ce qu’il a assisté à un drame tellement traumatisant qu’il ne veut plus jamais en parler ? Est-ce qu’il en a été l’auteur ? Est-ce qu’il a fait du mal à quelqu’un ? Cette dernière option me parait presque plus improbable que toutes les autres qui l’étaient pourtant déjà. Alfie, c’est celui qui est capable de s’enthousiasmer pour de petites choses, qui prend tout à la rigolade, qui met une bonne ambiance même lorsque le contexte ne s’y prête pas, qui se bat pour ses convictions parce qu’il croit que les choses peuvent changer de manière positive. Mais peut-être que je me trompe finalement, que mes convictions sont basées sur de simples apparences et il est bien connu qu’elles peuvent être trompeuses. C’est pour cette raison que je m’attends absolument à tout. Enfin, à tout, sauf à la réponse banale et inadaptée que me donne finalement Harvey. L’adolescence ? C’est ça qui l’a fait à moitié paniquer il y a un instant ? J’ouvre grand les yeux, surprise et pas du tout convaincue par ses mots. Il fait comme Joseph, il élude, me ment, pense s’en sortir avec une pirouette alors que j’en sais déjà trop pour ne pas me rendre compte qu’il y a un truc qui cloche. Venant de Joseph, ça ne m’a pas surprise, parce qu’après tout, il ne me doit rien, c’est l’ami d’enfance ou plutôt d’adolescence d’Alfie et il s’est montré loyal envers lui. Mais Harvey ? Pourquoi me mentirait-il ? Pour me protéger ? Il y a trop de zones d’ombre dans cette histoire et outre l’incompréhension que je ressens, il y a également une part de colère qui commence à prendre forme. Pourquoi est-ce que tout le monde estime que je ne dois pas être mise dans la confidence ? Pourquoi est-ce que je dois toujours être celle qui reste sur la touche ? Je vis avec lui, s’il y a un truc important qui s’est passé dans sa vie, je devrais le savoir depuis le temps. J’ai bien conscience qu’on ne peut pas toujours tout se dire, qu’avoir des secrets n’est pas forcément mauvais signe parce que tout le monde en a, mais je pensais que nous étions transparents l’un envers l’autre, que nous avions choisi de nous faire confiance et de ne laisser aucun tabou venir se mettre entre nous. Il sait tout de moi, de mon vécu, de mon passé. Je lui ai tout raconté, sans omettre aucun détail, dévoilant parfois des émotions que j’avais enfoui pour n’avoir à en parler à personne. Je me sens tellement stupide. Et Harvey continue en plus, invoquant la surprise pour justifier son attitude précédente alors que nous savons tous les deux que ce n’est pas ça. N’importe quelle personne qui se serait rendu compte d’une telle coïncidence en aurait rigolé et lui, il a eu l’air de se liquéfier sur place. Sa justification n’est en aucun cas satisfaisante et je ne peux pas l’accepter. Si d’ordinaire j’ai l’habitude d’acquiescer, de faire semblant de croire à ce que j’entends ou même de me forcer à y croire, parce que c’est plus facile et que ça arrange tout le monde. Joseph l’a dit, je suis la gentille fille, celle qui est sage et qui se plie aux opinions des autres pour ne pas prendre trop de place. « Tu sais, je crois que j’aurais pu comprendre que tu ne veuilles pas en dire plus. » Bien sûr, ça m’aurait embêtée, mais je suis sincère, j’aurais vraiment pu comprendre, parce qu’il est dans une position délicate, partagé entre deux personnes qui ont fait et font peut-être toujours parti de sa vie. Je ne veux pas lui demander de choisir, c’est lui qui a voulu prendre la parole dans un premier temps et lui qui a souhaité se rétracter alors qu’il m’en avait déjà trop dit. « Je sais que tu n’es pas dans la meilleure position, que tu n’as pas envie de faire un choix et c’est normal. » Je ne suis plus cette adolescente de quinze ans qui avait décrété que le monde devait forcément être toujours tout blanc, j’ai appris à nuancer. « Mais que tu me prennes pour la dernière des connes, ça par contre, j’ai beaucoup plus de mal à l’accepter. » J’aurais aimé enfouir cette colère et cette déception, être capable de faire ce que je fais toujours, trouver une explication qui suffise à me convaincre que j’avais tort. C’est ce que j’ai fait jusque-là, j’ai trouvé des excuses à Alfie, je me suis persuadée que mes observations étaient fausses, parce que c’était tellement plus facile. « J’étais sincère quand je te disais que je ne te laisserais pas tomber, je le pense encore, mais là, c’est toi qui me laisses tomber. » Ces retrouvailles auraient dû être un moment de joie et finalement tout ce que je retiens c’est qu’Alfie m’a bel et bien menti et que Harvey vient de faire pareil. J’ai le cœur doublement brisé.
