Assis, empêtré dans la pièce qui lui sert à la fois de salon et de bureau, à même le sol. Sur tous les meubles qui composent la pièce, y compris le piano, un bordel monstre, de paperasse accumulée. S’il existait un enfer administratif, il devait se rapprocher de ce cauchemar qui s’était bâti autour du musicien. Soudain, il met la main sur ce qu’il cherchait enfin : cette foutue facture. Et puis de fil en aiguille, il trouve d’autres papiers, d’autres retards, s’enfonce dans le labyrinthe tumultueux de sa désorganisation. Il pâlit. Parmi toute cette pile de « remis à plus tard, sauf que plus tard c’est maintenant », il y a précisément ce qu’il redoute : paroles à finaliser, lettres de motivation abandonnées, courriers importants qui vont périmer entre ses doigts s’il ne réagit pas. Il souffle, a l’impression de tomber du haut d’un immeuble, se ressaisit. Devant l’ordinateur, il commence. Le traitement de texte efface certaines erreurs, mais il connaît cette illusion : il n’efface que les erreurs d’inattention. Or, les erreurs de Steph ne sont pas des erreurs d’inattention, mais un véritable carnage de la langue de Shakespeare. La syntaxe ? Dépecée. L’orthographe ? Eventrée. Lorsqu’il a passé une heure et demi à rédiger ces documents sans âme qui le jaugent du haut de leurs caractères noirs et secs, il se sent soudain brusquement découragé. Aucune chance qu’il envoie ça sans se faire traiter d’abruti. Il se souvient d’un entretien d’embauche qu’il avait passé du temps où il enchainait les boulots d’intérim de secrétariat — avec un recruteur qui ne l’avait visiblement appelé que pour constater les dégâts. Le mot « illettré » était tombé comme une masse. Depuis, Stephen n’écrivait plus. C’était d’ailleurs la seule forme d’art qui lui résistait. Il passait tous les coups de fils au monde plutôt que d’envoyer un message, d’écrire une lettre. Les paroles, c'était une exception, et il les laissait souvent libres.
Il fallait décidément que quelqu’un le sauve, et là, personne ne lui venait à l’esprit. Personne qu’il pouvait déranger pour une raison aussi ridicule. Steph se lève, fait les cent pas au milieu du chaos, ouvre la fenêtre. L’illumination apparait : Heïana a promis de passer cet après-midi. Il hésite une fraction de seconde, parcourt dans sa tête le kaléidoscope des visages qu’il connait ; la jeune maïeuticienne est la seule à pouvoir venir à sa rescousse. Il se saisit de son portable, trouve le numéro, se sent idiot, écoute les sonneries — ça ne décroche pas. Il décide de laisser un message. « Euh, salut Heïana… j’espère que je ne te dérange pas… Alors, je sais que tu devais venir pour les essais de la dernière compo, mais est-ce que ça te dérangerait de passer un tout petit peu plus tôt ? C’est difficile à expliquer au téléphone. C’est pas grave, hein, mais tu me sauverais. » Meilleure façon de conclure un message vocal bancal, bien joué, Steph. On est dimanche. Heïana a sûrement autre chose à foutre que de venir panser tes complexes sans queue ni tête. Steph essaye de ranger la pièce, au moins un peu. S’il avait confiance en la sage-femme et sa belle voix, c’était une autre paire de manches de lui exposer cette facette de lui-même. Après, peut-être que la jeune femme avait déjà remarqué que ses textes se démarquaient plus par leur mélodie que par la richesse du vocabulaire… pour le peu de mots qu’il savait écrire correctement, autant rentabiliser. Quand elle arrive, il lui ouvre la porte, l’accueille comme d’habitude, sourire un peu plus nerveux qu'à l'ordinaire. « J’espère que tu n’avais rien de prévu ? » Elle était autre part avant de venir. On est dimanche. Steph ne fait pas le lien, et cherche comment formuler le léger problème. « J’ai deux ou trois courriers très importants à envoyer et… je ne sais pas du tout écrire. » La confession est étrange. Comme s'il se démasquait, comme s'il avait réussi à passer inaperçu jusque là. Il rit, un peu plus légèrement. « Jusqu’ici je me débrouillais avec des copier-coller, mais là je crois que c’est vraiment un massacre. Tu pleurerais si je te montrais les paroles avant que je simplifie tous les mots dont je ne suis pas sûr... » Il lui montre ce qu’il y a sur l’ordinateur. Il y a de quoi franchement rire, et Heïana avait sincèrement de quoi se demander comment elle était passée de chanteuse occasionnelle du compositeur à aide sociale pour humain en détresse !
FEATURING @Stephen Beckett & Heïana Brook C'est par l'écriture toujours que l'on pénètre le mieux les gens. La parole éblouit et trompe, parce qu'elle est mimée par le visage, parce qu'on la voit sortir des lèvres, et que les lèvres plaisent et les yeux séduisent. Mais les mots noirs sur le papier blanc, c'est l'âme toute nue ~ Guy de Maupassant
Euh, salut Heïana… j’espère que je ne te dérange pas… Alors, je sais que tu devais venir pour les essais de la dernière compo, mais est-ce que ça te dérangerait de passer un tout petit peu plus tôt ? C’est difficile à expliquer au téléphone. C’est pas grave, hein, mais tu me sauverais. La jeune femme a qui est destiné le message le réécoute en fronçant les sourcils, cherchant la moindre trace de mal-être, de faiblesse physique ou quoi que ce soit dans la voix de @Stephen Beckett . Non, rien, absolument rien. Juste de l'hésitation, et comme une certaine inquiétude, mais rien de plus. La jeune femme regarda l'heure sur son téléphone alors qu'elle effaçait le message vocal: treize heures quarante-deux. Elle devait aller chez lui pour seize heures à la base, ce qui lui aurait laissé le temps de grignoter un truc ou de faire une micro-sieste après son tour de douze heures de travail. Mais à cet instant, tout planning s'effaça du cerveau de la demoiselle ; une connaissance lui demandait de l'aide, elle ne pouvait qu’accourir. Enfin, il s'agissait là d'un bien grand mot, elle n'allait pas se taper un sprint non plus; d'autant plus que suite à sa mésaventure dans le centre-ville il y a un mois et demi, sa cheville la lançait. Heureusement qu'elle avait eu un coup de main, en l’inattendue personnalité de @Freya Doherty ! Suite à ça, elle avait dû porter une attelle trois bonnes semaines, mais ne s'était pas arrêtée de travailler pour autant, ce qui avait rendue plus longue la guérison. Si seulement la liste de son éternelle maladresse s'arrêtait là ! Mais non. C'était sans compter quelques points à l'arcade qu'elle arborait depuis un peu plus d'une semaine, mais qui marquaient la charmante rencontre que sa chute avait occasionné avec @Kári Snjólfarson, un collègue des urgences qu'elle n'avait même pas eu la chance de croiser jusque-là. Comptant mentalement la liste de ses blessures de ces deux derniers mois, la Tahitienne se rappela aussi de l'incident au Candy Club, dont le patron, @Artémis Goldsmith , avait heureusement su éviter le pire. La demoiselle rougit au souvenir de ce qu'elle avait osé faire dans la suite de la soirée, et chassa bien vite ces pensées inopportunes. Elle frôla sa gorge de ses doigts; l'incident datait de près de deux mois là aussi, et heureusement, on ne voyait plus rien des marques que les doigts de l'agresseur avaient longtemps laissé sur la fragile gorge de la sage-femme. Son esprit sauta alors sur la séquence où elle-même @Abel White s'étaient retrouvés par hasard à la fac de Brisbane, et par la même occasion, où Heïana avait retrouvé le salaud qui l'avait droguée et qui aurait fait bien plus s'il avait pu. Autant dire qu'il s'était fait refaire le portrait... Sentant qu'elle était en train de se perdre dans les méandres de sa mémoire, la maïeuticienne reporta son attention sur son mobile et envoya un SMS en réponse à Stephen : Pas de soucis, j'arrive. Par contre, j'ai faim !
Et sur ce texto de confirmation, elle se dirigea vers le tram, direction Fortitude Valley. Par chance, il était plutôt vide en ce début de dimanche après-midi, aussi la demoiselle en profita-t'elle pour s'asseoir. Aaaah ça fait du bien, soupira Heïana, toute la lassitude de sa journée alourdissant ses gambettes. Au loin, l'hôpital St Vincent disparaissait; il semblait à la maïeuticienne que son collègue chirurgien, @Daniel Alvarez, bossait toute la journée. Ils ne s'étaient pas croisés sur ces douze dernières heures, comme cela arrivait souvent. Il y avait tellement de personnel dans cet hôpital ! Ils devaient bien être mille à y bosser, et encore. Elle se remémora aussi la fois où elle avait trouvé @John Williams en piteux état, sacrée soirée que celle-ci... Alors que le transport en commun passait devant le quartier résidentiel de Toowong, la brune était repartie dans ses pensées, se remémorant notamment sa rencontre mémorable avec @Charlie Villanelle ; chouette nuit, bien que totalement imprévue, qu'elles avaient passé là. Une petite pointe d'amusement lui étira les lèvres en passant devant la fac, alors qu'elle se disait qu'elle devrait reprogrammer une session de danse tahitienne pour les étudiantes intéressées, comme @Yoko Lee. Peu avant d'arriver, le tram fit un crochet par Logan City, où Heïana avait rencontré sur un véritable quiproquo, dont elle s'était par la suite bien amusée d'ailleurs, @Clément Winchester. Et elle avait fait tellement d'autres rencontres depuis son retour à Brisbane, notamment @Léo Ivywreath et @Oliver King !
Non, vraiment, elle ne regrettait pas d'être revenue vivre en Australie, même si la tranquillité et la douceur de vivre de Tahiti lui manquaient, parfois. Finalement, elle arriva à deux rues de là où vivait son doux mais désordonné compositeur. Il lui fallut moins de temps pour arriver chez lui que pour le dire. Elle sonna à l'entrée de son appartement, et la porte ne tarda pas à s'ouvrir sur elle. Bonjour Stephen, le salua la brune avec un grand sourire lorsqu'il l'accueillit. Non non, je n'avais rien de prévu, je sors du travail. C'est avec une réelle sensation de malaise que le jeune homme lui exposa son problème, tournant un petit moment autour du pot et utilisant des phrases alambiquées pour ne pas dire ce qu'il voulait exprimer, jusqu'au moment où il avoua le fait: il n'arrivait pas à écrire. Ou du moins, pas comme on pouvait l'attendre d'un adulte, c'est-à-dire avec peu de fautes de syntaxe, grammaire, orthographe... Apparemment, le Bescherelle n'était pas son ami. Heïana ne pouvait pas dire être surprise; le compositeur ne lui avait jamais montré ses premiers jets, ni même les versions écrites de ses textes, ou alors en speed ; au téléphone, il n'envoyait que peu de SMS, toujours brefs. Alors forcément, la sage-femme s'était doutée de quelque chose. Mais elle avait aussi compris que cela relevait de l'intime, du difficile à avouer, et elle n'avait pas voulu lui forcer la main, attendant que cela vienne de lui - ou pas d'ailleurs - .
La jeune femme se penche sur l'ordinateur, où de multiples fichiers étaient ouverts. Aïe. En effet, même de loin, ça pique. Avec une pointe d'humour, elle déclara : Eh bien écoute, il semblerait que je vais être ta wonder-woman du jour ! La correction syntaxique et moi, on est très copines. Tu permets que je m'assoie devant l'écran ? Une fois installée, la demoiselle demanda: Alors dis-moi, quelles sont tes priorités ? Des lettres de motivations, des CV, des réponses à des factures ... ? Autant elle n'était pas sûre de pouvoir toucher aux textes des compositions de l'artiste, ne voulant pas dénaturer son travail, autant ce qui était purement administratif, elle pourrait le gérer sans problèmes. Alors qu'elle allait se mettre au travail, son estomac gargouilla bruyamment, occasionnant des rougeurs assez intenses sur les pommettes de la Tahitienne. Elle releva les yeux vers Stephen, et avec une moue mi-amusée, mi-gênée, elle s'excusa: ... Oups ?
