| | | (#)Ven 5 Juil 2019 - 19:00 | |
| Clairement, tout ce qui se passait autour de lui allait à l’encontre de ce qu’il avait prévu. Si Stephen n’était pas fondamentalement opposé à une bonne soirée, il avait toutefois le flair pour les plans foireux. « Allez, mec, tu vas pas me planter une troisième fois ! » Coup d’œil dans le miroir, veste, clés. Il en faut peu pour l’entrainer. L’appartement est étroit. En tout cas, il en a l’air lorsque trente personne s’y bousculent à la manière de pantins désarticulés. La musique est très forte. Elle vibre dans sa poitrine, dans son ventre, altère son cerveau, mais c’est pas grave. Il suit bêtement son ami, salue deux ou trois visages — totalement inconnus —, s’affale sur le canapé. On lui fourre un verre dans les mains. « Plus tard. » Qu’il refuse avec un sourire, en sachant pertinemment qu’il ne compte pas boire. Mais on accueille son mensonge avec des acclamations. Les gens commencent à être alcoolisés, mais juste assez pour que Stephen se sente à l’aise. C’était peut-être une bonne idée de venir. Il est parfaitement sobre, mais lorsqu’il est entouré par le nuage enveloppant des haleines ivres, il se sent comme étrangement léger, s’extravertit un peu au rythme où les langues se délient, dans cette atmosphère de samedi sans lendemain. Les horloges se bloquent. Le temps, le temps, le temps s’étire avec la langueur d’un chat déployant sa colonne vertébrale. Il lève les yeux, un peu plus loin, ça commence déjà à être franchement mal parti. Ça parle très fort. Paradoxalement, Steph se sent bien et oppressé à la fois. Il sort sur le balcon. Il est petit, mais bondé. Il se tasse dans un coin, allume une cigarette à laquelle il ne touche pas — c’est l’esthétique du petit tube de poison qui le détend, pas son gout revêche. Il finit tout de même par tirer une taffe ou deux, histoire de passer le temps. Il se demande comment les voisins peuvent ne pas avoir appelé les flics. Peut-être parce qu’ils sont en soirée, eux-aussi. Tout le monde est allé faire le vaste pèlerinage de la solitude. Le froid de la nuit le revigore tandis qu’à l’intérieur le bruit fait rage : à l’échelle de la planète, c’est une minuscule boite d’allumettes dans laquelle se débattent une poignée de créatures livrées à elles-mêmes. Il s’accoude, a vu du coin de l’œil les rares personnes qu’il connaissait lui faire signe de les rejoindre, feint de n’en avoir rien fait, sourit intérieurement. Quelque part, ça lui plait d’être à l’écart de la fête. Tout le monde ou presque a déserté le petit balcon maintenant. Ils sont retombés dans le puit de chaleur humaine qui gronde au cœur de l’immeuble austère. Lorsqu’il se rend compte que ses mains gèlent, Stephen entend un raffut contre la vitre qui l’isole de l’extérieur. Il tourne la tête en même temps qu’une autre personne, et détourne immédiatement le regard.
Non. Pas ça. Pas maintenant. Pas ici ? Pourtant, il a beau de plus l’avoir vue depuis des années, il est absolument sûr que l’autre personne qui occupe le petit espace extérieur avec lui est bien Freya. Freya. Avec le mélange d’anxiété et de tranquillité qui fait son caractère, Steph appuie une main contre la porte-fenêtre. Impossible de l’ouvrir. De l’autre côté du monde, un visage qu’il reconnait vaguement lui fait des mimes qu’il ne comprend pas. L’attardé qui tambourinait contre la vitre a été emmené plus loin. La porte ne s’ouvre pas. Steph a beau plisser les yeux, le propriétaire des lieux semblent introuvable, et de toute façon bientôt les gens ne seront même plus en mesure de se rendre compte de leur présence. « …arti…ch…er…ne…outeille…en…as… » S’égosille son seul allié de l’intérieur, avant de lui aussi disparaître, happé par la spirale infernale. Steph n'a rien compris, mais ça a l'air mauvais signe. Il tambourine encore. Parmi les rares personnes qui ont l’air de remarquer leur existence, quelqu’un se fout de sa gueule, un autre hausse les épaules en tapotant sa montre. Steph se retourne vers Freya comme s’il venait de la remarquer, tire sur sa cigarette (moins parce qu’il en a envie que pour se donner contenance) et esquisse une sorte de sourire-grimace indéfinissable, un parfait équilibre entre la politesse, l’excuse, la gêne et le désarroi. « Ça fait longtemps. » Belle attaque, Steph. Tu brises la glace avec brio. De toute façon, rien ne sert de faire comme s’il ne la connaissait pas. A chaque seconde qui passe, des images lui reviennent. Elle a dix-neuf ans, il en a vingt-trois, il donne des cours de piano, elle en prend : et il est trop faible, et il se laisse bêtement aller au-delà des distances professorales. Ça n'a jamais été difficile de le séduire. Sur le moment, ça devait sûrement être une histoire digne d’un joli cliché — mais la fin brutale de l’histoire empêche Stephen de rappeler à lui les bons moments, s’il y en a eu. « Je suppose que t’as complètement lâché le piano depuis. » Mais. Ta gueule, Steph. Ta gueule. Avec cette voix qui laisse clairement comprendre que tu préfèrerais être six pieds sous terre, cette touche d’ironie que tu n’es pas vraiment en position de te permettre. Il se revoit, par éclats, crier sur Freya, qui le lui rend bien, une sorte de tornade de micro-souvenirs, de sensations furtives qui le traversent. A vrai dire, s’il fallait citer la raison exacte de leur rupture, il ne saurait même pas la citer. Mais il se souvient de l’exaspération, de la colère : il agrippe ce qu’il a sous la main — ça aurait pu être une brique ou une plume : c’est un verre — et il le brise contre le mur. A partir de là, il ne se souvient plus que d’une chose : ça n’a fait qu’empirer jusqu’à ce que l’un des deux claque la porte. Il ne sait pas ce qu’il doit dire, mais ce silence devient franchement pesant. Il a l’impression d’être à cheval entre son lui d’il y a huit ans et maintenant. Une réflexion lui vient, glaciale : a-t-il changé depuis ? Ou sont-ils toujours au même stade de leurs vies absurdes, à pédaler dans le sable ? Une chose est sûre, la porte pour sortir de ce cauchemar a été verrouillée par un ivrogne…
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| | | | (#)Sam 6 Juil 2019 - 10:06 | |
| Une fois n’est pas coutume, Freya se retrouve dans une ambiance irrespirable, étouffante et bien trop étroite pour contenir autant de personnes. L’hôte de cette fête a été bien ambitieux, sûrement ne s’attendant pas à ce que des amis d’amis viennent s’ajouter à sa liste de la soirée. Freya ne sait pas à qui appartient cet appartement. Elle ne rappelle pas vraiment comment elle a atterri là (peut-être un sms de Charlie, qui la prévient souvent de ce genre de fêtes privées où elles aiment bien se retrouver pour l’alcool gratuit). Et pourtant, il n’y a aucune chevelure flamboyante, juste une masse compacte de corps qui dansait, bougeait, se balançait sur le son déployé à grand renfort de baffe faisant la moitié de sa taille. Frénésie débordante, jamais Doherty ne se montre sur la piste. Pas toute seule en tout cas. Elle risquerait de cacher sa propre fête à foutre sa main dans la tronche d’un gars peut-être un peu trop entreprenant. Elle n’aime pas qu’on se montre tactile avec elle, encore plus quand elle a bu bizarrement. En tout cas, pas les inconnus. Les inconnus, ça reste les mains dans ses poches et dans son territoire, un point, c’est tout. No time for that kind of bullshit. Sa zone de confort elle y tient, Freya. C’est sa zone à elle où elle se sent bien et en sécurité. Cette même zone qui est actuellement fortement mise à mal par les corps mouvant dans tous les sens dans ce fichu appartement qui est vraiment trop petit, for chris’ sake !
La lumière est quasiment baissée, c’est quasiment la pénombre et il n’y a presque que les réverbères de la rue qui éclairent la pièce. Une ambiance voulue certainement mais qui réconforte Freya à ne pas organiser de fête chez elle. Déjà parce que son frère le fait très bien pour deux (elle déguerpit toujours le plancher car elle sait à quoi ressemble les fréquentations de son jumeau) et aussi parce qu’elle n’aurait pas l’énergie pour l’after party. Ce genre de fête, ça se finit souvent avec des gens ivre morts par terre qui ne veulent pas déloger. Il y aura aussi sûrement du vomi dans les draps, des bouteilles partout, sans compter la bouffe et diverses choses à laquelle on ne s’attend jamais. Ce n’est vraiment pas fait pour elle, ce genre de conneries.
Mais l’appel de l’alcool gratuit est cependant bien trop fort pour qu’elle résiste à s’y joindre. Tel un chant mélodieux d’une sirène avant d’attraper sa proie et la plonger dans les abîmes profondes de l’océan.
Ce n’est donc sans surprise que Freya finit par se frayer un chemin du mieux qu’elle peut vers une fenêtre, une balcon, une bouche d’aération, n’importe quoi. La sortie ? Elle ne serait pas capable de la retrouver. Esprit embrumé par les liqueurs ingurgités, ses pieds se déplacent comme des automates tout en poussant, jouant des coudes et pestant contre les gens qui ne la voient pas. Si seulement ils pouvaient s’écarter, tel Moïse devant la Mer Rouge. Voilà qui serait fort pratique. Quand elle réussit à trouver un balcon, tout aussi ridiculement petit, à l’image de l’appartement, un jeune homme s’y trouve déjà, de dos. Tant pis. Tout en faisant attention à ne rien renverser de sa précieuse fiole de vodka qu’elle a réussi à voler (et oui, elle en est fière), Doherty prit la place de libre avant de souffler un grand bol d’air. On aurait dit un poisson qui retrouve son monde aquatique après avoir passé trop de temps dehors. L’air est plutôt frais, rappelant à ses habitants que l’hiver est bien là. En fines bretelles, Freya n’a cependant pas froid ; l’alcool fait office de chauffage d’intérieur.