→ Au fur et à mesure que je parle, le visage de Jules se ferme et la boule dans ma poitrine grossit. Pourquoi est-ce que j’ai ouvert ma gueule sérieusement ? Pourquoi est-ce que j’ai parlé ? Je me sens tellement stupide à présent, conscient que j’ai inquiété mon amie pour des faits passés, qui ne valent rien aujourd’hui. Je suis le seul à être enfermé dans le passé ainsi, et je ne devrais emporter personne dans mon délire. Ceci étant, je le fais quand même, malgré moi, peut-être car c’est tout ce qui me représente, peut-être parce que je n’ai jamais su gérer le drame de ma vie et que de fait il me hante et m’emprisonne. Alfie a changé, il a su aller de l’avant, construire une vie avec un avenir. De quel droit est-ce que je viens tout détruire ainsi avec mes révélations d’outre-tombe ? Je m’en veux, car Jules est déboussolée, son sourire a quitté son visage et un air bien plus agacé est venu s’installer dans son regard. Et dès les premières paroles qu’elle prononce, je comprends que je l’ai blessé. – Tu sais, je crois que j’aurais pu comprendre que tu ne veuilles pas en dire plus. Je sais que tu n’es pas dans la meilleure position, que tu n’as pas envie de faire un choix et c’est normal. Mais que tu me prennes pour la dernière des connes, ça par contre, j’ai beaucoup plus de mal à l’accepter. Je m’humidifie les lèvres et mon pouce vient frotter l’angle de ma mâchoire alors que j’accuse le coup. Ce n’est pas ce que j’ai voulu faire, évidemment. Je ne pense pas que Jules est bête, et d’ailleurs elle vient de prouver le contraire en me perçant à jour avec une facilité des plus déconcertantes. C’est même l’inverse à vrai dire, c’est moi dont la bêtise n’a pas de limite actuellement. Et je voulais l’en protéger, mais je me suis lamentablement foiré. – J’étais sincère quand je te disais que je ne te laisserais pas tomber, je le pense encore, mais là, c’est toi qui me laisses tomber. N’est-ce pas là ce que je fais toujours, au final ? Laisser tomber les gens ? Lonnie, Alfie, Jules et tant d’autres… Ma mère aussi. Surtout. Quelle vie de merde ! Je garde la tête baissée un temps, à observer les volutes de fumée de ma cigarette s’élever et s’évanouir dans l’air en me maudissant intérieurement. J’en ai trop dit, ou pas assez. Il ne me reste plus qu’un seul choix à faire maintenant : partir ou dire la vérité, celle que je cache et qui m’appartient en partie. L’unique chose que je peux révéler sur Alfie, car cela me concerne moi-aussi. Ainsi, je ne trahis pas vraiment mon ami – mais je ne suis pas sûr qu’il voie les choses de la même façon. – On couchait ensembles. Je murmure, dans un souffle. Je relève mon regard et affronte celui, désemparée de Jules. Elle a demandé la vérité, et je lui livre la mienne. Je me tords les lèvres, soupire et m’explique – A l’époque, Alfie avait une copine qui s’appelait Amélia, et leur relation était compliquée. Amélia était une folle, légèrement psychopathe sur les bords, douée pour faire faire aux autres des débilités plus extravagantes les unes que les autres et qui se terminaient principalement en drame. Vu la façon dont elle a fini… - Et on s’voyait de temps en temps. Mais c’est une époque lointaine Jules, et révolue. C’est pour ça que je parlais d’instabilité, et je ne voulais pas te blesser. Ça me semble tellement impossible tout ça, j’en suis désolé. Vraiment. Et j’peux te jurer pour l’avoir revu il y a quelques jours, que c’est bel et bien du passé. Mon retour remue tellement de choses… Tout ce que je ne veux pas, tout ce que je ne maîtrise pas, tout ce que je n’ai pas envie d’aborder. C’est un putain de bordel depuis que je suis revenu ici, à s’en taper la tête contre les murs violemment.
