La journée aurait pu bien commencé si Freya n’avait pas été réveillé par un boucan monstre venant de l’entrée. Elle avait passé toute la nuit à travailler au casino – où elle n’avait bu que quelques bières ici et là, rien de plus. Le patron la laissait faire tant que le travail était bien fait. Et même si c’était un truc illégal, Freya était foutrement good at it. Croupière n’était pas la perspective d’avenir qu’elle avait envisagé mais hey ! c’était ça qui payait le loyer de cet appartement miteux donc elle n’allait pas se plaindre. La seule chose dont elle voulait se plaindre au moment où elle sortit de son lit tout en grommelant était son frère – car qui d’autre pouvait faire un tapage pareil, sinon ? La jeune Doherty le voyait alors passer le seuil de la porte d’entrée, avec deux de ce qu’il appelle des copains – sa jumelle les voyait plus comme des parasites qui enfonçaient son frère autant qu’eux. Ils avaient l’air fier, ils rigolaient et se tapaient dans le dos, comme s’ils venaient d’accomplir quelque chose particulièrement hilarant. Inutile de dire qu’ils devaient avoir le cerveau déraillé par toutes les merdes qu’ils ont dû se siffler juste avant. Après que Freya les engueule car ils faisaient trop de bruit, Tobias finit par lui dire leur exploit de la nuit. « Ils dépensent plus pour les morts que pour nous, soeurette, tu crois qu’c’est juste ? » La blonde ne voyait pas le verre comme ça ; elle, elle voyait encore les flics débarqués at some point pour prendre Tobias et, encore une fois, elle pouvait clairement s’imaginer Wren payant une énième caution (elle sentait d’ici son regard appuyé, comme s’il lui disait ‘tu vois, toujours moi pour régler vos problèmes’). Elle voulait prouver qu’elle pouvait gérer la situation et Tobias compliquait toujours tout. Voilà donc pourquoi la jeune femme avait prit un rapide café (pour une fois, sans rien, à part trois sucrettes), une douche puis s’était envolée pour le cimetière avec son vélo qui avait connu de meilleurs jours. « Bonjour, je peux peut être vous renseigner? Vous recherchez quelqu'un? » Si Freya cherchait quelqu’un ? Son jumeau, pour l’étrangler et le jeter en pâtures au premier animal qui voudra bien de lui. L’étendu des dégâts était bien pire qu’il lui avait laissé entendre. Cet espèce d’imbécile était tombé assez bas pour être allé saccager un cimetière, for godsake ! Pour le fun, Tobias en a perdu même le respect pour les morts. C’était pas croyable à quel point il était irrécupérable. La jolie blonde (qui redevenait progressivement brune à croire par ses larges racines châtains qui apparaissaient sur le sommet de son crâne) avait une main crispée contre la lanière de son sac en bandoulière alors qu’un jeune homme avait relevé la tête vers elle. Freya était surprise, il ne correspondait pas vraiment à l’image du gardien de cimetière qu’elle s’était faite (oui, elle y avait déjà pensé, ne la jugez pas). Il avait l’air jeune et plutôt pas mal, malgré le visage un peu défiguré par l’effort qu’il devait fournir pour visiblement tout remettre en état. « Je... C’est vous qui vous occupez du cimetière, à priori. Vous allez porté plainte pour… tout ça ? » La dégradation, Freya, pas ‘tout ça’. Ton frère avait dégradé le cimetière et for godsake,  s’il finit en taule pour ça, elle fera en sorte qu’il y reste un bon moment, sans compter sur leur aîné pour le sortir de là.