Se souvenant de la demande d’Heïana, Stephen va pour exprimer ses talents de cuisinier. Il ouvre le frigo : c’est exactement ce à quoi on pourrait s’attendre de la part d’un musicien distrait et fauché. A peu de choses près, vide. Il empoigne donc la boite plastique qui contient un reste de lasagnes, met de quoi faire chauffer des pâtes au-dessus de la cuisinière. Surprise du chef, il reste de la sauce et du fromage rapé ! Mais c’est qu’on nage dans le luxe, ici ! Il sent le rictus sardonique du destin au-dessus de lui. Essayant mentalement de comprendre comment il était déjà à sec alors qu’on n’était qu’au début du mois tout en surveillant le micro-ondes, il se rendit compte qu’effectivement, il avait tout simplement oublié de faire les courses. Bon sang, il n’avait donc aucun instinct de survie ? Etait-il même capable d’oublier de s’alimenter ? Tandis qu’il vogue dans ses pensées, la porte sonne, Heiana entre, rayonnante comme à son habitude. Une superhéroïne, sans le costume, mais ça n’a que peu d’importance. Il la voit regarder l’écran. Son malaise se disperse un peu lorsque son amie prend la parole, éparpillé en petits éclats par l’humour. « Alors… » Il se penche sur l’ordinateur, plisse les yeux, fouille sa mémoire. « Il doit y avoir, quoi… cinq trucs ? Vraiment urgents que je dois envoyer, disons… demain ? » Tant qu’à faire, il avait bien, bien remis à plus tard, tiens… « Ça… la lettre… le mail d’avril… ah, j’avais oublié ça ? Bon, donc ça… et oui, le CV, j’ai perdu l’ancien. » Il s’en servait moins depuis qu’on l’approchait pour acheter ses morceaux et qu’il pouvait réduire la cadence de ses petits boulots ; mais il n’était jamais à l’abri qu’on lui demande le certificat de sa vie du travail peu glorieuse. D’ailleurs, le CV ment : il n’a même pas fini le collège, officiellement, mais personne n’ira vérifier ça. « Oups. » Il sourit avec l’air d’un homme pour qui tout est sous contrôle, passe à la jeune femme un bol de biscuits apéritifs. « C’est en attendant les pâtes. » Il se fige en disant ses mots, regarde l’heure d’un air terrifié. « Non, non, ce sont les pâtes qui m’attendent ! » Maugère-t-il en fonçant vers la cuisinette qui émet un grondement furieux. Lorsqu’il finit par maitriser les spaghettis et l’hydre de Lerne qui a manqué de l’ébouillanter, le plat grimace. Il met la table, apportant à la tahitienne la douce odeur d’une nourriture sauvée in-extremis.
Quand il voit les doigts d’Heïana glisser sans effort sur le clavier, il a un peu l’impression d’être le poids-lourd des mots. La maïeuticienne les traite en amis, ils sont pour elle des entités domestiquées, des alliés ; ses yeux captent tout de suite ce que Steph a voulu dire, qu’il pourrait d’ailleurs formuler clairement à l’oral, mais qui à l’écrit devient une bouille informe. Le pire, c’est que par contraste, il y a parfois dans ce qu’il écrit des formules excessivement pompeuses qui lui sortent d’il ne sait où, vestiges de lectures mal digérées, transcription maladroite d’une tentative d’érudition. Le mal des mots, ce vertige, cette barrière qu’il y a entre le papier et lui, colle à sa peau. Pour pallier à cela, il y a tout un tas de choses, comme la musique, ou la communication directe avec les individus ; mais le monde a choisi d’être un monde de mots, un monde de mots écrits qui est comme une vaste piscine gelée pour lui. Ce que Heïana et les autres font avec aisance lui paraît comme un genre de sortilège. Et dire qu’il y en a qui en ont fait leur métier, de cette science mystique de l’écriture ! Entre les phrases et le phrasé, la différence n’est pas qu’un jeu de mots. « Dis-toi que j’ai quand même réussi à tenir des intérims de secrétariat avec ce niveau… » Souffle-t-il. « Après, il me semble qu’on m’a gardé maximum deux mois. Ceci explique cela… » Il rit avec un peu de gêne, mais surtout de l’autodérision. Dans les mille et uns jobs qu'il a accepté sans réfléchir, peu étaient très regardants sur ses qualités de rédacteurs. Pas besoin d'être Balzac pour passer les produits devant la caisse. Les pâtes fument. « Y’a aussi un peu de lasagnes, si tu veux. » La vitesse à laquelle elle fait tout cela le stupéfie. C’est un peu Dumbledore qui explique la magie à un Moldu. « Pas trop fatiguée par le boulot ? » Il a beaucoup trop d’admiration pour le travail d’Heïana pour s’empêcher de s’en enquérir. La dévotion du corps médical le subjugue. « Wonder-Woman est plus proche de moi que de toi. Ça m’étonnerait que sur l’île des Amazones, elle ait suivi des études supérieures très poussées. Mais ça n’empêche pas que sans toi, ça m’étonnerait que je reçoive beaucoup de réponses… » Fait-il d’un air soulagé. Il espère en outre qu’Heïana n’a rien contre les pâtes un brin trop salées.
Spoiler:
@Heïana Brook Tu peux déborder, j'ai aucun problème avec les pavés Jolie citation d'en-tête !
FEATURING @Stephen Beckett & Heïana Brook C'est par l'écriture toujours que l'on pénètre le mieux les gens. La parole éblouit et trompe, parce qu'elle est mimée par le visage, parce qu'on la voit sortir des lèvres, et que les lèvres plaisent et les yeux séduisent. Mais les mots noirs sur le papier blanc, c'est l'âme toute nue ~ Guy de Maupassant
La demoiselle pouffa de rire lorsque Stephen lui avoua qu'il y avait - au moins - cinq dossiers importants à voir pour le lendemain. Elle s'était douée qu'il était au désordre ce qu'elle était à l'organisation, mais tout de même. Comme quoi, pour deux personnes dans les mêmes âges, la vie créait des conditions et des caractères tout à fait différents. Bon en même temps, Heïana n'avait pas eu trop le choix quand à ses dix-huit ans, elle avait dû déménager à Tahiti et qu'elle avait pris la tutelle de sa soeur mineure. La paperasse, ça la connaissait, et pas qu'un peu. Demande d'aide sociale pour se renseigner sur différentes choses, papiers administratifs, demande d'entrée dans une école, revenus à déclarer, impôts à payer, mutuelles à souscrire, assurances à rappeler en cas d'oubli, etc etc... Alors, que ce soit écrire manuellement ou en tapant sur le clavier d'un ordinateur, ce n'était que de l'ordre de formalité pour la demoiselle. Les mots étaient ses amis; à son sens, la lecture n'y était pas pour rien. "Tout homme s'enrichit quand abonde l'esprit", comme l'avait si bien écrit J.K. Rowling. Plus on voit les mots se balader devant soi, mieux on les appréhende, plus on les comprend. Et ce d'autant plus quand ils appartiennent à des auteurs, ou même à d'autres personnes écrivant de manière amatrice, mais dont le style est différent du nôtre, voire même bien supérieur en métaphores, en finesse ou encore en descriptions ! Ceci ne faisait aucun doute.
Bien sûr, dès toute petite, la brune était assez bonne en langue, écrite comme orale, et le fait de grandir dans un foyer bilingue avait dû aider à apprendre différentes manières d'écrire, de voir les mots se balader sur du papier sans les avoir en horreur. S'il y avait bien un héritage de sa famille qu'Heïana bénissait, c'était le fait d'être multiculturelle. L'Australie, pays du Commonwealth d'un côté, et Tahiti, avec son patrimoine Maori tout particulier et en même temps faisant partie du vieux pays qu'était la France. Quelle richesse patrimoniale, linguistique, sociale et culturelle ! En plus de cela, la demoiselle avait toujours été exigeante envers elle-même et assez perfectionniste: c'était la crise lorsqu'elle avait moins de 20/20 en dictée, jusqu'en CM2 ! On a dit qu'elle était perfectionniste ? Ah, oui. En tout cas, si elle avait su être impitoyable envers elle-même à l'école, elle était tout aussi productive une fois adulte, encore plus lorsqu'il s'agissait d'aider autrui. Aussi, elle se mit au travail directement, et commença parce qu'elle trouvait de plus pénible: le Curriculum Vitae. Heureusement, toutes les expériences de Stephen étaient référencées, il n'y avait plus qu'à corriger et ré-ordonner. Elle prit avec joie les gâteaux apéritifs qu'il lui tendait, des Twinuts, ses préférés ! Croustillants et pleins de goût, de sel aussi. La vie pour des gâteaux salés, en fait. Tu es un amour, déclara-t'elle en lui faisant spontanément un bisou sur la joue. On dit qu'on attrape toujours un homme dans ses filets grâce à la nourriture ? Eh bien, c'était le cas d'Heïana; peut-être avait-elle un peu trop de testostérone dans le corps, qui sait. Elle se retint d'exploser de rire en voyant le jeune homme courir vers sa cuisine, et se concentra à nouveau sur sa tâche.
Le temps que l'artiste n'évite une catastrophe équivalente à une guerre nucléaire, qu'il dresse la table et apporte les plats, la demoiselle avait déjà fini le CV. Il était passé d'une page très blanche, avec des informations ici et là, bourré de fautes à un document bien cadré, clair aux yeux de n'importe quel recruteur, chaque catégorie à sa place, sans plus une seule erreur orthographique, et il y avait même de la couleur dessus pour souligner le côté artiste de Stephen, et une photo de lui ! Je me suis permise de chercher une photo dans ton dossier "identité", s'excusa la demoiselle. Elle tourna un peu plus l'écran vers lui: Le CV te convient comme ça ? La Polynésienne pouffe de rire lorsqu'il lui raconte ses expériences en secrétariat, et répond avec compréhension : Tu sais, les fautes de syntaxe, ce n'est pas une fatalité. As-tu déjà essayé de travailler dessus et tu trouves cela vraiment dur, ou tu n'as pas envie de t'y mettre ? La question aurait pu être vexante, venant de n'importe qui d'autre, car elle aurait comporté des sous-entendus de fainéantise; mais Heïana ne laissait comprendre rien de tout ça, sa demande était honnête. Si tu veux, je pourrais essayer de t'aider à comprendre. Ou alors je viendrais continuer à te corriger ! Menaça-t'elle d'une voix plus amusée que dangereuse, des étincelles malicieuses pétillants dans ses yeux couleur forêt tropicale.
Elle passa une main devant sa bouche pour réprimer un bâillement à la question du compositeur. Un peu, j'ai fais une garde de douze heures. Mais tout s'est bien passé, et je ne travaille pas demain. Heureusement que j'ai pris un contrat en mi-temps qui déborde souvent en trois-quarts; en complet, j'aurais sûrement du mal à suivre la cadence, surtout avec mes autres activités. Les deux jeunes gens s'assoient à table, et la jeune fille se sert une belle assiette de pâtes, la parsemant de la sauce tomate que Stephen a ramené. De l'industriel, et encore de l'industriel; tout le contraire de ses habitudes. Mais elle n'est ni fine bouche, ni ingrate; de plus, le plat est fait avec le coeur, et ça, ça réchauffe celui de la Tahitienne. Merci beaucoup pour le repas, le gratifia la métisse. Et bon appétit ! Ce fut en effet avec une faim de loup qu'elle attaqua son plat, mais le dégustant plus que le dévorant; elle avait l'habitude de prendre son temps à table, en Française digne de ce nom. Pensive, elle répondit ensuite à la réflexion de Stephen au sujet des supers-héros : Wonder-woman n'a pas ton âme d'artiste. Je te verrais plutôt du côté Marvel de la force, en Captain América par exemple. Des doigts de fée - et non, une fée n'est pas forcément une femme ! -, une grande gentillesse... Oui, c'est décidé. Tu es à partir de cet instant mon Captain ! Déclara la brune avec aplomb, une belle tâche de sauce tomate sur le coin des lèvres.