Puis elle entend les doubles fenêtres claquées. Tout comme son compagnon de balcon, la jeune femme tourne la tête pour y voir quelqu’un qui tente de communiquer. Pas avec elle, en tout cas. Elle n’est pas en état de comprendre ce qu’il peut baragouiner. Il est peut-être avec son compagnon de balcon. Alors Freya pose ses yeux chocolats sur ce dernier et, fuck. Non, son cerveau lui montre des choses, ce n’est pas possible. Il n’est pas là, coincé avec elle sur ce putain de balcon, elle devait rêver ! Fiole à la main, elle la regarde d’un œil accusateur. Your fucking fault, lady! Mais Stephen semble bien là, présent et réel, en chair, os et sang. Freya passe la main sur son visage alors que ce dernier tire sur sa cigarette (mon dieu qu’elle a horreur de ça). « Ça fait longtemps. » Waouh. Des années qu’ils ne se sont pas vus et voilà la mise en bouche qu’il lui fournit. Well done. « Je suppose que t’as complètement lâché le piano depuis. » No shit, Sherlock. Quelle entrée en matière. Franchement, Freya est épatée du calme apparent qu’il dégage. Il a l’air bien détaché, comme s’ils ne sont que de bons amis qui se sont perdus de vue avec le temps. Oui, ils se sont perdus de vue mais c’est bien volontaire. Ce n’est pas parce que le temps les a égaré, non. A l’image des relations de Freya, il y a eu des cris, des larmes et du verre brisé. Rien de promettant pour qu’une amitié en découle d’une façon ou d’une autre. Après avoir bu une (ou trois) gorgées de vodka (pour se donner du courage, bien sûr), Doherty s’accoude au balcon, tentant quand même de laisser un minimum de distance entre eux. Drunk, but not stupid. « On peut dire que j’en ai été dégoûté, ouais. » Elle tape du pied contre les fenêtres ; nope, elles sont bien fermées. Si elle attrape le con qui a fait ça, il va passer une sale demi heure. « J’suppose que pas toi. T’as bien dû t’en taper d’autres dessus, pas vrai ? »
Oui, Freya a la rancune tenace. Ce n’est pas vraiment un scoop, ceci dit.
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| | | | (#)Sam 6 Juil 2019 - 11:58 | |
| Quelque part, ce qui était en train d’arriver relevait du karma. Il aurait dû apprendre à dire non. Rester chez lui. Compter les moutons. Et savourer une bonne nuit réparatrice avant de reprendre le cours tranquille de sa vie sans trébucher sur cet évènement prémédité par le hasard. Il regarde le visage de Freya à la dérobée. L’expression d’agacement qui y figure lui est familière. Mêmes causes, mêmes effets, n’est-ce pas. C’est lui la cause. Elle tape du pied contre la porte. Elle aussi veut s’échapper. Elle boit. Son seul espoir est peut-être qu’elle s’enivre assez pour oublier sa présence, pour arrêter de darder ce regard accusateur sur lui. Curieux procès. Il aurait pensé qu’il y avait prescription. Stephen a l’impression de se voir de l’extérieur — et ça n’est pas très glorieux. Il n’a plus envie de fumer, mais il serre l’objet entre ses doigts par réflexe, histoire de trouver un point d'appui dans ce trou de ver qui le ramène à un espace-temps dont il ne veut pas. « On peut dire que j’en ai été dégouté, ouais. » Elle n’a pas changé. C’est fabuleux. Ils sont exactement les mêmes. C’était bien parce qu’elle n’avait pas de vocation musicale qu’ils avaient trouvé une autre voie, tout aussi instructive, à leurs cours. Le mot « dégouté » résonne dans son crâne. Elle a l’art de la réplique incisive. Il fait mine d’encaisser avec indifférence. Il avait été toutes sortes d’ex, en un peu plus de trente ans d’existence : l’ex qui revient, l’ex qu’on oublie, l’ex désespéré, l’ex lâche. Mais se voir être l’ex qu’on déteste était une expérience à peu près aussi agréable qu’une douche glacée dans le froid de la Sibérie par trois heures du matin. Sauf qu’en Sibérie par trois heures du matin elle ne serait pas là pour lui planter ses iris dans l’âme, donc ce serait tout compte fait plus agréable. Il ne voit pas très bien ce qu’il pourrait lui répondre d’intelligent. Toute cette merde était consentie. Il était con, elle pas moins. Était-il un salaud ? Ça lui paraissait absurde. Il s’en voulait, évidemment. Mais quelque chose en lui l’empêchait de trop s’attarder sur les évènements passés. Une sorte de verrou. Freya ne se privera pas. A cet instant précis, Steph qui ne ressent que rarement de franche animosité éprouve l’impression très nette que la jeune femme est détestable. « J’suppose que pas toi. T’as bien dû t’en taper d’autres dessus, pas vrai ? » Ouch. L’attaque l’atteint plus rudement qu’il ne l’aurait pensé. La simple idée de l’image qu’elle avait de lui lui donnait des envies de justification qui ne feraient qu’aggraver son cas. Il est facile à culpabiliser. Il prend les mots en entier. Tendez-lui un poignard, il se l’enfonce dans le ventre volontiers. Histoire de voir ce que ça peut bien faire. Il pianote — vous l’avez ? Vous l’avez… humour de survie — sur la table où gisent quelques gobelets en guise de champ de bataille abandonné. Ceux qui combattent encore sont à l’intérieur. Les déserteurs sur le balcon, prêts à mener un duel perdu d’avance, parce que les dés sont jetés. Et puis — l’esprit de Stephen se révoltait soudain avec amertume — qu’est-ce que ça pouvait lui faire, qu’il s’en tape d’autres ou pas ? Avait-elle peur que les décombres de sa présence passée aient rendu l’endroit sacré ou au contraire maudit ? Les gens avancent. Du moins ils essayent. Qu’est-ce que ça pouvait bien lui faire, qu’il continue de mener sa vie de pauvre type comme ça lui chantait ? A quoi bon rester là-dessus ? A quoi bon s’excuser ? Il n’a jamais voulu faire de mal à qui que ce soit. Son seul tort est sûrement de ne pas avoir envisagé qu’à dix-neuf ans, cette mauvaise expérience pouvait avoir laissé des marques chez elle.
Une flopée de phrases acerbes qu’il ne se pensait même pas capable d’imaginer lui viennent aux lèvres. Elles ont le gout du cyanure et de cette nuit qui avale l’horizon, les êtres et le temps. Elles ont le gout agréable, fascinant de la cruauté. Ça n’est pas dans sa nature d’avoir de tels mots sur la langue. Mais ça n’était pas dans sa nature non plus de crier sur les gens. « J’ai continué de vivre. » Qu’il lâche à voix basse, d’un ton vaguement plat. Il a tout ravalé en lui pour laisser la place à cette phrase qui veut tout et rien dire. Et puis son esprit s’emballe à nouveau. Son regard — toujours aussi brun — vénéneux, l’attente, le froid (c’est faux, il ne fait pas froid, tout juste frais, mais la situation l’est et ça suffit). Il y a dans son cœur le sentiment de l’injustice qui s’élève. Une mélodie rampante, insidieuse, qui finit par vous agripper les tripes. Il n’y est pour rien si leurs caractères improbables ont fini par imploser. Il n’y est pour rien si durant un temps, ils semblaient presque se comprendre. Il désigne la vodka de Freya du menton avec un air entendu. Elle boit toujours autant. Il en connait l’histoire. Il n’a plus les détails, mais les bribes de confidences adolescentes restent. « Pas la peine de me regarder comme ça. Je compte pas mettre le feu au balcon. » Il ne sait pas s’il s’en veut ou pas d’avoir dit ça. Il n’a, contrairement à Freya, pas la haine tenace. Il laisse couler les évènements. Mais il tient à lui rappeler qu’avant que ça n’explose, il avait tenté de l’aider. Et elle avait eu confiance en lui. Ou en tout cas, elle avait assez de grammes d’alcool dans le sang pour déballer son sac. Une histoire brumeuse d’incendie et de famille à problèmes. Trop de grammes. Ça avait grandement contribué au début de la fin. Tout le monde semble avoir définitivement oublié qu’ils existaient. Finalement, Stephen s’en veut. S’il avait pu lui tendre la main au bon moment, il l’aurait fait. Mais parfois les mains se manquent et s’écorchent. Pure question de timing.
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| | | | (#)Dim 7 Juil 2019 - 0:04 | |
| Le bruit du verre qui éclate, Freya en a encore l’écho dans sa tête. Ses oreilles avaient sifflé, elle a été terrifié, recroquevillé de l’intérieur face à cet excès de colère qu’elle ne se serait jamais attendue de la part de Stephen. Calme et réserve, elle lui avait d’ailleurs reproché d’être peu intéressant, de manquer de caractère, de piquant, de passion. Pourtant, Stephen avait su lui parler, écouter sans broncher les longues tirades nocturnes qu’elle pouvait débiter. Elle avait dix neuf ans, elle était encore jeune et conne, et elle lui avait confié sa confiance. Confiance trop vite donnée, brutalement reprise, la ramenant sur terre après un long saut vertigineux dans le précipice. Les cours de piano bien vite abandonnés, Freya n’a de toute façon jamais eu la fibre musicale. Il avait tenté de lui apprendre autre chose, le calme, la patience. Il avait même réussi à supporter les inconvénients de sa maladie. Jusqu’au jour où il ne pouvait plus. Ce même jour où il lui a balancé autant de vacheries qu’elle, appuyant sur les faiblesses des confessions précédemment évoquées. C’était bas, c’était lâche, c’était malsain mais tant que ça faisait mal à l’autre, c’est tout ce qui comptait. La douleur vous fait apprécier les instants de paix et de bonheur.
Mais ce jour là, Freya n’a été ni paix ni bonheur.
Et quand elle a senti le léger courant d’air du verre qui s’éclate au sol, ses armes s’étaient levées, en même temps que son mur. Plus jamais Stephen Beckett n’y passera en travers. Elle n’avait que dix neuf ans mais une vie déjà bien merdique derrière elle. Et tout ça, Beckett le savait. Et il a appuyé, il en a profité, il l’a blessé. Bien sûr, elle a fait la même chose. Mais elle se trouvera toujours une excuse pour justifier ses actions. Il a été plus loin, il a été le plus fort. Il n’y a pas eu de vainqueur, dans cette histoire, juste des vaincus.
