And the world is in flames

@Sid Bauer

Non, si j’ai décidé d’enfin me faire faire un tatouage à quarante piges ce n’est pas parce que je voulais avant tout espionner Bauer, c’est un pur hasard s’il s’avère que je suis son travail. Un pur hasard, oui, en effet. De toute façon j’ai appris à tatouer quand j’étais gosse, comme le prouvent mes dessins sur la cheville gauche. Enfin, mes gribouillis. Les quelques traits, quoi. Je persiste à les appeler tatouage parce qu’ils sont gravés dans ma peau depuis plus de vingt ans, ce qui doit être la définition d’un tatouage à ma connaissance. Tout ça pour dire que je n’ai besoin de personne car j’aurais très bien pu me faire mon nouveau tattoo seul.
Je me suis finalement pointé dans son salon la fleur au fusil, un énorme sourire sur les lèvres sachant pertinemment que j’allais déjà le faire chier. Je voulais Le Cri de Munch, et s’il est aussi doué qu’il le prétend et que tout le monde le dit alors ça ne devrait pas lui poser de problème. N’est ce pas ? Quand je lui ai dit ce que je voulais, il m’a pas encore trop insulté. Il a dit que c’était possible. Quand je lui ai dit que je voulais cette oeuvre ci en douze centimètres de haut (très précisément), là je crois qu’il m’a un peu insulté dans sa tête. Ce n’est pas comme si j’en avais pas l’habitude après tout, alors j’ai continué mon explication. Je le veux sur ma cheville. Mais pas sur le côté entre les jambes, sur le côté qui ressort. Au prix du machin, hey, je veux que le monde entier puisse le voir. Et vu que je ne suis pas friand des shorts, je lui ai demandé de poser le tatouage au plus bas sur ma cheville, à peine au dessus de l’os qui ressort dont personne ne connaît le nom. Vous voyez quand même que je ne suis pas si horrible que ça comme client, j’aurais pu lui demander de commencer à la base de la voûte plantaire. Ou le faire dans l’aisselle. Sur la langue, l’intérieur des lèvres, les paupières ? Tant de choses auraient pu être amusantes.
Personne n’est mort, ni lui sous ses contraintes, ni moi à cause de l’ennui que de rester assis sur une chaise me procure (et à choisir entre nous deux, j’aurais préféré que ce soit lui qui passe l’arme à gauche en premier). J’avais été très sage pendant le premier entretien, n’avait insulté aucun client ni critiqué aucun de leurs tatoos horrible. Pas horrible parce que mal réalisés, juste horribles parce que les papillons, les oiseaux qui s’envolent et tout signe d’amour envers son bien aimé devraient être interdits.


Je reviens au Wild ink presque à l’heure attendue. Déjà, je suis arrivé le bon jour, ce qui est vraiment un bon début. J’ai seulement trente minutes de retard, il n’y a donc pas mort d’homme. Aucun de ses autres tatouages du jour ne sera aussi cool que le mien de toute façon. « Heyo le meilleur client du monde est arrivé. » Bon, je suis le stéréotype du client chiant qui arrive même pas à l’heure, mais ma belle gueule rattrape tout c’est certain. « C’est le moment où tu me montres tes oeuvres d’art, uh ? Même si tu recopies juste celle de Munch. » Vous avez vu, j’ai quand même essayé de faire un compliment.

