L’air est lourd, chargé en électricité. Une moiteur ambiante désagréable colle à la peau dans ce vieux hangar désaffecté. D’ordinaire, terrain de jeu des rats et chats errants, c’est un tout autre genre de bête qui se presse à l’intérieur de la bâtisse austère et laissée à l’abandon. A l’écart du centre-ville, loin des regards indiscrets et innocents, la foule bruyante fait cercle autour d’un ring délimité grossièrement par des cordages. Mauvaise graine, soûlards, profiteurs et détraqués se rencontrent et se lient le temps d’une soirée, de quoi parier et empocher un max de blé, à condition d’avoir flairé le bon poisson. Ce n’est pas une soirée pour les jeunes minets, ni pour ceux qui veulent se vanter d’avoir frôlé l’illégalité. Dehors ceux qui souhaitent être impressionnés, ici la racaille en a pour son argent : du spectacle et du sang. La mise enfle en même temps que les coups pleuvent et rien n’arrête la rage, écumante, bouillonnante qui s’infiltre dans les cœurs et possède les âmes. Des temps de pause permettent aux combattants épuisés de se remettre tandis que leurs spectateurs hilares s’enfilent quelques litres de whisky bon marché, le ventre bedonnant et la moustache grasse, les yeux exorbités, tourmentés par l’inconsciente ivresse.
Assis sur un banc à l’écart de la foule, mon sang boue dans mes veines et je serre les bandages autour de mes poignets et phalanges meurtries. Je fais abstraction de tout ce qui existe autour de moi, ne me concentrant uniquement sur ma respiration trop rapide et mon thorax comprimé. J’étouffe. L’air me manque, constamment et c’est encore plus vrai lorsqu’arrive le moment de se battre. Le passé qui me hante quotidiennement se fait plus présent ces soirs, et je revois la puissante main de mon père qui s’abat sur le gamin pétrifié et terrorisé que j’ai été. La douleur, fulgurante et humiliante, ne s’oublie jamais. L’impuissance est le pire des sentiments, être dépossédé de soi est un sort cruel que je ne souhaite à personne. Je rage et refait mon bandage plus consciencieusement, mes pensées me troublant plus que je ne veux bien l’admettre. Je le hais. Cette certitude inscrite en moi est celle qui me permet de tenir et de relever la tête, d’affronter le mec qui pénétré sur ce ring et de le défoncer avec une colère aveugle, sortie de mes tripes. Pourtant ce soir, l’abattement me guette et je commence à ressentir un certain renoncement.
A quoi bon se battre quand rien ne change ? Je ne ressens pas de soulagement à déverser ma rage et ma haine sur des inconnus qui souffrent de maux similaires. Je ne suis pas satisfait des résultats et je me contrefiche de gagner ou de perdre : quelle importance ? Je suis perdant de toute façon. Continuellement perdant. Lorsque le numéro inconnu s’est affiché sur l’écran tactile de mon téléphone il y a deux jours, je n’ai pourtant pas hésité. La fièvre et l’adrénaline ont envahi mon corps avide de sensations douloureuses, de punitions, et j’ai décroché comme un chien fou, haletant et désireux de connaître l’heure et le lieu du prochain rendez-vous. M’y voilà, au fameux rendez-vous. Et l’excitation n’y est pas. Je comptais sur elle pourtant, pourquoi me fait-elle faux bond ? Peut-être parce que tu n’as pas encore touché le fond, peut-être qu’il faut toucher le fond pour comprendre. Il fait noir par ici, si noir. Et je suis seul, si seul.
- Harvey ! Sur le ring dans deux minutes ! La voix tonitruante du grassouillet qui prend les paris me rappelle à l’ordre, et c’est d’un regard vide que je contemple la foule en liesse autour de moi. Ils en veulent pour leur argent, pour quelques dollars et un peu de sang… Je suis payé pour une prestation hors norme, payé pour exorciser mes démons, payé pour perdre un peu de moi… Je termine de serrer mon bandage, me relève et crache par terre. Mes cheveux collent sur mon front et ma nuque, mon torse en sueur est déjà couvert de bleus de mes précédents combats. Si je gagne celui-là, j’ai des chances de remporter la mise. Mise que je dépenserai en whisky bon marché pour oublier ma vie jusqu’à ce qu’elle me rattrape. Elle me rattrape toujours, je ne cours pas assez vite. Roulant des épaules, je tressaute un peu sur place et ranime mes muscles qui n’ont pas vraiment eu le temps de se reposer. Puis, fendant la foule comme un gladiateur rejoignant la fosse, je m’avance, aveuglé et sourd, ignorant ceux qui m’entourent et qui dardent leurs regards gloutons et cupides sur ma personne. Quelques dollars et un peu de mon sang…
Svelte, puissant, mon adversaire me fait face et je lui jette à peine un regard, vide d’intérêt. Le combat commence. Il n’y a pas de règles ici. Les règles ont été abrogées, trop limitatives. Tous les coups sont permis à l’intérieur du ring, et l’imagination est une valeur sûre lorsqu’il s’agit de prendre le dessus. La danse menée par les deux combattants est violente, intense et sans pitié. Les corps saignent et hurlent mais leur douleur est anesthésiée par la folie qui envahit la foule en liesse, qui se presse et qui étouffe. On ne respire pas sur le ring, on s’asphyxie et on survit. ‘Achève-le’, ‘Frappe !’, ‘Mords-le !’, ‘Défonce-le !’. Toutes sortes d’injonctions sordides sont psalmodiées sans répit, et au bout de quelques minutes, l’engouement pour l’un des deux combattants se fait ressentir. Ce n’est pas moi ce soir. Ma rage s’en est allée, au profit de celle de mon adversaire, et mon corps habitué à recevoir les coups se fait marteler avec violence. Porté par la foule, il prend le dessus et je me retrouve au sol après quelques minutes, crachant mon sang par le nez et la bouche, tassé sur moi-même. Je ne me relève pas, l’envie n’y est pas. Des bras me soutiennent et me soulèvent, on me remet debout et on vérifie à la va-vite mon état. Faudrait pas que je crève, ça ferait tâche tout de même. J’suis un bon candidat en plus de ça, pour les parieurs. Certains ont la rage, les insultes fusent mais j’ai dû me prendre un coup dans l’oreille car hormis un sifflement régulier et strident, je n’entends pas grand-chose. Je sens qu’une main se pose autour de mon biceps droit et me tire vers l’arrière. Je ne résiste pas, ce soir je suis le pantin du destin.
La nuit tombe comme un voile sur Brisbane. Sur la baie et dans le centre, les soirées étudiantes battent leur plein à la lueur des néons. Les mains dans les poches, Kyte traverse les ruelles animées par le rire de ces jeunes qui boivent la vie pour oublier la routine. D’ordinaire il s’y serait peut-être attardé, espérant se faire inviter à l’une des tables par un groupe bituré, ou au moins respirer un peu toute cette joie débridée. Mais ce soir, c’est une autre fringale qu’il cherche à assouvir. Le pas vif, il quitte les quartiers joyeux pour s’enfoncer dans la zone habituellement déserte des docks autour de l’ancien port. A ses côtés, d’autres rats d’égouts dans son genre se fraient un chemin entre les containers abandonnés sur le bitume fissuré. Les regards s’évitent, le silence et la méfiance sont de mise jusqu’à ce que se dessine le vieux hangar vers lequel tous convergent. Là, à la lueur brûlante des projecteurs de fortune, les masques tombent, la clameur s’élève et la tension est à son comble. Avec l’impression d’être enfin à la maison, Kyte déambule parmi les malfrats en quête de violence et la vermine qui en profite pour refourguer de la poudre douteuse contre un paquet de pognon. En périphérie, une poignée de bookies peu scrupuleux haranguent encore la foule pour tenter de grappiller encore quelques paris avant le début des hostilités. Parmi eux, Kyte fini par repérer la face grassouillette de l’Oncle Benny, un type pas net mais néanmoins honnête sur la question, et un frère surtout, si on en croit les affiliations que révèlent ses tatouages.
« Pete ! J’te croyais mort ! » Que le bookie gueule en écartant les bras pour recevoir son vieux pote. Pete, c’est un surnom qu’il a choppé au sein de ce même hangar, alors qu’il avait pris l’habitude de finir ses opposants en leur arrachant un bout d’oreille avec ses dents. Rapidement, Kyte avait gagné la réputation de se battre comme un clébard, un Pit Bull, plus précisément. « Allons ma couille, t'sais bien qu’la mort elle veut pas d’moi ! » Ricanements, tapes dans le dos, et Benny amène son ancien champion à l’écart pour lui parler les yeux dans les yeux. « Si tu viens t’battre j’peux rien pour toi c’soir, les clebs sont déjà matchés. » Kyte secoue la tête et sort quelques billets qu’il glisse dans la main de son acolyte. « Nah, j’ai plus vingt-ans, j’suis là pour parier. » C’est que son job de merde au théâtre paie quand même pas des masses, et Kyte aimerait avoir de quoi remplir son estomac et le réservoir de sa bécane qui l’attend toujours au nord, garée sagement dans un club ami qu’il s’est pas encore résolu à visiter vu sa gueule mal rapiécée. Avec un air tout plein de sérieux et d’importance, le type empoche l’argent et lui fait signe de le suivre. A l’ombre d’un poteau de taule jaunâtre, il lui désigne les combattants, les décrit en détail et conseille de placer sa thune sur une grande armoire à glace à l’air enragé. Mais les yeux de Kyte glissent plutôt vers le blond mélancolique un peu en retrait. Nom d’une pipe en bois il est certain de l’avoir déjà vu combattre ce gars-là et que ça en valait la peine. Il creuse sa mémoire et les images refont surfaces et avec elles un sourire : 2003, grand blond excité, pas épais mais rapide comme l’éclair, la puissance dans les poings et la rage au ventre. C’est pas le même gars en face, Kyte reconnaît maintenant certains détails qui trompent pas. N’empêche qu’il a une de ses intuitions foireuses et une certaine lapine de la région dirait que c’est surement un signe du destin. « Je mise sur ce gars-là. » Benny empoche, l’air déçu, mais Kyte s’en cogne pas mal de ses états d’âmes. Déjà, il se dirige vers le bar de fortune et dépense ses derniers dollars dans une bouteille de whisky.
L’heure tourne, les cris redoublent… et son poulain se fait laminer dans les règles. La bave aux lèvres, Kyte gueule à s’en déchirer les cordes vocales, comme si toute sa hargne et toute sa rage pouvait redonner un peu d’énergie à son combattant. Il s’arracheraient les cheveux s’il craignait pas de déplacer ses bouclettes dont il est si fier. Un coup en pleine trogne et le blond s’effondre comme une poupée de chiffon. Deux types le redressent comme il tarde à le faire, lui balancent vite fait de l’eau en pleine poire pour nettoyer le sang qui lui bouche les naseaux et l’abandonnent à son triste sort. « Ah nan ! » Kyte s’offusque, jouant des coudes pour se frayer un chemin jusqu’au fighter. L’air morne, le regard hagard, son blondinet prometteur affiche clairement pas les traits d’un gagnant, et Kyte sait bien que l’issue d’un combat, c’est avant tout dans la tête que ça se passe. Il dégage les quelques badauds qui se pressent encore autour de lui et attrape fermement le gamin par le bras pour l’attirer en arrière. « Aw naw qu’est-ce tu me fais là champ’ ?! »Qu’il geint en le secouant par les épaules. J’peux pas perdre les dollars que j’ai investi tabarnak, c’est qu’j’ai acheté la bouteille à crédit moué ! Qu’il lui balancerait bien, mais dans son cœur il sait que le blond en face s’en bat les roubignoles alors forcément va falloir trouver autre chose pour le motiver. « T’vas quand même pas t’laisser rétamer comme ça ? L’a rien dans l’crâne c'mollasson c’est juste d’la force brute mal maîtrisée ! Il frappe au hasard et toi comme un con tu t’jettes sous ses poings ! » Il balance en désignant l’autre qui beugle et se frappe le torse comme un bovin croisé primate cocaïné. L’air soucieux, Kyte prend le visage du blond dans ses grandes mains rugueuses et cherche son regard. « T’es pas un con rassures moi, hum ? » Puis il secoue la tête comme si les topazes mi blasées, mi interrogatives de son champion lui avaient donné une réponse correcte. « Nah, c’est bien c’que j’pensais, j’l’ai vu tout d’suite. T’es un bon toi. T’es vif et t’es costaud. » Il tape affectueusement sa joue, et lève un indexe vindicatif pour mieux étayer sa petite leçon de free fight. « Un homme il a besoin d’rien d’autre pour gagner, moi j’te l’dis, à part une bonne dose de rage de vaincre. Elle est où ta rage à toi, hein ? » Il enfonce son doigt dans les côtes du combattant puis l’attrape par les épaules pour jouer la confidence et désigne son opposant. « Tu vois c’type là-bas ? Et bah c’est la plus grosse raclure de toutes les raclures de l’univers. Tu l’déteste. Il a baisé ta daronne, cogné sur ta gueule, ou peut-être bien qu’il t’a humilié, qu’il a piqué ta go sous ton nez ! Tu vois sa sale face se dessiner là ? Tu ressens la rage dans tes tripes ? » La tension monte, la foule se resserre et Kyte hausse le ton pour matcher l’atmosphère étouffante sous la taule ondulée. « C’est l’occasion rêvée d’le dérouiller alors t’vas quand même pas l’laisser te défoncer comme une vulgaire piñata, hum ?! » Sifflement au loin, le combat doit reprendre. Kyte crache rageusement par terre et pousse le dos de son protégé avec la voix qui enfle pour couvrir la clameur de la foule et tambouriner un dernier encouragement. « ALORS VAS-Y CHAMP’ TU LUI MARAVES LA GEULE A C'TE CRISSE DE MORON ! » Il s’égosille encore quand son boxeur retourne sur le ring. Et beugler toutes ces insanités, c’est autant pour l’encourager que pour laisser sa rage déferler, et le goût de la violence courir dans ses veines.