Et franchement, c’est vraiment un pied de nez du destin que de l’avoir enfermée dehors avec lui et sa clope. Pourquoi elle n’est pas restée chez elle, ce soir ? Profiter un peu de sa seule nuit de repos de la semaine ? Elle aurait pu se trouver devant la nouvelle saison de Jessica Jones à bouffer des chips et boire une bouteille qui doit trainer quelque part dans l’appartement. Mais non, il a fallu qu’elle se la joue sociale – enfin, si être appelée par de vulgaires liqueurs gratuites peut être nommé ainsi. «J’ai continué de vivre. » Et elle le lui reprochait car elle ne peut pas en dire autant. Même s’il y a prescription. Après tout, leur histoire s’est consommée et terminée il y a des années maintenant. Mais enfant têtue et butée que tu es, elle ne lâche pas l’affaire. Regard dur s’éclipsant vers la rue en dessous de leurs pieds, quelques passants ignorant complètement le drame qui se jouait actuellement au dessus de leurs têtes. C’est fou comment elle peut s’offusquer que personne ne les remarque. Personne ne fait plus attention à rien, de nos jours. Freya repose ses yeux sur Stephen au moment où se dernier semble lui prendre note de sa bouteille entre les mains. Il s’en rappelle. Mais elle s’en fout. Elle a huit ans de plus que la dernière fois qui l’a vu, elle a mûri et prit de la bouteille. Quite literally. « Pas la peine de me regarder comme ça. Je compte pas mettre le feu au balcon. »
Salaud. Une douche glacée ne lui aurait même fait pas l’effet qu’elle ressent à ce moment précis. Il a de la chance que Freya tienne trop à sa petite fiole. Car elle lui aurait bien versé le contenu dans la gueule. Petit enfoiré. Non, elle ne manque pas de grossièretés. Il les mérite, ne serait-ce que pour cette phrase acerbe qui n’a pas lieu d’être. Il joue avec sa plus grande peur, sa plus grande phobie et le salopard le sait. « T’es toujours qu’un pauvre connard, à c’que j’vois. » Quand elle pense qu’elle a pu embrasser ces lèvres qui n’hésitent toujours pas à la descendre, même des années après. Abandonnant définitivement son interlocuteur de son champ de vision, Doherty s’adosse contre la rambarde, les deux bras croisés dessus, avant de porter la fiole à ses lèvres. Elle n’arrive pas à croire que cette situation est vraiment en train d’arriver.
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| | | | (#)Dim 7 Juil 2019 - 11:35 | |
| Il voit l’effet de ses mots sur Freya. Il suit leur trajet jusqu’à l’esprit embrumé par l’alcool de la jeune femme. Et il se sent à la fois incroyablement coupable et incroyablement détaché, comme s’il contrôlait ses propres actes à distance. Il savait pertinemment qu’il n’avait pas le droit d’invoquer cette image devant elle, et pourtant il l’avait fait. Par pure révolte. Par quelque chose d’indescriptible auquel tiennent toutes les décisions irrationnelles des humains. Il ne peut pas voir, lui, ces flammes imaginaires créées par sa voix. Elles ne sont qu’un mirage pour lui, elles ne sont rien, elles n’ont plus rien été qu’une préoccupation passée après qu’il ait définitivement — pensait-il — coupé les ponts avec Freya. Il regarde les gobelets, écrase la cigarette à laquelle il ne touche de toute façon pas. Elle fait seulement office de compte à rebours. Les verres sont vides. Il comprend pendant un instant le vertige qui vous fait tomber dans l’alcool, enchainer les cuites jusqu’à tomber raide. C’est pour ne plus entendre la voix intérieure. T’es vraiment un enfoiré, Steph. Je sais. Et tu voudras jamais essayer de faire un truc bien dans ta vie ? Je sais pas. Dès qu’il tentait quelque chose, il se heurtait à des milliers de barrières. La vraie communication entre les êtres, ça devait avoir la sensation d’enfoncer une porte ouverte. Il n’en avait jamais croisée. Il y avait toujours des murs contre lesquels il épuisait ses poings, à travers lesquels il parlait en feignant ne pas les voir. « T’es toujours qu'un pauvre connard, à c’que j’vois. » Exactement. Précisément. Parfaitement. Le mot est d’une justesse stupéfiante. Ses vieux réflexes d’auto-culpabilisation se remettent en route, machine bien huilée qui lui verse l’amertume du regret dans le cœur. Son gout n’est pas bien différent de celui de la bouteille que Freya s’applique consciencieusement à descendre. Si seulement il buvait, pour se donner au moins l’excuse d’être faible. Sauf qu’il n’a pas besoin de liqueur pour être comme ça ; la vie qui coule dans ses veines est déjà une faiblesse, inhérente à son existence. Qu’est-ce qui te prend ? Tu veux juste empirer les choses ? Non. Je n’ai jamais voulu ça. Mais je ne sais pas faire autrement. Quand elle se retourne vers la rue étrangement calme, il a l’impression d’être séparé par une vitre du monde logique. Tout cela défie les lois ordinaires de l’univers. Il n’y a pas de justice, rien qu'une succession d’accidents, de coïncidences, de collisions. « Un connard qui avait au moins tenté de faire quelque chose… d’aller au-delà… » Au-delà du bourbier sans nom qui sépare les gens. Après tout, on ne pouvait pas dire que Freya était la personne la plus simple à fréquenter. Il en avait bavé, à essayer de l’atteindre à travers toutes les barrières.
C’était quoi, le bonheur selon Freya ? Quelqu’un qui l’acceptait sans jugement, ou cette putain de bouteille ? Le bonheur, n’est-ce pas… il avait essayé de le voir à travers toutes les personnes qu’il avait croisées dans sa vie, et il était arrivé à cette conclusion très simple : les gens n’ont aucune idée de ce qu’ils veulent, ou alors ils veulent tout et son contraire. Et lorsqu’ils étaient déçus, ils blâmaient sans hésiter l’autre, car c’est toujours plus facile de vivre dans un monde sans miroirs. Steph se sent vide. Il ne sait pas pourquoi il parle encore, pourquoi il essaye de combler le silence, comme un maçon désespéré balançant des briques dans l’espace intersidéral. Peut-être parce qu’il a envie qu’elle comprenne qu’il est lâche, mais pas cruel. L’enfer est pavé de bonnes intentions, comme disent les gens comme lui qui n’aboutissent qu’aux pires résultats. « T’en a trouvé beaucoup d’autres, des gens qui essayent ? Des gens qui te rendent heureuse ? » Pour le coup, la question n’a aucun sous-texte acerbe. Il est curieux de savoir si d’autres ont réussi là où il a échoué. Si quelqu’un a trouvé la clé qui fera de Freya une jeune femme épanouie, libérée de ses démons. Si toute la faute lui incombe. Si elle, au moins, elle a avancé depuis, puisque lui est apparemment resté le même. La réponse fait peur parce qu’on a peur de se rendre compte que rien ne change, que rien ne bouge, qu’on referait mille fois la même erreur, pour mieux souffrir. Et au pire des cas, ses interrogations existentielles se perdront dans l’ivresse de son interlocutrice, et il n’y aura plus aucune trace de ces retrouvailles contraintes, à part dans sa mémoire à lui — mais sa mémoire est un cimetière et sa bouche une tombe, incapable de trouver les mots pour lui dire — boucler la boucle — qu’il se haïssait pour cette soirée, ce verre, cette vague de colère qui avait tout emporté. Depuis, il avait appris à partir silencieusement, sans un bruit, au moins pour feinter l’absence de douleur. La crainte de se revoir submergé par ses émotions était toujours là sous sa peau. Vaincre le feu par le feu, la douleur par la douleur. Il regarde dans sa direction, moins pour qu’elle fasse de même que pour s’assurer qu’elle est toujours là, que cet étrange rêve est bien en train d’arriver. Dans ce passé lointain, ils s'en étaient trop dit pour que tout cela paraisse réel.
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| | | | (#)Dim 7 Juil 2019 - 20:26 | |
| L’air absent, son pied tape contre un des verres en rebord. Ce dernier vacille avant de faire sa chute dans le vide. Freya le suit du regard, comme fascinée par ce simple saut. Est-ce qu’il va rebondir ? Ou bien s’éclater comme une pauvre crêpe ? Ou atterrir sur la tête de quelqu’un ? Peut-être qu’un jour elle devrait essayer. Elle secoue la tête brusquement ; non, la ferme, n’y penses pas, ne te laisses pas envahir par ce genre de pensée. Pauvre folle, remonte tes bretelles, reprend tes esprits et bats-toi un peu, pour changer. Défaitiste, Freya vit sa vie à tâtons ; un aveugle s’en sortirait sûrement mieux qu’elle. Elle n’a pas d’ambition, elle n’a pas de futur. Elle vit au jour le jour, sans soucier de ce que demain peut apporter. Les merdes, elle les enchaîne, elle les subit, elle vit avec. Elle les cumule jusqu’au jour où elle explosera en plein vol. Ses attitudes insolentes et impétueuses, c’est sa façon à elle de se protéger du commun des mortels. Indomptable, elle ne courbe l’échine à personne, devant aucune loi et ne se pliera jamais à ce que la société peut attendre de sa population. Doherty restera toujours une de ces nombreuses exceptions à la règle, préférant suivre ses propres directives, même si ces dernières peuvent l’amener à sa perte.