Son interlocuteur paraissait fatigué et elle ne pouvait pas le blâmer vu tout le travail que l’entretien du cimetière pouvait demandé. Si elle s’écoutait, Freya ramènerait son frère et ses satanés ‘amis’ pour venir nettoyer eux-mêmes leurs propres dégâts. L’unique fille Doherty avait connu des phases où elle avait sérieusement déconné mais jamais elle n’était arrivée au stade de son jumeau. Oui, elle était emmerdante. Oui, elle pouvait être grande gueule et vous rentrer dedans quand vous la contrariez. Oui, elle sortait griffes et crocs quand on l’attaquait. Mais dans le fond, Freya Doherty n’était pas une personne au fond mauvais. Elle faisait juste les mauvais choix qui se présentaient à elle. La culpabilité que devrait ressentir Tobias, c’était elle qui le sentait parcourir ses veines. Dire qu’elle ne s’inquiétait pas pour son frère serait mentir ; il est celui qui ressemble le plus à leur père. Cela la terrifiait. La jeune femme s’était longtemps demandée si le mal qui parcourait dans le sang de son paternel, ce poison qui le rendait plus bestial qu’homme, était génétique. Elle essaie encore de se dire que non, ce n’était pas héréditaire. Les choix qu’elle avait fait n’étaient peut-être pas les bons mais ce n’était pas pour autant que demain, elle allait foutre une famille en l’air en foutant le feu à leur baraque. Voire pire. Et franchement, voir ce cimetière dans si piteux état la désolait, d’autant plus que le jeune homme semblait en être profondément affecté. Elle n’était pas sans coeur, Freya Doherty. C’était d’ailleurs bien là le problème ; elle se laissait trop mener par ses sentiments, les laisser déborder comme dans une fontaine, quitte à faire des scandales dans la rue ou des crises au moment les moins opportuns. La retenue, la gêne, la honte, elle ne savait pas ce que c’était. A part peut-être à ce moment précis, où ses doigts toujours crispés sur la lanière de son sac étaient rejoints par des lèvres pincées. « Oui, depuis quinze ans déjà... Porter plainte? J'y avais même pas pensé. A la rigueur, que ceux qui ont fait ça viennent m'aider à nettoyer et m'expliquer les raisons d'un tel... Massacre. Je comprends pas ce qui s'est passé. Je comprends pas pourquoi quelqu'un oserait faire quelque chose pareil à un cimetière. Tous ces gens méritent le repos et...  Mais c'est sûrement pas pour ça que vous venez, si? » Freya s’approcha un peu de son interlocuteur (tout en prenant soin de ne pas foutre un peu plus de bordel, merci bien). Sa main finit par lâcher son sac et elle se mit à tripoter les deux ensembles. Telle l’enfant qu’elle était il y a bien longtemps qui avait fait une bêtise. « A vrai dire, si. » Elle replaça une boucle qui s’était envolée derrière son oreille tout en enroulant son autre bras autour d’elle-même. « Je sais qui a fait ça. » A vrai dire, quand elle a déposé – jeté serait le terme plus exact – son vélo devant le cimetière, Freya ne savait pas exactement ce qu’elle allait faire ou dire. Elle voulait juste contempler l’étendue des dégâts mais elle ne s’attendait pas à devoir parler à quelqu’un. Est-ce que c’était une bonne idée d’avouer au fossoyeur qu’elle connaissait l’identité des agresseurs de tombes ? Elle l’ignorait. Peut-être que la jeune femme voulait lui donner les cartes en main pour savoir comment agir et quoi faire. « J’ai peur que les raisons soient juste complètement connes et absurdes. Une bande de potes qui a rien de mieux à faire, apparemment. » Freya finit par se mordre la lèvre inférieure, comme pour se forcer à se taire. Qu’est-ce qu’elle était venue foutre ici, bordel ?

Freya semblait être touchée par le jeune homme. Il y avait quelque chose chez lui qui donnait envie de l’aider, de le réconforter. C’était étrange, Doherty n’avait jamais vraiment ressenti ça, avant. Pourtant, elle avait croisé son lot d’âmes perdues (elle en faisait parti, après tout). Mais il avait un quelque chose qui la poussait à rester au milieu de ce carnage profane.

De la culpabilité.
Pour quelque chose qu’elle n’avait pas commis.
(Pour une fois.)

C’était une connerie que de se sentir coupable quand on était parfaitement innocent. Mais son jumeau était incontrôlable. On pouvait penser qu’en tant que jumelle, Freya était la mieux placée pour le remettre dans le droit chemin, vers la pente montante. Seulement, la seule pente qu’il montait, c’est celle de la criminalité. Et l’unique fille de la famille prenait pour elle cet échec cuisant. Elle ne pouvait pas blâmer Wren – il avait fait ce qu’il pouvait. Mais c’était elle, la jumelle. Ils devraient avoir un lien unique, fort, différent que seuls pouvaient comprendre. Et pourtant, elle perdait Tobias un peu plus tous les jours et ça la rendait dingue. Et ce qu’il avait fait dans ce cimetière, c’était une nouvelle preuve de son échec cuisant.

Elle n’était vraiment qu’une incapable.