The first and final thing you have to do in this world is to last it and not be smashed by it.
→ Il y a un goût de renoncement qui se mêle à mon propre sang dans ma bouche. La honte et la culpabilité m’accablent alors que je rejoue la même scène de la mauvaise pièce de théâtre qu’est ma vie, récitant le même texte inlassablement devant des spectateurs différents. Ce soir, c’est la faune excitée de Brisbane qui se presse autour de moi pour un aperçu rapide de la misère. Leurs cris m’étouffent, les odeurs d’alcools et de sueurs me filent la gerbe mais le sang bouillonnant dans mes tripes m’en empêche. Trop abîmé pour ce monde, trop épuisé aussi pour se battre et pourtant je suis toujours là, à chercher le contact, à vouloir ressentir la douleur qui se crée lorsque des poings fermés entrent en collision avec la chair, qu’ils broient les muscles et marquent les peaux. Car c’est dans la souffrance que j’ai l’impression de vivre, et mon corps meurtri qui accueille les coups me rend plus vivant que mon cœur éclaté aux battements discontinus et fatigués. Le même schéma se reproduit alors : je les laisse cogner, cogner jusqu’à ce que je réagisse, cogner jusqu’à ce que la rage gronde et que mon âme se révolte, cogner jusqu’à ce que l’abattement s’enlise au profit d’une colère irascible qui s’éveille et me noie sous une couche de haine putride. Mais ce soir, la rage tarde à venir alimenter mes veines, il faut croire que je suis plus désespéré que d’ordinaire. Et pour cause ! La révélation de Lonnie a eu l’effet d’un tsunami sur ma personne, et alors que je sortais à peine la tête de l’eau grâce à Terrence et sa lumière, le noir m’a engloutit dans le néant. Mes sens sont annihilés par l’alcool qui brûle et réduit en cendres tout ce qui peut s’apparenter à de la volonté en moi. Les relents d’un goût âpre de vieux fût de chêne, d’un mélange boisé et fruité de blended, envahissent ma bouche alors que je m’écarte du cercle de combat, hagard et ahuri. Le sifflement dans mes oreilles s’accentue, jusqu’à ce qu’une main ferme s’abatte sur mon biceps et me tire à l’écart de la foule en liesse. Mes yeux rouges, injectés de sang, se posent sur la silhouette du mec qui me fait face, et son haleine fermentée au whisky provoque une sensation de vertige. Il me secoue, me parle, semble s’inquiéter pour mon sort mais je sais, je sais que ce qui le tracasse, c’est de perdre sa mise. Et j’ai envie de lui dire « désolé mon pote, t’as parié sur le mauvais cheval », mais je ne dis rien car je n’ai aucune certitude. J’ignore tout de l’issue du combat à ce stade, même si ce dernier ne se déroule pas en ma faveur. Cependant, j’ai fini par appréhender ma rage, et je sais que lorsqu’elle flamboie, plus rien ne m’arrête. Elle tarde juste à se montrer ce soir, difficile à réveiller sous les couches de déprime, de découragement et d’alcool. La terrible sensation d’échouer dans tout est le véritable mal, ce qui me tire vers le bas et me rend incroyablement vulnérable ce soir. Et c’est exactement ce que je viens chercher ici, non ? Avoir encore plus mal, souffrir un peu plus, m’ouvrir les veines et laisser le sang couler à flot, la vie se répandre tout autour, quitter mon corps mais surtout mon esprit. Tourner le dos à cette vie, vide de sens. Si seulement je pouvais l’oublier lui. Je place toutes mes forces dans cet espoir vain, dans l’espoir qu’il puisse quitter ma tête et que je n’entende plus sa voix horripilante qui jure et m’insulte constamment « tu n’es qu’une merde, une bouche de plus à nourrir, un fardeau, un boulet qu’on traîne, tu ne sers à rien, tu me pourris la vie, bon à rien ». Je rêve, naïf, d’oublier les coups, la ceinture qui claque dans l’air et s’abat sur ma peau en déchirant les chairs, la faisant rougir et saigner. Je rêve d’oublier la peur grouillante qui serre mon ventre et me terrasse, m’oblige à me replier sur moi-même, en position fœtale, les bras protégeant mon crâne des coups inflexibles. Mais chaque nuit, les cauchemars reviennent et la panique m’étouffe, omniprésente. Son fantôme est partout et il me hante. Son haleine putride, fortement alcoolisée et ses beuglements incessants qu’il scandait sans relâche, sur ma mère, sur mon frère et sur moi. L’enfance de la terreur, passée dans la crainte des coups et des injures, des mauvais jours qui, traumatisants, sont inscrits dans ma chair et ont noirci mon âme. Et ces scènes, je les revis constamment car lorsqu’elles m’échappent, je les rattrape. Je les fuis et les cherche, paradoxe incompréhensible qui n’a aucun sens. Je suis enfermé dans la prison de mes souvenirs et mes chaînes me serrent continuellement autour de moi, elles m’étouffent de plus en plus. Les deux paumes rugueuses de mon vis à vis se posent sur mes joues transpirantes et mon regard se perd dans le sien, au hasard de ses prunelles vives alors que le son de sa voix se fait plus perceptible, plus net. Non, je ne suis pas un con. C’est ce que j’aurai envie de pouvoir affirmer, mais la vérité est toute autre. Car oui, je suis bien un con. Je suis un fichu con qui fout tout en l’air, incapable de se servir correctement de ses neurones pour échapper à un funeste destin. Je suis un con qui tourne en rond, comme un lion dans une cage. Sauf que la porte est ouverte, et qu'au lieu de m’enfuir, je continue de tourner, comme le con que je suis. Mais malgré ce constat déprimant, je m’accroche à ce regard qui me fixe et qui tente de me motiver, à cette voix rocailleuse et profonde qui agresse mes tympans en douceur, à ses mains fermes qui me touchent et m’apportent étrangement du réconfort. Où est-elle ma rage ? Et cette question tournoie dans ma tête, tandis qu’il me désigne mon adversaire du doigt. Son discours me percute, fait son chemin en moi et tout s’anime brusquement. Et c’est surement plus le fait d’avoir attiré son attention, qu’il ait remarqué ma colère, perçu ma rage et mes capacités ; plutôt que ses propos virulents destinés à exciter ma violence qui ranime cette flamme éteinte et vacillante. Et je brûle, je brûle en retournant sur le ring. La colère m’envahit et je le vois lui. Son visage se transpose sur les traits de mon adversaire. Je vois son œil bovin qui me fixe, je sens son haleine putride, sa voix rauque et nasillarde, je vois son bras qui se lève et qui s’apprête à s’abattre sur moi. Mais je ne suis plus le petit enfant terrorisé depuis des années. Je me bats maintenant et je rends coup pour coup. Ma garde arrête le poing de mon adversaire, et j’esquive ses coups habilement, réveillé par la colère qui gronde sourdement. Je gagne en vitesse, en rapidité et en précision. J’occulte tout le reste et soudain, il n’y a plus de bruits autour de moi. Il n’y a personne. Plus que lui et moi qui dansons sur un air macabre. Les corps tournoient et se jaugent, les muscles se confrontent et s’écrasent les uns contre les autres. Je serre les poings, mes phalanges meurtries s’écrasent sur la chair du type sur lequel toute ma haine se condense et l’uppercut s’abat sur sa mâchoire qui se disloque dans un bruit sourd, avant que la masse ne s’effondre brutalement au sol, me laissant désarmé et pantois. On me tire en arrière, on m’empêche de finir le travail et la frustration m’arrache des cris de rage. Je veux le tuer, tuer ce fantôme qui se nourrit de mes peurs, le faire disparaître pour toujours. Je me débats, bestial, animal sur la défensive, en crise de panique et de rage. Les larmes coulent, le sang aussi, la panique s’évacue par tous les pores de ma peau, tout comme la haine et je suis perdu, foutu amas de chair disloquée, en errance et abandonné.
Le combat reprend dans l’arène et Kyte roule des épaules comme s’il participait lui aussi. L’odeur de la sueur, de la ferraille et de l’asphalte humide se mêlent sous la tôle brûlante. Un parfum qu’il inspire à plein nasaux tant il réveille ses délicieux instincts de mâle les plus basiques. Violence, colère, agression, excès. Et au milieu de tous ces autres types pas moins allumés, son poulain semble enfin se laisser gagner par l’ardeur de la foule. Sa rage, on la voit bien à présent. Elle déforme ses traits fins, allume la haine dans ses yeux injectés de sang, contracte sa mâchoire comme celle d’un clébard refusant de lâcher sa proie. Et c’est ce qu’est devenu l’autre fighter : un vulgaire jouet à la merci des coups qu’on veut bien lui distribuer. Pâle imitation d’un être haï, jeté en pâture à de sombres désirs de revanche. Kyte dévore la scène sans états d’âme, les babines retroussées comme prêt à aboyer les encouragements qu’il scande par intermittence. Happé par la bestialité du combat et son exquis déferlement de violence. On laisse son humanité à la porte quand on pénètre les bas-fonds de la ville, car à la lueur vacillante des néons jaunâtre, il n’y a jamais ni perdant ni gagnant ; qu’on finisse le poing en l’air ou la gueule au sol à inspirer son sang.
Un craquement sinistre, suivi d’une grande clameur. L’adversaire du joli blond s’effondre à ses pieds comme une vulgaire poupée de chiffon. Un putain d’uppercut spectaculaire qui vaut bien toutes les cordes vocales que Kyte est en train de laminer. Excitée, la foule se déchire entre joie féroce et rage haineuse. Les corps se pressent pour se rapprocher des combattants, les raclures qui ont la prétention de rétablir l’ordre la repoussent durement. Donnez vingt ans de moins à Kyte et il aurait foncé dans le tas lui aussi pour s’enivrer joyeusement de toute cette hargne et distribuer comme recevoir quelques bourres pif en pleine poire. Mais il a passé l’âge de jouer les enragés et profite plutôt de la cohue pour se faufiler dans l’ombre rejoindre son bookie avant que l’Oncle Benny ne se plante dans les calculs et la lui fasse à l’envers sur ses gains. « Toujours un plaisir d’faire affaire avec toi ! » Qu’il scande tandis que derrière l’autre se lamente. Pognon en poche, Kyte revient vite se mêler à la nuée qui commence à peine à se dissiper.
Ses yeux d’aigle repèrent rapidement son champion que des gros bras lâchent sur une caisse en bois à l’allure saumâtre. Le souffle court, l’œil hagard, il a pas l’air de bien comprendre ce qu’il fou là et Kyte serait pas loin de s’attendrir comme on se prend d’affection pour un chien de vènerie dément qui sait plus trop pourquoi il prend en chasse et déchire la chair de ses dents. « Ça c’était du spectacle Champ' ! » Qu’il félicite joyeusement en faisant claquer une main fraternelle entre ses omoplates. C’est alors qu’il remarque le sang qui s’étale sur sa gueule et se morcelle dans les gouttes transparentes qui inondent ses joues. Sueur, larmes, tout y passe et Kyte est bien placé pour le savoir. « Allons, allons. » Qu’il grommelle d’un ton bourru en trempant un bout de tissu à la propreté douteuse dans la bassine d’eau mise à sa disposition. « Passes toi donc ça sur la face, tu pisses le sang. » Et la douleur et les affres du cœur Il s’assoit à ses côtés les bras croisés et regarde les types qui marchandent au loin, presque pudique face à ces émois qui pourraient sans mal lui rappeler des souvenirs lointains merdiques s’il se laissait enliser. « Tiens, tu prendras bien une gorgée ? C’est qu’tu l’as sacrément méritée ! » Il affirme en lui collant sa bouteille de whisky sous le nez. Il laisse passer une ou deux goulée, puis récupère le flacon et essuie le goulot de sa manche pour en ôter le sang qu’il a pas pu s’empêcher d’y déposer. Le silence a pas le temps de s'installer que déjà la curiosité le gagne. « Dis-moi mon p'tit, c’était qui c'type que t’as rétamé au fond ? » Au regard que lui lance le combattant, ils savent tous les deux à qui il fait allusion, et c’est pas celui qui crache ses dents sur le bitume en ce moment, mais bien la raclure à qui tout ce déferlement de rage brute était destiné.
The first and final thing you have to do in this world is to last it and not be smashed by it.