« Un connard qui avait au moins tenté de faire quelque chose… d’aller au-delà… » Comme si elle peut oublier. Stephen lui avait tendu la main alors qu’elle était en perpétuel recherche d’une vérité morbide. Son père avait été appréhendé une année auparavant et elle avait dû le revoir, forcée malgré elle à l’affronter. Freya avait dû subir le procès, la honte et surtout, le questionnement. Elle avait dix neuf ans et elle se demandait si elle n’était pas pourri de l’intérieur. Si le mal dont leur père a été capable était héréditaire. Si elle aussi, ou ses frères, serait capable de telles atrocités. Est-ce qu’elle était une méchante, la vilaine dépeinte dans les livres pour enfants, à cause de ce sang qui coule dans ses veines ? Elle était terrifiée, elle qui n’avait plus songé à ce que leur père refasse un jour surface dans leurs vies. Et c’est pour cette raison qu’une énième psychologue lui a suggéré une énième activité supposée la canaliser et la détendre. Sa maladie n’aidant pas, on lui a trouvé professeur Beckett. Au final, ce n’est pas l’instrument qui l’a aidé mais la personne. « T’en a trouvé beaucoup d’autres, des gens qui essayent ? Des gens qui te rendent heureuse ? »
Freya soupire avant de boire une nouvelle gorgée. Elle sent un marteau piqueur commencer à arriver dans sa tempe droite alors elle presse ses doigts dessus pour tenter de limiter les dégâts. Elle ignore si c’est l’alcool ou son sang qui bouillonne qui en est la cause. Mais elle a envie de lui hurler de se taire, de l’ignorer, de regarder ailleurs. Fiche moi la paix, bordel ! Cependant, pauvre marionnette qu’elle est, Freya finit par poser ses yeux sur Stephen. « Qu’est-ce que ça peut t’foutre ? » Sa langue est fourchue, ses mots aussi acides que du poison. Sa voix est à la fois dure et tremblante – mettez ça sur le compte des verres enfilés. Elle s’humidifie les lèvres avant de se redresser et de se planter devant lui. Même si elle reste plus petite que lui pour quelques centimètres, Freya coince son regard dans le sien, le menton relevé, le toisant sans aucune retenue. « Tu veux p’t’être que j’te dises qu’y a eu qu’toi pour me satisfaire ? » Elle regarde le faible espace entre eux avant de reporter son attention sur son visage – elle est dégoûtée de constater que prendre de l’âge lui a réussi. « Désolé de te décevoir, mon grand, mais t’as pas été le seul homme de ma p’tin d’vie. » Pour la mesure, Freya reste un moment à soutenir son regard d’un bleu implacable, les mêmes yeux qui les avaient fondre, qui les avaient réconforter. Elle les avait vu avec une lumière absente ce soir. Elle avait passé tellement de temps à essayer de trouver les bonnes couleurs à utiliser pour dessiner ses yeux. Toutes les teintes de bleu y étaient passées.
Tout ça pour que ça finisse en lambeau dans une poubelle.
Puis elle finit par reculer en chancelant légèrement, se tenant à la rambarde pour tenir son équilibre. Il ne manquerait plus qu’elle tombe littéralement dans ses bras ! Freya finit par décider qu’elle veut sortir – ou entrer, enfin, ça dépend du point de vue, whatever – alors elle s’amuse à bouger de nouveau les fenêtres. Rien, pas une ouverture, que dalle. Alors elle s’énerve. « Bordel, si personne vient ouvrir dans les cinq minutes, j’te jures que j’pète les carreaux ! » Et elle en est capable. On ne tient pas un Doherty là où il ne veut pas, un point c’est tout.
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| | | | (#)Dim 7 Juil 2019 - 21:53 | |
| Les questions les plus profondes sont aussi les plus absurdes. Pourquoi ça, pourquoi maintenant, à qui la faute ? Qu’est-ce que j’en sais, moi… qui tire les ficelles… qui tient la baguette ? Aucun d’entre nous. Pas pour dire qu’on n’a pas de libre-arbitre : au contraire, on en a trop, trop pour faire les choses bien. On construit des châteaux de cartes et on les éparpille à coups de pied… — on accuse qui, le destin ? Elle a poussé un verre dans le vide et ça ne l’étonne pas plus qu’autre chose. Ça a toujours été une vaste histoire de verres (histoire ou mauvaise blague, d’ailleurs). Si on lui présentait un miroir, sans doute Steph vomirait-il. Par pure haine de lui-même. Haine de se sentir impuissant, comme s’il n’avait aucune volonté, qu’il laissait il ne savait quelles pensées aléatoires guider ses actes. A qui la faute ? La question retentissait dans son esprit comme un hurlement de damné. Étaient-ils tous les deux des prototypes défectueux ? Est-ce qu’il manquait une ligne de code dans leur programme ? Est-ce que c’était ce seul fond de misère commun qui avait servi de socle à toutes les contradictions de leur relation ? La faute aux parents, c’est facile à dire, hein. La faute aux autres. L’enfer c’est les autres, comme dirait l’auteur. Il a pas lu la pièce dont c’est tiré. Il s’en fout. « Qu’est-ce que ça peut t’foutre ? » Tout et rien, Freya, c’est bien ça le problème. Ce tiraillement entre l’envie désespérée d’aider les gens et la conscience qu’il ne leur suffira jamais, qu’il se raccrocheront à lui alors qu’il sait pertinemment qu’il n’est pas leur solution. Il vient de remarquer qu’elle est en face de lui. Il soutient difficilement son regard. Il a peur d’y tomber. Il est plus profond que toute la nuit opaque qui s’étend autour d’eux, qui les coupe du monde. « Tu veux p’t’être que j’te dises qu’y a eu qu’toi pour me satisfaire ? » Stephen secoue la tête. Ça ne mène nulle part. « Désolé de te décevoir, mon grand, mais t’as pas été le seul homme de ma p’tin d’vie. » La deuxième phrase l’assomme, puis lui redonne le courage de prendre la parole, lui l’ennemi des mots. « Ce n’est pas du tout ce que j’ai voulu dire. Tu le sais. » Lorsqu’elle recule, il a un léger mouvement, voit l’éclat de ses yeux — mélange de colère, d’impatience, de chaos. « Bordel, si personne vient ouvrir dans les cinq minutes, j’te jures que j’pète les carreaux ! »
Il profite de l’occasion pour se dégager de ses yeux, va lui aussi regarder à travers la vitre. Il ne distingue pas grand-chose. Deux personnes sont complètement affalées sur les meubles. D’autres errent, pas plus consistantes que des fantômes. Il y a l’air d’y avoir encore quelques personnes en état. L’une semble le remarquer. Elle le fixe. Elle hausse les épaules. Il essaye de lire sur ses lèvres. « Je sais pas quand… » quand reviendra celui à qui appartient cette baraque. Ça peut être dans cinq minutes comme le temps qu’il se casse la gueule dans les escaliers en remontant. En tout cas, s’il peut éviter que Freya brise la vitre, il le fera. « Tu vas te faire mal, Freya. Ils vont revenir. » Il essaye de dire ça sur un ton neutre, inquiet, pour éviter qu’elle se braque et qu’elle fonce tout bonnement dans la porte — scénario que l’alcool ne permet pas de mettre de côté. Elle vacille souvent : il se tient prêt à la rattraper, il la frôle sans le vouloir, retire son bras lorsqu’elle reprend l’équilibre. Il aurait pas l’air d’un criminel, si elle se cassait le crâne sur la rambarde, alors qu’ils sont enfermés sur un balcon au beau milieu de la nuit. Fin, tomber de rideau, case prison et c’est reparti pour un tour. Elle lui fait horriblement mal au cœur, à tanguer dans la nuit comme ils tanguent dans la vie. Il a franchement peur qu’elle se cogne à quelque chose — à part à sa présence encombrante. Il ne la regarde jamais complètement, comme si reprendre contact avec ce visage qui lui avait été si familier pouvait le faire basculer huit ans en arrière. Ne pas la regarder. Surtout ses yeux. « Ce sera beaucoup mieux quand ce sera complètement fini. Quand cette porte va s’ouvrir. Je vais me barrer. Et tu pourras m’oublier en paix. Ce sera génial. » Il n’a pas d’ironie dans la voix, juste un mélange de lassitude et de tristesse. Elle pourra bientôt retourner aux autres hommes qui ont traversé sa vie, sans plus se soucier de cette vague apparition. Le rayer tout à fait. Et arracher la page, parce qu'on n'a jamais assez de rage à mettre dans des actes inutiles. « T’es pas une mauvaise personne, Freya. T’as raison. » Il ne peut pas en dire plus. Il prend le rôle du salaud — le costume est sur mesure. Elle a plus besoin de l’innocence que lui. Peut-être que ça lui permettra d’avancer. Allez, c’est pour moi, culpabilité, mets-moi ce que t’as de plus fort, y’a regret qui fait un malheur sur la piste. Auto-flagellation, celle-là elle est pour toi. Sauf qu'un vrai salaud ne la rattraperait pas. Il ne l’observe plus que pour regarder si elle ne va pas tomber. Il ne sait pas de quoi il a plus peur, qu’elle enfonce la porte ou qu’elle le regarde, avec cette fragilité qui fait résonner en lui la corde du sauveur qu’il n’est pas. Sacré sauveur, hein. XS, Alex, Freya. Toujours une histoire de verre ou d’yeux brisés. Des yeux qu'il n'ose pas croiser.
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| | | | (#)Mar 9 Juil 2019 - 22:34 | |
| « Ce n’est pas du tout ce que j’ai voulu dire. Tu le sais. » Non, elle ne le sait pas. Elle s’est trompée sur toute la ligne, de la majuscule au point final. Elle a pensé qu’elle pouvait lui confier sa confiance, ses secrets, son histoire. Elle a cru qu’il allait être différent – ils le sont tous aux premiers abords, de toute façon. Il n’avait pas su la guérir – personne ne le pouvait – mais il avait su l’apaiser. Sans l’aide d’un piano mais juste de sa voix, de ses lèvres, de ses mains. Elle avait dix neuf piges, elle n’avait jamais rien eu de concret précédemment. Terrence avait ouvert une voie dans laquelle elle s’est engouffrée sans vraiment faire attention. La marche arrière n’était plus possible et elle ne pouvait qu’avancer, dans le noir, à tâtons. Personne ne la guidait, certainement pas sur ce chemin. Terry l’avait laissé tombé et c’est Stephen qui l’a rattrapé. Sa vie entière n’est qu’un immense brouillard où les gens font des apparitions sans qu’elle puisse les retenir vers elle. Des fantômes de son passé, revenant pour la hanter et lui rappeler à quel point elle pourrit tout ce qu’elle touche. Stephen lui semble blasé. Il n’a pas envie d’être coincé avec elle plus qu’elle ne le veut. Même si elle partage le sentiment, Freya ne peut s’empêcher d’être vexée. Il n’a pas le droit d’avoir envie de s’échapper. C’est elle qui est partie la première fois et c’est elle qui partira la deuxième fois. Elle ne veut pas lui donner ce fichu plaisir. « Désolé, c'est pas très limpide sans trucs projetés vers moi. » Non, il n’y a pas de prescription qui tient.
