FEATURING @Stephen Beckett & Heïana Brook C'est par l'écriture toujours que l'on pénètre le mieux les gens. La parole éblouit et trompe, parce qu'elle est mimée par le visage, parce qu'on la voit sortir des lèvres, et que les lèvres plaisent et les yeux séduisent. Mais les mots noirs sur le papier blanc, c'est l'âme toute nue ~ Guy de Maupassant
Une brise légère, fraîche juste ce qu'il faut pour être soulagé des intenses rayons de soleil s'échouant sur les plages de Tahiti; le remous des vagues, qui venaient faire de même, belle eau turquoise, cyan et translucide à la fois; le bruissement des feuilles d'un vert profond pour certaines, presque fluorescent pour d'autres; le chant des oiseaux, réveillant les plus matinaux dès l'aurore, leur laissant la chance d'observer le lever de l'étoile de la Voie Lactée; le frétillement des poissons, dont la nage venait chatouiller les chevilles de ceux venant profiter d'un bain de mer. Tous ces moments heureux, cette pleine légèreté de la vie des Îles du Vent, voilà ce que "Somewhere Over the Rainbow" inspirait à Heïana. Et inconsciemment, c'est donc ce qu'elle souhaitait transmettre lorsque sa voix se prêtait comme support de la mélodie et du texte remodelés par l'Hawaïen Israel Kamakawiwoʻole. Les quelques années d'apprentissage musical qu'elle avait suivi, enfant, lui permettaient généralement de trouver le bon ton, d'éviter les fausses notes; elle n'avait alors plus qu'à se concentrer sur l'octave adapté, sur le demi-ton demandé, et surtout, sur l'intention invoquée. Les trois minutes et quarante-huit secondes que durait la chanson lui semblèrent à la fois aussi longues que l'éternité, et aussi brèves que l'envol d'un Vini. Elles furent aussi douces que la vanille de Tahiti, tout ayant la force, l'intensité d'une chorégraphie guerrière 'O'Tea. Que de paradoxes qui au final, étaient plus complémentaires que véritablement dissociés. Et il semblerait que tout ce qu'Heïana avait ressenti pendant son chant avait bel et bien été transmis à travers la barrière ouverte de ses lèvres, parvenant jusqu'aux oreilles et à l'âme de Stephen. Aussi, quand il annonça à la demoiselle qu'elle n'avait sans doute jamais chanté avec une telle justesse, qu'il s'agisse de la précision des notes comme de la profondeur de l'implication, la jeune femme en rosit de plaisir, ses pommettes chauffant de manière à la fois gênante et agréable. D'autant plus que, sans aucun commentaire, l'Australien avait accepté son étreinte, ce qui n'aurait pu la conforter plus en cet instant. La Vahine ferma les yeux, voulant profiter encore un peu du souvenir si récent des derniers mots chantés, des derniers accords joués.
En effet, elle a une couleur toute particulière à mes yeux, murmura-t-elle finalement, alors que ses paupières étaient encore fermées. Stephen ne connaissait pas vraiment son histoire, il savait qu'elle élevait seule sa soeur mais plus par déduction de ce que la Tahitienne pouvait lui raconter de son quotidien que d'autre chose. Il ne savait pas que leurs parents étaient décédés, quoi qu'ils étaient toujours absents des discours de la sage-femme - mais bon, ils auraient pu être fâchés, ou autre - et encore moins dans quelles circonstances. Non pas qu'elle ait voulu cacher la réalité à celui qui était devenu rapidement son ami, tant leur amour de l'art et leurs discussions toujours empreinte de philosophie, de questionnements et de compréhensions étaient douces, mais... La question ne s'était juste jamais vraiment posée. Et la métisse savait que l'artiste ne la questionnerait pas directement, étant trop pudique pour ça. Elle se laissa lentement glisser sur le torse du beau garçon, sa tête atterrissant sur ses jambes, la guitare posée à terre depuis un moment. Alors, elle ouvrit les yeux, plongeant ses iris vert espoir dans les abîmes profonds de Stephen. Elle inspira un peu plus fortement, ne sachant jamais trop comment aborder le sujet; puis finalement, elle se lança. Cette chanson... Moana et moi la chantions souvent, petites; elle nous rappelait le Tahiti où nous passions des vacances, au moins une fois par an. Ça, c'était pour le contexte de base, sans nul doute le plus agréable à l'entendre. Mais je ne l'avais plus chanté depuis bien longtemps, avoua la brune aux épais cheveux bouclés. La dernière fois remonte à sept ans. J'avais alors dix-huit ans, Moana onze. Nous allions avec mes parents à mon lycée, pour ma remise de diplôme. La Tahitienne arrêta son récit un instant. Une seconde, peut-être deux. Nous chantions "Somewhere Over the Rainbow" sur la route. Nous... Nous avons eu un accident. Nos parents sont décédés. Voilà qui était dit, merci l'ambiance. Heïana laissa planer l'information un instant, le temps pour son ami de la digérer. Mais elle ne comptait pas à ce qu'il la prenne en pitié. Aussi, elle conclut avec un sourire, à la fois sincère, ému et ravi (mieux ne valait pas avoir la capacité émotionnelle d'une petite cuillère pour la comprendre): Mais grâce à toi, j'ai trouvé le courage de donner vie à cette mélodie à nouveau. Merci, Stephen.