→ Tout se mêle et s’emmêle, foutu tas insubstantiel morcelé, les sentiments furieux se déchaînent sans pour autant devenir palpables, tout est nébuleux autour de moi. La foule, les cris, les odeurs, tout se mélange dans un cocktail des plus explosifs. Et je suis là avec ma foutue haine, ma foutue rage qui me ronge le ventre, et je ne sais pas quoi en faire. Je tremble, la colère s’est emparée de chaque atome de mon être et elle consume ma chair avec une férocité famélique, elle dévore toute forme de conscience et me laisse dans une torpeur glauque insupportable, quelque part coincé entre l’adrénaline excitante et la terreur panique. Mes poings se serrent et se desserrent par réflexe, mes phalanges craquent sous les bandes qui collent à ma peau moite, recouverte de sueur et de sang à moitié séché. On m’écarte du combat, on m’éloigne du mec écroulé au sol qui a sombré dans l’inconscience, on me rejette et on me dit sans prononcer une seule parole « démerde-toi maintenant ». Démerde-toi avec ta rage, démerde-toi avec tes émotions en vrac, démerde-toi avec la colère, les souvenirs et les cauchemars, démerde-toi avec toute cette haine que tu ne comprends pas, démerde-toi. Depuis toujours, on me dit de me démerder et depuis toujours, comme un chien, j’acquiesce. Ai-je une autre solution en réalité ? Hormis celle de tout laisser tomber ? D’abandonner le combat que je mène depuis que j’ai poussé mes premiers cris de vie ? C’est un putain de désastre et je suis devenu le maître d’orchestre de ce dernier. Parfois, c’est moi qui suis au sol et je bénis ces nuits-là même si leurs lendemains s’avèrent peu glorieux. Au moins je n’ai pas à supporter cet état de tension insoutenable, cette sorte de sas de décompression, ce moment de latence entre deux états plus stables qui peut durer de trop longues et interminables minutes. – ça, c’était du spectacle champ’ ! La large main s’abat entre mes omoplates et mon corps bascule légèrement vers l’avant sans réagir plus que ça à cette marque de camaraderie brutale et totalement adaptée à l’endroit. C’était un spectacle désolant, oui. Je ne peux pas m’empêcher de ressentir un peu de pitié, mélangé à de la jalousie, envers ce type que j’ai envoyé au tapis. Un autre paumé, une autre âme esseulée, en errance, qui avance sans savoir où il va. Où est-ce que je vais moi ? Putain, mais où est-ce que je vais ? Vers la mort, c’est inévitable. Nous allons tous vers la mort, à des rythmes différents certes, mais nous en prenons tous le chemin. Ce n’est pas très réconfortant cela dit. Car si tout est voué à mourir, pourquoi sommes-nous là à tenter de vivre ? Je n’en sais foutrement rien. Les déceptions font si mal, elles écrasent les cœurs encore battants et tout chauds sans aucune considération pour leur propriétaire. On pourrait croire qu’une certaine résignation s’installe par la force des choses, et que l’habitude permet d’appréhender avec plus de distanciation la souffrance occasionnée par l’échec, mais il n’en est rien. J’en crève toujours autant de réaliser que je ne suis rien d’autre qu’une ombre qui passe dans la vie des autres. Une putain d’ombre qui, aussitôt disparue, est aussitôt oubliée. – Allons, allons. Passes toi donc ça sur la face, tu pisses le sang. D’un air absent, je me saisis du linge à l’hygiène douteuse en me fichant pas mal de sa provenance et me le passe sur le visage. L’eau froide a pour effet de m’aider à calmer les tremblements, elle fige mes tourments et ma vue me revient peu à peu. L’abattement me guette désormais, car la colère prend toute l’énergie et elle ne laisse rien lorsqu’elle s’en va. Rien de plus qu’un grand vide, un énorme trou, le néant. – Tiens, tu prendras bien une gorgée ? C’est qu’tu l’as sacrément méritée ! Et ce n’est réellement qu’à cet instant que mon compagnon de misère requiert toute mon attention. Mon visage amoché se tourne vers le sien et je reconnais les traits de celui qui est venu me motiver à reprendre la main durant le combat. J’attrape la bouteille, ne pouvant absolument pas dire non à une telle proposition et lorsque le liquide âpre et brûlant descend le long de ma gorge, un certain apaisement se fait ressentir. Je m’accroche à cette bouteille comme je m’accroche à la vie, haletant et sur le fil, équilibre précaire et illusoire. Je m’essuie les lèvres d’un revers de manche ensuite, lâche la bouteille qui m’a requinqué et cligne des yeux plusieurs fois comme pour revenir à moi, pour rappeler ma conscience qui semble s’être perdue quelque part. – T’as gagné combien ? Que je demande, pour faire la provocation et connaître l’estimation de ma valeur ce soir aux yeux des autres. Putain de fric qui suce les hommes jusqu’à la moelle. Putain de fric qui régit tout dans ce putain de monde. – ça valait le coup au moins ? J’espère qu’il en a eu pour son argent. Après tout, c’est l’unique raison pour laquelle il est là, n’est-ce pas ? – Dis-moi mon p’tit, c’était qui c’type que t’as rétamé au fond ? Mes yeux bleus se tournent vivement vers les siens et le dévisagent un court moment. Je suis partagé entre la surprise et l’indignation que provoque cette question. Le premier réflexe que j’ai, c’est de lui sauter à la gorge : mordre avant d’être mordu, frapper avant d’être à terre… Mais la bouteille de whisky dans sa main me fait de l’œil alors je la désigne de l’index et déclare – Va m’falloir un peu plus de ça pour me délier la langue. Et ce n’est qu’une façade, qu’une énième façon de montrer que je me bats encore, que même à terre je peux opposer une certaine résistance… C’est faux. La bouteille n’est qu’une parade, mais le goût brûlant du whisky me donne du courage et après une nouvelle gorgée, mes épaules s’affaissent. Les yeux vitreux, témoins d’une grande lassitude, je finis par lâcher dans un souffle – C’était mon père. Mon putain de salopard de père. Et nerveusement, je me mets à rire. Mes épaules se secouent. Je ris et je pleure en même temps. – Même mort et enterré, ce vieux bâtard me pourrit la vie. Et je suis épuisé. Au bord du gouffre, prêt à sombrer. J’en ai envie. Je ne sais pas ce qui me retiens… Après aujourd’hui : qu’est-ce qui me retiens ?
Il perd pas de temps le combattant. A peine la bouteille passe dans ses mains qu’une belle goulée du liquide ambré disparaît dans sa gorge. « T’as gagné combien ? » Qu’il demande, pas dupe, et Kyte laisse échapper un rire appréciateur en secouant la tête. « Pas assez pour vivre, à peine de quoi crever. » Il réplique, énigmatique sans trop s’en rendre compte. C’est que cette petite somme suffira pas à l'arracher des rues où il se traîne depuis des mois, mais elle paiera les petites doses de mort qu’il s’offre pour rendre cette sous-vie plus douce : alcool, tabac, bouffe. « Mais ouai, ça valait le coup. » Il précise en lui tapotant l’épaule avant de s’enfiler à son tour une bonne dose de whisky. Il détaille le profil net du grand blond, les mèches rebelles, collées par le sang et encore agitées de quelques tremblements. Il reconnait chez lui ce mélange qu’il retrouve chez tous ses potes de cœur. L’esprit incisif qui vire au cynisme, la sensibilité qui s’exprime avec les poings. Un mélange subtil, qu’il a senti à des kilomètres en le voyant s’échauffer au loin. C’est ça qui attise sa curiosité, le pousse à lui demander d’où vient toute cette colère qui s’est abattue sur son opposant. Sa question fait comme une décharge électrique chez le fighter qui le dévisage avec un air mi offusqué, mi enragé. Il a l’habitude, Kyte, que ses questions ou remarques provoquent cet effet-là. Alors il bronche pas, se contente de tendre la bouteille avec un hochement de tête quand le blond lui demande plus de gnôle pour délier sa langue. L’idée de voir disparaître son alcool ne l’enchante guère, mais c’est un prix qu’il est prêt à payer pour satisfaire sa curiosité. C’est que les cartons, ils parlent pas beaucoup. Et les autres types qui errent la nuit, ses voisins d’infortune qui partagent son humble logis dans une impasse imprégnée de pisse, ils sont souvent trop bourrés pour offrir la moindre conversation. Et ça lui manque, à Kyte, de discuter avec un type encore cohérent, de découvrir un bout de vie autour d’un verre comme il faisait avant, quand il avait pas encore perdu le droit d’être un humain comme les autres. « C’était mon père. Mon putain de salopard de père. » Kyte hoche la tête. Le père encore, le père toujours. Il connait personne que le paternel a pas détruit, c’est à se demander même pourquoi ces crevures s’acharnent encore à faire des gosses. Probablement que les mômes s’en sortiraient mieux si les femmes pouvaient se reproduire entre elles. Mais eux non, ils sont trop cons, trop barrés pour en élever un sans le casser sous le poids de leur propres travers. Lui d'ailleurs, il a préféré filer plutôt que de condamner sa gamine à un trop plein de souffrance dans le genre. « M’en parle pas. » Il réplique avec un sourire de côté qui ressemble davantage à une grimace. « De toutes les raclures que j’ai rétamé sur ce ring j’crois qu’mon vieux détient le record de l'invocation s’tu vois c’que j’veux dire. » Il précise avec un petit rire sec, puis reprend jalousement la bouteille et s’enfile une longue gorgée pour dissoudre son œsophage et le poids sur ses poumons pareil. Le beau type lui raconte que même mort, son paternel lui pourrit toujours la vie et Kyte opine encore. « C’est pour ça qu’tu viens. » C’est pas une question, juste une observation. Y’a certaines personnes, Kyte les reconnait dans les tripes. Au départ, il s’est dit que le blond ferait un bon combattant parce qu’il lui en rappelait un autre un peu pareil. Même gueule, même coupe de cheveux, même corpulence à peu de choses près. Mais dans le combat c’est autre chose qui s’en est dégagé. Les mains sur ses joues rêches, les yeux dans les yeux, il a vu un tout autre reflet. « T’es pas d’ceux qui viennent pour la thune, tu s’rais déjà là-bas en train de tout claquer. » Du menton, il désigne les coins sombres du hangar où quelques revendeurs douteux refourguent alcool et drogues à ceux qui sont sortis gagnants de la soirée. « T’es pas là pour le spectacle... » Une autre déduction pragmatique. Là-bas sous la lumière, la foule s’amasse déjà et les prochains fighter se tiennent prêts à se jeter en pâture au milieu de cette arène humaine à la soif de sang insatiable. « Pis avant qu’j’te parle t’étais pas v'nu pour gagner non plus. Alors c’est quoi ? » Il demande sans trop se soucier de gratter là où il faut pas et lui tend encore la bouteille. Du reste, Kyte sait qu’il marche sur un fil de rasoir. Si le type en face est mal luné, il risque bien de lui décrocher son poing avant même qu’il ait une chance de l’éviter. Ça, ou bien ils deviendront les meilleurs potes du monde et noieront ensemble leur peine. Ou peut-être même un peu des deux, dans le désordre, et ce serait pas la première fois que ça lui arrive. Kyte le sait bien et c’est même pour ça qu’il creuse, provoque, cherche. Plus que la violence, le canadien aime le danger, et il a pas passé une bonne soirée tant qu’il a pas flirté un peu avec. « Ça t’manque de recevoir ses poings dans les côtes ou bien l'adrénaline c’est le seul truc qui t’donne encore l’impression d’exister ? » Il demande sans méchanceté, juste parce qu’il veut comprendre - même si comprendre risque bien de l’amener à faire connaissance de plus près avec le bitume qui s’étale à leurs pieds.
The first and final thing you have to do in this world is to last it and not be smashed by it.