« Tu vas te faire mal, Freya. Ils vont revenir. » Freya s’en fiche car ça vient de lui. Alors elle hausse les épaules. « C’est pas la première fois que ça arriverait, lance-t-elle d’une voix plate, sans émotion, vidée. » Elle ne fait qu’évoquer une simple vérité. La douleur, elle sait ce que ça transperce. Elle se l’ai déjà infligé plus d’une fois, et elle a failli passer de l’autre côté de la barrière, aussi. Encore un truc que Stephen sait. Parce qu'elle lui a confié et parce qu'il en a été témoin. Doherty a détourné son attention vers le ciel cette fois. Un ciel un peu nuageux mais qui laisse paraître une demi lune bien lointaine mais tellement lumineuse. C’est presque irréel de penser que des gens ont marché dessus mais en même temps, elle n’est qu’à porter de main… Elle tangue alors qu’elle tente de l’attraper. Elle est conne quand elle a bu. C’est bien connu que la liqueur ne vous rend pas plus intelligent, de toute façon. « Ce sera beaucoup mieux quand ce sera complètement fini. Quand cette porte va s’ouvrir. Je vais me barrer. Et tu pourras m’oublier en paix. Ce sera génial. » Freya repose alors son attention passagère et volage sur le jeune homme. Non, elle n’a pas oublié qu’il est là, elle aurait peut-être aimé qu’il oublie de parler. La rue est déserte, calme de bruit. L’air est frais mais ça ne suffit pas pour dé-soûler la jeune femme, qui reprit une gorgée sans aucun scrupule. Elle ne voit pas son compagnon de fortune s’inquiéter pour elle, de ses gestes imprécis, de ses pieds qui peuvent à tout instant s’emmêler entre eux. Freya arque cependant un sourcil, peu convaincu par ses propos. « J’t’ai déjà oublié. C’est ce p’tin de destin qui m’joue des mauvais tours , elle se tourne vers le ciel, le nez en l’air, vous croyez pas qu’c’est suffisant ? » C’est exact, elle est en train d’hurler à des êtres inexistants mais qui doivent bien l’entendre quelque part. Freya n’est pas religieuse ni croyante mais elle pense à un être au dessus, supérieur qui s’amuse de la population humaine et de ses faiblesses. S’imaginer qu’un être se joue de sa vie est bien plus réconfortant que de penser qu’elle a sa vie entre ses mains. Une vie qu’elle a pour l’instant foiré et dont elle est passée clairement à côté. Et comme pour boire à sa propre santé qui fout le camp, la jeune femme but une nouvelle gorgée.
Embrouillée, plongeant un peu plus dans la léthargie, l’alcool a au moins le don de lui réchauffer les muscles. « T’es pas une mauvaise personne, Freya. T’as raison. » Putain. Freya sentit ses jambes s’entremêler, la faisant un peu plus chavirer sur le côté. Elle a failli en lâcher sa bouteille tellement qu’elle est surprise. Sa précieuse compagne, sa fidèle alliée, elle la plaque contre sa poitrine comme on le ferrait avec un enfant. Celle là, elle ne s’y est pas attendue. Stephen a récupéré toute son attention et ça ne devait pas être le but de la manœuvre puisqu’il fuit son regard, clairement. Choquée, elle reste comme une conne dans son coin, sa fiole tenue contre elle par ses deux mains. Puis, elle finit par réussir à décrocher sa mâchoire. « A quoi tu joues, Beckett ?, son nom de famille étant prononcé avec le détachement le plus total, comme pour le tenir à distance, physiquement et émotionnellement. » Il veut culpabiliser, porter le costume de celui qui veut se faire battre, il veut se faire lyncher à sa place, pour quelle raison ? Son cerveau embrumée ne comprend rien, elle ne réfléchit plus, pas à cette heure en tout cas, pas dans ces conditions. Il l’a clairement prise au dépourvu et Freya ne fait rien pour le cacher.
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| | | | (#)Jeu 11 Juil 2019 - 18:46 | |
| La situation commence à lui foutre un mal de crâne monstre. Il se sent comme en chute libre, sauf qu’il n’y a jamais d’impact final, seulement un long vertige continu qui lui prend les tripes et l’empêche de réaliser complètement. « Désolé, c'est pas très limpide sans trucs projetés vers moi. » Son sang se glace dans ses veines. Elle ose. Elle continue de verser de l’alcool et du sel sur cette plaie ouverte. Une plaie commune, quoi qu’elle en pense. Et l’ironie de ses mots ajoute à leurs tranchant. Elle les connait, les mots. Elle sait s’en faire des armes terriblement efficaces, et lui n’a qu’à encaisser sourdement. « Tu dis ça… » Il parle calmement, mais il y a dans le fond de sa voix un accent de réelle tristesse. « Tu dis ça, comme si ça avait toujours été mon intention. Comme si j’étais là pour te faire du mal. » Les images veulent revenir, elles tapent contre la vitre de ses yeux pour l’envahir, mais il les repousse, et elles restent là, béates, refoulées à la lisière de sa conscience. Il les connaît. Pas besoin de les revisionner. Il les a vues jusque dans ses cauchemars. « C’est faux. » Il secoue la tête. « J’ai toujours regretté. C’était pas moi. Ça a jamais été ce que je voulais. » C’était son bras, c’était son geste, c’était son image — mais ça ne l’avait pas pris consciemment. Il y avait eu une faille, quelque chose qui l’avait déchiré en un instant, et laissé s’engouffrer à travers lui une volonté qui n’était pas la sienne. Et depuis qu’il s’était rendu compte de ces trous qui ne lui appartenaient pas dans son esprit, il était entré dans un rapport beaucoup plus distant avec les gens, lui qui n’était déjà pas très sociable. Cela ressemblait curieusement au discours que lui tenait Freya elle-même alors qu’il découvrait sa personnalité conflictuelle. Curieusement. « S’il y avait eu un seul moyen que ça n’arrive pas, peu importe, je ne l’aurais pas fait. » Mais le seul moyen aurait été qu’ils ne se rencontrent jamais, parce qu’il n’y a rien pour se prémunir contre l’imprévisible, rien pour empêcher les zones méconnues et grises de l’être humain de se réveiller. Il donnerait n’importe quoi pour effacer ces évènements. Ce n’était pas lui. Il ne voulait pas que ce soit lui. « C’est pas la première fois que ça arriverait. » Encore ces paroles qui ont le gout de rien et de la nuit, un gout d’étoiles éteintes et de mégots. « Peut-être, mais j’essayerai de l’empêcher. » A quoi bon se défendre devant quelqu’un qui essaye d’attraper la lune avec ses doigts ? Oh, et puis elle a raison. Le monde réel est beaucoup trop triste pour qu’on s’y attarde, autant tenter l’impossible et les chimères. L’alcool ne réussit toujours pas à Freya.
« J’t’ai déjà oublié. C’est ce p’tin de destin qui m’joue des mauvais tours, vous croyez pas qu’c’est suffisant ? » Ça ne le dérange pas d’être oublié. Il s’est fait, depuis très longtemps, à l’idée qu’il ne fait que passer dans la vie des gens, à la manière de la vision d’un inconnu derrière la vitre d’un train. Mais elle ment. Si elle a cette animosité, c’est qu’elle ne l’a pas oublié, c’est qu’elle a revu l’image, le verre, après la fin. Le destin est un prétexte. Au final, ils sont face à face. Aucun intermédiaire pour redistribuer les cartes. Sa dernière phrase l’a clairement déstabilisée. Ce n’était pas le but. Il la regarde tanguer dans ses pensées. « A quoi tu joues, Beckett ? » Il hausse un sourcil surpris. Il n’a jamais joué. Les jeux ne lui réussissent pas, en témoigne sa malchance. Il ne fait qu’être absolument honnête, c’est bien son drame. Même les mots blessants qu'il avait pu prononcer plus tôt ne tenaient pas face à la vision de Freya. « C’est pas ce que tu veux ? » Il lui donne tout le loisir de le détester. A moins que ce soit l’opposition qui motive la jeune femme ? « T’as raison, » qu’il répète, « c’est ma faute. » C’est sa faute, parce que ça a fait plus de mal à Freya que l’inverse. Parce qu’il a prétendu être une solution alors qu’il n’a fait qu’empirer la situation. S’il n’avait pas balancé ce foutu verre, peut-être seraient-ils à égalité, parce qu’il en avait chié, pour essayer de ramener Freya à un semblant de lumière. « Je suis désolé. T’en fais ce que tu veux. » Il n’a pas de fierté inutile et encombrante, Steph. Il ne se met pas sur un piédestal. Puisqu’il est impossible de se faire pardonner, autant boucler la boucle comme on peut, rafistolée avec du scotch grossier, de la colle, des bouts de souvenirs. Et il trouverait, à cet instant précis, beaucoup plus agréable de se faire casser la gueule que de se faire reprocher ce geste encore une fois. Il regarde la bouteille que Freya serre contre elle comme si elle pouvait la protéger de l’existence. Si elle continue à ce rythme, peut-être se réveillera-t-elle demain sans le souvenir de cette soirée. Huit ans avant, il ne comptait plus le nombre de fois où il l’avait ramenée ivre morte. Et tout lui revient comme une gifle, la certitude qu’il n’est bon qu’à être un désastre, l’horreur de son impuissance, l’impossibilité de montrer sa sincérité, le désespoir face à ces mots qui paraissent tellement faibles, le souvenir de cet espoir qu’il avait lorsque tout cela a commencé — l’espoir qu’il l’aiderait. « Je me déteste pour… ça. » Même si ce n’était pas lui. Même s’il n’aurait jamais cru que ça pouvait arriver. Même si peut-être que Freya aurait pu faire pareil, l’alcool et ses périodes descendantes s’additionnant. Il n’a même plus l’impression d’être sur un balcon, mais dans ces espaces mentaux étranges où vous essayez de régler vos comptes avec votre passé (sachant qu’il y a une dette qui augmente sempiternellement, peu importent les acomptes). Il la regarde de nouveau — elle et sa meilleure amie la bouteille — : son visage a laissé la lassitude pour l’excuse. Mais elle le maintient à distance, n’est-ce pas, puisque la liqueur saura toujours mieux la réconforter que ses mots, ses mots qui ne réconfortent pas, qui apportent une vérité fade, chagrine et peut-être bien inutile.