Comme dirait JFK, faut pas se laisser abattre

@Sid Bauer

Je lui mettrai pas de bonne note pour l’amabilité parce qu’il est certain que même une porte de prison aurait pu faire mieux. Heureusement qu’il est pas trop mauvais avec ses tatouages et que ses jolis yeux bleus rattrapent tout, sinon j’aurais fait demi tour illico presto. C’est pas savant de refaire Munch, il est déjà dessiné, faut juste décalquer. Même moi j’aurais pu le faire mais sur le cheville c’est pas pratique ; voilà bien la seule raison pour laquelle je relègue cette tâche à un autre. Mon tatouage est bien plus intéressant plutôt que celui de Friskas sur la bonne femme, il aurait dû tout abandonner pour le mien. Comme quoi, on fait tous des erreurs, et certains plus que d’autres. Et le “certains” de l’histoire c’est Bauer, qu’on soit clairs. Il rejette toute la faute sur moi quand bien même on sait tous les deux d’où elle provient. Sa notre TripAdvisor baise de secondes en secondes, même si je sais pas s’ils ont cette application sur ce fichu continent.
Mon ego vit très mal le fait d’être relayé au second plan, ce que je ne manquerai pas de faire comprendre au tatoueur d’ici peu. Mes yeux se perdent sur la peau blessée de la jeune femme et sur l’horreur qu’elle gardera donc à vie. Les gens ont vraiment des goûts de merde. Un joli dossier dans les mains, je m’en vais sagement dans la salle d’attente. Vous voyez des fois j’arrive à être buvable pendant une minute. J’étais même à deux doigts de le remercier lorsqu’il m’a tendu l’objet, mais je n’ai pas résisté à un long soupir d'exaspération en entendant les vingt minutes d’attentes. Finalement heureusement que je ne me suis pas pointé à l’heure, cela m’avait fait cinquante minutes d’attentes du coup alors hey y’a pas écrit débile sur mon front. Quoi ? Comment ça j’aurais été pris à l’heure si je m’étais pointé au bon moment ? Stop lying you … Bon. Bref. Je me laisse tomber dans le premier fauteuil venu, puisque de toute façon ils sont tous libres et que je suis le seul blaireau qu’on a relayé au second rang. J’ai l’impression d’être retourné à l’école, de devoir apprendre tout mon sujet vingt minutes avant de devoir passer un oral fatidique. Jésus Marie Joseph quelle horreur, heureusement que c’est Bauer qui va être espionné de long en large. Je manque un cri en voyant ses revisites du fameux tableau. Qu’est ce qu’il n’a pas compris dans “je veux le même” ? La version classique est parfaite, ce qui en même temps n’est pas très compliqué vu qu’il n’avait qu’à l’imprimer et le décalquer, donc en tant qu’artiste ça ne me semble pas très compliqué. La seconde version serait celle que je verrais si j’avais abusé de certaines drogues, les couleurs étant à peu près dégueulasses. Comme si on les avaient vomies, en fait. Ne parlons même pas du bas du tableau qui se fait la malle ; une catastrophe. Enfin … Tout est relatif, je n’avais pas encore vu la dernière revisite. “Réimaginée”, j’aurais plutôt dit “détruite”. On se croirait dans un épisode d’X Files, je m’attends à voir un “I WANT TO BELIEVE” en petits caractères d’imprimerie dessous. Il n’avait même pas eu le budget pour faire les couleurs à ce que je vois. Une fois la syncope évitée, je redeviens Auden quelques secondes. « C’est bientôt fini le tatouage moche ? » que je crie au beau milieu de la salle pour être certain d’être entendu de tous. Ca fait même pas cinq minutes que je suis là et je tiens plus en place, commençant déjà à siffloter pour passer le temps. Je m’ennuie et c’est le beau milieu de la journée alors je n’ai personne à embêter. Finalement je retourne dans la pièce principale avec le dossier sous le bras, et comme le parfait garçon que j’ai été élevé je le repose sur le bureau. Comme ça tout est rangé. Cool, uh ?  « Cherche pas de chaises c’est bon t’inquiète je vais rester là. » Je me pose dans un coin, m’accole contre le mur et croise les bras parce que je suis sûr que ça m’aidera à mieux observer comment les aiguilles se plantent une à une dans la peau. Ca fait un peu masochiste dit comme ça, mais c’est bien le but du tatouage. Je souris comme un con en voyant la femme me dévisager, et Bauer envisager toutes les différentes manières de tuer un homme. C’est pas comme si quelqu’un était à poil non plus, y’a pas mort d’homme. Je lui ai seulement dit que son tatouage était moche, et ça, c’est simplement la vérité. Lui a pensé me punir en me mettant au coin, mais je vais tâcher me venger au mieux, et sachez que je vais gagner ce combat. « Dites m’dame je peux appeler les flics pour maltraitance si vous voulez hein ? Parce que à ce stade là ... » Ok, plus que quelques minutes avant qu’il termine son truc moche. Ou qu’il me mette à la porte. Ou les deux. Roulements de tambour. « Je veux la version moderne. Elle est moche, mais à croire que j'cherche à jouer avec le feu. » Oui je préfère toujours la classique mais que voulez vous. L'humain est perfectible.