→ « Pas assez pour vivre, à peine de quoi crever. » Serions-nous donc tous logés à la même enseigne finalement ? A courir après la vie qui nous fuit tandis que la mort nous rattrape ? Est-il possible d’arrêter cette machine infernale, de mettre le temps sur pause et de s’arrêter un bref instant pour saisir l’opportunité d’un autre destin à embraser ? Je suis lancé à pleine vitesse sur cette longue route droite qui ne connait pas de fin, et mon carburant brûle tout autant mon corps qu’il me fournit de l’énergie. Le whisky, cette addiction nocive dans laquelle j’ai plongé corps et âme, reniant père, mère et frère, et qui me permet d’éviter la douleur tout en la suppliant d’être plus incisive, plus mordante, plus cruelle encore. Je n’ai pas assez de force pour vivre et j’en à peine pour crever. Quel foutu merdier dont je n’arrive pas à me dépêtrer, magma gluant en putréfaction qui emprisonne mes chairs, réduit mon corps en lambeaux et déchiquette mon âme. Je stagne, embourbé dans la spirale infernale du temps, haletant et impuissant devant son impériosité, le corps en feu et le cœur en sang, les yeux infectés par la peur et la haine, mélange corrosif et putride qui pourrit tout à l’intérieur. Et les longues rasades qui glissent le long de mon œsophage m’apportent un sursis léger, l’illusion d’avoir le pouvoir de faire un arrêt sur image. Ce n’est pas réel cependant, juste dans ma tête. Y’en a d’la merde dans ma tête ce soir. Et lorsque mon compagnon d’infortune me demande qui est à l’origine de toute cette haine contre laquelle je me bats et dans laquelle je me noie, c’est avec un certain renoncement et abattement que je lui révèle l’identité de l’homme qui hante toutes mes plus sombres pensées, même mort. Ce connard n’aurait pas pu juste disparaître, non. Il a fallu qui laisse son empreinte un peu partout sur ma peau et qu’il envahisse ma tête, m’empêchant de vivre sans me souvenir de ses coups et de ses paroles, ses putains de paroles qui me pourrissent mon existence. – M’en parle pas. De toutes les raclures que j’ai rétamées sur ce ring j’crois qu’mon vieux détient le record de l’invocation s’tu vois c’que j’veux dire. Evidemment que je ne suis pas une exception. Je ne compte plus le nombre de camarades détruits à cause de leur putain de paternel, toutes ces âmes brisées et tous ces corps meurtris, dégoûtés de la vie avant même d’y avoir réellement goûté. Et dans ce hangar qui pue tout autant la merde que la pisse, où toutes les raclures de la planète sont rassemblées et côtoient la misère humaine, on peut voir les traces disparates des marques infectieuses laissées par des parents inconscients ou fous à lier sur chaque visage qu’on croise. Certains arborent des cicatrices hideuses, d’autres ont les yeux injectés de sang et la folie illumine leurs regards, beaucoup sont cabossés et je devine que peu d’entre eux parlent de leur père en bon terme. Je ne suis pas plus à envier qu’un autre, ou peut-être que si car moi finalement je suis sur le ring. Ça veut dire que y’a encore quelque chose en moi qui a envie de se battre. Pourtant, je n’en suis pas aussi sûr, non. – C’est pour ça que tu viens. Entre autre, j’en sais foutrement rien. Et puis, au final, quelle importance ? J’suis là. Même si je ne sais pas vraiment pourquoi. J’suis là. Sans but, sans envie, seul, terriblement seul… Mon cœur se serre douloureusement une fois de plus à cette pensée glaciale : je suis sempiternellement seul. Et je ne veux pas de compagnie ce soir, pourtant le vieux loubard à côté de moi arrive à me faire éprouver de la sympathie pour lui. Peut-être parce qu’il a été sur ce ring lui-aussi, peut-être parce qu’il a des problèmes avec son père, peut-être parce qu’il semble me comprendre sans s’apitoyer sur mon triste sort. Je ne mérite pas la pitié, j’ai provoqué ce qui m’arrive, j’ai sombré en le voulant, en le souhaitant même. J’ai vendu mon âme au liquide ambré pour oublier, pour tout oublier. Mais je ne m’attends cependant pas à me faire psychanalyser par sa vieille trogne, alors lorsqu’il poursuit sur sa lancée en me faisant part de ses réflexions sur ma propre personne, c’est un regard méfiant et haineux que je darde sur sa personne. – T’es pas d’ceux qui viennent pour la thune, tu s’rais déjà là-bas en train de tout claquer. Bien vu, Sherlock, mais qu’est-ce que tu veux de moi ? T’en as pas eu assez, tu veux que je reparte me faire éclater la gueule pour tes beaux yeux ? C’est quoi ton délire mec ? – T’es pas là pour le spectacle… Pis avant qu’j’te parle, t’étais pas v’nu pour gagner non plus. Alors c’est quoi ? Pour m’faire éclater la gueule, tu crois quoi ? Heureusement qu’il me tend la bouteille de whisky qui vient agir comme une soupape de sécurité au moment même où la colère se prépare à exploser de nouveau. Et mes yeux furieux quittent son visage de vieux loup de mer pour pencher la tête vers l’arrière et lever le coude, m’insuffler encore un peu de ce courage factice qui coule dans mes veines. – ça t’manque de recevoir ses poings dans les côtes ou bien l’adrénaline c’est le seul truc qui t’donne encore l’impression d’exister ? Et alors que ses mots auraient dû me faire bondir de mon assise pour lui défoncer sa trogne et le faire taire, mes épaules s’affaissent et un long soupire désabusé s’extirpe de mes lèvres coupées. A tâtons, je cherche dans mes affaires éparpillées à nos pieds les cigarettes qui m’aident à contrôler et à masquer les émotions qui m’assaillent en pagaille. Lorsque j’ai enfin trouvé les cancéreuses, j’en glisse une entre mes lippes pleines de sang séché et tend le paquet à mon acolyte. – Je suppose que c’est un mélange des deux… Je réponds d’une voix enrayée, nouée par la colère et l’abandon. Je tire sur la clope, l’air pensif avant de dire – Mon père avait tendance à dire qu’on est jamais mieux servi que par soi-même et que si on devient dépendant des autres, c’est le début de la fin. J’hausse les épaules, racle le fond de ma gorge, avant de me tourner pour cracher au sol. – C’était un foutu connard qui foutait rien d’sa life, tabassait sa femme et ses fils et dépensait tout l’argent de son foyer dans la boisson pour alimenter sa cirrhose. Y’a aucun enseignement à tirer de cet enculé à part qu’il avait tort, sur toute la ligne. Cigarette coincée entre les dents, j’enlève lentement les bandes qui entourent mes poignets. – Il s’est fait buté comme un chien, par sa propre femme ce con. Et il a gardé son emprise sur moi. Peut-être bien que ses coups me manquent, peut-être bien que je recherche l’absolution ainsi pour l’avoir laissé faire trop de temps, trop d’années jusqu’à ce que ma mère pète les plombs. Ça lui aurait évité la taule, pour sûr. – J’ai pas eu l’cran d’le faire moi-même. J’aurai dû l’flinguer ce salopard, lui trancher la gorge, l’étouffer durant son sommeil, qu’en sais-je ? J’aurai dû agir au lieu d’être ce putain de gosse impuissant et terrifié. Maintenant, je n’ai plus que mes regrets pour pleurer. Mes regrets et une sacrée vie de merde.
Pas d’éclat de rage dans ses prunelles, pas de tension dans ses muscles pour prévenir d’un coup qui finirait dans sa trogne, non. Putain c’est pire que c’que j’pensais. Le type en face est tellement abattu, écrasé par son passé qui l’étouffe, son présent qui l’emmerde, qu’il a plus la niaque de faire taire un vieux con un peu trop fouineur dans son genre. Ça lui ferait presque mal, à Kyte. Comme Steinbeck le raconte dans Les raisins de la colère, il sait bien que les hommes sont pas perdus tant que la violence bat encore dans leurs veines. Cette dure résolution agit alors comme une muraille et les empêche de sombrer dans l’effondrement qui guette le grand blond mélancolique. Il trouve quand même la force de se glisser un clou de cercueil entre les lèvres, et Kyte se fait pas prier pour imiter son geste. Il aime la sensation chaude dans ses poumons, le goût âpre, l’extrémité qui scintille dans la nuit comme un petit phare et l’aura crade et intimiste créé par la fumée qu’ils expirent. « Je suppose que c’est un mélange des deux… Mon père avait tendance à dire qu’on est jamais mieux servi que par soi-même et que si on devient dépendant des autres, c’est le début de la fin. » Le fighter se confesse et Kyte hoche la tête avec une moue d’approbation, parce que jusque-là ça lui semble pas totalement con comme raisonnement sur la vie. Lui, il serait pas allé bien loin sans la bonté de certaines âmes perdues qui ont croisé sa route. Mais il connaît des êtres qui survivent pas mal avec cette philosophie, et parmi elles les deux mômes qu’il a tenté d’éduquer un peu au cours de sa vie. Mais le blond est pas d’accord. La colère vibre à nouveau dans sa gorge et il crache son dégoût sur le sol. « C’était un foutu connard qui foutait rien d’sa life, tabassait sa femme et ses fils et dépensait tout l’argent de son foyer dans la boisson pour alimenter sa cirrhose. Y’a aucun enseignement à tirer de cet enculé à part qu’il avait tort, sur toute la ligne. » On y vient, à la blessure, on plonge à pieds joints et Kyte essaie même pas de cacher son enthousiasme. Ses yeux brillent comme une fouine à qui on promet un bon gros rat à se mettre sous la dent. C’est peut-être le hangar, mais à la lueur vacillante des néons, la misère humaine fait comme une drogue qu’on savoure, une drogue qu’on partage. « Il s’est fait buter comme un chien, par sa propre femme ce con. » Kyte le dévisage d’un air vide avec l’impression de s’être fait voler la chute avant que le suspens ait finit de monter. Le type est un connard, le type crève. Fin de l’histoire. C’est presque décevant dans le fond. Alors pour rien laisser paraître il tire sur sa clope, dessine des petits ronds de fumée dans l’oxygène saturé des lieux. « J’ai pas eu l’cran d’le faire moi-même. » Ah, là ça devient intéressant. Son intérêt retrouvé, Kyte reporte son attention sur le combattant, toujours coincé entre sa colère et son apathie. « Alors quoi, quoi ? Tu culpabilises c’est ça ? Tu t’bouffes les tripes parce que c’est pas toi qu’a tiré sur la gâchette ? » Il lui lance pour le secouer un peu, réveiller son cerveau las et sa rage vitale. « Qu-est’ce ça peu foutre de toutes façons ? Il est mort, ça change rien qu’ce soit toi ou ta daronne qu’à mit fin à c’merdier. » Il hausse les épaules, jette son mégot dans la bassine et en tire une deuxième sans y être invité. « Sauf qu’il est pas réellement mort, ton vieux, champ’, pas vrai ? » Il lâche avec un sourire carnassier, la sèche glissée entre ses lèvres gercées et les mains calleuses devant sa face pour protéger la maigre flamme de son allumette. « Il est tellement pas mort qu’tu reviens ici pour t’prendre ses coups parce que dans l’fond t’es toujours un môme qui chiale à l’intérieur. Tu t’racontes que tu l’méritais à l’époque, que tu l’mérites encore maintenant, alors t’es englué, et t’en redemandes. » Il jette l’allumette du bout des doigts, fixe l’immense taule humide devant eux sur laquelle de nouveaux parjurés s’affrontent en ombres chinoises. « J’vais t’dire un truc moi. » Il soupire, en proie à une de ces inspirations qui ne lui viennent qu’avec la nuit, l’adversité et l’alcool. « T’as pas encore loupé ton occasion d’le buter. Mais c’est pas en rétamant d’autres déphasés dans ton genre qu’tu vas y parvenir. » Il secoue la tête, lève un doigt instructeur et tapote le crâne dur de son compagnon de misère. « Non, ton vrai adversaire il est là-dedans. » Harvey, il a la gueule du type qui utilise ses poings pour survivre depuis tout p’tit. Du type qui sait que la vie c’est un combat et que les choses arrivent jamais par hasard, qu’il doit les prendre de force, lutter pour pas perdre, lutter et perdre quand même. Mais Kyte il sait bien que ça cache autre chose, un truc qu’il a dû découvrir par lui-même en se butant la cervelle à la guerre. Que ce père qu’ils abhorrent continuera de vivre dans leur crâne, de bouffer leur pensées et de les engluer dans son emprise dégueulasse jusqu’à leur dernier souffle… à moins qu’ils trouvent le moyen de s’en débarrasser pour de bon. De buter l’idée même de ce qu’il représente. « Ton vieux te suce le crâne mon p’tit, et toi comme un addict tu l’laisses faire. » Il assène son diagnostic puis enchaîne sans prendre de gants sur la solution : « Tu le butes, tu te libère. La vie est belle et les donzelles chantent. C’est tout. » Il annonce d’un air important en claquant ses mains l’une dans l’autre comme pour les épousseter après un dur labeur. « J’le sait bien parce que c’est ça qu’j’ai fait. Et j’sais aussi que plus longtemps t’attends pour t’y mettre, plus c’est dur et le vieux s’accroche pour devenir un bout d'toi. Alors réveille-toi gamin. Réveille-toi tant qu’t’as encore plus d’années devant toi qu’derrière. »