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| | | | (#)Mar 16 Juil 2019 - 21:16 | |
| « Tu dis ça, comme si ça avait toujours été mon intention. Comme si j’étais là pour te faire du mal. J’ai toujours regretté. C’était pas moi. Ça a jamais été ce que je voulais. » Freya se laisse bercer par sa voix, comme si elle est ailleurs (c’est sûrement le cas). Elle l’entend sans vraiment l’écouter, plus absorbée par la vision de la nuit brillamment étoilée que par cet homme qui lui a brisé l’âme et l’esprit (et sûrement sa confiance et son estime aussi) huit ans auparavant. Elle chancelle, elle s’en fiche, elle veut attraper la lune. Ou elle veut la rejoindre, fouler cet astre qui paraît si proche et pourtant. Freya a cru qu’elle et Stephen étaient proches, aussi. Il y a un temps. Une époque lointaine, où les choses avaient paru si simples. Stephen n’était pas compliqué, il n’était pas Terrence, il n’était pas Elias. Il était là où il fallait quand il le fallait. Elle s’est laissée emporter par ses yeux bleus, par ses doigts frôlant les siens sur les touches, par cette voix qui la guidait avec douceur et précision. Freya n’a jamais réussi à jouer un morceau entier, trop absorbée par son professeur. C’est presque naturellement qu’il a troqué son fidèle piano pour son corps et c’est sans résistance que Freya le lui a offert.
C’était simple, tendre, sans histoire. Puis un jour, sans crier garde, tout à chavirer.
Doherty empoisonne tout ce qu’elle touche. Elle s’en est voulue – parce qu’elle s’en veut toujours beaucoup trop car elle accorde une importance bien trop grande à ses proches. Mais aussi elle l’a blâmé et haït. Elle décrochait ses appels une fois sur deux, démangée par l’envie de retourner dans ses bras mais aussi ralenti puis stoppé quand elle repensait à ce fichu verre qui éclate à quelques pas d’elle. « S’il y avait eu un seul moyen que ça n’arrive pas, peu importe, je ne l’aurais pas fait. » Freya est comme une automate mise en pilote automatique. « C’est toujours c’qu’on dit. » Les regrets, ça ne sert à rien. C’est pourri, ça vous bousille la vie et ça vous fait culpabiliser plus que de raison. Freya ne veut pas en avoir, elle se sent déjà assez mal et sale de façon quotidienne. Sa conscience est plus ou moins clean, ce qui ne semble pas être le cas de Stephen.
Tant pis pour lui. Le mal était fait.
« C’est pas ce que tu veux ? T’as raison, c’est ma faute. Je suis désolé. T’en fais ce que tu veux. » Shit. Freya finit cul sec sa fiole, l’alcool lui montant encore plus à la tête, l’enveloppant solidement vers des contrées qu’elle connaît que trop bien. L’ivresse est une terre sauvage où l’hypocrisie est bannie. Un monde loin, très loin des vivants, où vous êtes dans un état semi conscient, semi éveillé, où vous ne distinguez plus le vrai du faux. Du coup, les paroles prononcées par le jeune homme eurent un effet flou, lointain, raisonnants tel un écho dans sa tête.
Freya n’est plus, c’est son autre visage qui est. Celui qui est intrépide, insolant, sans filtre et sans saveur. L’autre qui n’a plus l’envie de rien, qui n’a plus rien à perdre et qui regarde avec dégoût sa fiole. Vidée jusqu’à la dernière goutte. « Je me déteste pour… ça. » Stephen récupère son attention évaporée, le regard brun de la jeune femme se posant de nouveau sur lui. Sur son visage qu’elle ne peut s’empêcher de qualifier de séduisant se lit une expression qui semble lasse, presque blasée. Elle l’est aussi. Elle est fatiguée, ses membres sont engourdis, son corps ne tient plus debout. « Tu cherches quoi, une putain de rédemption ? Tu la trouveras p’t’être là bas, elle montre le clocher du cimetière, avec le reste de c’que tu m’as pris. » L’art du mélodrame est une défense naturelle, n’hésitant jamais à appuyer là où ça fait mal.
Parce qu’elle est criblée de balles bien visées et que jamais elle ne sera en paix. Ses blessures restent toujours béantes et ouvertes, comme des rappels qui ne finissent jamais de lui revenir à la figure. Et elle veut que tout le monde le sache. Mais elle vous massacrera si vous osez lui faire la remarque.
Alors qu’elle fait un pas en avant, le doigt pointé vers lui, Freya trébuche, lâchant sa bouteille par dessus la rampe alors qu’elle s’y agrippe avec le peu de dextérité qui lui reste. Le bruit de verre raisonne dans la rue, aucun passant n’étant dessous à ce moment précis (au moins un miracle positif est arrivé). Doherty reste un moment rattachée à la rampe avant de se relever légèrement, le regard flamboyant tourné sur Stephen. « Y a pas d’gentils ou d’méchants dans l’histoire, Stephen. » Elle a l’air misérable mais elle s’en fout. Elle n’a pas de fierté, pas d’honneur, rien. Son père a déjà tout sali il y a quatorze ans. La seule chose qui importe en ce moment, c’est sa douleur et essayer de faire mal à Stephen en retour. « Le résultat est que tu m’as brisé l’coeur et ça, j’pourrai jamais t’le pardonner. » Organe débordant d’un trop plein de sentiments, son cœur de glace est fragile, pouvant se briser à tout instant si on ne fait pas attention.
Stephen l’a eu et il l’a laissé tombé. Des milliers de morceaux éparpillés, comme sa fiole dans la rue. Morceaux qu’elle a dû recoller, tel un puzzle géant sans modèle.
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| | | | (#)Mar 16 Juil 2019 - 23:42 | |
| Il a l’impression étrange que son corps ne lui appartient plus vraiment, qu’il se voit de l’extérieur, enveloppe physique sans conscience, atterrée face au monde, incapable de vivre, de faire quelque chose, d’orienter les évènements, de contourner cette putain de fatalité qui fait de lui ça — un pantin de la destinée, valdinguant dans les débris de ses choix et de ses non-choix, terriblement responsable de tout et incroyablement irresponsable à la fois. « C’est toujours c’qu’on dit. » Bien sûr. Les mots restent les mêmes. Pas moyen de vérifier l’intention derrière. « Tu cherches quoi, une putain de rédemption ? Tu la trouveras p’t’être là bas, avec le reste de c’que tu m’as pris. » La rédemption ? Le Pardon ? La religion lui avait appris que son existence était une servitude vouée à l’obtention d’un salut, pour se purifier d’un péché originel dont il ne connaissait pas l’essence ; la vie lui avait appris que personne n’était disposé à lui accorder le pardon de cette faiblesse inhérente à l’existence humaine. Dix centimes entre deux hommes, ça peut suffire à créer la haine. Qu’est-ce qui pouvait bien lui faire croire qu’il pouvait encore atteindre Freya à travers la poussière d’une douleur aussi vieille ? La rédemption, hein… ça va bien pour l’au-delà. Ici-bas, aucun Dieu d’amour juste et bon pour comprendre sa bonne foi ; rien que des êtres brisés comme Freya, qui avaient bien raison de l’enfoncer. C’était tellement plus simple de ne plus essayer de bien faire. De ne plus essayer tout court. De se détacher totalement. Le bruit de la fiole qui tombe dans la rue fait vibrer une corde atrocement sensible en Stephen. Sonorités cinglantes, désagrègement sans appel des morceaux de verre. Pas de clapotement du liquide — le contenu de la fiole est tout entier en Freya, avec son amertume, ses illusions, sa chaleur factice. Si seulement il avait pris une bouteille, lui aussi, pour se la fendre sur le crâne ou se la vider dans le foie. Lâchement. « Y a pas d’gentils ou d’méchants dans l’histoire, Stephen. » Peut-être qu’un autre que lui aurait saisi l’occasion pour esquisser un rictus condescendant face à ce spectacle de déchéance qu’illustrait Freya, son ivresse et ses tourments dans cette nuit irritante. Mais il est incapable de trouver une expression cohérente à mettre sur ses traits. Il a peur qu’en changeant le moindre muscle de place, il fasse encore quelque chose de travers, et qu’elle le prenne contre lui une fois de plus. « Le résultat est que tu m’as brisé l’coeur et ça, j’pourrai jamais t’le pardonner. » Quelle idée il avait eue, de laisser les gens lui confier leur cœur sans préavis — sans placarder « âme instable et irresponsable, à la dérive, passez votre chemin ». Et en un instant, tout qui éclatait dans le silence assourdissant d’une mine : la confiance, l’espérance, l’illusion. Il se voit toujours de l’extérieur, cet imbécile — et il a l’impression d’être le négociateur, comme dans ces scènes de séries policières absurdes : sauf qu’il est à la fois négociateur, otage, médecin légiste et coupable, à essayer tant bien que mal d’empêcher Freya de se laisser tomber, si ce n’est pas déjà le cas. Elle paraît perdre l’équilibre — et ce doigt accusateur pointé vers lui devient insupportable : il prend doucement l’avant-bras indécis, le baisse au niveau de la rambarde. C’est toujours un peu plus d’équilibre. Est-ce que ça a de l’importance ? Il sèche.