Dans le ton que j’emploie tout comme dans mes gestes, ma colère est perceptible et je m’en veux de m’en prendre à Harvey alors qu’il est dans une position qui n’aurait été souhaitable pour personne. C’est plus fort que moi, il est celui qui prononce le mensonge de trop et j’en ai marre que tout le monde me prenne pour une conne facile à convaincre. Pourtant, tous ceux qui ont essayé ont eu raison puisque jusqu’ici, j’ai toujours refusé de croire qu’on pouvait essayer de se jouer de moi et je ne suis allée jamais chercher plus loin que ce qu’on voulait bien me dire. C’est la première fois que je me sentais réellement capable de me confronter à la réalité, je ne me sentais pas prête, je ne l’aurais jamais été de toute façon, mais j’allais faire face avec tout le courage dont je disposais. Harvey ne m’a pas permis de le faire, il a préféré me mentir en me regardant droit dans les yeux, connaissant pourtant certainement le peu de crédibilité du mensonge en question. J’aimerais sourire, lui dire que ce n’est pas grave, qu’on peut en rester là, continuer à parler de ses projets futurs avec une légèreté qui nous ferait bien à tous les deux et nous permettrait de ne pas détériorer davantage ses liens qui ont bien souffert de cette absence prolongée sans le moindre signe de vie. Il est mon ami, je ne veux pas le perdre alors que je viens juste de le retrouver. Certes, je pensais ne jamais le revoir et je ne comptais pas sur lui pour faire partie de mon avenir, mais puisque le destin a bien fait les choses et a eu l’intelligence de le remettre sur mon chemin, je n’ai pas envie de faire une croix sur lui une seconde fois. Malheureusement, il est allé à la fois trop loin et pas assez dans ses propos et malgré toute ma bonne volonté, je sais que je ne peux pas reculer, il faut au moins que je lui fasse comprendre que je n’aime pas être prise pour une idiote, encore moins par quelqu’un pour qui je pensais compter. Et c’est ce que je fais, renforçant encore le malaise présent entre nous ce qui intensifie encore davantage le sentiment de culpabilité qui plane sur moi. Harvey hésite, prolonge le silence gênant qui s’est installé entre nous et craque enfin. Les trois mots qu’il prononce me paraissent tellement surréalistes que je peine à les intégrer dans un premier temps. Mes yeux fixent mon ami alors que je commence seulement à réaliser ce qu’il vient de dire. Alfie et Harvey. Harvey et Alfie. Pitié non, non, non, non, non. Je n’ai pas des tonnes d’amis et Brisbane est une grande ville. Comment ai-je fait pour m’attacher à un des garçons qui était passé dans le lit de mon copain ? C’est un cauchemar. J’ai déjà beaucoup de mal à l’imaginer dans le lit de cette conne d’Ariane alors que je ne peux pas l’encadrer mais dans celui d’une personne que j’apprécie, c’est tout autre chose. « Oh non. » Je souffle, avant d’enfouir mon visage dans mes mains, sourire nerveux sur les lèvres, masquant l’évidente gêne que m’inspire cet aveu. Lancé sur le sujet, mon ami enchaine, abordant la présence d’Amelia durant leur brève relation et s’excuse encore une fois pour quelque chose dont il n’a pas vraiment à être désolé, finalement. Mais ce n’est pas vraiment le fait qu’ils aient couché ensemble qui me marque mais plutôt tous les détails qu’il ajoute à son histoire et qui ne me paraissent pas vraiment coller avec l’image que j’ai d’Alfie. Lorsqu’il se tait, je prends mon courage à deux mains pour relever le visage, reposant mes deux mans sur la table pour affronter son regard malgré le malaise évident que sa confession a provoqué chez moi. « Il trompait Amelia ? » J’ai un gros problème, gigantesque même, avec l’infidélité, et j’ai beau retracer mes souvenirs, je ne me souviens pas qu’il ait déjà parlé du fait qu’il n’était pas aussi droit que je pouvais le penser avec cette fille qui n’est plus de ce monde pour en témoigner. Je me doute qu’il doit être délicat d’aborder ce genre de sujet surtout quand on sait que sa copine a subi l’infidélité d’un ex et qu’on essaie de gagner sa