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→ C’est un tableau assez désolant de ma personne que j’offre ce soir, face à ce loubard inconnu qui a décidé de me témoigner un peu de soutien. Ce n’est sûrement pas désintéressé, mais tant que ça me maintient en vie, c’est bon à prendre. Peu d’actions sont désintéressées dans la vie, et je serais un foutu menteur si je disais que je n’agissais pas de la même façon. Prendre avant de gagner honnêtement, prendre avant qu’un autre ait su saisir l’opportunité car là où t’hésiteras, d’autres ne le feront pas, prendre car rien ne s’obtient sans bataille. C’est une putain de course au profit la vie, et ce ne sont pas les plus méritants qui gagnent forcément, non. Mais peut-être qu’ils ont l’esprit paisible, peut-être qu’ils n’ont pas de problèmes à s’mater la tronche dans un miroir, peut-être que c’est suffisant pour être heureux… Je n’en sais rien. J’ai toujours du me battre pour survivre. Me battre pour affronter les coups du paternel, me battre pour faire face à la décision d’injustice qui m’a privé de ma mère, me battre pour étouffer mes émotions en pagaille, la colère et la rage, alors que tous ces charognards vendaient notre histoire sordide, me battre face au sentiment d’injustice, face au jugement de ceux qui savent, face aux adultes, face aux autres… face à tous ceux qui ne comprennent pas et qui ne comprendront jamais. J’suis un éternel incompris finalement. Trop amoché pour s’exprimer correctement, trop las et désabusé pour croire qu’on veuille encore m’écouter, qu’on en ait quelque chose à foutre de ce que je ressens, de cette haine qui s’est infiltrée au plus profond de mon âme et dont je n’arrive pas à me dépêtrer. Et pourtant, y’a ce type louche qu’est assis à côté de moi et qui partage un peu de sa boisson en échange de mes confidences, alors même si ce n’est pas désintéressé, même si c’est osé et étrange, un peu incompréhensible aussi, je me confie. J’ai mal au plus profond de moi, j’ai mal car tout me ramène toujours à ça : au combat. Faut croire que je ne mérite rien d’autre que des coups dans la gueule, que la douceur est toujours éphémère et qu’à force de la fuir, elle disparaît… Il a disparu, lui, qui m’a fait vivre durant 24h. Terrence. Il a disparu, et me voilà face à ma vie de merde et mes problèmes, à affronter mes peurs et mon passé. J’suis enfermé dans un putain de cercle malsain dont je ne sais pas m’extirper. En ai-je envie seulement ? – Alors quoi, quoi ? Tu culpabilises c’est ça ? Tu t’bouffes les tripes parce que c’est pas toi qu’a tiré sur la gâchette ? J’aurai eu plus de couilles, ce serait moi qu’on aurait enfermé comme un chien fou et pas elle. Lonnie aurait pu profiter de la douceur maternelle… Je n’aurai gâché qu’une seule vie, la mienne. – Qu’est-ce que ça peut foutre de toute façon ? il est mort, ça change rien qu’ce soit toi ou ta daronne qu’a mis fin à c’merdier. Je grimace, souffle l’épaisse fumée de cigarette hors de mes poumons et passe une main sur mon visage. Ça aurait tout changé, si… Tout. Et le trou béant dans ma poitrine s’agrandit, le liquide chaud s’écoule lentement, ma tête tourne et je vacille sur ce banc en proie au terrible désespoir qui m’envahit subitement devant la fatale vérité. – Sauf qu’il est pas réellement mort, ton vieux, champ’, pas vrai ? Il est tellement pas mort qu’tu reviens ici pour t’prendre ses coups parce que dans l’fond t’es toujours un môme qui chiale à l’intérieur. Tu t’racontes que tu l’méritais à l’époque, que tu l’mérites encore maintenant, alors t’es englué, et t’en redemandes. Ces mots agissent comme un uppercut en pleine mâchoire. Je me redresse brusquement, ahuri en observant le type louche dont les lèvres étirées en un sourire carnassier m’agressent davantage. Un rapace de plus qui s’nourrit de la douleur. Un de plus qui vient pour observer la peine et la souffrance. Pour s’en délecter. Quel con je fais de m’être confié ! Et c’est la colère qui revient, au même titre que l’indignation qui me surprend toujours face à la voracité avec laquelle se nourrissent les charognards. Mon regard est cerclé de noir alors que je le fixe, trop secoué par son discours impitoyable qui énonce malgré tous des vérités que je ne veux pas entendre. Il n’est pas mort le paternel, non. Il vit dans l’ombre, je le retrouve dans mes cauchemars et lorsque je suis sur le ring, c’est sa vieille gueule d’ivrogne que je vois face à moi. Peut-être bien qu’il a raison, ce vieux con, mais qu’il se remballe sa morale à deux balles car à part réveiller ma colère, il n’arrive à rien. – J’vais t’dire un truc moi. J’inspire profondément, car il n’a pas fini l’vieux bougre. Mon regard dévie sur la foule qui se disperse sous le vieil hangar désaffecté, j’essaie de conserver le peu de sang-froid que j’ai réussi à récupérer une fois sorti du ring. Je me dis que c’est l’respect que j’dois aux anciens qui me permet de garder un minimum de calme, et sitôt qu’il aura fini de palabrer, je lui dégommerai ses dents pourries. Mes poings se serrent d’ailleurs, comme pour contenir tout mon agacement alors qu’il poursuit – T’as pas encore loupé ton occasion d’le buter. Mais c’est pas en rétamant d’autres déphasés dans ton genre qu’tu vas y parvenir. Non ton vrai adversaire il est là-dedans. Je ne retiens pas un grognement et mon crâne vient repousser son doigt invasif qui tapote mon crane dur. – Ton vieux te suce le crâne mon p’tit, et toi comme un addict tu l’laisses faire. Tu le butes, tu te libères. La vie est belle et les donzelles chantent. C’est tout. J’le sais bien parce que c’est ça qu’j’ai fait. Et j’sais aussi que plus longtemps t’attends pour t’y mettre, plus c’est dur et le vieux s’accroche pour devenir un bout d’toi. Alors réveille-toi gamin. Réveille-toi tant qu’t’as encore plus d’années devant toi qu’derrière. Et sans savoir trop pourquoi, un ricanement moqueur s’échappe de mes lèvres devant son discours. Alors c’est ça la finalité de tout cet étalage de psychanalyse merdique : tu le butes et tu te libères ? Fais-le avant qu’il ne soit trop tard ? Il y a un rire fou, un peu psychotique, qui s’échappe de mes lèvres alors que je me fous allégrement de lui et de sa théorie de merde. Et peut-être que je ne fais que rejeter en bloc ce qui me fait trop mal pour que je l’accepte, mais peu importe. Ce n’est pas un vieux bougre comme lui qui m’sortira de ma misère, je ne suis pas con. Il a d’autres chats à fouetter le vieux, je ne suis qu’une occupation futile pour lui. – ça t’a bien réussi apparemment, n’est-ce pas ? Dis-moi : elles sont où les donzelles qui chantent ? Ta vie est vraiment belle, ouais, j’ai pas d’mal à te croire. T’es là, en train d’écouter les confessions d’un mec défait pour nourrir ta soirée et c’est moi qui doit m’réveiller. Je secoue la tête, désabusé et brusquement abattu à nouveau. Je ne peux pas lui en vouloir, au contraire. Et même si c’est la colère qui m’fait adopter un ton légèrement méprisant, je ne le suis pas réellement. Pas assez confiant pour l’être. – Ah, elle est belle ta morale. Elle va m’aider à tout soigner tiens, je me sens déjà mieux. Et je crache par terre, pour bien lui signifier que son discours n’aura servi à rien. A rien, à part à réveiller le peu de combativité qu’il y a en moi peut-être, et c’est en réalité, déjà beaucoup. – Mais j’t’en veux pas d’essayer, c’est déjà bien plus que l’commun des hommes qui s’trouve ici tiens. Ça en dit long sur qui tu es dans l’fond. Je renifle, me penche pour attraper mon sweat et l’enfiler promptement. Une fois fait, je me lève en faisant craquer mes os et en étirant mes muscles endoloris. La clope toujours calée entre les dents, je l’observe et lui demande subitement – T’as arrêté quand ? De te battre sur un ring ? Ça te manque ? Je paris que ça doit lui manquer. Il a cette étincelle dans l’regard qui ne trompe pas. Il est forcément de la trempe de ceux qui sont excités par le combat, par le sang qui coule, par les coups qui pleuvent, par la rage qui bouillonne, écumante et dévorante et qui détruit tout sur son passage.
Le silence n’a pas le temps de s’installer que déjà un ricanement sec s’échappe des lèvres fendues du blond. Kyte hausse les épaules, l’air de dire « rigole autant qu’tu veux mon gaillard mais on sait tous les deux qu’j’ai raison ». Il récupère la bouteille et s’enfile deux longues gorgées pendant que l’autre se fend encore la gueule comme un taré à deux doigts de la crise de nerfs. Ça l’inquiète pas tant que ça, le canadien, il connait bien. Faut dire qu’il est passé par là, comme de nombreux frères avant lui. Quand t’es jeune et con, tu supportes pas qu’un vieux croulant vienne te faire la morale sur tes choix de vie. Et quand t’es vieux et con, tu t’dis que t’aurais bien aimé comprendre tout l’délire un peu plus tôt, qu’t’aurais fait moins de conneries. Au fond c’est toujours la même rengaine et ceux qui ont encore du temps devant eux apprennent jamais rien tandis que les autres voient leurs derniers jours filer et savent toujours pas comment les rattraper. A ce propos, le fighter désabusé l’attend au tournant : « Ça t’a bien réussi apparemment, n’est-ce pas ? Dis-moi : elles sont où les donzelles qui chantent ? » La réplique froisse le palpitant mais pas pour les raisons que le jeunot imagine, non. Parce que les donzelles qui sont venues elles sont reparties. Avec certaines c’était magique, avec d’autres tragique, ou bien alors c’était juste la vie qui suivait son cours et pas forcément du bon côté. Quand il pense à la dernière en date, Kyte a toujours un pincement dans les tripes. Parce qu’elle le faisait rêver, lui donnait l’impression de pas être aussi vieux et rabougrit. Jordan, elle était la vie. Mais la vie c’est pas le genre de trucs qu’on peut retenir entre ses mains, alors forcément un matin elle est partie. Comment lui en vouloir ? A vingt-cinq ans on a juste envie de voir le monde et virevolter comme un papillon. Alors il secoue la tête avec un sourire de côté qui ressemble davantage à une grimace aigrie. « Touché » Il grogne dans son bon vieux français et pour digérer il reprend une goulée. Mais avec sa colère réveillée, son compagnon n’a pas fini de protester : « Ta vie est vraiment belle, ouais, j’ai pas d’mal à te croire. T’es là, en train d’écouter les confessions d’un mec défait pour nourrir ta soirée et c’est moi qui doit m’réveiller. » Là par contre Kyte se redresse, fronce les sourcils et lève un doigt contestataire. « Ah nan ! Crois en un type qui passe son temps à côtoyer les cartons et discutailler avec les rats… c’genre de soirée ça t’fait ta semaine ! » Il sait pas trop l’expliquer, mais il sait que c’est pas important comme l’autre a pas envie de l’entendre de toutes les façons, tout occupé comme il est à se morfondre sur son existence qu’il imagine si sombre. « Ah, elle est belle ta morale. Elle va m’aider à tout soigner tiens, je me sens déjà mieux. » Pauvre bougre. Y’a pas plus malheureux que le type qui parvient pas à trouver son bonheur dans les instants éphémères, les coïncidences amusantes, les rencontres fortuites et les partages imbibés à cœur ouvert ; pas plus triste que celui qui laisse la misère lui ronger les os, la moelle et le cœur. Comment a-t-il pas encore compris qu’il s’injecte tout seul sa dose de malheur ? Il crache, grogne comme un clébard qu’a connu que les coups et qui sait pas qu’il a le droit aux caresses. Kyte connait aussi, parce que quand il ne court pas les routes pour éviter les flics, il aime bien passer du temps avec les chiens dans les refuges. Il s’attache toujours aux plus agressifs, ceux qu’on a élevés pour se battre, ceux qu’on a abandonnés pour les mêmes raisons. Il en a des cicatrices partout sur le corps, et elles racontent toute la même histoire tragique. Mais Kyte s’en formalise pas, parce qu’il sait bien que c’est jamais le clebs qui mord. C’est son passé, c’est sa peur, c’est sa rage. Et quand elles le laissent enfin tranquille, il reste plus alors qu’une langue humide, des couinements chaleureux et des gros yeux plein d’amour quand il les serre contre son cœur. Les humains sont pas tellement plus compliqués, au final. Le fighter l’a pas encore mordu, mais certain qu’il montre les crocs, retrousse ses babines et bave même par terre pour montrer tout son mécontentement. Alors Kyte s’apaise comme il ferait face à un clébard tout plein de rage et il laisse retomber un peu de silence entre eux. En face, le grand blond finit par se calmer tout seul. « Mais j’t’en veux pas d’essayer, c’est déjà bien plus que l’commun des hommes qui s’trouve ici tiens. Ça en dit long sur qui tu es dans l’fond. » Kyte hausse les épaules. Il sait pas vraiment ce que ça dit sur lui. Il en a rien à foutre non plus, alors le jeunot avec sa grande âme romantique peut bien s’imaginer ce qu’il veut. Kyte, il aime juste les gens, leurs histoires et leurs douleurs. Sous les néons crépitants de cet endroit maudit, c’est comme un peu de chaleur pour égayer son vieux cœur. Quand on passe sa vie sur les routes et que chaque jour amène de nouveaux visages que la nuit efface aussitôt, on trouve sa famille là où on peut. Lui, il la forge avec les écorchés vifs dans son genre ; ceux qu’ont pas de femme ni de mômes à serrer dans leurs bras en rentrant chez eux. Les rebuts de la société, les outcasts, les gros dur au grand cœur. Le blond enfile son pull, se lève. Kyte est certain qu’il va se tirer et fermer le rideau sur ce bout de vie qu’ils viennent de partager. Content d’avoir fait ta connaissance, champ’ Qu’il lui lancerait alors en levant sa clope. Une dernière salutation, une poignée de main, une autre route qu’on croise seulement pour la quitter, ainsi va la vie. Mais en face l’autre bouge pas, et dans ses yeux s’allume une pointe de curiosité. « T’as arrêté quand ? De te battre sur un ring ? Ça te manque ? » Kyte hausse un sourcil et secoue la tête avec un petit rire sans joie. Merde alors, ce gamin est plus perspicace qu’il ne le croyait ! Ça l’emmerde un peu d'ailleurs, parce que s’il aime se complaire dans de grands discours sur le sens de la vie, Kyte est pas franchement friand des questions qui viennent chercher l’anguille sous la roche. Des questions comme celles qu’il n’hésite jamais à poser, en quelques sortes. Alors comme si c’était pas lui qui avait lancé les hostilités, il se rebiffe d’un air franchement offensé : « Dis donc mon p’tit t’as cru qu’j’étais ici pour qu’on disserte sur le contenu d’notre journal intime comme des fillettes ?! » Il tire sur sa clope, laisse bien macérer la fumée dans ses poumons atrophiés pour se rappeler qu’il est un homme puis plante ses iris de glace dans les mirettes océan du combattant. L’ironie qu’il lit dans ce regard un poil insolent lui plait assez pour lui donner envie de se dévoiler un peu, finalement. « Sur le ring, j’sais pas trop. Cinq ou six ans peut-être, même si ça m’arrive de r’mettre ça. » Il secoue la tête, soupire un grand coup et s’étire à son tour. « Mais ça m’manque pas des masses parce que j’ai jamais vraiment arrêté. Dans la vie, j’veux dire. Y’a toujours un con pour v'nir démanger tes phalanges. » Il plaisante avec un petit rire amusé. Kyte cherche le chaos, ne vit que pour l’adrénaline, et il faut dire que les emmerdes n’ont généralement pas trop de mal à le trouver non plus. Il tire sur sa clope jusqu’à ce que le point rouge menace de lui cramer les doigts, puis balance le mégot dans la bouteille qu’un type aurait pas dû laisser traîner. Mais pas sur le sol, jamais sur le sol. « J’en peux plus d’ces taules puantes. » Il lance en désignant le plafond qui éclipse la vision du ciel étoilé. « Tu dois avoir les crocs, non ? » Sans même attendre la réponse, il donne une claque dans l’épaule de son nouvel ami éphémère et l’entraîne vers l’extérieur. « Allez viens, j’te payes une croûte. J’te dois bien ça. » C’est qu’il y a non loin d’ici un food truck graisseux qui fait de bonnes frites et des not dogs qu’il affectionne tout particulièrement quand il trouve le moyen de se les payer. Avec un peu de chance, ce sera encore ouvert à cette heure. Sinon, c'est pas lui que ça dérangera de dévaliser un poil les stocks d'une grande surface...