Il accueille l’affection d’Heïana sur sa joue avec un sourire et regarde l’écran. « C’est parfait, » qu’il souffle avec admiration et reconnaissance. La photo — qu’il avait évidemment oubliée — donnerait presque l’impression qu’on peut lui faire confiance. « J’ai arrêté l’école très tôt, donc je suppose que j’ai juste tout oublié. Vu que j’ai pas fait grand-chose à part taper sur un piano ces dernières années, tu m’étonnes que je sache mieux lire mes partitions que la notice pour monter mes meubles, » sourit-il en empoignant son verre d’eau. Elle est fraiche. « Et bon, je pense que je n’en ai pas envie non plus, » qu’il avoue sans surprise, le regard dans le vide, comme souvent. Pas qu’il ait envie d’être un assisté de l’écriture toute sa vie : mais, peut-être un peu trop rêveur, un peu trop poète, il a envie de croire qu’il peut continuer sa route dans ce monde avec les moyens qui lui correspondent vraiment. Maintenant qu’il a développé d’autres manières de s’exprimer, plus naturelles, revenir à ce handicap d’illettrisme lui donne l’impression de faire un pas en arrière, même si objectivement, ce serait un progrès. « Non, je vais essayer de pas me remettre dans cette situation, histoire que t’accoures pas tous les quatre matins… la plupart du temps, je m’en sors en passant des coups de fil ou en n’utilisant que ma base de données de cent mots que je sais correctement écrire ! » Il s’esclaffe à moitié dans son eau gazeuse. Elle lui brûle la gorge. Les pâtes sont pas si mauvaises que ça, mais Steph a un appétit d’oiseau. Il bouffe de l’air. Ce régime de vie est tellement normal pour lui qu’il ne pense même pas au fait que ce repas soit hors des habitudes de sa sauveuse. C’est vrai qu’Heïana prend sûrement plus soin de son alimentation que le trentenaire. Plus généralement, la sage-femme est un être beaucoup plus responsable et fiable. Ça le déprime et ça l’amuse à la fois, d’être cette espèce de catastrophe discrète qu’on ne remarque pas jusqu’à bien plisser les yeux. « Je sais pas, je trouve ça… inutile ? » Il s’arrête une seconde, semble profondément plongé dans ses pensées. Ça fait un moment qu’il a arrêté de manger, mais il n’a plus l’intention de toucher à quoi que ce soit, raison pour laquelle il s’est peu servi. « Non, ce n’est pas exactement ce que je voulais dire. Je trouve ça ennuyeux. Le pire, c’est que je déteste pas particulièrement lire, mais ça reste artificiel. Moins naturel. » Il ne pense pas du tout au fait que dans le tas, c’est plutôt lui le barge. Lorsqu’elle lui raconte sa journée de travail, il est silencieux mais admiratif. Douze heures… ça n’était pas douze heures qu’il pouvait lui passer, seul dans sa tête, à essayer tant bien que mal de rendre tangible quelque chose qui n’existait qu’en sensation confuse chez lui ; c’étaient douze heures pendant lesquelles on comptait sur Heïana en permanence, douze heures où elle était potentiellement garante de la vie d’autres êtres humains. Ça n’avait rien d’un quotidien. Ou alors, ça, c’était un quotidien de super-héroïne. « Captain America ? Pas que je ne veuille pas aller dans ton sens, mais tu me demandes de prendre beaucoup de muscles, de charisme, et de courage… à la limite, une fée tout court, ça me va. » Une fée, une petite fée, qui peut disparaître à sa guise, se glisser dans les moindres recoins, minuscule création de poussière et de lumière. « Mais va pour Captain. Après tout… I can do this all day, » qu’il cite en étendant la main autour d’eux pour désigner le sublime désordre qui colonise la pièce au-delà de la table. En réalité, Stephen n’est pas tant pop-culture que cela, mais il faut croire qu’il a un bagage minimal, histoire de ne pas passer pour avoir vécu dans une grotte les quinze dernières années. « Faute de me réincarner en super-héros, je peux toujours espérer te proposer un dessert entre crème brûlée et… » Ni une, ni deux, il est déjà dans le frigo. « …crème brûlée. Je me suis surestimé. » Bon, au pire, elle n’en voudra pas, et il s’en voudra pour le restant de ses jours. Il hésite à lui faire remarquer la tache. Il ne le fait pas, à la manière d’un enfant que ça amuse, sans retenir un sourire malicieux sur ses lèvres. Comprendra qui pourra, il n’y a pas de miroir dans la pièce. « Tu te souviens de ce que nous avions fait la semaine dernière, et que tu avais gracieusement accepté de venir retenter à seize heures ? » Il se gratte le menton en pensant à cette composition, sur laquelle Heïana avait déjà posé son agréable voix. Il parait contemplatif, absorbé. Soudain son regard revient sur la jeune femme, et il lâche : « J’ai décidé le temps que tu arrives que ça ne valait plus rien. » Avec le sourire, comme s’il venait livrer des fleurs : c’est tout Stephen, toujours un peu à côté de la plaque. « Non, vraiment, ça n’est pas du tout ce que je voulais. Toi, c’était parfait, mais quand tu prends l’instrumentale seule… on dirait une copie mal arrangée d’autre chose, je n’arrive pas à mettre la main dessus. Je crois autant en ce morceau que Nietzsche croyait en Dieu. » Sur le moment, ça sonnait bien, c’était beau, le timbre de la maïeuticienne qui avait la patience de lui prêter ses cordes vocales, une harmonie idéale, un toucher subtil… et dès lors qu’il avait commencé à la rejouer, seul, il avait eu l’impression d’être face à quelque chose qui ne venait pas de lui, une sorte d’excroissance bizarre de ce qu’il avait tenté de créer. Comme s'il y avait un moment entre la jeune femme interprétant et lui seul, un instant durant lequel Dieu est mort, pour reprendre le mot de l'allemand, laissant l’œuvre fade et absurde à son désarroi. « On peut toujours retenter autre chose, hein, mais pas ça. T'as un de ces courages, toi, d'être encore debout après tout ça... » Heïana devait commencer à être habituée. Après tout, la plupart de ce faisait Stephen était éternellement inachevé, et leurs sessions étaient plus du plaisir qu’un réel objectif de productivité. Il pousse la crème brûlée devant son amie — toujours sans mentionner la sauce au coin des lèvres de la tahitienne — et pose le menton dans sa main, songeur.
FEATURING @Stephen Beckett & Heïana Brook C'est par l'écriture toujours que l'on pénètre le mieux les gens. La parole éblouit et trompe, parce qu'elle est mimée par le visage, parce qu'on la voit sortir des lèvres, et que les lèvres plaisent et les yeux séduisent. Mais les mots noirs sur le papier blanc, c'est l'âme toute nue ~ Guy de Maupassant
Heïana gratifia le compositeur d'un sourire indulgent lorsqu'il lui expliqua les raisons de ses difficultés en écriture. Aucun doute que le fait d'avoir quitté très tôt les bancs de l'école n'avait pas dû aider, avec peut-être une certaine lacune à la base et une compréhension limitée des règles contraignantes de l'orthographe, de la syntaxe et toutes ces autres joyeusetés. Le manque d'envie, pour conclure le tout, était bien évidemment la raison la plus importante qui empêcherait le jeune homme de progresser. Mais la sage-femme ne voyait pas là une marque de fainéantise ou de laisser-aller. Il était comme ça, Stephen. Rêveur, dans sa bulle, ce monde à part où l'envie créatrice laissait parfois place à l'inconstance, pour revenir de plus belle par la suite. Un espace flou, aux contours mal définis, dans lequel son distrait interlocuteur semblait flotter aussi naturellement que n'importe quel poisson savait nager. D'ailleurs, il le confirme en disant qu'il trouve juste le fait d'écrire, et plus particulièrement de devoir se contraindre aux milliers de règles vieilles de centaines d'années particulièrement ennuyeux. Heïana haussa les épaules, un petit sourire au coin des lèvres. Je pense que je comprends ce que tu veux dire ; personnellement je n'ai même pas d'opinion sur le fait d'écrire, car c'est assez naturel. Mais j'imagine que si j'avais été dans ton cas, j'aurais potentiellement trouvé cela ennuyeux aussi. A la différence près que la Tahitienne, elle, se serait forcée à comprendre ces fastidieuses règles de grammaire, jusqu'à considérer son niveau convenable. Mais cela ne faisait pas d'elle une personne meilleure que Stephen, loin de là ; en réalité, elle lui enviait son côté très désorganisé et sa mentalité "Carpe Diem" poussée au point qu'il n'avait même pas besoin d'y penser pour le vivre. Autant la jeune femme était elle-même très rêveuse et par nature enchantée facilement, autant la vie l'avait contrainte à être très vite responsable, au point que même si elle le voulait aujourd'hui, elle avait du mal à lâcher du lest sur pas mal de choses. La demoiselle reprit finalement, autant pour rassurer Stephen que pour lui donner son avis sur ses propres disponibilités: Tu sais, ça ne me gêne pas du tout de corriger tes écrits. Après bien sûr, je ne peux garantir de répondre présente si tu m'appelles le jour pour le lendemain, souligna-t'elle avec un sourire mutin. Mais de manière générale, pas de problèmes pour moi, vraiment. Avec enthousiasme, la Tahitienne finit son assiette de pâtes, toujours aussi étonnée de l'appétit de moineau de l'artiste. Comment tu fais pour tenir avec si peu de nourriture dans le ventre, dis-moi ? Tu as un secret ? Tu peux produire de l'énergie grâce aux compositions que tu créés?
Heïana pouffa de rire lorsque le compositeur rappela la tonne de muscles que représentait Captain America. Elle secoua la tête négativement, ses cheveux aujourd'hui attachés en un lâche chignon aux mèches rebelles dansant autour de son visage. Je pensais plus au Captain America du début du film, à son caractère. Tu sais, un homme doux, artiste... Non vraiment, je trouve que tu corresponds bien au profil. Se rappelant de l'une des qualités que Stephen avait énoncées comme ne lui correspondant pas, elle ajouta : et tu AS du charisme, que tu le croies ou non. Pour le courage, j'imagine que tu es dans la moyenne du genre humain. La demoiselle faillit mourir de rire lorsqu'il lui cita une phrase culte de Captain America, prêt à assumer le rôle que lui avait destiné la maïeuticienne. Une larme d'hilarité au coin de l'oeil, elle applaudit Stephen comme s'il venait de donner un magnifique spectacle, ou de remporter la Légion d'Honneur.
Ceci dit, la demoiselle s'installa à nouveau face à l'ordinateur, prête à en découdre avec les dossiers les plus urgents de Stephen. Le curriculum vitae fini, elle passa sur la lettre de motivation, ça allait de paire après tout. Alors qu'elle tapait, elle écoutait les réflexions du jeune homme sur l'arrangement qu'ils avaient fait l'autre jour ensemble, comme quoi ça ne lui convenait plus, qu'il manquait quelque chose à sa mélodie. Heïana commençait effectivement à être habituée aux sautes d'humeurs du compositeur sur ses propres inventions, à ses changements de cap. S'arrêtant un instant dans son travail, elle regarda le jeune homme dans les yeux et lui dit. Pas de soucis, je comprends. Mais fais-moi plaisir, garde de côté cette compo', mon petit doigt me dit qu'un jour, tu la reprendras et l'arrangeras à ton goût. Puis la Tahitienne se concentra à nouveau sur le travail administratif qui l'occupait à cet instant, écoutant toujours les pensées que Stephen lui partageait si généreusement. Il n'était pas toujours simple d'entrer dans le cercle créatif d'un artiste, et Heïana vivait comme une véritable chance le fait que le jeune homme se confie si facilement à elle. Véritablement flattée, elle ne perdait pas une miette de ses tergiversions et de ses préoccupations musicales, à chaque fois qu'il lui faisait le plaisir de lui en parler. Voyant qu'il lui venait de pousser vers elle une crème brûlée, la maïeuticienne, tout à sa concentration, refusa poliment : Merci pour le dessert, mais ça ira, j'ai bien mangé. Dit-elle en pointant un instant du doigt son ventre, qui semblait avoir en effet gonflé légèrement sous la dose de pâtes absorbées. En revanche, si tu as un peu de café ou de thé pour digérer tout ça, je ne dis pas non !