confiance, mais je n’aime pas vraiment qu’il ait passé cette information sous silence. En plus, ce n’est pas la seule, puisqu’il s’est bien gardé de me parler de ses retrouvailles avec le jeune homme, chose que j’ai évidemment encore plus de mal à comprendre maintenant que je connais leur passif. « Je dois avoir un truc pour les mecs infidèles. » Est-ce qu’il m’a trahie, moi aussi ? Est-ce que j’ai bien fait de lui accorder ma confiance ? Les questions se bousculent dans ma tête mais ce ne sont pas celles que je pourrais poser à Harvey, il n’aurait pas de réponse à m’apporter. « J’espère que vous n’avez pas eu à retenter l’expérience pour vous rendre compte que c’était du passé. » Je suis beaucoup plus inquiète que je l’aurais été dans d’autres circonstances. Je n’ai jamais été très sûre de moi s’agissant de ce que je pouvais apporter à notre couple, tout du moins sexuellement, compte tenu de l’expérience d’Alfie en la matière et Ariane a largement contribué à supprimer le peu d’assurance que je pouvais encore avoir. Malgré tout, j’ai toujours supposé que, si quelque chose ne lui convenait pas, il m’en parlerait. Je commence à penser que je me suis sans doute montrée bien trop naïve et qu’il est possible qu’il soit simplement allé chercher ailleurs ce qu’il ne trouvait pas avec moi. « Il est bizarre en ce moment, il est fuyant… Je pensais que c’était parce que j’avais dit un truc qu’il ne fallait pas. » Révéler cet aspect de ma vie privée à Harvey n’a jamais été dans mes intentions mais je crois qu’on a dépassé ce stade et que je peux me le permettre. « Mais si ton retour l’a remué, c’est peut-être ça, l’explication. » J’insiste sur le mot qu’il a employé pour qualifier son retour quelques instants auparavant et qui n’a contribué qu’à me déstabiliser un peu plus. Je devrais être rassurée d’apprendre que la panique d’Harvey n’était suscitée que par un fantôme du passé et que ça n’avait rien à voir avec ce qu’il se passait actuellement mais finalement, je me rends compte que je ne suis pas du tout sûre que ce passé le soit réellement malgré les tentatives maladroites d’Harvey pour me rassurer.
→ La réaction de Jules ne tarde pas, et je vois son regard passer de la stupéfaction à la mortification avant qu’elle ne finisse par l’enfouir dans ses mains en soufflant un « Oh non » bien que plus explicite que tout autre parole totalement inutile dans ce cas de figure. Je me sens profondément mal pour elle, et ce sentiment de malaise est renforcé parce que Jules a toujours été un réel soutien pour moi, même absente, et je viens détruire sans réellement le vouloir les bases solides d’une amitié qui a fait ses preuves dans le temps. Je ne maîtrise pas grand-chose depuis que je suis revenu ici. Ma vie est un désordre absolu et je ne sais plus où donner de la tête. Au lieu d’éteindre le feu, j’attise les braises et allume de nouveaux brasiers tout autour de moi. Putain de pyromane ! Je souffle la fumée de ma cigarette, laissant le silence s’installer, signe de notre gêne évidente. Il n’y a jamais eu de trop longs silences entre nous ; quelques-uns, nécessaires, lorsque nous nous plongions dans nos devoirs respectifs. Ces silences-là étaient appréciables, je me sentais en confiance à côté de Jules. Je pouvais étudier sans craindre qu’elle se moque ou qu’elle ne me perturbe. Dans les foyers, étudier c’est compliqué. Il se passe toujours quelque chose, des embrouilles à répétition avec les éducateurs, entre les jeunes. Conflit permanent. Portes qui claquent, cris et hurlements. Jules m’a permis de trouver un environnement serein pour étudier, ou du moins elle a contribué à mon bien-être à la bibliothèque par sa simple présence. Je m’en veux d’autant plus qu’elle représente une réelle stabilité dans ma vie, malgré les dix ans que je viens de passer à l’étranger. Je suis réellement heureux de la retrouver, mais je ne peux pas m’empêcher de penser qu’une fois de plus, je vais foutre en l’air quelque chose de bien. Je suis doué pour tout foutre en l’air, apparemment.