Il n’y a rien à se dire, n’est-ce pas. Aucune réponse cohérente à apporter, aucune explication, aucune suite logique. Et pourtant son esprit continue de carburer avec désespoir pour trouver quelque chose, une issue, une lumière même infime, un moyen de percer l’esprit de la jeune femme d’autre chose que de la saveur de la haine. Pourtant ça ne mènera sûrement à rien, tu en as conscience ? Je le sais. Alors pourquoi tu ne la fermes pas ? Je ne sais pas. Je ne suis pas un salaud. Ah bon ? Première nouvelle. Tu as raison, un salaud aurait même pas eu le cran de continuer cette conversation absurde. Il referme la porte sur cet alter-ego monstrueusement réaliste dont la voix rend ses convictions plus chancelantes encore. C’est pour ça qu’il s’enferme dans la musique. Parce que les mélodies de la réalité sont insupportables et cruelles. La seule manière de se sortir de cette cacophonie est de s’oublier. Il la regarde. Même à travers l’alcool et la détresse, il ne peut pas s’empêcher de la voir exactement comme avant — alors que tout avait changé, n’est-ce pas ? « Peut-être que si t’avais accepté de me revoir une fois… » Trop tard, t’as commencé, il faut finir. Tu vas pas me dire que t’as autant de regrets que ça, peut-être ? Maintenant, ça aurait été différent : il n’arrivait plus à s’attacher à quoi que ce soit. Mais Freya datait d’une époque où Stephen croyait encore tout possible — l’amour y compris. Le répondeur résonne encore. « J’aurais été prêt à n’importe quoi pour recoller. Recoller tout… le passé… le présent… » Toutes ces crevasses en eux qui les avaient rapprochés, ces vides à combler, ce vertige devant l’existence. Est-ce qu’elle savait à quel point cette histoire l’avait éloigné de lui-même, des autres ? Il était pianiste, pas omniscient. Qu’est-ce qu’il savait de la friabilité des êtres ? Il se rend compte qu’il a toujours sa main sur son avant-bras, la retire de lui-même, parce que ce sera encore plus douloureux qu’elle le fasse d’elle-même, avec le mépris et le dégout. « Pas de gentils, pas de méchants, » qu’il répète doucement. Il ne le savait que trop bien. Ni blanc ni noir. Gris, gris partout, gris encore, gris perle, gris clair, gris laid, gris triste. Et la grisaille partout, dans leurs gestes, dans leurs mots, dans leurs souffrances. La seule lumière nette était fugitive et vouée à s’évanouir — comme celle qui avait pris fin il y a huit ans de cela. Il devrait la laisser attraper la lune, et pourtant il ne peut pas s’empêcher d’essayer de lui faire voir un soleil, quelque part, au-delà de la nuit, au-delà du temps. A quoi tu joues, Beckett ? A la roulette russe. Et il n'y a peut-être aucun gain à la clé, que de l’humiliation. Mais les humains sont tous là à ramper quand même dans la mare informe de leurs ratures. « Pas de rédemption non plus. J’avais pensé que j’arriverais à mettre un peu de bonheur dans tout ça. » Oui, sors les grands mots, les beaux maux. Le bonheur. Le bon bonheur. Avec son odeur de passé trop vite et d’expectatives inatteignables. Toujours, encore, avec rage… ! « J’ai toujours pensé que tu méritais mieux… que je pouvais changer le cours des choses... » Il voulait ajouter quelque chose mais il est soudain devenu aphone. La réplique sera facile. Je méritais surtout mieux que toi. Non. Elle peut comprendre, n’est-ce pas ? Elle peut la voir, l’autopsie qu’il lui fait d’une âme absurde et sincère ? Bien sûr qu’il était sincère. Bien sûr qu’il n’avait pas oublié ces confessions sur leurs vies indignes d’en écrire un bouquin — qui gaspillerait de l’encre sur leurs déboires ? Les raisons pour lesquelles ils étaient tombés dans les bras l'un de l'autre dépassaient les mots. « Tu peux bien jamais me pardonner, mais… » La nuit bouffe ses idées. Il soupire. Ce besoin inexplicable de courir au secours des gens — le même besoin qui l’avait perdu dans cette relation — le submerge à nouveau. Il se rend compte qu’il ne peut plus rien dire. Et dans cette nuit hostile ou indifférente, le froid qui cloue son estomac combat la chaleur de ses tempes, dans l’effort de tout son corps pour ne pas s’éparpiller. S’éparpiller, disparaître. La fuite est toujours la meilleure solution, n’est-ce pas ? Sauf qu’il refuse. Il s’acharne. Et si c'était à refaire, il s'acharnerait encore. Parce qu'il en avait marre de laisser couler les choses... même si c'était trop tard ? Il ne veut pas regarder dans la direction du cimetière.
- Spoiler:
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| | | | (#)Jeu 18 Juil 2019 - 21:34 | |
| L’équilibre n’est qu’un doux rêve. Jamais l’équilibre n’a été total, que ce soit dans le monde ou chez les gens. Encore moins chez Freya Doherty. Elle n’a jamais fait preuve d’équilibre, elle a toujours cherché à apprendre à marcher sans se casser la figure dans un univers bien trop grand pour elle. Sans queue ni sens ni tête ni repère. A tâtons, faisant du mieux qu’elle peut pour avancer, pour ne pas regarder ailleurs, éviter les regrets et oublier les blessures. (Mais jamais elles ne partent. Tu le sais, elles sont ancrées dans ta chair. Tu ne pourras jamais t’en séparer. Elles font de toi ce que tu es, misérable et perdue. T’es à bout de souffle, tu ne sais plus comment faire les choses. T’as toujours rejeté la faute sur les autres, t’as toujours évité de regarder la vérité en face parce que c’est trop compliqué. Trop dur d’agir comme une femme au lieu d’une pauvre petite fille sans défense. T’es qu’un tas d’os et de muscle qui n’a aucun honneur, aucune fierté.) La vie de Freya n’a toujours tenu que sur un fil, fin et léger, sur lequel elle ne marche pas toujours avec précaution. Elle a manqué de basculer, souvent par choix. Parce que la destruction, c’est la seule chose qu’elle sache faire. Elle détruit ce qu’elle touche, comme chaque Doherty. Une malédiction inconnue leur a été fourni à la naissance et elle doit vivre avec chaque jour de sa vie. Le but du jeu ? Survivre jusqu’au lendemain du mieux qu’ils peuvent.
Autant dire, une peine perdue quand on regarde la fratrie Doherty.
« Peut-être que si t’avais accepté de me revoir une fois… J’aurais été prêt à n’importe quoi pour recoller. Recoller tout… le passé… le présent… » Il a essayé. Tu l’as ignoré. Il t’a blessé alors tu as fait la meilleure chose que tu pensais à l’époque ; te renfermer comme une huître. Ses appels sont restés en attente, tes messages sans réponses. Elle a supprimé son numéro durant une de ses crises, pensant se libérer d’un poids trop lourd pour elle.
Car elle a voulu retourner vers lui. En courant, même.
Mais sa tête en a décidé autrement. Et ce que sa tête veut, sa tête l’a. Même si ça veut dire sacrifier ce que son cœur lui réclame.
Freya se redresse difficilement sur ses pattes, en prenant appui sur la rambarde. Les mots de Stephen résonnent dans sa tête, dans une boucle infinie, bien décidés à s’y incruster sur la paroisse et ne pas partir. Il faut qu’elle se souvienne, il faut qu’elle se rappelle – mais elle ne veut pas. Elle n’a plus rien pour la faire tenir. Elle n’a rien à faire que de laisser Stephen lui torturer le cerveau avec sa voix douce et ses paroles destructrices. Pourquoi ne s’arrête-t-il pas ? Pourquoi est-ce qu’il lui fait subir ça ? Pourquoi personne ne vient les sortir d’ici ? Pourquoi il a fallu qu’il soit là, à cette putain de soirée, au lieu d’être chez lui, à pianoter comme il sait si merveilleusement bien le faire ? « Pas de rédemption non plus. J’avais pensé que j’arriverais à mettre un peu de bonheur dans tout ça. » Tout ça ? Tout ça quoi ? Elle ? Freya ? Il ne fait aucun sens, elle ne comprend plus rien, elle est totalement paumée. L’alcool se fait sentir et ressentir, elle est dans son autre dimension. Elle a envie de hurler et de pleurer, de le frapper et de… Et de quoi, exactement ? « J’ai toujours pensé que tu méritais mieux… que je pouvais changer le cours des choses... » Accoudée contre le balcon, Freya se prend la tête dans les mains, se massant les tempes. Elle a mal mais elle ne sait plus trop où.
« Tu peux bien jamais me pardonner, mais… » Freya arque un sourcil tout en le regardant brièvement. « Mais quoi ? Vas-y, vas au bout de ta pensée. Mais c’est d’ma faute que je sois pas revenue en courant ? Mais que t’es désolé ? Mais que t’aurais fait les choses différemment ? » Elle déchaîne ses propres paroles sans les réfléchir, comme si sa bouche connaît les mots à prononcer sans informer son cerveau.
Freya se rapproche de nouveau de lui, cette fois la main sur la rambarde pour garder ce fichu équilibre qu’elle a du mal à avoir. « Arrête de penser que je mérite mieux, putain ! On sait très bien que c’est faux alors tes conneries, garde les pour toi. » Et son doigt, de nouveau pointé, s’abat sur le torse du jeune homme alors qu’elle lui déverse ses paroles sous le ton de l’accusation. « Tu m’as donné un bonheur éphémère, Stephen. Et c’est la pire chose que t’as pu me faire au final. » Freya a pu goûter à une relation normale, à quelqu’un qui a pu la soutenir du mieux qu’il pouvait dans ses crises et qui était là pour elle. Elle a toujours tendance à mettre trop d’espoir sur chacune de ses relations et pourtant, elles finissent toujours par les décevoir. Voire la détruire. Stephen avait brisé le peu d’amour propre qu’elle avait d’elle-même. La corde sensible de son enfance ayant été touchée, elle s’était recroquevillée sur elle-même comme un nouveau né, en espérant que ça suffirait à lui faire oublier le monde extérieur.
Spoiler alert : la vie ne fonctionne pas comme ça.