La jeune femme haussa les épaules lorsque Stephen loua sa prétendue résistance, et répondit : Ce n'est pas une corvée pour moi de venir ici t'aider pour tes papiers ou pour écouter tes compositions. Je viens chez un ami, c'est génial ! J'aurais tout le temps de me reposer une fois rentrée. Autant dire d'ailleurs qu'elle ne s'était jamais sentie aussi reposée que depuis qu'elle était bien installée à Brisbane: sa soeur, quasiment adulte, était très indépendante désormais, lui permettant de prendre bien plus sortir qu'elle ne le faisait encore un an auparavant. Son rythme de vie prenait désormais en compte une composante qui jusque-là, avait été quasiment inexistante dès que l'on sortait du cadre familial: une vie sociale. Pour cela, le gain de maturité de Moana et leur arrivée à Brisbane étaient de vraies bénédictions. Tu as trouvé d'autres airs qui te font plus vibrer depuis ?
Le rire de la jeune femme est communicatif, et lui-même repense de façon aléatoire à un vers d’Apollinaire. Mon verre s’est brisé comme un éclat de rire. Il n’est pas sûr d’avoir compris, mais il a l’impression que ça colle au moment. « Je me nourris exclusivement de paresse et d’eau fraiche. Je ne possède ni intestins, ni appareil digestif. Tout cela… » (il montre du menton la cuisine) « …n’est qu’une couverture. » L’air on ne peut plus sérieux et décontracté avec lequel il dit ça ferait douter n’importe qui. Peut-être devrait-il envisager une reconversion dans le cinéma, qui sait. Ou alors peut-être n’était-il qu’un espion. Un vague sourire flottant sur ses lèvres, il regarde la jeune femme terminer l’entreprise de sauvetage administratif. Heïana était vraiment quelqu’un sur qui on pouvait compter. A partir du moment où sa douceur de vivre avait rencontré celle de Stephen, il n’y avait rien d’étonnant à ce que le jeune homme agisse de la manière la plus spontanée possible avec elle. Pour le meilleur et pour le pire, comme en témoignait le coup de fil quelque peu paniqué qui était à l’origine de cette conversation. Il se lève pour ranger la crème brûlée — de quoi subsister un jour entier, tiens — et met la bouilloire pour préparer un thé. S’il n’a que quelques capsules de café destinées à rien du tout, il est cependant un grand amateur de thé. Il ne les finit jamais, cela va de soi. Mais il aime bien les premières gorgées brûlantes, puis la tasse refroidie qui lui rappelle que le temps est passé par là. L’image de Captain America se faisant démonter la figure au début du film flotte devant lui. C’est vrai que ça lui correspond sacrément bien. Les compliments, Stephen y est assez immunisé, alors il répond souvent par des « merci » soufflés sans conviction, ou feinte de ne pas les entendre. Ou, troisième technique imparable, il répond par un compliment, et là, ça lui réchauffe le cœur. « Venant d’une personne aussi dévouée que toi ! » Après tout, professionnellement, la jeune femme n'avait rien à envier à personne, et sa personnalité la rendait socialement tout à fait idéale. Il verse le thé. Il en a de trois sortes, mais ne trouve plus les deux autres, alors il espère que les fruits rouges iront à Heïana. Leur odeur s’élève dans les airs en volutes chatouilleuses et sucrées. Du courage, du courage… il faudra bien en trouver, un jour. Super-héros ou pas. Lorsqu’elle lui demande s’il a avancé depuis, il hausse les épaules. Son rythme de création est un cycle sans fin, composé d’une succession de redécouvertes et de reprises de choses qu’il a écrites parfois très longtemps auparavant. A intervalles irréguliers, une nouvelle composante éclot dans sa tête, vient s’ajouter à cette file d’attente redondante et vicieuse. Il a l’impression, quand il se met vraiment dans l’optique de composer, d’essayer de déterrer quelque chose qui vient du plus profond de lui-même, auquel un marécage de pensées, de souvenirs et de crispations l’empêche d’accéder. Sauf lorsqu’il improvise. Là, sur le fil du présent, il trouve un peu de liberté, abandonne ses chaînes pour une paire d’ailes vaporeuses. « Rien de neuf, j’ai recommencé à gratter quelque chose d’ancien, je pense que tu reconnaitras quand je la jouerai. »
Il va fouiller quelque part pour sortir une imprimante d’un modèle assez antipathique — on dirait un croisement entre une machine à écrire et un grille-pain — avant d’y brancher l’ordinateur pour imprimer ce qu’il faut qu’il dépose en personne. La petite lumière verte se réveille : le monstre réduit connu pour être un modèle d’obsolescence programmée commence sa besogne. « Merci. » Pas d’adjectifs, d’enrobage : juste de la reconnaissance pure. Elle sait ce que cela veut dire. Dans son microcosme hétéroclite, Heïana a l’air d’un ange gardien. Il a soudain une pensée étrange, qui est que s’il est vrai que l’art est irrémédiablement relié à l’expérience personnelle, alors il est dommage qu’aucun maïeuticien ne se soit mis à la musique. Peut-être aurait-il trouvé l’air de la vie. La mélodie originelle. Bah, il trouverait bien, lui-aussi, qui sait. Un morceau du paradis. A quelques mètres, le piano approuve silencieusement. Ou alors il n’est rien de plus qu’un meuble. Et lui aussi. Heïana , ça ne devait jamais lui arriver d’avoir l’impression d’être un meuble. La machine a du mal à faire son boulot, c’est laborieux. Ça lui reviendrait moins cher en énergie de faire imprimer ça en bas. Les cartouches grincent comme un rire faux. La première feuille sort, lisse, chaude encore, avec l’odeur de l’encre fraichement incrustée. C’est le CV. « Je t’imagine bonne élève, perfectionniste, têtue. J’ai bon ? » Il regarde le papier, sa photo le scrute à son tour. « Ça te fait beaucoup d’enfants, entre l’hôpital, Moana et moi… » Lâche-t-il, pince sans rire. La sage-femme avait assez à faire avec sa sœur. On pouvait dire que son métier déteignait avec le reste de sa vie. Stephen rassemble toutes les feuilles que l’imprimante a péniblement éjectées de son ventre, en agrafe certaines entre elles, s’occupe de ficher les autres soit dans un dossier, soit dans une enveloppe sur laquelle il griffonne à la va-vite. Son propre thé a déjà commencé à refroidir ; il en prend une gorgée tandis qu’il arrange le désordre sur la table à moitié débarrassée. Sa main tombe sur un vieux courrier enfoui derrière les autres : d’un bleu tendre, avec dessus un crucifix (parce que oui, quelle meilleure manière de donner envie de lire un courrier : la menace de la damnation). Aussi tendre que les mots de sa mère lui disant de retourner dans le droit chemin. Tu vois ? Il y a décidément un problème avec les mots. Ils n’apportent que des mauvaises nouvelles. Les bonnes se vivent dans l’instant présent, elles dépassent le langage. Il décale la pile, reprend sa tasse. Il a mis trop de sucre. Il lève un œil sur la tahitienne. « Vraiment, je sens que je vais l’oublier avant que tu ne partes, alors il faut que je te le dise maintenant… » Il retient l’air de rien le suspens, regard sombre, visage sérieux. « Tu as de la sauce tomate. »
Spoiler:
@Heïana Brook j'suis un peu K.O par le train, si c'est redondant ou quoi mp
FEATURING @Stephen Beckett & Heïana Brook C'est par l'écriture toujours que l'on pénètre le mieux les gens. La parole éblouit et trompe, parce qu'elle est mimée par le visage, parce qu'on la voit sortir des lèvres, et que les lèvres plaisent et les yeux séduisent. Mais les mots noirs sur le papier blanc, c'est l'âme toute nue ~ Guy de Maupassant
Heïana manqua de mourir de rire lorsque, l'air le plus sérieux du monde, son ami déclara ne se nourrir que de fainéantise et d'eau fraîche. En voilà, un beau combo ! Elle fut obligée de s'arrêter deux minutes dans son expertise administrative, les rires secouant ses épaules devenus totalement incontrôlables ; une nouvelle larme due à son hilarité apparut au coin de son oeil droit. Quel pitre ce garçon quand il s'y mettait ! Bon, on devait bien avouer aussi que la Tahitienne constituait un plutôt bon public, il en fallait peu pour déclencher son amusement, et au grand minimum un sourire. Finalement, elle parvint à retrouver son sérieux, revenant d'ailleurs sur ce sujet, qui l'avait interpellée récemment grâce à un article sur internet, l'ayant amenée à se renseigner un peu plus. Tu sais, on en rit mais j'ai découvert quelque chose ces jours-ci! Il existe une croyance appelée inédie, ou aussi respirianisme, qui consiste à considérer la nourriture - voire même l'eau - superflue ! Il y a eu des cas mortels récemment à cause de telles inventions. La jeune femme hausse les épaules, que les gens peuvent être stupides ou crédules, parfois. Pourtant, elle même, en tant que catholique, est croyante; cependant, elle conserve son libre-arbitre, et sait se documenter avant d'émettre une opinion ou d'agir d'une manière ou d'une autre ! Non mais, sérieusement... Puis, la demoiselle se remit au travail, plus motivée que jamais. Elle appréciait tout particulièrement ceci quand elle venait voir Stephen: les choses à exécuter se faisaient, toujours; mais être sérieux sur un problème à résoudre n'empêchait pas de rêver ou de rire par rapport à un autre sujet de conversation dans le même temps. D'ailleurs, quelques courtes minutes après cet interlude sur le respirianisme, les sens olfactifs d'Heïana la prévinrent de l'arrivée imminente d'un délicieux thé, chaud à souhait. Elle pourrait en boire des litres chaque jour - du café presque autant, elle ne manquait pas de caféine et de théine dans le sang pour le sûr - et ne s'en lasserait certainement pas. Une tasse pleine de ce délicieux breuvage, aujourd'hui infusé aux fruits rouges, fut déposée comme par magie à ses côtés, alors qu'elle peaufinait la lettre de motivation de l'artiste. Oh génial, un thé fruité ! Les naturellement sucrés sont mes préférés. Merci Stephen.
Un peu gênée devant le superlatif qu'utilisa le compositeur lorsqu'il souligna le dévouement dont elle faisait preuve, la sage-femme haussa les épaules, la tasse chaude bien enserrée par ses petites mains fines. Ce n'est vraiment pas grand-chose; si mon acte te semble si exceptionnel, c'est que les gens sont moins bons qu'ils ne le devraient, et non pas ma personne qui est incroyable. Ces paroles auraient pu sonner comme de la fausse modestie, mais Heïana était honnête. Elle pensait sincèrement que rendre service à chacun, à son Prochain était la moindre chose pour vivre correctement en société. Sinon, pourquoi parler de sociabilité humaine, de cité ? Où étaient passées les théories de Socrate et de Platon sur "les hommes, animaux politiques", faits pour le vivre-ensemble ? Non vraiment, ce monde de plus en plus individualiste dépassait souvent la capacité de compréhension de la sage-femme. Peut-être était-elle trop simple dans son raisonnement ? Elle n'aurait pas su répondre à cette question; elle n'était pourtant pas idiote, mais son point de vue sur la vie de manière générale semblait bien trop en décalage avec le mode de vie des sociétés développées actuelles pour être politiquement correct. Cependant, la Tahitienne n'était pas non plus en position de déni, sachant très bien qu'elle avait une empathie assez développée et une capacité à prendre soin des autres plus élevée que pour beaucoup. Aussi, quand Stephen la remercia, elle répondit simplement avec un petit sourire ravi: De rien. Puis elle plongea le nez dans sa tasse presque brûlante, buvant petite gorgée après petite gorgée le breuvage couleur rouge. On dirait presque que je bois du sang ! s'exclama-t'elle en riant, ignorant toujours d'ailleurs qu'elle avait de la sauce tomate oubliée sur le menton. Décidément, ça faisait beaucoup de couleur écarlate en peu de temps. Peut-être que je devrais me déguiser en vampiresse au prochain Halloween, réfléchit-elle le plus sérieusement du monde.