Certains arts sont communément admis comme moins démocratiques que d’autres ; mais la musique était un vecteur d’émotions et d’histoires universel. Une mélodie, ça n’était jamais qu’un arrangement de notes ; des paroles, c’était des mots qu’un tiers avait disposés à sa guise, tant bien que mal, pour en sortir quelque chose, une nouvelle nuance, une vibration particulière. L’interprétation, voilà le vrai combat, perdu et gagné d’avance, la guerre qui touchait aux fibres les plus intimes de la mémoire ; et dans un fragment de voix capté au hasard par l’oreille distraite, on finissait par mettre toute sa vie, ses espoirs et ses peurs. Stephen, il croyait plus en l’art qu’en sa propre existence, plus à la musique qu’aux choses qu’il pouvait toucher du doigt. Une intention dans le regard, un trémolo incontrôlé, la moindre teinte particulière apportée à une pièce n’avait rien de superficiel pour lui ; et c’était cette sensibilité qui s’exprimait au travers des compliments qu’il adressait à son amie — compliments, jamais flatterie forcée, constats, simple vérité à ses yeux. Ce que venait de faire Heïana illustrait à la perfection la différence fondamentale qui existait entre une performance techniquement idéale et artistiquement achevée. Ce qui resterait, ce ne serait pas forcément la note superbement soutenue d’un point de vue mécanique, froid, science et théorie de cordes vocales ; ce serait l’éclat d’une chaleur unique dans les mots qui heurteraient l’air, sans peut-être se soucier d’un phrasé sans écorchures, mais sincère, brut, humain. « En effet, elle a une couleur toute particulière à mes yeux… » Il baisse les yeux jusqu’à croiser les siens, la laissant se reposer, comme si les quelques minutes du chant avaient suffi à l’épuiser. Ça pouvait facilement être le cas. Il y a des morceaux qui renferment des années, cristallisées, fossiles dangereusement délicats. D’autres générations avaient des pendentifs renfermant des cheveux… eux mettaient le poids de la vie sur des bandes de son grésillantes. Fil directeur, toujours. Et se dessinent, dans les mots de la jeune femme, le paysage nostalgique d’une allégresse que Stephen ne pouvait qu’imaginer, suivant du bout de la pensée les phrases d’Heïana pour atteindre, lui-aussi, Tahiti et la route. « Nous chantions "Somewhere Over the Rainbow" sur la route. Nous... Nous avons eu un accident. Nos parents sont décédés. » La confession du tragique évènement, en même temps qu’elle jette un léger silence dans la pièce, éclaire d’une nouvelle lueur la manière dont Heïana prenait soin de sa sœur — ses instincts maternels, son indépendance, sa maturité comme autant de traits de caractère qui apparaissaient désormais liés à l’accident. Et si la réaction classique aurait été de s’excuser, de présenter ses condoléances, Stephen n’en fait rien. Pas parce qu’il est insensible ; simplement parce que sa perméabilité émotionnelle rencontre le sourire de la Tahitienne, aussi communicatif que l’avait été son interprétation de tantôt. S’excuser de quoi ? A la place de qui ? Ce n’est pas ce qu’Heïana voudrait, en lui racontant cela. Et puis, ça aurait été hypocrite de prétendre la comprendre, même s’il avait une capacité empathique considérable à se détremper des sentiments qu’il percevait chez les autres ; il n’avait jamais vécu de deuil aussi impactant que pouvait l’être celui de parents (à moins de considérer le fait qu’ils aient coupé les ponts quinze ans auparavant comme un deuil, ce qui était discutable et le laissait sans attachement particulier à la notion de famille ; il devinait que ce n’était pas le cas de la jeune femme).
Mais grâce à toi, j'ai trouvé le courage de donner vie à cette mélodie à nouveau. Merci, Stephen. Songeur, les yeux posés sur ceux de la Tahitienne, il secoue doucement la tête. Ce qu’elle avait fait, elle en possédait déjà l’essence, le potentiel ; lui n’avait été que l’opportunité de les révéler. C’est ce qu’il se dit, tout naturellement, dès que ce mot de merci s’égare avec lui pour destination ; détourner la reconnaissance, d'instinct. La formule d’usage aurait été ‘je suis sûr qu’ils te regardent avec fierté’ ; mais Stephen ne sait pas s’il croit ou non à la vie après la mort, même si son aversion (trahison ?) de la religion le pousse vers la négative ; et il préfère se concentrer sur l’immédiat, le sensible, plutôt que de trop spéculer sur l’éternité. Les parents d’Heïana étaient dans la mémoire, et, à travers la musique, dans le présent en plus du passé ; le futur, les retrouvailles dans l’au-delà, il laissait ça à sa conscience propre, incapable d’en juger, d’imaginer, d’espérer. « C’est une belle manière de te souvenir d’eux, » qu’il souffle finalement, la voix lointaine, l’esprit ici et ailleurs à la fois. C’est même, de son point de vue, la meilleure manière. L’art, encore et toujours, seule immortalité disponible dans l’éphémère, le passager de l’existence. « Personne t’enlèvera jamais ça. Tu es une personne en or, ce n’est pas moi qu’il faut remercier. Tu peux être fière de toi, de ce que tu donnes à Moana, de ce que tu as fait aujourd'hui. » C'était tout ce qui importait, n'est-ce pas, lorsqu'on finissait par perdre les êtres qui avaient tout misé sur nous ? Compter sur soi. Religion, athéisme, peur de la mort ou certitude d’une continuité ; peu importait, mais ce lien ténu qui glissait d’une simple mélodie à des souvenirs si profonds, était insubmersible. La manière dont elle avait chanté vainquait l'oubli. Et c’était la preuve que la vie ne se limitait pas à une paperasse administrative, individu numéroté, angoisses et déchirures. Il ne sait pas quoi dire de plus, mais peut-être qu’il n’y a pas de silence à combler, après tout. Peut-être qu’ils ont remporté une petite victoire, sur le mal des mots.
Spoiler:
Je m'excuse encore pour le retard... @Heïana Brook éè