Quand le jeune homme reprit la parole, Freya n’y décelait aucune amertume. Non, il ne cherchait pas à se venger, à vouloir une compensation financière. Aucune once de haine ou de colère. Il semblait plutôt abattu et incrédule. La jeune femme en était surprise – elle qui s’attendait à voir un gardien de cimetière vieux, fatigué et hurlant au blasphème, elle avait tord sur toute la ligne. Il avait l’air jeune, plutôt beau garçon et sa voix calme coordonnait bien avec la tranquillité d’un cimetière. Il devait apprécier la quiétude des lieux – franchement, Freya ne pouvait pas lui en vouloir. Ce type d’endroit avait une atmosphère spéciale et elle s’y est déjà retrouvée quelques fois pour dessiner. Elle reporta son attention brièvement interrompue quand le jeune homme reprit la parole pour partager son questionnement. Freya haussa les épaules brièvement. « Apparemment, les gens dépensent plus pour les morts que pour n… Les gens en difficulté. Je sais pas, ils ont dû se voir comme des putins d’héros. »

Alors qu’ils ne sont que des imbéciles.
Des imbéciles drogués sans but dans la vie.
Et c’était elle qui venait récolter les pots cassés.

Freya eut un léger sourire de coin alors que le jeune homme évoquait des adolescents. Si seulement il pouvait y avoir cette justification. Le reste de son discours fit de la peine à la jeune femme. Il prenait vraiment son métier à cœur et c’était tout à fait honorable. Elle croisa les bras tout en mordillant sa joue, son cerveau tentant de réfléchir à toute vitesse. « Malheureusement, pas des ados mais des jeunes adultes… Ce qui est encore plus déplorable, pour le coup. Est-ce que je peux peut-être aider ? Pour faire amende honorable. Je pense que vous pouvez en avoir besoin ?, rajouta-t-elle en regardant autour d’elle. » Autant qu’elle ne soit pas venue pour rien, après tout.

Freya n’avait pas les réponses que le jeune homme cherchait. Elle n’était pas dans la tête de son abruti de frère – et elle n’avait pas l’intention de l’être. Tobias était de plus en plus dérangé et dérangeant, suivant un chemin parallèle et similaire de leur père. C’était quelque chose dont elle ne voulait pas penser.

Ne pas gamberger, ne pas réfléchir.

C’était tellement plus facile d’ignorer les problèmes que de les affronter. C’était un truc que Doherty réussissait plutôt bien à faire. Surtout quand elle était fatiguée de lutter et de s’acharner contre le mur qu’était son jumeau. Elle aimerait croire qu’il n’y avait pas de cause perdue, qu’avec l’effort (et l’âge peut-être?) on pouvait arriver à s’en sortir. Freya reste encore à un filament d’espoir pour son frère qu’un jour il se réveille et qu’il réalise à quel point il avait foutu sa vie en l’air durant toutes ces années. Doherty était une terre à terre, elle ne croyait que ce qu’elle voyait et pourtant, Tobias lui inspirait encore un petit brin qu’un jour, il verrait la lumière. Mais Freya ne disait rien.

Elle peut beaucoup parler, beaucoup l’ouvrir mais souvent pour rien.
Elle ne parle pas sentiments, Freya Doherty.

Les sentiments, c’est bien trop complexe, bizarre, inexplicable et étrange. Ses anciens copains, elle les avait apprécié mais pas aimé. Chaque formulation qui pouvait prétendre à une quelconque forme d’amour, que ce soit pour son frère ou son meilleur ami, la mettait mal à l’aise au plus au point. Elle n’était juste pas faite pour ça. Sa vie ressemble plus au spleen teenager qu’une comédie romantique, c’était certain. Les Doherty n’étaient pas de grands sentimentaux de toute façon. Après tout, il y avait d’autres façons de montrer son attachement à une personne. Concernant Freya, cela peut vite être considéré comme borderline. Parce que son pauvre petit cœur est fragile mais très performant. Quand elle s’attachait, elle s’y accrochait comme une moule à son rocher. S’en dépatouiller, c’est prendre le risque d’avoir à faire à une crise, une tempête et des mots débordants totalement de leur contexte.

Dans une autre vie, Freya aurait été une excellente actrice.
Sa fibre dramatique est non seulement naturelle mais complètement irrationnelle.