Comme dirait JFK, faut pas se laisser abattre

@Sid Bauer

A vrai dire, je suis réellement étonné de toute la patience dont fait preuve le tatoueur avec moi. Il n’arrive pas à refreiner quelques tics nerveux, quelques expressions d’exaspération, mais dans l’ensemble il s’en sort étonnamment bien pour quelqu’un qui n’avait pas été briefé auparavant. Assis sur ma chaise, le regard haineux de la cliente déviant trop souvent vers mon visage à mon goût, je me calme finalement. J’ai eu ce que je voulais, je me suis rapproché de la scène du crime pour mieux en observer les tenants et les aboutissants. J’ai conscience d’être un horrible mélange de tous les clients les plus exécrables qu’il a pu rencontrer et qu’il s’amusera bien assez tôt à enfoncer l’aiguille plus profondément que nécessaire pour me faire regretter d’être né. Il l’enfoncera bien profondément dans l’épiderme sa putain d’aiguille, alors je profite de ne pas être celui sur la table pour observer ses mouvements. Je redeviens (deviens, à vrai dire) sage et attentif. Les bras posés sur le dossier, la tête posée sur les bras, je fixe l’aiguille du regard, la scrute à chaque fois qu’une nouvelle goutte d’encre vient s’ajouter à l’équation. Je ne souris pas, ça pourrait rendre le tatoueur heureux ou un autre sentiment à la con. Je me contente d’être l’élève du fond de la classe, celui qu’on entend jamais mais qui note assidûment chaque mot prononcé. Je note dans ma tête, quoi. Il est plus facile d’observer la technique quand ce n’est pas soi qui est en train de douiller sa race. Quelle idée de recommencer la cheville Auden, quelle putain d’idée de merde. « Ouais je sais, mais c’est ici que les fauteuils sont le plus confortable. » C’est peut être vrai ce mensonge. J’en sais rien vu que mes fesses n’ont jamais testé d’autres fauteuils que ceux de sa salle d’attente à vrai dire. En tant que professionnel de fauteuils auto-nommé, je les trouve très très bien ; il ne devrait pas se dévaloriser comme ça le petit gars.
L’atrocité une fois terminé ils échangent des politesses à vomir et elle aboule enfin l’argent. J’ai presque pitié de la ristourne qu’il lui fait, mais pour avoir pitié il faudrait déjà avoir un coeur. Mes yeux se perdent sur tout l’attirail du tatoueur et je me demande subitement quelle petite fortune tout ça peut bien valoir. Avec du bon matériel mon tatouage aurait été bien meilleur, assurément, je ne suis donc pas à blâmer dans cette histoire de ratage dans les règles de l’art. Ahah, art - tatouage ; jeu de mot. Lucifer revient ensuite sur son trône et je sais que ça va être ma fête, parce qu’il me déteste déjà. Ses mots sont encore doux et tout le tralala, mais au fond il se demande s’il me tue avec une tronçonneuse ou en mode Ramsay contre Rickon, avec des flèches. La mort Game of Thrones est plus théâtrale, mais ceci dit j’aurais pas été aussi bête que lui et j’aurais fait des zigzag personnellement, ce qui aurait encore plus retardé le moment fatidique. Bref. S’il te plait me tue pas Sid, attend encore un peu. Tu pourras créer un groupe messenger avec tous ceux qui ont le même but dans la vie, vous vous entendrez bien.
Je cache un rire en refermant mes lèvres sur elle même alors qu’il se montre pourtant tant aux petits soins avec le tatouage que j’ai décrété être moche. Je ne le pensais pas réellement mais il ne peut pas s’en douter. Une nouvelle fois j’apprécie le coeur qu’il met à l’ouvrage, tout en sachant que c’est une patience que je serais incapable d’avoir. « Y’aurait sans doute tout à refaire, mais j’ai pas la journée devant moi. Celui là ira très bien. » A vrai dire j’ai justement pris une journée de repos à l’atelier. Je n’ai prévenu personne mais ils vont bien se douter que si je ne suis pas là à 16h45 alors qu’ils ferment à 17h, c’est que j’ai pris un jour pour moi. D’habitude j’arrive au moins vers 15h ou 16h quand même, parce que personne ne saurait tout gérer sans moi.
Alors que je pense ne pas l’avoir assez surpris pour aujourd’hui, je lui révèle que le lieu de mon tatouage a changé pendant la nuit, basculant d’une cheville vers l’autre. D’une cheville vierge de toute encre vers l’autre contenant mes quelques traits gribouillis d'adolescents. Un sourire se dessine sur mon visage alors que je relève mon pantalon et montre l’endroit en question. « Je le veux là, au fait. » Il a été trop gentil, il m’a ouvert la grande porte pour devenir le plus grand emmerdeur du monde. Il n’aurait pas dû, on le sait tous les deux. Dans l’histoire il est le seul à s’en mordre les doigts. « C'est bon alors, fini de gazouiller, on peut commencer ? » Non je ne commence pas à stresser à l'idée de me faire transpercer la peau, tout va bien.