La jeune femme fut impressionnée lorsque Stephen devina aussi facilement que ça son caractère enfantin. Toutes ces qualités et défauts perçus juste au travers du curriculum vitae qu'elle avait retravaillé ? Eh bien, sacrée capacité de perception. La brune s'inclina devant les compétences de détectives de son ami: En effet Sherlock. Et un brin Hermione Granger, toujours la main levée pour poser des questions ou compléter une réponse. Une fois, j'avais même corrigé une prof' en communication, qui avait utilisé un apocryphe comme exemple en cours sans savoir qu'il s'agissait d'un faux document. Fixant le compositeur alors que sa tasse se vidait petit à petit, elle ajouta avec un petit sourire mutin: Et toi, tu es le rêveur près de la fenêtre, qui connaît sa poésie mais est trop distrait pour la réciter dans l'ordre ? Finalement, la Miss-Je-Sais-Tout se concentra pour la dernière fois sur l'écran d'ordinateur, et avec Stephen à ses côtés pour valider ses écrits, elle prépara deux mails de plus que prévu pour divers organismes et employeurs, les envoya, et l'aida également à retrouver les codes d'accès du site de son assurance sociale de base. Vraiment allergique à la paperasse, hein. Heïana avait entendu l'excuse être sortie par un des pontes de la politique française, en métropole; il n'avait pas payé ses impôts au fisc pendant des années, et le jour où il avait été épinglé, avait prétexté être atteint de "phobie administrative". La bonne blague, tiens; comme s'il n'avait pas les moyens de se payer une secrétaire. Même Stephen, qui aurait été dans le lot des nombreuses personnes qualifiés "d'inutiles" ou de "sans-dents" par divers présidents français, avait eu le réflexe de demander de l'aide pour mettre de l'ordre dans sa paperasse. Alors, un ministre ! Foutaises. Décidément, le monde ne tournait pas toujours rond...
La sage-femme soupira, leva les yeux au ciel, une main sur son front, faussement fataliste devant le constat du brun. En effet, je suis condamnée à servir des enfants pour l'éternité... Quoi que, Moana sera majeure dans quelques mois, précisa-t'elle avec un sourire narquois, Stephen ayant largement passé l'âge de la majorité. Mais en fait, je pense que j'aime ça, conclut-elle en quittant sa pose théâtrale. Un instant, elle voit distinctement le jeune homme s'immobiliser, un courrier dans la main; de loin, elle distingue l'ombre dessinée d'une croix. Cependant, le papier ne sembla pas plaire à Stephen, qui l'écarta, n'encourageant pas Heïana à développer une discussion sur la spiritualité. Il avait un lien certain avec la religion chrétienne, cela se ressentait dans certains de ses morceaux d'ailleurs. Mais chaque chose en son temps, ils en parleraient quand lui serait prêt. De son côté, il ne pouvait avoir aucun doute que la brune était une croyante sincère et pratiquante, étant donné qu'elle portait régulièrement un fin collier orné d'un pendentif de la Vierge Marie, ou d'une toute petite croix. Sans parler des références bibliques ressortant parfois dans les conversations. La balle était donc dans le camp de Stephen, à lui de voir ce qu'il en ferait en temps voulu.
Et là, l'instant était plutôt à la confession d'un secret longtemps tenu par le musicien - soit dix minutes. Sauf que cette fois, le fou rire qu'il déclencha à Heïana entraîna une série de conséquences inattendues. La jolie Polynésienne, ayant terminé son travail sur informatique, avait repris sa tasse de thé dans les mains, et sirotait sa délicieuse boisson. Le rire qui la pris à cet instant la fit avaler de travers, et la surprise, le choc ressentit par le corps qui n'appréciait pas spécialement l'arrivée de thé dans les bronches créa un sursaut formidable, la demoiselle renversant le reste du breuvage sur elle-même... Aouch, c'était encore chaud, quand même. Ainsi, les trente secondes qui suivirent la blague de Stephen furent tour à tour suivies d'éclat de rire, de hoquet, de toux saccadée et de cri mêlant étonnement et douleur. Quel beau bouquet!
Respirianisme ? Rien n’allait avec cette expression. Ni sa consonance — les oreilles du musicien étaient très sensible à cela — ni l’idée fortement dérangeante et dérangée qu’il y avait derrière. « Tu m’étonnes, » qu’il lâche, pas vraiment étonné d’où la bêtise pouvait mener les hommes. Ça faisait un rapport « millénaires d’évolution sur expérience acquise » assez faible pour l’espèce, tout de même. Autant la présence d’un être suprême veillant sur ses brebis n’était pas vérifiable dans l’immédiat, autant l’idée que la voie vers le salut est de mourir d’inanition est franchement bancale. Plus c’est gros, plus les gens ont envie de s’y raccrocher pour pallier leur manque d’imagination à combler l’insoutenable vide de l’existence. Lorsqu’Heïana le remercie, il perçoit un peu de sa gène — ça arrive souvent avec sa manière de communiquer. Mais lui ne croit pas à Socrate ni à Platon : il se sent beaucoup plus proche d’Hobbes (bien qu’il ne l’ait pas lu, pensez-vous) : homo lupini lupus est, et pas de certitude quant à la solidarité qui siègerait originellement dans le cœur humain. L’homme est naturellement bon ? Ça reste à prouver. La bonté est un effort, et comme tous les efforts, peu nombreux ceux qui s’y accrochent. Lui-même ne se considère pas comme un être particulièrement bon : il voit son existence, et celle de la plupart des gens moyens comme lui, comme une lutte perpétuelle entre le désir d’altruisme et celui de ne regarder qu’en soi. La plupart des gens n’en ont rien à faire de savoir comment vous allez. Sur mille, une seule vous posera la question sincèrement. Les autres le font avec un œil sur leur propre reflet, dans l’espoir avide que vous leur offrirez une fenêtre pour parler d’eux et d’eux seuls. Il faisait avec cette vision des choses. Pas particulièrement pessimiste, pas particulièrement optimiste, essayant tant bien que mal de comprendre le chaos autour de lui (ce qu’on appelle « le monde »), et de comprendre si tout cela avait réellement besoin d’être compris.
Par contre, il n’y avait vraiment qu’Heïana pour utiliser le mot apocyphe. Sonorité indigeste ; le sens ne l’était sûrement pas moins. Ce sont des mots cosmétiques : très jolis à écrire, beaucoup moins dans la bouche des gens. « Bonne analyse Miss Granger, » réplique-t-il avec amusement lorsqu’elle lui fait à son tour son portrait, « sauf que je pense que j’ai déjà perdu la feuille de poésie avant même de rentrer chez moi, et que de toute façon la prof ne connaît pas mon nom, alors je ne cours même pas le risque d'être interrogé. » Pour le coup, il était loin, très loin d’une Hermione. Rien qu’à voir l’appartement — pas bordélique en soi, mais labyrinthique malgré tout, avec de tout, partout, tout le temps —, ça se ressentait à des années de distance. Avec un meilleur encadrement, peut-être aurait-il pu s’approcher d’un « bon élève » ; mais étant donné que ses parents considéraient d’office que la scolarité était corrompue et qu’il y perdait du temps, il n’allait pas non plus sortir des miracles d’excellence de son crâne. Il est resté médiocre et invisible le peu de temps qu’il est resté. Et éminemment mauvais dans toutes les matières un tant soit peu scientifiques. Heïana devait en avoir bouffé, des sciences, pour arriver là où elle était. Et puis, ce qu’elle disait prouvait qu’elle avait bien choisi sa voie : elle s’épanouissait dans cette profession, qui ne s’arrêtait pas aux portes de l’hôpital, mais qui était une mission de chaque instant, un état d’esprit, un art de vivre. Fascinant. Son esprit cogite, essaye de trouver une formulation à la question qui y bout… mais c’était sans compter la maladresse de son amie. « Merde ! » qu’il peut pas s’empêcher de s’exclamer lorsqu’Heïana renverse le thé si amicalement préparé. Voilà ce qui arrive lorsque vous mettez deux grands enfants pas spécialement adroits dans la même pièce ! Puisqu’Heïana ne hurle pas de souffrance, l’eau doit être largement sous sa température de sortie de bouilloire — ce qui n’empêche pas Stephen de paniquer en même temps qu’il rit. Lorsqu’il finit par articuler « Tu veux un t-shirt ? », la phrase lui paraît tellement absurde qu’il manque d’empirer la situation, poussant sa propre tasse avec un peu trop de force avant de la rattraper de justesse au moment d’une bascule qui aurait été très, très fâcheuse pour le mobilier. Par contre, c’est idéal pour nettoyer la fameuse tache de sauce (quelle meilleure idée que de se renverser l’intégralité d’un thé !). Steph laisse la jeune femme constater les dégâts avant de s’enfoncer dans une partie obscure de l’appartement qui devrait, en théorie, contenir de quoi essuyer le parquet. Evidemment, il n’en est rien, et le brun revient finalement avec un épais torchon à carreau qui servira de serpillère pour cette fois. « J’ai l’impression que cet appartement éveille le sens du chaos de ceux qui y entrent, » fait-il en essuyant prestement le sol. « Ni les gens ni les choses n’en sortent indemnes… » Une sorte de triangle des Bermudes en plein Fortitude Valley, en somme. Asile à la croisée des chemins, où les lois du monde de la cohérence n’ont plus court. Le sentiment de légèreté si spécifique qui suit le rire l’envahit : il le savoure dans un silence où flotte une sorte d’écho du bonheur. Mais Steph ne sait pas se contenter d’apprécier les belles choses. Il faut qu’il les questionne, qu’il les racle, qu’il les décrypte sous tous les angles. Sans vraiment se rendre compte qu’il passe du coq à l’âne après l’incident burlesque du thé, il pose une main sur la table et brise le silence à la manière de quelqu’un qui parle tout seul. Les gens sont moins bons qu’ils ne le devraient. La phrase n’a fini de résonner en lui. « Mais peut-être que les gens s’en foutent d’être « bons », que tu es la seule sur cette planète à trouver encore le moyen de penser aux autres. » Il exagère, bien sûr, mais c’est une vue de l’esprit. « Aujourd’hui, presque personne ne veut donner s’il n’y a rien en retour. Est-ce que c’est possible de transformer quelqu’un qui n’a fait que penser à soi toute sa vie ? » Derrière cette brumeuse question, il avait la vraie pensée qui faisait peur : celle qu’il n’existait absolument aucune manière d’être généreux de manière gratuite, que tout acte envers un autre se payait, même immatériellement — le prestige d’avoir donné, la supériorité sur celui qu’on aide… Steph a l’air d’émerger, il reporte son attention sur Heïana, n'ayant pas l'air d'attendre de réponse claire. Il se satisfait très bien des questions. Il sourit comme si tout ce qu’il disait ne dégageait pas une vision assez sinistre du genre humain. Ces pensées, il ne les a pas recueillies en cours de philosophie, mais en observant le comportement de ses semblables.
FEATURING @Stephen Beckett & Heïana Brook C'est par l'écriture toujours que l'on pénètre le mieux les gens. La parole éblouit et trompe, parce qu'elle est mimée par le visage, parce qu'on la voit sortir des lèvres, et que les lèvres plaisent et les yeux séduisent. Mais les mots noirs sur le papier blanc, c'est l'âme toute nue ~ Guy de Maupassant
Les cris de surprise passés, notamment le superbe "Merde" de Stephen, l'adrénaline montée à son maximum se tasse et les esprits se reprennent, constatant qu'il n'y avait rien de bien grave si ce n'est un haut trempé et un peu d'eau infusée sur le parquet. Désolée, s'excusa la jeune femme, entre réelle culpabilité et hilarité indéfinissable. Assez rapidement, le jeune homme lui proposa de lui prêter un tee-shirt; cependant l'idée, ou la manière de l'avancer, sembla lui paraître si absurde qu'il manqua de renverser sa propre tasse, redoublant le fou rire d'Heïana. Désormais, à chaque fois qu'elle levait les yeux vers lui ou que sa vision croisait malencontreusement une tasse de thé ou la tâche d'eau au sol, au choix, elle repartait de plus belle dans son esclaffement. Elle mit bien plusieurs minutes à s'en remettre, lui demandant finalement, au vu de l'état de son débardeur: Je veux bien, s'il-te-plaît. Ah mon Dieu, quelle catastrophe ambulante ! En plus de l'avoir faite tête en l'air, il avait fallu que le Créateur décide qu'elle serait maladroite au possible. Comment s'en sortir au quotidien, à partir de ce moment-là, hein ? Cependant, Heïana avait eu la chance de ne pas être réellement brûlée par la boisson, qui depuis le temps qu'elle avait été servie, avait bien refroidi. La sensation désagréable de chaleur étant tout de même bien présente sur son poignet droit, la jeune femme se leva et partit le passer sous l'eau fraîche quelques minutes, pour s'assurer une douleur moindre dans les heures qui suivraient. Pendant ce temps, Stephen est parti chercher de quoi essuyer le sol, et la jeune femme le regarde poser le tissu avec l'espoir qu'il s'en imbiberait assez pour tout absorber. Avec vigueur, il frotte et frotte, tel Cendrillon réparant les bévues de ses méchantes belles-soeurs. Si ce n'est qu'Heïana n'a pas la moindre once de perfidie de Javotte et d'Anastasie, et que Stephen est bien plus intelligent que la fille dormant dans l'âtre du foyer. La demoiselle à l'épaisse chevelure brune se retient de repartir dans un nouvel éclat de rire et se contente de pouffer, se mordant les lèvres pour ne pas que ça devienne plus, lorsque le jeune homme déclare que jamais personne ne sort indemne de son appartement. Oh cette fois, je crois que le problème vient plutôt de moi, réplique finalement la Tahitienne. Dieu m'a faite tête en l'air - mais genre vraiment, j'oublie TOUT LE TEMPS mes clefs de maison, mon portable ou autre chose essentielle au quotidien - et comme si ça ne suffisait pas, je suis particulièrement maladroite.