The first and final thing you have to do in this world is to last it and not be smashed by it.
→ Quelque chose est en train de se passer, sous la lumière jaunie des lampes poussiéreuses et des poutres métalliques qui supportent une toiture de taules vieillies qui menace de s’effondrer à chaque coup de vent ; quelque chose que je ne maîtrise pas vraiment, une rencontre hasardeuse et surprenante, authentique. Il y a dans nos confessions un besoin affectif qui ressort, un besoin d’aveu aussi et nous cherchons au fil de notre échange, à fuir la solitude qui nous habite et nous caractérise si fort. Moi, le trentenaire déjà bien trop amoché par la vie, qui erre, le regard vitreux au milieu d’un banc de requins affamés. Lui, le vieux loup de mer tout aussi amoché, qui observe d’un air affable la scène dramatique qu’il connait bien pour l’avoir déjà joué plus d’une fois. S’il est là, c’est parce que l’ambiance lui manque ou parce qu’il réussit à déterrer le peu d’humanité que ces taules préservent en leur sein, car au milieu de la marée d’immondices du genre humain se trouvent quelques exceptions. En suis-je une ? Je serais bien présomptueux de me considérer comme telle ma foi. Et pourtant, c’est à moi qu’il parle le vieux bougre, et c’est à moi qu’il confesse sa solitude lorsqu’il se redresse d’un coup. « Ah nan ! Crois en un type qui passe son temps à côtoyer les cartons et discutailler avec les rats… c’genre de soirée ça t’fait ta semaine ! » Les lèvres pincées, je comprends que l’homme est à la rue, qu’il dort dehors avec des cartons et qu’il a comme compagnon des rongeurs nuisibles. Mon regard s’alourdit et devient brumeux à l’idée que je puisse l’avoir blessé en me moquant. Je déteste faire du mal involontairement, et c’est généralement pour cette raison que j’évite de discuter avec mes paires. Souvent trop maladroit, peu habile avec les mots et un peu trop brusque, je heurte les sensibilités sans le vouloir et je m’en mords les doigts. – C’est un autre genre de rats qui traîne ici. Je constate, haussant les épaules pour finalement me rhabiller. Si jusqu’à présent, mon corps échauffé et brûlant me permettait d’échapper à la fraîcheur nocturne, ce n’est plus le cas maintenant que les muscles se sont endormis. La fine pellicule de sueur sur ma peau se transforme en glaçon, alors il est grand temps de me protéger, si je ne veux pas choper la crève. Je lui fais face, à mon compagnon d’infortune, et poussé par la curiosité, je lui demande si ça lui manque de ne plus se battre et depuis quand il ne le fait plus. Sa réaction me fait doucement sourire et je m’écarte légèrement tout en gardant mon regard intéressé et curieux posé sur sa personne. « Dis donc mon p’tit t’as cru qu’j’étais ici pour qu’on disserte sur le contenu d’notre journal intime comme des fillettes ?! Sur le ring, j’sais pas trop. Cinq ou six ans peut-être, même si ça m’arrive de r’mettre ça. » Cinq ou six ans, il ne doit pas être si vieux que ça, le scélérat. Et je paris en plus de ça qu’il se bat comme un foutu acharné. Oh oui, il doit être le genre à mordre et à ne rien lâcher surtout. Il y a comme de la folie dans son regard par moment, c’est le genre de type qui va au bout des choses, quitte à y laisser un peu de lui-même. Et surement qu’il en a laissé un peu partout des bouts de lui, d’ailleurs. Sûrement qu’il s’est même un peu égaré et perdu pour venir ici quérir un peu de chaleur humaine. Mais ce n’est qu’une supposition, car il n’a pas l’air d’aller si mal. « Mais ça m’manque pas des masses parce que j’ai jamais vraiment arrêté. Dans la vie, j’veux dire. Y’a toujours un con pour v'nir démanger tes phalanges. » Sa remarque me fait rire doucement et je secoue la tête, répondant – Ouais, j’vois ce que tu veux dire. On t’cherche, on t’trouve toi hein ? J’suis pas étonné. En ce qui me concerne, j’évite de me battre à l’extérieur de ces endroits car j’ignore si j’arriverais à m’arrêter de moi-même. Car, lorsque la rage m’habite, je ne vois plus que le sang et mon âme se noie dans la haine que je m’inspire. Je lève le regard vers le toit qui s’accroche difficilement au-dessus de nos têtes et hoche la tête. « J’en peux plus d’ces taules puantes. Tu dois avoir les crocs, non ? » Ouais, j’ai les crocs, surtout après une telle dépense d’énergie. « Allez viens, j’te payes une croûte. J’te dois bien ça. » A vrai dire, il ne me doit absolument rien, mais je ne rétorque pas car ce serait comme répéter une vérité déjà établie. Il sait que je ne me bats pas pour l’argent mais pour sortir la haine viscérale qui me ronge l’estomac et les tripes. Il sait que la douleur que je m’inflige est celle qui causera peut-être ma perte, tout comme celle qui s’inflige causera peut-être la sienne. Dans l’fond nous ne sommes que les marionnettes d’un monde qui tourne sans nous attendre. On aimerait penser que nos actions pourront changer ce dernier, on aimerait croire qu’on va laisser une sacrée trace derrière nous, mais c’est faux tout ça. Tout ça, ce n’est que ce satané espoir, causeur de ruine, qui vous séduit pour mieux vous détruire par la suite. L’espoir, ô l’espoir… Tout est en réalité si noir. Le food truck est sur le point de fermer lorsque nos deux têtes d’affamés se pointent pour réclamer les restes d’une soirée bien remplie pour son propriétaire. Lui aussi fait son beurre sur ma tronche, tiens. Différemment du reste, mais le résultat est le même : il est attiré par les néons sales et la crasse, l’argent sale qui prolifère. Quelques instants plus tard, munis de saucisses coincées dans un pain légèrement craquant et badigeonnées de sauce piquante ainsi que de frittes fumantes, nous dégustons notre festin la bave aux lèvres et nous emplissons férocement le ventre. – Bordel, cha fait du bien. J’avale ma bouchée rapidement et boit une longue gorgée du soda ajouté au menu hyper calorique de la nuit. Je tourne mon regard plus tendre et plus calme vers mon compagnon d’infortune et demande – Tu t’appelles comment ? Et puis, innocemment j’ajoute – T’as un endroit où crécher c’te nuit ? Pas que je me sens redevable, mais en dépit de son allure peu recommandable et de sa trogne d’ivrogne, il m’plaît bien ce type. Il m’a l’air d’un gars honnête, et si j’peux lui rendre la pareille à ma façon, ce sera toujours ça de fait. Un peu de bien au milieu de cet amas de mauvais… Un peu de bien, ça coûte rien, pas vrai ?
Pas de réponse, pas même un grognement d’approbation. Pas besoin, non plus. Le souvenir comme l’instinct remplacent aisément les mots car les besoins sont similaires dans ces situations éprouvées par seulement une poignée d’allumés. Kyte enfile son blouson et emboîte le pas de son champion. Y’a d’autres combats à venir sous les taules moites du hangar. D’autres dents poisseuses qui attendent leur tour pour s'échapper des mâchoires et rouler dans le caniveau. Pendant des heures encore les poings voleront sur le ring et dans les coins sombres. Car il y a toujours des types qui tiennent pas leur alcool et s’enragent quand l’oseille s’évapore sur un pari douteux. Alors d’ordinaire Kyte aime bien s’attarder pour se nourrir du spectacle de cette misère humaine ; mais ce soir il traverse la foule crasseuse et compacte en sens inverse, prêtant tout juste un regard curieux aux groupuscules qui s’échauffent déjà, saisissant le premier prétexte pour laisser couler leur haine de vivre. Puis un vent frais vient mordre son visage, et l’odeur de l’iode remplace celle du fer et de la sueur. Les mains dans les poches de leur futal, les deux clébards remontent les voies sinueuses du port en silence, seulement accompagnés par la musique régulière de leurs pas claquants sur l’asphalte humide. Le food-truck est sur le point de fermer quand ils débarquent sur le parking. Kyte tape la bavette au proprio pendant qu’il honore sa commande : deux not-dogs sauce piquante et leur barquette de frites. Fidèle à sa promesse, il glisse un billet crasseux entre les mains pas tellement plus propre du cuistot ; et les voilà repartis avec de quoi combler le vide dans leur estomac à défaut de colmater celui qui leur flotte dans l’âme. Ils s’attardent pas sur les chemins. Avides de mordre dans leur collation, ils se contentent de grimper sur un container abandonné qui donne sur la zone industrielle et les bateaux de marchandise. Y’a plus dégueulasse comme vision, même si quelque part le tableau a un air de civilisation en perdition et d’abandon. Ça lui fait quelque chose dans les tripes, à Kyte, peut-être justement pour cette raison. Il mord dans son pain brioché à pleines dents, ferme les yeux pour apprécier le goût de ces foutues saucisses végétales qui imitent parfaitement le goût de la viande. Un goût qu’il aimait jusqu’à ce que Beyrouth et ses corps en charpie lui passent à jamais l’envie de planter ses crocs dans un morceau de chair. « J’te l’fait pas dire ! » Parce que ouai, ça fait du bien. Ce genre de petits repas plein de sel et plein de gras, ça vous réchauffe le corps par où ça passe. Pis ça vous réchauffe le cœur aussi, quand c’est partagé avec un autre rebut de la société dans votre genre. Apaisé par la bouffe qu’il fait pas semblant de s’enfiler, le grand blond semble vaguement plus amical, d’un coup. Même qu’il peut pas s’empêcher de lui poser la question clivante, celle dont Kyte ne raffole pas comme il peut jamais être tout à fait honnête sans risquer de voir sa liberté lui filer entre les doigts. « Tu peux m’appeler Kyle, ou l’Canadien. Comme ça t’chante. » Un pseudonyme un peu trop évident, un peu trop utilisé mais assez courant pour ne pas attirer l’attention. Un pays d’origine, un accent qu’il n’arriverait pas à cacher de toutes les façons. Une formule pour lui signifier que c’est pas son identité, du moins pas vraiment. Au cours des décennies, au fil des continents, Kyte a arboré de nombreux noms, mais ceux-là restent ses préférés ; des qui lui donnent pas trop l’impression d’être un type totalement différent, un qu’il ne connaîtrait pas des masses en somme. « T’as un endroit où crécher c’te nuit ? » La question le prend de court, mais il n’en laisse rien paraître, cache sa surprise dans une poignée de frite qu’il s’envoie directement dans le gosier. « Pour sûr qu’j’en ai un. J’sais juste pas encore où il est. » Il répond avec un haussement d’épaules. La nuit est encore jeune. Il pourrait déambuler près des bars pour essayer de séduire une nana fraîchement divorcée et un poil désespéré ; la rassurer comme il sait faire tout en s’réchauffant dans ses draps et auprès d’un corps exquis que l’dernier amant en date savait plus apprécier. Y’a toujours la possibilité de se traîner jusqu’à chez le cousin, taquiner un peu la famille et s’écraser sur le canapé avec un peu de la collection de whisky comme ultime compagnie. Mais Kyte aime pas trop quémander, alors le plus souvent il retourne quand même dans sa planque près du skate park, s’échoue sur un banc pour voir un peu l’océan et oublier l’odeur humide de sa couverture cartonnée. « Et toi champs’, comment c’est ti qu’on t’appelle ? » Il prend une nouvelle gorgée de sa bière, savoure la piqûre des bulles glaciales qui picorent le fond de sa gorge et lève le menton en direction de son compagnon. « Pis d’ailleurs, t’es nouveau dans la région ? M’semble pas t’avoir déjà croisé et pourtant c’pas faute de jacter comme les gens d’ici… même si y’a des bribes d’Irlande dans ton parler. » Oh, pas grand-chose. Un mot par-ci, une expression par là. Des petits fragments que beaucoup ne remarqueraient pas. Mais Kyte, il repère ses choses-là. D’autant plus que ça lui rappelle la Jaimie et cet accent qu’elle a jamais totalement réussi à cacher. Comme un bout de nature profonde qui refuse d’être réduite au silence. Alors vas-y, déballe mon grand. La lune est encore haute et moi friand d’découvrir les bribes fracassées d’ton histoire.