Du coup, dans la situation actuelle de ce cimetière, la jeune femme n’avait guère de réponse à apporter. A part répondre quelque chose du genre « Ce sont des abrutis, faut pas chercher plus loin.  », c’est le mieux qu’elle puisse faire. Pour être honnête, Freya n’avait pas pensé croiser quelqu’un en venant ici et encore moins celui qui s’occupant des lieux. Ce dernier est énervé – ça se sent toujours, ce genre de choses, même avec des inconnus – et la jeune femme ne pouvait pas le contredire. Il devait prendre son cimetière très sérieux, à juger par l’émotion qui semblait le submerger.

Freya suit les gestes du jeune homme des yeux afin de mettre la main sur l’éponge en suppléant. Le ménager chez elle n’est pas inné (on pouvait même dire qu’elle s’en fichait) mais franchement, c’était la moindre des choses. Et non, évidemment, elle ne dénoncera pas son frère et sa bande de petits merdeux. Le dénommé Tim semblait s’en foutre comme de l’an quarante. Ce qui est très honorable de sa part. Freya aurait été à sa place qu’elle aurait réclamé compensation et excuses directement. Mais il n’était pas elle – tant mieux, peut-être. « Freya. » Faisant glisser son sac le long de son bras pour le poser par terre, elle balança l’éponge dans sa main avant de la tremper et de se diriger vers la stèle à côté de celle du jeune homme. « En tout cas, je m’attendais pas à quelqu’un d’aussi… Jeune en charge d’un cimetière. Voulu ou héritage ? » Après tout, on ne peut pas penser que quelqu'un est l'ambition naturelle de travailler dans un cimetière, si?

La réponse du dénommé Tim fit sourire Freya. « Je pense pas que tu sois un cas à part. » Elle se redresse pour balayer les lieux du regard. « C’est cool que quelqu’un qui apprécie les lieux en soit le gardien. Au moins, le travail est bien fait. Et je pense que les personnes qui te confient leurs morts t’en sont reconnaissants. Et puis, un cimetière a son charme. » Elle est certaine que certains membres du clan Doherty devraient être enterrés ici mais franchement, elle n’en a rien à faire. Son approche de la morte était spéciale, elle en est terrifiée autant qu’elle a pu la frôler. C’est à la fois l’amie et l’ennemie. Le nombre de fois qu’elle l’a vu passé devant sa porte, elle en a perdu le compte. Freya a souvent vu la mort comme une libération, un échappatoire face aux problèmes de la vie. Ceux que l’on pensait insurmontables, difficiles et intouchables. Ces problèmes qui l’ont réduites plus d’une fois en état léthargique, aux urgences et devant les yeux paniqués de son aîné. Freya a été naturellement suivi psychologiquement. Mais la maladie a toujours été plus forte qu’elle, jusqu’à quelques mois. Depuis quelques mois, la mort a été moins fréquente dans ses pensées, dans ses envies. Elle a appris à vivre, par elle-même et non sous ses phases qui lui pourrissaient la vie. Bien sûr, sa maladie était toujours là mais atténuée. Elle n’avait plus le pouvoir qu’elle avait avant et ça, c’était déjà une fierté pour Freya. En ce qui concernait les morts enterrés, la jeune femme ne voyait vraiment pas l’intérêt de vouer un culte à une pierre ou une urne. Les gens vivaient à travers leurs proches, les photos, leurs héritages. Une fois dans une boite, c’est fini.

Mais, Freya n’était pas assez impolie et offensante pour venir salir un lieu saint, important aux yeux de certains dans la communauté.

« On va dire que c’est un héritage voulu, alors, dit-elle en relevant la tête de sa besogne pour lâcher un fin sourire. » Un cimetière est si calme et apaisant, fleuri de toute part, Freya peut comprendre pourquoi on pourrait avoir envie d’y traîner ses pattes. Sa fibre artistique l’a déjà poussé à venir s’installer sur un des bancs des lieux pour y dessiner à sa guise. Ici, personne ne pose de questions, chacun fait ce qu’il veut. Certains viennent se recueillir, d’autres prennent soin des stèles, et des touristes qui se baladent, observant les tombes et s’exclamant de temps en temps face à un nom ou un âge de décès prématuré. C’est un lieu de recueillement donc personne ne venait vous chercher des poux.

A part si vous venez y foutre le bordel, bien sûr.