La demoiselle finit par revenir dans le salon, et voyant une pile de linge propre - ce sont des choses qu'elle voit vite, l'oeil de la "mère de famille" sans doute - non rangée, elle s'en rapproche et prend en main le premier tee-shirt qu'elle trouve. Je me permets, déclare-t'elle simplement. C'est qu'elle commence à être sacrément inconfortable dans son haut trempé, et elle préférerait ne pas tomber malade à cause d'un bête coup de froid. Elle sait que Stephen ne lui en tiendra pas rigueur, d'autant plus qu'il lui avait proposé de lui en filer un quelques minutes plus tôt, mais qu'il n'avait juste pas eu encore l'occasion de s'en occuper. Retournant un instant dans la cuisine pour profiter d'une intimité toute relative, Heïana retira prestement la loque mouillée qui lui collait à la peau, et revêtit avec bonheur le tissu sec, légèrement plus large que le précédent, grâce auquel elle pourrait enfin se sentir à l'aise. Soupirant d'un plaisir des plus simples mais des plus essentiels, elle rejoint finalement son ami, s'asseyant sur son canapé. Instantanément, la maïeuticienne ressent qu'il est parti loin dans ses pensées, le calme relatif ayant suivi la chaotique scène du thé le lui permettant. Elle sourit de le voir ainsi, pensif, les yeux dans le vague. C'est comme ça qu'elle l'apprécie, Stephen. Rêveur, artiste, éternel penseur dans un monde devenu bien trop rapide pour l'humanité, alors qu'elle en est elle-même le déclencheur et le moteur. Finalement, les mots transcendent la pensée, lui permettant d'être partagée et débattue. Mais peut-être que les gens s’en foutent d’être « bons », que tu es la seule sur cette planète à trouver encore le moyen de penser aux autres. Stephen force le trait, mais au moins ses idées sont entendues et comprises, bien que non-acceptées par son interlocutrice, ce qui se voit par ses sourcils légèrement froncés. Malgré tout, celle-ci ne répond pas pour l'instant, et le laisse cheminer dans ses réflexions, attendant d'en voir la conclusion. Aujourd’hui, presque personne ne veut donner s’il n’y a rien en retour. Est-ce que c’est possible de transformer quelqu’un qui n’a fait que penser à soi toute sa vie ? Heïana prend à son tour le temps de la réflexion; elle ne comprend que trop bien ce qu'exprime son ami, mais elle pense différemment. Cependant, le monde est si nuancé qu'elle ne peut pas trancher son avis comme une étude scientifique démonterait une hypothèse se basant sur des affabulations.
Et si le problème ne venait pas de la personne qui a pensé à elle-même toute sa vie ? Questionna Heïana, toujours en pleine cogitation. Car les conditions psychologiques et matérielles ont fait ce qu'elle est devenue. Je crois vraiment que chacun a son chemin à faire sur Terre, et qu'on est tous capables de choisir. Malheureusement, beaucoup prennent le chemin de la facilité. Alors oui, la théorie d'Heïana mélangeait autant de philosophie antique, gréco-romaine, que du XVIIe siècle avec les idées des Lumières, que de croyance profondément ancrée en elle, intimement religieuse. Mais au-delà de toutes ces influences, il s'agissait surtout de son avis, basé sur son mode de vie, sur ses rencontres, sur ce qu'elle avait vu et vécu. Enfin, peut-être suis-je trop naïve, conclut-elle finalement en tirant la langue et en passant sa main derrière son crâne, gênée. Elle apprenait toujours beaucoup auprès de Stephen, qui ne cessait de remettre en question tout ce qui l'entourait. C'était passionnant de l'écouter parler, et généralement, elle avait plus l'impression de compléter les pensées du jeune homme ou de lui proposer d'autres direction, que de lui tenir la dragée haute. Mais cela était loin de la déranger; on s'améliore toujours avec ceux qui ont un meilleur niveau que soi-même, dans un peu tous les domaines de la vie d'ailleurs. En tout cas, ce que je sais, c'est que je suis contente d'être en ta compagnie, résuma la jeune femme avec un large sourire.
Il l’entend d’un peu plus loin dans l’appartement. « Oh cette fois, je crois que le problème vient plutôt de moi… Dieu m'a faite tête en l'air - mais genre vraiment, j'oublie TOUT LE TEMPS mes clefs de maison, mon portable ou autre chose essentielle au quotidien - et comme si ça ne suffisait pas, je suis particulièrement maladroite. » Qui se ressemble s’assemble, pas besoin d’être un devin pour comprendre que Steph est au moins aussi haut que son amie dans la catégorie étourderie, avec mention « effet domino », puisqu’une erreur en entrainait bien souvent une autre… quant à l’adresse, le seul domaine où Stephen était capable d’en faire preuve, c’était dans l’exercice de l’art. Dès qu’il sortait de ce cadre, ses doigts de pianiste devenaient gauches et absurdement nerveux, la coordination nécessaire à la maitrise de ses instruments laissait place à l’hésitation et donc à tous les faux-pas possibles et imaginables. « J’espère que ça disparaît le temps que tu passes les portes de l’hôpital ! » Curieusement, les gens dont le métier requérait le plus de dextérité n’étaient pas toujours les plus minutieux en dehors de leurs fonctions. Peut-être que ce qui était nécessaire alors était moins le soin que la capacité de focalisation. Et dès qu’on remet un pas hors de sa profession, toute la concentration déployée ainsi vole en poussière, balayée par le besoin de se délier les pensées. Quand Heïana revient et qu’il s’apprête à lui indiquer où sont ses vêtements, elle a déjà passé un de ses t-shirts — la rapidité avec laquelle elle s’y retrouve dans ce cauchemar architectural est abasourdissante. Peut-être que le lieu où l’on vit ressemble à son propriétaire, et que connaître ce dernier permet d’outrepasser les difficultés relatives de l’orientation dans son espace de vie. « Et si le problème ne venait pas de la personne qui a pensé à elle-même toute sa vie ? Car les conditions psychologiques et matérielles ont fait ce qu'elle est devenue. Je crois vraiment que chacun a son chemin à faire sur Terre, et qu'on est tous capables de choisir. Malheureusement, beaucoup prennent le chemin de la facilité. Enfin, peut-être suis-je trop naïve. En tout cas, ce que je sais, c'est que je suis contente d'être en ta compagnie. » La positivité qui émane d’Heïana s’accorde parfaitement avec la distraction un peu nuageuse de Steph. La maïeuticienne a le don d’amener avec elle une force de bonheur et d’apaisement ; elle parle avec simplicité, mais trouve toujours les mots justes, sans fioritures, l’essentiel, la vérité. C’est sûrement ça qui faisait qu’il se sentait aussi bien avec elle. Il n’avait pas besoin de feindre ou d’être plus sociable que ce qu’il était ; la communication avec la tahitienne se faisait naturellement, et cela expliquait comment le musicien plaçait sa confiance en elle. « Moi aussi. »
Là est toute la question : a-t-on vraiment le choix ? Existe-t-il une véritable volonté de générosité gratuite chez l’homme ? Peut-on blâmer celui qui choisit de fermer les yeux sur les autres pour ne se préoccuper que de son propre confort, puisqu’après tout, la personne n’avait qu’à choisir de se mettre en situation de ne pas avoir besoin d’aide... Toutes ses réflexions, Steph les aurait sûrement mises en un bouquin s’il avait pris la voie de l’écriture — si les conditions psychologiques et matérielles lui avaient fait prendre la voie de l’écriture ; faute d’être devenu un philosophe, il laissait transparaître un peu de ce doute, de ce vacillement, dans sa musique. Elle s’excuse d’une naïveté, mais Stephen n’en voit pas. Il n’en voit jamais. Tout ce qui sort de la bouche des humains dit quelque chose en substance — sous aucun prétexte il ne se permettrait d’invalider les propos d’un interlocuteur de la sorte. « Tu le vois clairement, ton chemin ? » Il secoue la tête. Ça lui a échappé. « C’est indiscret, » qu’il rattrape d’une voix plus douce. Il savait qu’il existait des gens qui avaient fait le choix de devenir ce qu’ils étaient. Mais jusqu’à quel point omettaient-ils l’influence des circonstances, des hasards, des influences extérieures ? Peut-être qu’à dix minutes près, tout changeait, Heïana ne revenait jamais à Brisbane, Stephen restait pour toujours dans sa campagne, leurs chemins ne se croisaient jamais, lui devenait comptable et elle lâchait ses études pour ficher le camp de ce monde… Est-ce que la tahitienne avait une idée d’où elle allait ? D’où elle voulait aller ? « A dix minutes près quelque part dans le monde, tout cela est peut-être radicalement différent. » Il ne sait pas lui-même à quoi il pense en disant cela, ni ce qu’Heïana peut bien penser de cette angoisse du hasard. Elle lui paraissait tellement déterminée et optimiste qu’il peinait à s’imaginer qu’elle ait pu elle aussi se retrouver plongée dans ce vertige des évènements qui vous prend lorsqu’on se rend compte de la course tragique et indifférente du temps. Il sourit, finit d’une traite son thé devenu froid et fade. L’arôme du fruit languit quelques secondes sur sa langue avant de s’estomper. « Si la question de notre sort dans l’univers commence à t’ennuyer… Tu veux chanter quelque chose ? Je crois que j’ai atteint mon quota de mots… » Plaisante-t-il en se rappelant la raison pour laquelle Heïana était initialement censée venir. Le morceau prévu était — pour le moment — abandonné, mais la jeune femme aimait user de sa voix, alors ils pouvaient bien trouver un compromis. Il ne voulait même plus se servir des vocalises de la sage-femme pour peaufiner ses propres œuvres — fini l’égoïsme : à Heïana les commandes. « Pour une fois je vais arrêter de penser à moi, tu veux quelque chose ? J’ai Somewhere over the rainbow à la guitare, est-ce que c’était toi qui me disais que tu aimais bien cette chanson ? » Pensif, il fouille vaguement dans sa mémoire en même temps qu’il soulève différents feuillets qui vagabondent sur la table et un peu partout dans l’appartement. « Sinon je crois que je trouverais à peu près n’importe quoi de sorti ces quatre derniers siècles en fouillant un peu… » De Vivaldi à Queen en passant par d’obscurs albums de jazz ou de punk tardif, il avait à l’oreille nombre de ce qui se connaissait le plus et le moins, à force de s’obstiner à vouloir rejouer tout ce qu’il entendait au hasard d’une occasion.