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→ Tous les deux perchés sur le toit d’un container au milieu de la zone industrielle désertée par les travailleurs qui s’y entassent en journée, nous nous abandonnons à notre festin constitué de not-dogs et de frites en barquette et ça ressemble fortement à l’amorce d’une soirée pleine de confidences sous la clarté de la lune après avoir fait saigné la chair – même si je doute que cela ne vire réellement ainsi au vu de mon bagout si peu prononcé. Je n’ai jamais été un gars qui se livre, ni un grand bavard, je vais généralement droit au but, sans tergiverser ni m’épancher plus que ça, les informations sont distillées au compte-goutte et au beau milieu des généralités pour réduire leur importance et ne pas attirer l’attention. Depuis mon plus jeune âge je cherche à me faire discret : discret quand je rentrais de l’école pour ne pas alerter le paternel, ne pas éveiller sa colère surtout au risque de passer le reste de la soirée à me tordre de douleurs sous ses coups ; discret à l’école pour cacher les blessures parsemées sur ma peau, seul gosse avec des t-shirt manches longues en plein été pour ne pas montrer les ecchymoses, cicatrices et brûlures de cigarette sur ma peau ; discret au sein des foyers pour me faire oublier, pour éviter que mon visage ne soit trop longtemps associé au fait-divers qui a enflammé la toile et les médias à l’époque ; discret pour dealer sans me faire choper par les autorités chargés de faire respecter la loi ; discret au garage pour ne pas causer de problèmes et apprendre un maximum de choses en un temps relativement court ; discret au sein de la colocation en Irlande ; discret au Confidential Club depuis que je suis revenu ici et absent auprès des miens qui me blâment pour abandon de la famille. C’est ce que je fais de mieux : être discret et disparaître en espérant être oublié. Du moins, c’est ce dont j’essaie de me convaincre car si j’étais réellement honnête avec moi-même, j’aimerai juste qu’on me retienne, qu’on m’arrête dans ma course, une main solide posée sur mon avant-bras et qu’on ne me lâche plus, qu’on m’impose une présence dans ma vie car je suis si seul, putain… Tellement seul. C’est ce qu’il me reproche, Lonnie, de me la jouer solo et il aimerait que je sois autrement, mais c’est comme ça que j’suis foutu moi. J’abandonne avant d’être abandonné, car ça fait trop de mal en vérité. Et je sais la souffrance que je cause ainsi, je la connais bien car elle m’a été infligée à de trop nombreuses reprises. Les yeux verts émeraude de Terrence qui m’observe de loin me reviennent en mémoire et la douleur s’épanche dans mon cœur, ça dégueule de partout comme une plaie béante. Lui-aussi tu l’as abandonné, comme tous ceux qui pénètrent un jour ton cœur, et quand t’as réalisé qu’il était devenu ta bouffée d’air, t’as couru jusqu’à lui mais tout était déjà fini. C’est bien fait pour toi, boy, tu ne peux pas abandonner constamment les gens en espérant qu’ils te retiendront, c’est juste stupide. Je chasse mes pensées en mordant dans mon repas, essayant de satisfaire mon ventre noué à défaut de pouvoir soulager réellement ma peine. Hormis quelques marins qui s’affairent sur leurs rafiots et dont les murmures nous parviennent difficilement, il n’y a plus que nous, deux pauvres couillons qui contemplent la zone d’un air triste et moribond. Y’a pas à dire, nous nous fondons parfaitement dans le décor, et c’est peut-être ce qui est le plus triste en réalité. – Tu peux m’appeler Kyte, ou l’Canadien. Comme ça t’chante. En l’entendant, je ne peux m’empêcher de penser que nous sommes faits du même acabit lui et moi, peu enclins à se confier, réticents à parler de soi mais désireux de trouver quelqu’un qui brisera cette sempiternelle solitude qui ronge l’âme et noircit toutes les pensées. – Ok l’Canadien, ça m’va. C’est vaste comme endroit le Canada, un grand pays avec de grandes étendues sauvages où souffle un vent féroce de liberté alors ça lui ressemble bien. Car il est sauvage, Kyte, et féroce ça va de soi. Il ne laisse pas grand monde l’approcher, et pourtant il n’a pas l’air si mauvais car bien que je ne sois pas dupe (je ne l’aurais jamais interpellé si je ne lui avais pas rempli les poches ce soir) son intérêt pour moi est réel, je n’en doute pas une seconde. Et peut-être que demain, il ne me remettra pas – ou peut-être que si, mais quelle importance ? Que recherchons-nous d’autre que des compagnons d’infortune pour une durée limitée, hein ? Il est clair que nous ne pourrions supporter un être aussi dévasté que nous plus de quelques heures. – Et qu’est-ce que fous un Canadien en Australie ? Y’a un monde entre nos climats, ça doit t’changer ! Ce n’est pas de la curiosité malsaine, je ne m’attends pas à ce qu’il me déballe sa vie en terminant sa barquette de frites et il s’agit là de réelle considération. Il a la tête d’un type qui a voyagé et qui en a vu des choses et qui pourrait en raconter, alors peut-être que ma remarque va seulement l’amuser finalement, ou le rendre nostalgique, j’en sais rien, mais moi-aussi je lui porte un intérêt sincère ce soir. Et c’est sûrement ça qui me pousse à lui demander où il crèche, parce que je le suspecte d’être un sacré baroudeur au vu de son allure. Et c’est avec un grand sourire que j’accueille sa réponse, ne m’étant pas trompé sur mon acolyte et sa nature profonde de voyageur. – Pour sûr qu’j’en ai un. J’sais juste pas encore où il est. Je secoue la tête en répondant un simple – Je vois… Sauf que je ne vois pas réellement, car en dépit de ma vie chaotique, j’ai toujours eu un endroit où squatter en cas d’emmerdes – que ce soit chez des potes, dans une piaule minable en foyer ou en colocation, j’ai toujours eu un lieu pour recueillir ma mélancolie et mes idées noires. J’envie son esprit de liberté et me demande ce que ça fait, d’être libre comme il semble l’être et de s’en satisfaire. – Et toi champs’, comment c’est ti qu’on t’appelle ? – Hart. Je réponds sans réfléchir, avant de glisser une cigarette tordue entre mes lèvres sèches. Et puis, je précise comme pour me justifier de lui donner si peu de moi en retour : – Diminutif du nom d’famille que j’déteste mais qui est le mien. Sinon, c’est Harvey mais bon… Je ne l’utilise pas ce prénom-là, pas pour ici et pas pour ce genre de soirée. Harvey c’est le type qu’on croise dans la rue, le collègue de boulot, le voisin revêche, le client peu plaisant… Hart c’est la fougue et la rage, c’est l’écume sur les lèvres, celui qui s’apprête à mordre à chaque instant. On a tous deux visages, n’est-ce pas ? – Pis d’ailleurs, t’es nouveau dans la région ? M’semble pas t’avoir déjà croisé et pourtant c’pas faute de jacter comme les gens d’ici… même si y’a des bribes d’ Irlande dans ton parler. Un sourire franc illumine mon visage alors que je relâche par la même occasion la fumée épaisse dans l’air. – Oh alors, je ne me trompe pas, t’as voyagé toi. Pour reconnaître l’Irlande chez moi, faut y avoir été ! Et je souris, car c’est l’genre de rencontres enrichissantes qu’on ne fait pas simplement au coin d’la rue, Kyte. C’est l’genre de mec sur lequel on tombe par inadvertance et dont on pourrait se méfier au premier abord, mais qui se révèle être une putain de bonne surprise ! – Et non, j’suis pas nouveau, j’suis né ici. J’connais cette putain de ville comme le fond de ma poche, même si y’a deux trois trucs qu’ont changé en dix ans. Et aussi simplement que ça, ma langue se délie brusquement et je me retrouve à raconter ma vie à un parfait inconnu sur le toit d’un container en pleine zone industrielle après un foutu combat, que j’ai gagné. – J’étais en Irlande pendant dix ans, essentiellement à Dublin même si j’ai bougé un peu partout là-bas. Pour les études, ingénierie en mathématiques appliquées, à Trinity College. J’ai saisi l’opportunité pour éviter de tout faire foirer ici, y’a dix ans c’était carrément la merde.Est-ce que ça a réellement changé, boy ? Tu trouves que c’est mieux aujourd’hui ? T’as un diplôme d’ingénieur et tu te retrouves à bosser comme vigile, c’est clair que t’as réussi.– Pas que ce soit guère mieux aujourd’hui, mais bon… j’ai eu des petits soucis là-bas à cause de… bah des combats alors retour à la case départ. Et j’hausse les épaules, comme pour montrer que cela ne m’affecte pas, que je me fiche d’avoir foutu en l’air un avenir brillant pour pouvoir continuer d’exploser des dents. Je tire sur ma cigarette férocement, avant de souffler bruyamment la fumée. – Et toi, t’as bourlingué un peu partout ou quoi ? Pourquoi t’as l’air si serein, l’Canadien ? N’est-ce là qu’une façade et dans ce cas, c’est quoi ton putain de secret bordel ? J’voudrais bien le connaître moi…
« Hart. » Il lance de sa voix douce et rocailleuse en se glissant un bout de mort entre les lèvres. Le diminutif d’un nom de famille qu’il déteste, et Kyte se demande bien comment on peut détester un ramassis de lettres qu’on vous colle à la gueule avant votre premier souffle. Lui s’est jamais posé la question. Un sourire froisse sa vieille trogne quand il entend le prénom qui vient compléter l’histoire. Harvey, ça lui plait direct. C’est que ça a de quoi lui rappeler sa bécane. « Ok Harvey Heart. » Il charrie, incapable de résister au jeu de mot juteux que ça lui inspire. Faut dire que ça lui va bien. Puis c’était trop tentant avec sa prononciation et ce drôle d’accent mâché, mariage des sonorités chantantes de l’Australie aux rondeurs de l’Irlande. Surement pour ça qu’il l’interroge sur ses origines, curieux de découvrir ce qui vient ainsi teinter le parler du fighter. La question l’enjaille, s’il en croit le sourire qui vient éclairer un bref instant sa face trop triste. « Oh alors, je ne me trompe pas, t’as voyagé toi. Pour reconnaître l’Irlande chez moi, faut y avoir été ! » Kyte laisse échapper un petit rire et se frotte le sourcil de son pouce, l’air vaguement désolé. « Ça m’gosse de t’décevoir mais figure toi que j’y ai jamais foutu les pieds. C’est ma p’tite fillotte qu’est irlandaise. Pour ça que j’connais. » La déception ne semble pas trop dure à supporter, parce que le blond, beaucoup plus loquace que plus tôt dans la soirée, lui raconte un bout de son histoire. Sa naissance ici, dans cette putain de ville dont il connait tous les recoins. « Même si y’a deux trois trucs qu’ont changé en dix ans. » Il n’en faut pas plus pour piquer l’intérêt de Kyte et rallumer la soif d’en savoir plus dans ses yeux couleur glacier. Et t'as foutu quoi pendant dix ans joli cœur ? Lâche donc le morceau ! L’étranger ne se fait pas prier, pour son plus grand bonheur. Kyte se glisse une clope dans le bec et l’allume entre ses grandes mains desséchées. Le papier s’embrase et projette sa lumière orangée sur son visage puis l’embout rougeoyant s’ajoute aux autres étoiles dans la nuit. Le canadien tire une longue latte et laisse la fumée noircir ses poumons pendant qu’il écoute le jeunot lui conter son aventure dans cet autre petit bout de monde là-bas en Europe. Ces dix ans, il les a passés en Irlande, et Kyte laisse échapper un petit ricanement satisfait : Dublin, pas étonnant qu’il ait reconnu l’accent ! Ado, la Jaimie n’avait que ce mot à la bouche. Alors il y a jamais foutu les pieds dans c'te ville, mais foutre dieu comme il l’imagine bien, avec toutes ces couleurs et ces ambiances qu’elle aimait bien lui dépeindre. Et il faisait comme s’il n’en avait rien à branler mais dans le fond c’était touchant de l’écouter, rigolo aussi de faire semblant que non et de se moquer un peu. Comme il s’apprête à le faire en entendant que son furieux du ring étudiait… les maths. Kyte essaie même pas de dissimuler le grand rire qui enfle dans sa gorge et ricoche contre les containers rouillés. Mais c’est pas un rire mauvais, c’est un rire agréablement surpris, un rire sincère. A quoi bon le retenir ? « T’es un sacré numéro toi, hein ? » Il plaisante en lui poussant l’épaule de son poing, pas mal fier de son petit jeu de mot qu’il trouve sacrément approprié. Il est surpris de savoir que son gagne-pain du soir est du genre à résoudre des équations quand il est pas occupé à péter des gueules. Mais n’empêche qu’il le comprend dans le fond. Quand on se retrouve face à la possibilité de se barrer du merdier dans lequel un passé à chier vous maintient embourbés, y'a rien d'autre à faire que de la prendre. C’est ce qu’il a fait lui aussi. Sauf que la chance, elle l’a pas amené sur les bancs d’une université, dans un pays où de gentils Leprechaun dansent autour d’une bière, ça non. Lui, il a fini tout droit à Beyrouth, où le sang coulait à flot et l’alcool ne servait qu’à oublier l’odeur calcinée des corps décharnés par les bombes et les tirs.