Quand Tim lui demande ce qu’elle fait dans la vie, Doherty se pince la lèvre inférieure. Elle n’aime pas cette question, elle ne l’a jamais aimé. Pas qu’elle a honte mais tout simplement qu’elle ne peut pas en parler. Alors, elle dévie. « Visiblement, m’inquiéter pour les cimetières peut se montrer très preneur. » Elle montre l’éponge dans sa main, le visage souriant brièvement de nouveau. « Pas aussi glamour, je travaille dans la rue commerçante. » Voilà qui ferra l’affaire. De toute façon, son visage baissé vers sa tâche, Freya a appris à mentir avec le temps. Et ce n’est pas comme si Tim veut vraiment savoir où elle travaille, c’est juste pour faire la conversation.

Freya met une vigueur inouïe dans ses gestes. Brutaux, secs, elle peste intérieurement contre jumeau qui devrait être là, à sa place pour récurer ses conneries. De l'extérieur, on pourrait croire que cette histoire de tag et de destruction lui prend un peu trop les tripes. Après tout, elle n'a pas d'attache particulier pour ce lieu ni pour les pierres et encore moins pour les personnes y reposant. Doherty n'a jamais vu gravé son nom de famille dans le coin. Pourtant, il devait bien y avoir des membres d'une famille lointaine quelque part. Mais il suffirait que ça ne fut pas entretenu et la concession part pour une autre famille. C'est triste de voir que des tombes sont troquées aussi rapidement que des maisons. Mais Freya est contrariée, et cela se remarque facilement à travers ses sourcils froncés devant sa besogne. Pourquoi elle réagit aussi brutalement ? Pourquoi semble-t-elle atteint par cet évènement anodin alors que franchement, ça ne changera jamais rien à sa petite vie ? Il ne faut pas poser de questions. La laisser dans son coin, elle fait déjà preuve de sympathie et même d’empathie en entendant ses pauvres pierres à retrouver un semblant d’éclat (ça ne reste que de la pierre taillée, après, on ne peut pas non plus faire de miracle avec de l’eau et une éponge). Freya releva une mèche de cheveux à l’aide de sa paume ; c’est bien physique, il faut l’avouer. C'est un sale travail, quand même. Heureusement que son interlocuteur et donc maître des lieux y trouve un certain réconfort et bien être d'être ici. C'est sûr, il n'est pas emmerdé par le bruit, dans ce coin de la ville. On n’y entendait presque que les oiseaux, hormis quelques voitures au loin.

Mais ce calme finirait par la peser au bout d’un moment.

Cela lui donnerait trop de temps pour réfléchir, ruminer, chercher ce qu'il ne va pas même quand tout va bien. Ça laisserait l’occasion à des pensées obscures qu'elle s'efforce parfois d'ignorer de finir creuser un peu plus leur trou. Mais même si elle lutte, elle ne peut s'empêcher de les avoir, de les faire remonter à la surface, parfois même de les jeter dans la gueule dans des gens quand elle s’énerve. Elle a une part d’elle qu’elle ne maîtrise toujours pas totalement, malgré les petits cachets qu’elle prend quotidiennement. C'est une bataille qui dure, s'étend et qui ne s'arrête jamais vraiment. De toute façon, chez les Doherty, ils ne sont pas connus pour gagner leurs batailles, surtout contre eux mêmes. Chacun plonge dans sa petite faiblesse, dans un vice qui finit par les avaler net, sans possibilité d' échappatoire. L'unique fille de la fratrie n'a pas échappé à cette règle.

Mais elle fait du mieux qu'elle peut pour s'améliorer.
Même si ce n'est franchement pas gagné d'avance.

« T'as juste b'soin d'un chapeau et d'la paille entre les dents et c'est bon, on y v'rait qu'du feu. Mais t’inquiètes pas, chui sûre que tu resterai aussi séduisant à soixante dix balais. » Timothy n'est effectivement pas le type de garçon qu'on s'attend tenir un cimetière. Elle n'arrive  pas à situer s'il est plus jeune qu'elle ou non. Il a la mâchoire carré, aux traits fins mais nets. Mes yeux dégageaient quelque chose de pur, d'innocent. C'est un contraste absolument saisissant de l'endroit où ils se trouvent. Ce n’est pas pour déplaire à Freya, de toute façon. Elle préfère ce genre de surprise plutôt que d’un vieux qui lui aurait sûrement aboyé dessus avec un balai en guise d’arme, menaçant très certainement d’aller porter plainte contre les ‘ptits voyous’ qui auront blasphémé un lieu sain. Non, il n’y a pas à dire, elle ne troquerait Tim pour rien au monde à l’heure actuelle.