Comme dirait JFK, faut pas se laisser abattre

@Sid Bauer

Se faire tatouer soi même pour pouvoir observer les techniques d’inconnus n’est pas la chose la plus sensée que j’ai faite dans ma vie, mais il faut aussi préciser que je fais rarement des choses sensées en toutes connaissances de causes. Cette chose là est … pas trop conne, ni trop suicidaire et ne va même pas à l’encontre de la foi de qui que ce soit. Finalement cela ne semble pas si incroyable. Me faire tatouer va seulement à l’encontre de toute patience que pourrait avoir Bauer, et je suis déjà impressionné qu’il ait tenu jusque là sans m’insulter. Maintenant que nous sommes seuls, j’ai quelques doutes qu’il arrive encore à tenir sa langue ceci dit. Ca ne me dérange pas, je ne vais pas m’écraser pour autant. Au contraire, ça serait bien plus amusant. Ca me ferait aussi sans doute oublier que je laisse quelqu’un m’enfoncer une aiguille dans la peau encore et encore. Ce qui m’emmerde beaucoup cependant c’est l’attention avec laquelle il regarde ma cheville marquée à l’encre et surtout le rictus qui s’en suit. Connard.
Il s’en va faire tous les trucs chiants de tatoueur alors que je prends place dans le fauteuil où était la cliente auparavant, priant pour que ce ne soit pas une lépreuse ou n’importe quel truc que les humains peuvent avoir. C’est lui l’horreur par contre, je suis vraiment à ça de m’énerver alors qu’il continue d’enfoncer le couteau dans la plaie. Il y a quelques imperfections, certes, mais au vu de la manière dont ça a été réalisé je suis bien heureux que rien ne se soit infecté. Il est là le vrai miracle de la situation. « C’pas une horreur. » D’accord, j’ai la répartie d’un enfant de trois ans. Oui. J’avoue. Non. J’ai pas d’excuses à donner. J’ai le droit d’appeler ça de l’art et à partir de ce moment là je peux aussi dire que l’art est subjectif et que donc qu’il n’a pas le droit de donner son avis monsieur je fais des dessins sur des feuilles. Il est pas si doué que ça de toute façon. Noah pourrait faire la même chose si je lui donnais les bons crayons, alors qu’il n’a que huit ans. « On me l’a commencé quand j’ai intégré la MS-13 mais finalement ils ont capté que je pipais pas un mot d’espagnol et je suis rentré au pays. » Jeez encore heureux que je suis pas rentré dans la Mara, vous me voyez vraiment avec un flingue entre les mains ? Je me la serais joué Lee Harvey Oswald dès la première minute sauf que moi j’aurais pas eu sa patience, j’aurais rien préparé avec minutie des mois durant. J’aurais juste tiré sur tout ce qui ressemble à Trump et avec un peu de chance je l’aurais eu. Bienvenue aux Etats Unis d’Amérique, hein ? « Je comprends maintenant pourquoi ils sont pas trop réputés pour leurs tatouages. » Pour vrai, leurs tatouages ne semblent pas si mauvais que ça mais une partie de moi prie pour que Bauer n’ait jamais pris le temps de se renseigner sur l’histoire de ce gang. Parce que si c’est le cas ma couverture est fichue à un niveau intersidéral, même si je n’ai aucune crédibilité dans tous les cas. « C’est fini l’interrogatoire là ? On peut commencer ? » Non il m’a pas énervé. C’est faux. Si je souffle c’est parce qu’il fait chaud et c’est tout.