FEATURING @Stephen Beckett & Heïana Brook C'est par l'écriture toujours que l'on pénètre le mieux les gens. La parole éblouit et trompe, parce qu'elle est mimée par le visage, parce qu'on la voit sortir des lèvres, et que les lèvres plaisent et les yeux séduisent. Mais les mots noirs sur le papier blanc, c'est l'âme toute nue ~ Guy de Maupassant
Oh oui qu'il fallait savoir mettre de côté ses défauts, et d'autant plus la maladresse, lorsque l'on travaille dans des métiers manuels. Cette capacité à se concentrer au point d'en atténuer voire d'en effacer totalement ces faiblesses innées devenait d'autant plus essentielle dans le cadre d'une vocation impliquant la santé et le bien-être d'autrui, physique avant tout mais aussi mental. Que serait la maternité sans ses sages-femmes aux gestes connus, appris et répétés des milliers de fois, si rassurants aux yeux de jeunes parents ? Comment réagiraient les géniteurs d'une nouvelle vie si celle-ci était mise à mal à cause de la maladresse ou de l'incompétence d'un personnel de l'hôpital ? Pourquoi feraient-ils confiance à quelqu'un dont la maîtrise de soi, que ce soit en termes de caractère ou de compétences physiques, semblerait être compromise ? Bien sûr, l'erreur est humaine et personne n'est infaillible; mais s'il y a bien un domaine où il faut se donner tout entier à son travail, jusqu'à en oublier son comportement habituel, c'était bien la médecine. Probablement dans d'autres secteurs professionnels aussi, mais Heïana n'en connaissait pas assez pour se permettre d'en juger. Riant devant la remarque de son ami, mais tout en étant sérieuse dans le fond, elle répliqua: Oh que oui, et heureusement. Tu imagines si je faisais tomber tous les biberons qui passaient entre mes mains ? Rien que l'image de couloirs inondés de lait maternisé, de bébés en pleurs, de parents en panique et de collègues furieuse la faisait mourir de rire intérieurement. Quelle scène imaginaire tragi-comique ! Enfilant un tee-shirt propre, elle se rassit sur le canapé et commença un débat passionnant avec Stephen, sur la nature humaine, à quel point chacun était bon ou mauvais, s'il était d'ailleurs possible d'être vraiment empathique sans aucune notion d'intérêt... Leurs visions se rencontraient, s'entrechoquaient pourtant sans aucune violence, se confondaient, puis se divisaient, avant de nouveau revenir l'une vers l'autre, certains filaments se liant d'un accord certain, comme les mains de deux amoureux, alors que d'autres se livraient une bataille plus théorique qu'effective. Heïana adorait converser avec l'artiste, qui avait toujours un point de vue intéressant sur toute chose, qui savait discuter sans animosité et accepter l'avis de la personne lui faisant face. Voilà des moments bien philosophiques ! Un petit coup de rangement, de ménage, et ils pourraient tenir salon comme les aristocrates du XVIIIe siècle à ce rythme.
Tu le vois clairement, ton chemin ? demanda alors subitement Stephen, comme pris dans cette conversation au point de la passer d'un point de vue très théorique avec quelques éléments basiques de la vie de toute personne humaine à quelque chose bien plus intime. Les premières secondes, la Tahitienne ne lui répondit pas, tout d'abord surprise de ce revirement dans leur discussion, puis devant forcément y réfléchir un peu avant de donner sa propre vision assez correctement pour être compréhensible. Aussi, peut-être l'artiste crut-il qu'il l'avait gênée, car il déclara avoir été indiscret sur un ton d'excuse, avant de compléter son idée par le fait qu'il y a toujours une part de hasard, d'influences extérieures qui nous échappent. Heïana secoua négativement la tête, en un geste assez bref. Il n'y a pas de soucis, dit-elle d'un ton posé. Après un dernier instant de réflexion, elle déclara: Je ne vois pas toujours clairement mon chemin, non. Je ne suis pas omnisciente ou omnipotente, je ne suis qu'humaine... Et je suis tout à fait d'accord avec toi quand tu dis qu'on est forcément influencé par les circonstances de notre vie, de notre passé, par les autres... Mais au final, le choix nous revient toujours. Les mots s'enchaînaient plutôt facilement tout compte fait dans la bouche de la jolie métisse, qui ajouta pour conclure, sur une tonalité rassurante et qui enlevait tout sentiment de culpabilité exagérée: C'est à nous de décider de nos actes, en notre âme et conscience. Cependant, nous avons le droit à l'erreur; c'est bien en ça que nous sommes humains, finalement.
Malgré tout l'intérêt que chacun portait à ses discussions, ils se dirigèrent peu à peu vers le domaine musical. La demoiselle fut ravie de l'entendre lui proposer de chanter, elle aimait toujours faire des vocalises et avec lui comme accompagnant instrumental, c'était un réel plaisir. Elle fut pourtant très surprise lorsqu'il lui proposa "Somewhere Over the Rainbow". Même étonnée au point d'être immobile, parfaitement stoïque quelques secondes, presque figée comme une statue de la Renaissance, où l'on désirait graver des scènes pour l'éternité. Je lui en avais parlé ? se demanda-t-elle intérieurement. Il ne lui semblait pas, pourtant; ou alors elle avait juste dit au détour d'une de leurs nombreuses conversations qu'elle appréciait ce titre. Ça ne pouvait être que cela. Elle ne l'avait pas chanté depuis le jour où... Une myriade de sentiments et d'émotions traversèrent Heïana. Joie, nostalgie, enthousiasme, crainte, extase et effroi. Allait-elle être capable de chanter ces paroles, qui avaient précédé le plus triste moment de son existence ? Sa voix tiendrait-elle le coup ? Serait-elle dans le rythme, dans la bonne tonalité ? Non pas qu'elle ait des soucis théoriques à ces différents niveaux, mais cette chanson lui était toute particulière. Ce qui la décida cependant fut la proposition du jeune homme de prendre d'autres titres, si elle préférait. Presque précipitamment, elle rétorqua: Non. Somewhere Over the Rainbow, c'est très bien. Restant assise dans le canapé, mais prenant une position plus adaptée pour chanter, sa décision était prise. Elle allait prendre son courage à deux mains, et ne laisserait pas cette superbe musique être entachée par de glauques réminiscences. Peut-être même devrait-elle la considérer comme un hommage aux anciens jours heureux... Ils l'étaient toujours, évidemment; mais on ne peut nier la césure née sept ans plus tôt. Les marques de la vie, en quelques sortes. Avec un sourire, elle demanda: Tu veux bien faire quelques accords pour que je m'échauffe la voix, s'il-te-plaît ?
Stephen sourit à l’image de la maïeuticienne paniquée, courant après sa maladresse pour réparer le chaos qu’elle provoquait dans l’hôpital. Dès qu’elle entre sur le terrain plus glissant vers lequel il s’est permis de les mener, il l’écoute attentivement derrière son air distrait, pesant chaque mot avec un intérêt de chimiste. Heureusement, ce n’était pas le genre de la jeune femme de se braquer ; sa réponse était personnelle et intéressante malgré la légère indiscrétion dont il avait fait preuve. Est-ce que lui, musicien paumé de 31 ans, venait d’appeler une sage-femme de 25 ans pour l’aider à faire sa paperasse administrative, avant d’assister au désastre du renversement d’un thé, le tout suivi d’un échange philosophique des plus vagues, ponctué de questions destinées à défier le destin ? Quelque part, cette discussion leur faisait prendre beaucoup d’âge avant l’heure (autant que l’épisode du thé leur en avait fait perdre…) — mais ce n’étaient pas des considérations dont Stephen s’encombrait. Il pensait à beaucoup de choses qui le rapprochaient d’un vieillard ; le temps passé à l’intérieur de soi-même était peut-être décuplé dans le monde réel. « Mais au final, le choix nous revient toujours. » C’est la phrase qui lui reste le plus en tête. Il l’admirait d’avoir une philosophie aussi claire, même si elle disait que chacun était sujet à l’erreur : quelque part, son discours témoignait d’une finalité optimiste qui se ressentait dans beaucoup de facettes d’Heïana. Lui n’arrivait pas, pour le moment, à raisonner de la sorte : il fallait toujours qu’il se prenne pour une espèce d’accident de la route, incapable d'avoir une conscience totale de sa propre volonté, de la mainmise qu’il avait sur son propre destin. « J’adore cette façon de voir les choses. » Même s’il ne parvenait pas à l’appliquer à lui-même, il y voyait un moyen de vivre sereinement, beaucoup plus en tout cas qu’avec sa manie de se détacher de sa propre existence, l’observant évoluer de l’extérieur, comme un étranger devant une cassette pré-enregistrée. Heïana mettait l’Homme au centre de ses responsabilités — ni aveugle, ni fataliste. Une doctrine qui correspondait bien à la personnalité lumineuse de la tahitienne, et qui permettait d’allier l’humilité et la décision dans un équilibre sain. Il enviait cette conviction. Peut-être qu’à force de la côtoyer, ça finirait par déteindre sur lui. « Je nous vois bien écrire les sujets d’un examen philosophique. ‘A-t-on le choix : vous avez 5 heures.’ » Lâche-t-il, pensif. La plaisanterie, à la fois teintée de dérision et de nostalgie, lui permet d’alléger la conversation. A-t-on le choix, c’était une bonne question, ça n’avait pas besoin d’être complété. Elle englobait une grosse part des doutes existentiels des hommes. Est-ce que tout cela était déjà écrit ? Est-ce qu’ils ne faisaient que jouer une partition dont ils n’étaient que d’infimes ressorts, soigneusement disposés afin de rendre l’aspect d’une mélodie dont ils ne connaîtraient jamais la teneur ? Rien n’était moins sûr…
Il finit par lui jeter un coup d’œil, étonné du léger délai de réponse depuis qu’il a pris la parole. Peut-être qu’elle réfléchissait à une autre chanson, auquel cas il n’y avait pas de problème, mais l’expression de la tahitienne a quelque chose de lointain qui l’interpelle. Il se demanda en son for intérieur s’il avait fait une gaffe, mais pour une fois, ne trouva rien de compromettant dans ce qu’il venait de dire. Avait-il très mal articulé, ou commis une faute de langue horrifiante, plongeant la malheureuse dans un état de sidération intense ? Ou peut-être qu’il était juste devenu sourd en l’espace de quelques secondes… « Non. Somewhere Over the Rainbow, c'est très bien. » Il sent un peu la brusquerie de la réplique, mais ne fait pas de rapprochement. Connaissant les origines de son amie, il pensait lui faire plaisir en lui proposant ce titre. D’ailleurs, il était sûr et certain que quelqu’un le lui avait déjà demandé — peut-être pas elle, sa mémoire pouvait flancher, il n’était pas à ça près ; toujours était-il qu’elle acceptait, alors il se lève pour saisir la guitare qui traine sur le canapé depuis ce matin — accordée, messieurs-dames, admirez la prévoyance ! — et commence à faire le tour de la pièce à la recherche d’un des innombrables médiators qui trainaient dans l’appartement. Le désavantage d’avoir le piano comme instrument principal se faisait ressentir dès qu’il fallait passer aux cordes ; impossible d’avoir les ongles de la main rythmique longs, puisque cela signifiait sacrifier la qualité d’attaque de ses doigts sur les touches bicolores. Il finit par se résigner à piocher un médiator dans la boite prévue à cet effet — comme il le fait systématiquement, puisque le minuscule ustensile se perd tellement facilement qu’on le croirait à usage unique. Il revient s’assoir auprès d’Heïana, armé pour la suite. « Tu veux bien faire quelques accords pour que je m'échauffe la voix, s'il-te-plaît ? » « C’est hors de question, » lance-t-il en guise de réponse à la question rhétorique tout en attaquant les premières notes de You Know I’m No Good d’Amy Winehouse, remaniant le tout à l’aide d’accords basiques qui permettraient à Heïana de faire ce qu’elle voulait pour mettre ses cordes vocales en condition. Un peu de yaourt, tâter légèrement le terrain des notes les plus hautes, et c’est parti, n’est-ce pas ? (La vie est simple quand on ne touche pas soi-même au chant…) La très belle voix de la tahitienne ne tardera pas à emplir l’espace de l’appartement, compensant l’acoustique médiocre du lieu par sa justesse, organisant un semblant d’ordre dans l’anarchie ambiante ; même si Stephen avait parfois cette habitude horripilante des musiciens à reprendre les vocalistes alors que lui-même ne touchait pas à la voix, oreille ultra-sensible aux fausses notes oblige, Heïana n’avait pas de problèmes à ce niveau et entendait généralement d’elle-même les rares erreurs qu’elle laissait échapper. « C’est quand tu veux. » Il ne se doute clairement pas du poids émotionnel de la chanson pour Heïana, mais après tout, l’enfer est pavé de bonnes intentions.