« C’est vrai qu’la vie peut être bizarre. C’matin, par exemple, j’aurai jamais pensé que j’allais me retrouver à récurer d’la pierre et pourtant, nous y v’là ! » Puis elle hausse les épaules. « Pour l’instant, si tu t’plais, autant y rester. J’trouve pas que c’est une folie. De toute façon, les choses que les gens trouvent bizarres, c’est toujours une folie. » La folie, être fou, bizarre, chelou, strange, pas normal, anormal, non conforme,… Tous ces mots, ces termes, Freya les a entendu, surtout pendant son adolescence. Période peu glorieuse de sa vie, elle reste encore très sensible sur cette corde.

Doherty relève la tête tout en s’accoudant brièvement sur la tombe dont elle s’occupe. Un léger sourire apparut sur ses lèvres. « Moi qui cherche une reconversion professionnelle, c’est pas con. Au moins les morts font pas chier. » Elle qui est constamment agacée voire dépassée par l’espèce humaine, c’est vrai qu’elle regrette presque de pas avoir pensé d’elle-même au métier de croque mort. Mais il aurait sûrement fallu prendre en charge les familles en deuil et ça, franchement, c’est trop lui demander. Elle ne sait pas réconforter, Freya, et elle n’a pas beaucoup de patience pour ça, encore moins pour des inconnus. En tout cas, elle ne put retenir un léger rire – un espèce de rauque bizarre ? – quand il évoque qu’elle est de sang neuf. « V’là vingt sept ans que j’vis ici, tu crois que ça fait d’moi du sang neuf ? » Penser qu’elle n’a quasiment jamais quitté à Brisbane, même pour les vacances, c’est presque larmoyant pour le commun des mortels. Mais Freya en est tellement habituée, qu’elle ne se pose même plus la question. Peut-être qu’un jour, elle gagnera à la loterie et elle pourra alors faire le tour du monde – ça serait alors une belle revanche sur la vie.

Mais pour l’instant, elle ne joue pas car elle claque son fric dans l’alcool.
L’alcool, c’est plus sûr, plus palpable et plus rapide à avoir qu’une chance de gagner.

« Après, je sais pas si tu sors beaucoup de ton cimetière, mais si j’t’avais déjà vu, j’pense pas que j’t’aurai oublié. » Bon, à part si c’est en soirée, dans un bar ou dans un endroit avec de l’alcool. Dans ce cas là, il y a des chances pour qu’elle l’ait complètement zappé. Et non, ce n’est pas du rentre dedans, une simple constatation. La sensibilité artistique de la jeune femme sait reconnaître la beauté qu’elle le voit et Tim fait parti de ces personnes à poser sur le papier. Un grand enfant au milieu de cadavres. Un peter pan s’en allant chercher les âmes perdues pour amener vers leur dernière demeure. C’est morbide, peut-être, mais pour Freya, c’est de l’art.

Tout comme sa vie, son imagination est loin d’être romantique, après tout.

« De la paille et un chapeau? Limite, je passerai pour un épouvantail, tiens. Moi, séduisant à cet âge là? Je suis déjà pas certain de l'être maintenant, alors. » Freya roule des yeux. Typique. C’est presque attendrissant de voir le peu d’estime qu’il a pour lui-même. « Regarde toi dans un miroir à l’occaz. » Après tout, Freya n’a pas pour habitude de balancer ce genre de choses sans le penser réellement. Non pas qu’elle lui fait du rentre dedans (c’est creepy dans un cimetière, quand bien même qu’elle en serait capable) mais c’est sa nature franche et directe qui prend le dessus. Elle est sans filtre et n’hésite pas à exprimer le fond de sa pensée, qu’elle dérange ou non.

Souvent ça lui a valu plus de problèmes, bien plus que celui d’un jeune homme qui se sent gêné.

C’est vrai que l’honnêteté est une chose qui se perd. On oublie de faire face à la réalité et on préfère édulcorer ses propos pour ne pas vexer l’autre. Les gens marchent trop sur des œufs à l’heure actuelle, et Freya est gonflée d’un ras le bol de ces comportements bourrés de faux semblants. Arrondir les angles n’est pas son fort, il faut toujours qu’elle rentre dans le lard, quitte à s’en prendre une en retour.

Mais c’est comme ça qu’on apprend, non ?