« Pas que ce soit guère mieux aujourd’hui, mais bon… j’ai eu des petits soucis là-bas à cause de… bah des combats alors retour à la case départ. » La mélancolie les enrobe tous les deux d’un coup on dirait. La bouteille de whisky trouve le chemin jusqu’aux lèvres de Kyte, qui s’envoie une bonne lampée dans le gosier, puis une deuxième pour la route. Sans un mot, il la tend au blondinet qui se la joue détaché, comme si c’était dans la nature d’un homme de supporter un tel retour à l’envoyeur. « Quand t’as l’chaos dans l’sang, c’pas facile de pas le laisser t’consumer. » Il marmonne, le regard dans le vague. Lui, le chaos, il est né avec et il a jamais essayé de le contrôler. Surement qu’il se ferait chier, dans une petite vie monotone. Et pourtant c’est pas faute d’envier les bonnes gens qu’ont des foyers, des régulières et des mômes. Alors il se plante devant leurs fenêtres comme un sacré détraqué. Il les regarde s’amuser ou se déchirer, cuisiner et mater la télé. Parfois, il rit même aux blagues qu’il leurs invente. Ça lui réchauffe le cœur juste assez pour repartir s’abriter sous le manteau noir de la nuit, drapé dans une solitude qu’il n’a pas choisie mais qui vient irrémédiablement avec l’aventure de sa vie. « Et toi, t’as bourlingué un peu partout ou quoi ? » Le choix de mots le fait rire, immanquablement. « Ça tu peux l’dire mon pote ! Et pourtant crois-moi la mer et moi on est pas franchement amis. » Mais il a dû la côtoyer par la force des choses. Quand on est recherché comme lui sur plusieurs continents et qu’on ne supporte pas de se terrer dans un coin, faut bien côtoyer un temps la taule glaciale d’un container puant. C’est qu’il n’y a pas trente-six façons d'échapper à Interpol. « J’suis allé aux quatre vents pour voir du pays et foutre un peu l’boxon. J’en ai vu des continents, mais au fond c’est dans la vieille Europe qu’j’ai passé l’plus de temps. » Il se remémore, une bonne vieille nostalgie placardée partout sur sa gueule rabougrie. « J’étais jeune et con, j’voulais fuir des souvenirs. Personne m’avait dit qu'c’était pas possible, qu’ils finissent toujours par t’rattraper. J’ai voulu baiser la vie et au final elle me l’a bien rendu. » Il raconte sans rancœur. Voilà trop longtemps déjà qu’il vit avec ses erreurs, que dans le foutoir de son existence, elles font comme une sorte de fil conducteur auquel se raccrocher. « J’ai merdé. Un peu comme toi j’suppose. Les habitudes ont la vie dure il paraît. » Ses doigts calleux se referment sur le verre de la bouteille qu'il récupère. Le liquide ambré réchauffe son corps mais pas son âme. Ça, y’a qu’une présence humaine qui peut faire le boulot, et Hart-au-grand-cœur-barricadé fait pas mal l’affaire dans le genre. « Elles m’manquent mes montagnes, t’sais ? Mais par chez moi on dit qu’un homme seul il tient pas l’hiver, et j’peux t’dire qu’ça c’est ben vrai ! » Il plaisante, le rire qui brille à nouveau jusque dans ses yeux. « Fait bon vivre ici. Même à la rue. L'air est chaud. C’est qu’ça fait du bien à mes vieux os ! » Il secoue la tête, s’enfile une nouvelle gorgée de sa boisson et laisse ses lèvres esquisser un sourire grivois. « Puis elles sont ben jolies vos go. Pas farouches non plus. Mais j’t’apprends rien, hein ? Un joli cœur comme toi, pas d'doute qu'elles tombent par douzaine dans tes bras. »
The first and final thing you have to do in this world is to last it and not be smashed by it.
→ - Ok Harvey Heart. Lance-t-il de sa voix sourde et rocailleuse sur un ton amusé par son propre jeu de mots. Ingénieux, je le lui concède, bien que d’autres en aient fait tout autant avant lui. Et je crois que cette subtilité entre les sonorités d’Hart et d’Heart me plait, car j’ai souvent agi avec mon cœur en dépit de ce que cette chienne de vie m’a fait subir. Je n’ai jamais su fermer les yeux sur la misère et la douleur, et pour l’avoir côtoyé toute ma vie, j’en connais un rayon sur le sujet. Aussi, en toute modestie, je trouve que cela me va bien. Il reconnait l’Irlande dans le son de ma voix, l’Canadien, sans y être pourtant jamais allé. C’est assez drôle de penser que là-bas, pour ceux de l’Eire, je n’ai jamais perdu mon accent rural d’Australien mais que lui trouve qu’il subsiste quelques tonalités irlandaises chantantes au fond de ma gorge. Dix ans après tout, ça marque. Dix longues années loin du soleil harassant de ma terre natale, et j’dois bien avouer que je suis soulagé de retrouver ce climat – la pluie m’ayant bien trop souvent noyée sous de longues rasades de whisky en pleine nuit d’errance dans les ruelles de temple bar. Et puis, je me confie et je me livre car il m’inspire de la sympathie ce vieux loubard qui s’émerveille des histoires des gars qu’il croise dans ces hangars pourris. Sans trop comprendre pourquoi, je lui trouve un côté rassurant. Peut-être que j’me fais avoir comme un benêt, en attendant ça ne coûte rien de parler un peu et ça soigne la plaie ouverte de la solitude. Et puis ça l’fait rire, Kyle, parce que brusquement le container vibre sous le tremblement tonitruant de sa gorge déployée et dans cet éclat soudain de joie, les ennuis s’envolent au loin et s’échappent dans la brume. – T’es un sacré numéro, toi hein ? Il me pousse, taquin et je pouffe légèrement en haussant les épaules. – Et toi, tu fais des jeux de mots d’merde ! Que je rétorque pour garder un peu la face, sans savoir s’il se moque de moi ou s’il est réellement surpris. Parce que des matheux, on en voit peu dans l’milieu qu’on côtoie ce soir faut bien l’avouer. Quand nos poings nous servent à vivre, c’est qu’on n’a pas grand-chose dans l’cerveau en général – ou alors qu’on en a bien trop et qu’il faut que ça sorte, d’une façon ou d’une autre. Et c’est aussi pour ça qu’aujourd’hui, j’en suis là. Loin des histoires du MC tout d’même, j’ai échappé à cette violence-là… - Quand t’as l’chaos dans l’sang, c’pas facile de pas le laisser t’consumer. Est-ce qu’on pourra un jour s’en sortir malgré tout ? Est-ce qu’il y a une autre voie pour nous que celle de la violence que d’autres ont inscrites sur notre corps, ont introduites dans nos veines ? Le fatalisme qui se répand autour de nous m’effraie car j’ai du mal à accepter que ma vie ressemble toujours à ça. Pourtant, c’est l’espoir qui gâche tout, je me le suis dit maintes et maintes fois et cet enculé me nique toujours autant la gueule. Et pas plus tard que ce soir, je me suis encore mangé une baffe du destin lorsque j’ai couru chez lui avec l’envie de m’excuser, de me faire pardonner, et que j’ai appris son départ avec un autre. T’es pas assez bien, boy, tu l’seras jamais. T’es bon pour te battre comme un chien durant toute ta chienne de vie… J’aimerai pouvoir un jour me reposer, pouvoir arrêter de lutter, pouvoir apaiser ce cœur qui bat toujours trop vite et toujours trop fort, les sens en alerte, animal acculé et paniqué, constamment en mouvement, constamment apeuré, j’aimerai… ô j’aimerai… Mais ces rêves sont toujours entachés de cauchemars et la liberté, je n’y ai pas le droit. Mon esprit et mon cœur sont enfermés à cause de mes peurs, alors je provoque la torture avant que d’autres ne me l’infligent plus sévèrement encore. Car la cruauté n’a pas de limites, tout comme l’imagination et si vous alliez les deux, alors vous créez du poison.
- ça tu peux l’dire mon pote ! Et pourtant crois-moi la mer et moi on est pas franchement amis. J’esquisse un petit sourire, garçon rêveur qui s’apprête à boire les paroles du baroudeur qu’est Kyle. La mer, l’océan, j’y ai laissé mes yeux traîner trop souvent pour ne pas rêver voguer sur les vagues, le cœur léger et l’esprit soulagé. Comme si l’immensité bleue était la solution, ma solution. Alors que je ne sais pas nager. Tu rêves trop, boy, mais peut-être que ce sont tes rêves qui t’ont gardé en vie, alors n’arrête pas de sitôt.– J’suis allé aux quatre vents pour voir du pays et foutre un peu l’boxon. J’en ai vu des continents mais au fond c’est dans la vieille Europe qu’j’ai passé l’plus de temps. J’étais jeune et con, j’voulais fuir des souvenirs. Personne m’avait dit qu’c’était pas possible, qu’ils finissent toujours par t’rattraper. J’ai voulu baiser la vie et au final elle me l’a bien rendu. J’ai merdé. Un peu comme toi j’suppose. Les habitudes ont la vie dure il paraît. Peu étonné par ce récit plein de nervosité et de nostalgie, pourtant raconté sans regrets, je laisse mon regard traîner sur la ville silencieuse aux airs d’apocalypse, soucieux de ce que l’avenir peut bien nous réserver. Sommes-nous donc condamnés à la violence ? Fuir des souvenirs… On n’y arrive jamais, ils reviennent toujours nous hanter quoiqu’on fasse. – Paraît que même le whisky n’en vient pas à bout, ouais. Même si parfois c’est le whisky qui m’aide à dormir et qui tient éloignés les cauchemars, mais je sais que ce n’est pas une solution sur le long terme. Je ne crois pas qu’il existe de solution en réalité. –T’étais où en Europe ? J’y ai passé dix ans, mais je n’ai pas beaucoup visité d’pays, me contentant de survivre en Irlande et d’enchaîner job sur job tout en essayant de ne pas lâcher les études. Certains boulots étaient plus gratifiants que d’autres, c’est une période étrange de ma vie et quand j’y pense, elle me semble loin alors qu’il y a quelques mois, j’y étais encore. - Elles m’manquent mes montagnes, t’sais ? Mais par chez moi on dit qu’un homme seul il tient pas l’hiver, et j’peux t’dire qu’ça c’est ben vrai ! Fait bon vivre ici. Même à la rue. L’air est chaud. C’est qu’ça fait du bien à mes vieux os ! Puis elles sont ben jolies vos go. Pas farouches non plus. Mais j’t’apprends rien, hein ? Un joli cœur comme toi, pas d’doute qu’elles tombent par douzaine dans tes bras. Je pouffe, amusé par sa remarque et secoue la tête, pour réfuter ses dires. On s’douterait pas que j’suis gay, hein ? Y’en a pas beaucoup des tapettes qu’envoient de gros bras au tapis n’est-ce pas ? – J’pourrais pas t’dire, c’est pas ma came les go. J’préfère les petits culs bien musclés et les pecs dessinés, moi. Petit clin d’œil appuyé, suivi d’un soupir que je ne maîtrise pas. – Fin, un petit cul musclé en particulier surtout, mais je l’ai lâché et… Je n’aurai pas dû j’crois… Il va m’trouver ridicule de confier ma peine amoureuse, alors j’sors une clope comme si cela pouvait m’donner des airs de gros durs supplémentaires, comme si j’pouvais masquer ma peine derrière un nuage de fumée. J’suis con, j’suis trop con putain. Il me manque, Terrence, il me manque affreusement. J’suis pitoyable bordel. Il est loin. Il est avec un autre, il est passé à autre chose. Et moi j’suis qu’un con qui s’apitoie sur son sort, alors je souffle la fumée et secoue la tête. – J’suis pas fait pour ça t’façon.J’réchauffe juste des draps de temps en temps, c’est tout ce à quoi j’suis bon, non ?– Mais ouais, fait bon vivre ici, ouais. J’imagine qu’au Canada, elles sont plus habillées tes nanas. C’est peut-être pas un tort, pour ce que j’y connais ! Je tourne mon regard vers lui, le dévisage un instant sans savoir le lire avec exactitude. Tu resteras une énigme, Kyle, quoiqu’il arrive. – T’as l’intention de rester longtemps par ici ou tes montagnes te manquent trop ? Peut-être que t’y retourne pas car tu peux pas… T’as l’air d’un type dangereux, toi… D’un type dangereux avec un cœur qui bat malgré tout dans la poitrine, et c’est surement pour ça que je me sens bien là et que je ne pense pas encore à fuir.