FEATURING @Stephen Beckett & Heïana Brook C'est par l'écriture toujours que l'on pénètre le mieux les gens. La parole éblouit et trompe, parce qu'elle est mimée par le visage, parce qu'on la voit sortir des lèvres, et que les lèvres plaisent et les yeux séduisent. Mais les mots noirs sur le papier blanc, c'est l'âme toute nue ~ Guy de Maupassant
La jeune femme sourit lorsque Stephen lui avoua aimer sa vision de la liberté humaine, qui allait à l'encontre du déterminisme, sans l'occulter totalement. Elle imaginait déjà les dix mille pensées qui devaient fuser à la seconde dans le cerveau prolifique de son ami suite à leur conversation, partant dans tous les sens, du plus mélancolique à la perspective la plus joyeuse et enthousiaste. Vraiment, leurs instants de conversation philosophique créeraient un manque pour l'esprit d'Heïana si elle devait s'en passer un jour. Il suffit parfois de peu pour se lier d'amitié: un feeling, quelques centres d'intérêt, et des discussions enrichissantes. Si en plus de cela, un thé ou un café entrait dans l'équation, cela garantissait les chances de réussite de bons moments à passer ensemble. La Tahitienne ricana un petit peu en entendant Stephen lui proposer un sujet de dissertation, et faussement menaçante, elle répliqua: Méfie-toi que je ne te mette pas derrière un bureau, une feuille, un crayon et cette question ! Quoi qu'elle ferait sans aucun doute une piètre surveillante d'examen; pas assez patiente pour rester à ne rien faire d'autre que surveiller que les étudiants ont assez de feuilles de brouillon et se méfier de leurs entourloupes pour tricher. Elle s'ennuierait à coup sûr, et l'ennui était sans aucun doute l'un des pires ennemis d'Heïana; elle trépignait, ne pouvait se retenir de boire café sur thé et manger pâtisseries sur viennoiseries sur fruits sur snacks et... Non, vraiment, c'était pas bien. Et trop compatissante pour rester stoïque et neutre devant leur stress face à l'angoisse de la feuille blanche. En plus, avec Stephen comme élève en situation d'épreuve, elle ne pourrait juste pas résister à l'envie de jeter un coup d'oeil sur sa feuille, donc elle le déconcentrerait, il lui ferait les yeux doux et la ferait culpabiliser sur son comportement, et donc elle lui donnerait des filons et et et... Non vraiment, il ne valait mieux pas qu'elle endosse ce rôle un jour; ce serait la catastrophe assurée.
Une fois que Stephen eut réunit les instruments nécessaires à leur pratique musicale, et qu'il eut accordé sa guitare, ils purent se lancer dans la préparation de la voix de la Tahitienne. Oh, non pas qu'il faille des heures, non; après tout, elle n'était pas une professionnelle, et n'aurait pas le culot de prétendre en être une. Mais chanter une fois les cordes vocales préparées restait toujours plus agréable, et pour la chanteuse qui ne sentirait pas son ton vriller ou être gêné par quelques sonorités rocailleuses à corriger, et pour les oreilles de l'auditoire. Tiens, You know I'm no good d'Amy Winehouse. La métisse esquissa un sourire en entendant les premières notes de ce chant de cette pauvre femme décédée quelques années plus tôt, rejoignant le fameux et morbide "Club des 27". Ce jour-là, le monde avait perdu une grande artiste, sans l'ombre d'un doute. Cette voix qu'elle avait, quelle folie ! Il s'agissait bien là d'une chanteuse que la Tahitienne adorait écouter. Sans oublier son style: elle avait grave la classe ! Heïana ne se verrait pas elle-même avec tous ces tatouages, ces cheveux montés en hauteur et ce maquillage chargé, mais elle trouvait le tout magnifique et très bien assumé par Amy Winehouse, lorsqu'elle tombait sur ses clips au détour de ses divagations ponctuelles sur internet. Bon choix de chanson en tout cas; de toute façon, la Polynésienne n'avait aucune appréhension sur les choix musicaux de Stephen, ils avaient de nombreuses similitudes là-dessus et il avait plutôt bon goût à vrai dire. Ainsi, quelques minutes plus tard, Heïana se sentait prête à véritablement commencer à chanter, ses vocalises faites. Prenant une inspiration marquée, elle lança: C'est parti. La version d'Iz kamakawiwo'ole était d'autant plus belle et singulière aux yeux de la Tahitienne, car elle avait été composée comme le medley de deux chansons, "Over The Rainbow" et "What a Wonderful World". La Tahitienne remercia silencieusement l'Hawaïen pour avoir écrit et fait découvrir au monde ce titre, qui avait connu un véritable gain de popularité une fois son auteur décédé, malheureusement. Les premiers accords de guitare résonnèrent dans les airs. La jeune femme débuta avec la simplement onomatopée qu'Iz chantait pendant quelques mesures, et arriva le moment fatidique: Somewhere over the Rainbow... Un éclair aveuglant passa devant ses yeux fermés, alors que des cris de surprise, de terreur et de douleur résonnaient dans sa tête. Mais sa voix vacillait à peine, alors que ses sourcils se fronçaient sous l'émotion. Elle ne céderait pas au mal des mots. Ainsi, en rythme, elle continua à chanter, dépassant les paroles qu'elles et Moana avaient pu prononcer avant d'être prises dans l'infernale tourmente de leur accident de voiture. Heïana laissa les mots s'échapper d'entre ses lèvres, encore et encore, la musique l'amenant presque à un état de transe. Le temps sembla filer aussi vite qu'il donnait paradoxalement l'impression de s'être arrêté, comme suspendu dans une matière indéfinissable. Finalement, la brune rouvrit ses yeux vert espoir; la chanson était déjà finie. Était-elle arrivée au bout ? Apparemment oui, son oreille ayant entendu les derniers mots prononcés sans qu'elle ne le réalise elle-même. Elle se retourna vers Stephen, qui avait s'était arrêté de jouer. La Tahitienne lui accorda un large sourire, lui prit sa guitare pour la déposer à côté de lui, avant de s'engouffrer dans ses bras, contre son torse, un peu par surprise mais tant pis. Il la connaissait assez tactile par moments. Avec un petit rire hésitant, elle demanda: ai-je bien chanté ?
Heïana a cette humeur solaire et enjouée qui vous fait douter de l’obscurité. En sa présence, tout devenait plus simple, plus net, même dans l’espèce de brouillard épais qu’étaient ses pensées à lui. De la blague la plus vaseuse aux questions existentielles sorties de nulle part, elle accueillait tout avec un mélange de sérieux et de légèreté qui rendait l’existence plus douce. « Je fuirais au bout de cinq minutes, même pas la peine d’essayer. » Pour livrer une copie bourrée de fautes qui serait une suite de réflexions décousues, sans connecteurs logiques, détachées de la réalité ? Pauvre correcteur. S’il y avait une tâche plus ardue que de vérifier des papiers administratifs ennuyeux et mal écrits, c’était probablement ça. La dernière plaisanterie laisse bientôt place à l’ambiance propice à la musique ; plus de mention de salles d’examen dans lesquelles Stephen n’avait jamais mis (et ne mettrait jamais) les pieds. Rien que l’espace qui attendait d’être rempli par la chaleur d’une signature vocale savamment étudiée. La voix d’Heïana était de celles que beaucoup de chanteuses auraient aimé avoir. Claire, maitrisée, un timbre reconnaissable et une fluidité de passage entre les registres qui la rendait plus qu’agréable à écouter : autant de détails qui sautaient aux yeux, et surtout à l’oreille. De l’or en vibrations. Tout cela, il le savait déjà lorsqu’elle entama ses vocalises d’échauffement. Si d’aventure le monde n’avait plus besoin de médecins, la Tahitienne pourrait toujours se jeter à corps perdu dans le chant, elle y trouverait sûrement de quoi offrir à la sphère musicale. Il n’était jamais trop tard. Mais au moment où ils passent sur la chanson, il y a quelque chose de légèrement différent de d’habitude ; une attention particulière à chaque note, une émotion qui traverse les sons, un éclat dans les vibrations de ses cordes vocales qu’il a rarement eu l’occasion d’écouter. Ça le traverse instantanément. Beaucoup moins concentré sur ce qu’il joue (c’est d’ailleurs un miracle qu’il ne commette pas d’erreur, grâce aux automatismes bien ancrés en lui) que sur la voix de son amie, il la regarde en souriant, même si elle est ailleurs, heureux de la voir vivre aussi intensément la chanson. C’étaient ces moments-là qui le fascinaient, cette zone grise dans laquelle passait soudain l’artiste au cours de sa performance, dans le don volontaire de quelque chose de personnel, d’un morceau de soi livré à l’univers. Si bien qu’il se laisse lui aussi transporter par l’histoire qu’elle offre ainsi, l’appartement s’estompant au profit d’un paysage plus vague et sinueux, traversé au loin par la chatoyance indistincte d’un arc-en-ciel fragile. Elle suit sa courbe de sa voix, recrée les nuances si spécifiques de la mélodie avec une interprétation tout à fait unique et entrainante. Une sensation d’accalmie s’empare des lieux tandis que la chanson touche doucement mais sûrement à son terme — sans perdre cependant de la force expressive qu’Heïana y met, jusqu’à la dernière note, jusqu’à la dernière vibration du silence final, laissant les derniers mots flotter dans l’air quelques secondes encore comme s’ils pouvaient revenir d’un moment à l’autre. Alors même qu’il pouvait par moment être une épine (bienveillante) dans le pied en ce qui concerne la justesse des notes, il n’avait même pas eu le temps de se concentrer dessus, tant ce qu’avait apporté la jeune femme à la chanson était singulier.
Il réfléchit pour dire quelque chose de constructif, trouver une tournure qui exprime assez bien la performance qu’elle venait de conclure, mais il n’en a pas le temps que la jeune femme se précipite vers lui, revenue au monde réel, lui posant la question fatidique d’une voix où pointe le doute. Vraiment ? Douter ? Il passe son bras autour de ses épaules, sans broncher face à cette soudaine démonstration d’affection. « Je crois que tu as rarement mieux chanté, Heïana. » Il est tout à fait sincère. Les frissons que sa voix avait provoqués aujourd’hui n’avaient peut-être pas de précédent. Il ne se souvenait pas d’une semblable implication dans ce qu’elle chantait auparavant, même s’il n’avait jamais douté de sa sensibilité musicale bien réelle. « Non, j’en suis sûr, » rectifie-t-il avec un sourire pour balayer le reste des incertitudes — et déjà qu’il était incapable de mentir, quand ça touchait à la musique, c’était pour lui l’équivalent d’un sacrilège pur et simple. Pour lui, aucun doute que cette chanson avait beaucoup plus d’importance pour Heïana que les autres ; elle ne pouvait pas inventer cette empreinte d’émotion avec laquelle chaque syllabe s’était détachée dans l’air. « Tu lui as fait honneur, au-delà de ce que j’aurais pu espérer. » A qui ? A l’artiste, ou aux événements qui transparaissaient en filigrane derrière cette absence sur son visage pendant qu’elle chantait ? Qui sait… parfois certaines chansons évoquent des visages, connus ou inconnus, des apparitions mystérieuses et éphémères le temps d’une mesure. « Je ne sais pas pour quoi tu chantais, mais c’était parfait. » Il ne lui demandait aucune confession forcée, aucune explication. Il savait à quel point la musique était un puissant vecteur d’émotions, et lui-même se projetait énormément, non seulement dans tout ce qu’il jouait, mais dans tout ce qu’il écoutait. Il suffisait d’un rien pour que quelques notes vous ramènent à une époque, à un lieu, retraçant les contours du passé avec une nouvelle couleur — de nostalgie, de tristesse, d’espoir : dans tous les cas, ça contribuait à un genre de catharsis. Comme les mots. Peut-être était-ce cette fois le mal de la musique qui les étreignait.