« J'imagine oui que t'avais pas anticipé ta journée comme ça... Tu parles par expérience, alors? Toi aussi tu fais des folies aux yeux des gens? Moi, je crois qu'on me prend pour un psychopathe alors. » Freya s’esclaffe. « C’est vrai qu’on m’a toujours dit d’faire attention aux apparences… T’as un masque et un couteau planqués sous ton lit, avoue ? Tu peux m’le dire, j’dirai rien à personne, promis. » Au moins, il a de l’humour, c’est déjà ça. Tim lui paraît comme une petite brebis galeuse qui accepte les choses trop facilement, trop vite. C’est adorable, vraiment. Il est tout son contraire, il paraît calme et posé alors qu’elle, elle n’est que folie et instabilité. Peut-être que les conneries de son frère amèneront du bon, pour une fois. « Expérience dont j’me serai bien passée, yep. Ça tourne pas toujours rond là haut, elle pointe sa tête de son doigt tout en le moulinant pour bien appuyer son propos, donc les gens, ça les dérange. » Sa maladie - parce que c'est une maladie et non une défaillance technique - est quotidienne, souvent tapie dans l'ombre, prête à se déclarer à la moindre occasion. Freya ne s'en vante pas mais elle ne la dénigre pas non plus. Cette chose fait parti d'elle-même, de ce qu'elle est et elle n'en a pas honte. Toujours à nettoyer, la jeune femme hausse les épaules. « J’ai appris à vivre avec et les autres ont juste à se la fermer. J’leur demande pas leur avis de toute façon. » Seuls l’avis de ses proches comptent. Ceux des inconnus, elle les prend et les fout sous sa chaussure pour les écraser comme de vulgaires déchets.

La population humaine ne vaut pas la peine qu’on se rende malade pour elle.

Freya hoche la tête d’un air intéressé quand Tim lui affirme que les morts ne sont pas là pour le faire chier avec leurs problèmes. « L’expression "silencieux comme une tombe" prend alors tout son sens. Putain, j’ai vraiment foiré ma voie professionnelle alors. C’est relou que mort vivant ne soit jamais mis en valeur à l’école. » On se demande pourquoi. Quel adolescent n’aurait pas envie de devenir fossoyeur ? Tim avait déjà tout compris, visiblement. « T'as pas besoin d'une assistante, par hasard?, rajoute-t-elle, la voix sonnant comme un léger rire. » Visiblement, cette conversation a apaisé la colère qu'elle avait en elle. Good thing, good thing.

De surcroît, elle décrète qu'elle l'aime bien, ce fossoyeur improbable.

« J'en conclus que t'as vingt sept ans et que t'as toujours habité ici, alors? On a pas dû fréquenter les mêmes endroits, alors. » Freya enroule une mèche de cheveux qui vient lui barrer la route tout en grimaçant – même pas trente piges et elle a déjà mal au dos. Changement de stratégie en s’accroupissant devant la nouvelle stèle à nettoyer. « Tu crois? Je sais pas, je suis pas inoubliable... Mais, c'est vrai, je suis pas un grand fêtard et je travaille beaucoup ici. Tu fréquentes quoi comme endroit par ici, toi? » Voilà qui explique déjà bien des choses.

« Mes endroits à moi sont plus bruyants. Les bars, les cafés, la plage,... C'est tordu parce que j'aime pas les gens, à vrai dire. » Pas une ronce d'humour derrière ses propos, juste la plus platonique des réalités. « Quand j'ai besoin de m'isoler, j'aime bien la forêt. C'est cool pour dessiner dans l'calme. » Après, Doherty peut dessiner dans n'importe quel endroit, pour peu qu'on lui laisse le loisir de manier son crayon autant qu'elle veut. « Après, j’suis pas inoubliable non plus, on a pu se croiser sans se voir. » Après tout, il y a plus de deux millions d’habitants à Brisbane, ça ne serait pas surprenant s’ils se sont loupés. « J’suis pas forcément une fêtarde mais j’dis jamais non à d’la booze gratos donc… Là où le flot est, là où Freya se trouvera. » Doherty finit sa phrase en le regardant tout en souriant légèrement, visiblement satisfaite de sa conclusion. « Rassures moi, tu sors quand même de ton cimetière, de temps en temps, pas vrai ? Nan parce que ça, ça serait triste à mourir. »

Réalisant ses propos, Freya eut un sourire de coin.
« Sans mauvais jeu d'mot. »