Lorsqu’elle relève la tête, Jules croise mon regard navré. – Il trompait Amélia ? Dérouté par cette question, à cent mille lieux de penser que Jules allait rebondir sur ce fait-là en particulier, j’écarquille les yeux et me redresse légèrement. Je ne tente même pas de masquer ma surprise. Bien sûr qu’il trompait Amélia ! Amélia était un poison et elle le trompait lui aussi, comme tous les autres mecs qu’elle avait dans son giron ! – Amélia n’était pas vraiment une sainte… Je réponds, amer aux souvenirs qui me reviennent. Je ne peux pas m’empêcher d’éprouver encore de la haine à son égard, même maintenant qu’elle est morte. Elle avait un vrai pouvoir sur les gens et je la trouvais détestable. Son jeu de séduction n’avait pas marché avec moi et je me tenais volontairement bien loin d’elle et de ses manigances. – Je dois avoir un truc pour les mecs infidèles. Je roule des yeux et me sens obligé de défendre Alfie sur ce coup, ne l’imaginant pas vraiment tromper Jules. Mais dans le fond : qu’en sais-je ? – C’était une autre époque, Jules. Et Amélia était vraiment tordue, dans l’genre pas nette. Une plaie. Une connasse. Une tempête qui ne laissait que des débris derrière elle. Je ne peux pas m’empêcher de penser que si elle n’était pas morte, ce serait sûrement Alfie qui y serait passé. – J’espère que vous n’avez pas eu à retenter l’expérience pour vous rendre compte que c’était du passé. Cette remarque me fait lever les yeux au ciel malgré moi. Retenter l’expérience… Cela n’aurait plus la même saveur. Le temps efface les sentiments, quoi qu’on en dise et j’ai fait le deuil d’Alfie depuis longtemps. Lui n’a pas eu à le faire, il n’a jamais été question de sentiments, quels qu’ils soient. – Les gens changent, Jules… Je viens tout juste de revenir et considérant que j’ai tout de même vécu 23 ans ici, ce n’est pas si illogique que je retrouve des connaissances. J’essaie de minimiser l’impact de notre discussion sur son quotidien. Je me sens tellement mal pour elle, pour son couple… J’aimerai tout arranger et la persuader que ce n’est pas grand-chose, malheureusement je doute d’y arriver. – Il est bizarre en ce moment, il est fuyant… Je pensais que c’était parce que j’avais dit un truc qu’il ne fallait pas. Mais si ton retour l’a remué, c’est peut-être ça, l’explication. Ou pas. Je doute avoir une telle importance pour Alfie. C’est surement la période de sa vie que je représente qui le perturbe davantage que ma présence. D’autant plus qu’il a été particulièrement discret sur le sujet à en croire l’ignorance totale de sa compagne actuelle. Je me tords les lèvres, ignorant comment me montrer réconfortant après ma révélation pesante – Si tu as besoin d’une explication sur ses agissements, tu devrais aller la chercher Jules. Je ne suis pas de bon conseils et je n’ai pas vraiment d’expérience en la matière tu sais… J’ai eu… Des histoires, plus que de vraies relations on va dire. La plus longue aura été vécu en Irlande, avant qu’il ne me lâche à cause des combats… Et l’alcool. L’alcool c’est difficile à vivre aussi. – Mais je suis partisan du fait qu’on ne devrait absolument rien se cacher à partir du moment où on décide de s’engager totalement avec quelqu’un. Tu sais très bien ce que je pense de ces conneries de mariage, foyer heureux et tout ce bordel… Mais s’il y a bien quelqu’un qui a le droit à tout ça, c’est toi. J’connais pas une personne plus honnête que toi, Jules. Tu mérites le bonheur, et tu as le droit à la vérité. J’écrase ma cigarette dans le cendrier, me penche un peu sur la petite table et poursuis en disant – Tu sais, parfois les gens mentent ou évitent les sujets car ils se persuadent que la vérité fera trop mal. Ils projettent leurs propres peurs sur les autres ainsi. Souvent, la vérité délivre et ce qu’on pensait être une montagne de problèmes se révèle un petit tas. Lonnie il fait ça avec Maman, il lui ment en disant que je viendrais la voir. Mais j’veux pas aller la voir, alors il devrait arrêter de lui donner des faux espoirs, non ? Je transpose mon discours à ma propre situation, en toute conscience. Les retrouvailles avec Lonnie m’ont bouleversé et j’ignore quoi faire par rapport à ma mère. Appeler la prison, ne pas appeler la prison. M’y rendre, ne pas m’y rendre. Je n’arrive pas à me décider, c’est vraiment trop compliqué pour moi. Je m’éloigne de la situation de mon amie, mes propres problèmes prenant totalement le dessus à présent. Nos deux situations ne sont aucunement comparable, nous ne discutons pas des mêmes choses, et pourtant je fais le lien, parce que j’ai la tête trop embrumée pour mettre mes soucis de côté.