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| | | | (#)Jeu 18 Juil 2019 - 22:40 | |
| Il la voit. La colère et la détresse sont plus distinctes autour d’eux que les choses matérielles et physiques. La rancune forme un cercle sulfureux. Le chagrin s’empare des nuages. En bas de la rue, dans la bouteille, il y a de tout ça mélangé, à la vue des passants, les passants qui ne savent rien, qui n’entendent pas, qui n’entendront jamais. « Mais quoi ? Vas-y, vas au bout de ta pensée. Mais c’est d’ma faute que je sois pas revenue en courant ? Mais que t’es désolé ? Mais que t’aurais fait les choses différemment ? » Il la laisse déverser sa haine sans broncher. Il laisse la tornade passer. Il sait faire, ça, il sait très bien faire. Toute sa vie on lui a hurlé dessus, soit parce qu’il ne faisait rien, soit parce qu’il faisait mal. Alors les cris, ça le laissait froid depuis toutes ces années. Ou plus exactement, ça le rendait fou, mais d’une folie froide, qu’il encastrait en lui, parce qu’il savait faire maintenant. Rester impassible quand le monde vous tombe sur la tête. L’haleine de Freya est alcoolisée. Une réflexion horrible lui vient à l’esprit malgré lui : l’haleine de Freya est toujours alcoolisée. Elle ne voit que ça comme solution. Et c’est à lui de subir la montée des grammes dans le sang. Comme au bon vieux temps, il parlait à un mur — et devinez quoi, c’était fatiguant d’escalader ce mur aux briques effritées à la seule force des doigts. Un mur de ressentiment qui empestait la vodka. Voilà tout ce qu’elle avait à communiquer. Voilà peut-être tout ce qu’il méritait pour être aussi odieux sans le faire exprès. « Arrête de penser que je mérite mieux, putain ! On sait très bien que c’est faux alors tes conneries, garde les pour toi. » L’alcool. L’alcool. L’alcool. Il ne fait que se répéter ce mot. Il lui permet de supporter les imprécations de la jeune femme. De la même manière que l’esprit de Freya s’en fait un rempart, il s’en fait une illusion. C’est l’alcool qui parle. Tout ce que Freya dit derrière, c’est de la souffrance. Il ne peut pas parler à l’alcool, mais il peut atteindre un peu de douleur, du bout des doigts. Peut-être qu’il faut y plonger les mains pour retirer l’écharde, même si ce sera atroce, même si la cicatrisation prendra du temps. « Tu m’as donné un bonheur éphémère, Stephen. Et c’est la pire chose que t’as pu me faire au final. » Ephémère. Ephémère. Ephémère… elle en voulait, de l’éternel. Des belles promesses. De l’amour qui transcenderait le temps, l’espace, les défauts, le mur — foutu mur ! Et lui qui s’acharnait ! Pourquoi il s’acharnait ? Contre qui il luttait, si Freya était ensevelie derrière les vapeurs troubles de l’éthanol ? Pourquoi pensait-il encore qu’il pouvait la sauver — d’elle-même, ou de lui-même ? Quel sauveur était-il si elle ne voulait pas être sauvée ? Pourquoi s’octroyait-il des responsabilités qu’il ne pouvait endosser ?
Il est calme. Il le sait. Il ne craquera pas, parce qu’il n’y a plus grand-chose à craquer — à part peut-être une allumette, qu’on jetterait dans le reste de la fiole. Cette résolution qui l’empêche de céder à la colère de Freya, de s’assoir à l’opposé d’elle en attendant les secours — façon de parler. Ou pas… —, de l’ignorer totalement et de la laisser évacuer sa vie dans l’écume de cette tempête ; cette résolution, il ne se la connait pas. Il n’a jamais été résolu à rien. Il ne sait pas ce qu’il fait de sa vie, ce qu’il représente pour les autres, parce qu’il a toujours été insignifiant. Pour Freya il n’était pas insignifiant — d’abord dans le bon sens, puis dans le mauvais. La rancune qu’elle dirigeait contre lui ne faisait que renforcer cette force étrange qui le maintenait encore à flot dans la débâcle ; elle pouvait éroder son estime, ou ce qu’il en restait, mais cette volonté demeurait en lui comme un étendard enflammé au milieu d’une mer sombre. Quelle volonté ? Cette volonté, pour une fois dans sa vie, d’essayer de changer les choses, de se battre, même si c’était peut-être peine perdue, d’arrêter de fuir les difficultés et les conséquences. Parce qu’eux deux ne savaient faire que ça. « C’est ça la solution ? » qu’il murmure en la regardant. La solution : fuir en avant, peu importe quoi, avec les boulets du passé enchainés aux pieds. Mais à un moment tu arrêtes d’avancer. Tu ne t’en rends même plus compte parce que tu as mis toute ton existence dans cet effort forcené de pseudo-libération. A un moment donné, il faudra bien te retourner. Faire la paix avec tout ça… ou soigner la douleur par autre chose encore. Il se rend compte que ses yeux brûlent, mais ne saurait pas dire si c’est de la douleur, de l’injustice, de l’impuissance, de la tristesse. « Chercher un autre bonheur éphémère, jusqu’à ce que celui-ci aussi disparaisse, puis un autre… » Il parle presque pour lui-même.
C'est faux. Ce que Freya dit, c’est la peur de l’humanité, la peur de ne jamais avoir de réponse, de n’être qu’un puzzle incomplet dans un monde où rien ne viendra se loger dans le trou qu’il y a dans votre poitrine pour le colmater. Le trou est béant. Il le sent. Les courants d’air y passent comme des couleuvres. « Tu penses vraiment que je mens ? » Il la force à le regarder, ne baisse pas le regard. Peut-être que c’est cette accusation de mensonge qui lui a fait le plus mal. Il réduit la distance pour qu'elle prenne la mesure de ses mots. Parce qu’il y a une chose qu’il ne sait pas faire, c’est mentir. De cette façon-là, en tout cas. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle rien ne fonctionne avec lui — parce qu’il a la sincérité abjecte d’exposer tous les inconvénients de son être, naturellement, comme on réciterait une liste de courses. Ce qu’il doit rassembler en lui de ténacité pour mettre de côté son désespoir et continuer de parler lui donne la force de ne pas s'arrêter. « Tu peux m’accuser de ce que tu veux, mais j’ai pas menti. » Il le souffle doucement dans cette vaste nuit du cauchemar. Elle le savait. Il le savait. S’il avait su comment ça finirait, il l’aurait dit, il serait parti. Tout ce qu’il lui disait — qu’elle valait tellement plus, qu’ils trouveraient un chemin, que tout ça s’arrangerait — il l’avait pensé. Il secoue la tête. « Et là encore moins. » Bien sûr qu’elle méritait mieux. C’était plus qu’évident. C’était inscrit sous ses yeux, c’était là comme une certitude gravée dans l’essence même du monde. On méritait presque tous mieux, mais Freya, en tout cas, n’avait jamais mérité qu’on l’abandonne. Pour ne pas sombrer dans les situations absurdes comme les pièces du dramaturge qui portait son patronyme, il fallait qu’il parle encore, qu’il essaye, qu’il se crève les organes pour lui montrer sa sincérité. « Je mens pas, Freya, ça me fait horriblement mal de te voir comme ça, ça me donne envie de… » Il manque de mots. Le regret envahit son cœur avec son gout terrible — ce n’était pas toi. Ce n’était pas toi. Tu le sais. « Prends-le, ce bonheur éphémère : quelqu’un avait sincèrement envie de surmonter les blessures, les anciennes, les nouvelles… d’enlever la carapace… » Il est fébrile, il ne sait pas s’il tiendra encore longtemps à se faire autant de mal. Chaque syllabe arrache une partie de lui et l’exhibe à Freya, qui s’en fout. Il la regarde toujours, il ne veut pas la lâcher, comme si elle pouvait disparaître en une fraction de seconde — un mirage de poussière. « On en a besoin, de la carapace. Mais moi ça m’est égal que tu la mettes ou pas. C’était aussi un bonheur éphémère, de parler, de l’ouvrir, d’essayer ? » Toujours à croire que tu toucheras une meilleure corde, pianiste qui n’arrive pas à retrouver la touche, violoniste jouant faux, compositeur de déserts et d’angoisses. « Y’a que ça, des bonheurs éphémères. J’ai pas donné pour les enlever. Je donne pour donner. » Donner pour donner. On peut faire que ça, n’est-ce pas ? Et le bonheur éphémère et insignifiant qu’il était prêt à lui donner valait toujours mieux que la douleur. « Si tu veux vraiment, je pars tout de suite. Je me mets à l’opposé. Je disparais. » Les mots se sont étranglés dans sa bouche. Il pouvait arrêter de lui parler. Redevenir insignifiant. Redevenir rien. Comme pour tous les autres. Il crève d’envie d’hurler que lui aussi mérite mieux que ça, parce qu’il s’est ouvert en deux devant elle, qu’il vendrait son âme pour effacer ce geste de la mémoire du temps. La balle était dans son camp. Elle pouvait très bien la lui tirer en pleine tête. |
| | | | (#)Sam 20 Juil 2019 - 14:42 | |
| « Tu penses vraiment que je mens ? Tu peux m’accuser de ce que tu veux, mais j’ai pas menti. » Freya a juste envie de lui hurler « Liar ! » à la figure mais elle se retient. Elle ne sait pas comment ni pourquoi mais une retenue soudaine la prend. Stephen semble se perdre dans un discours qu’il ne maîtrise pas plus qu’elle ne maîtrise sa teneur en alcool. Il la force à le regarder, droit, aussi raide que les mots qu’il prononce. Il a cet aspect élogieux et cérémonial au visage, le visage de celui qui a (trop?) réfléchi à la question et qu’il réussit enfin à mettre les doigts sur ce qui ne va pas.
Même si c’est tout. Tout ne va pas, que ce soit cette fichue histoire sordide ou cette rencontre absolument improbable.
Coincés sur un balcon, franchement, on ne fait pas plus cliché que ça. Freya n’a jamais aimé les films romantiques. Ces trucs dégoulinants de bons sentiments, vous faisant croire que le coup de foudre existe, qu’il faut pouvoir affronter juste quelques étapes pour y arriver. Bullshit. La vie n’est pas aussi rose, c’est même carrément un film sombre dans son cas personnel. Un vieux film en noir et blanc, où le gris lui voile la face pour qu’elle ne rende compte jamais, ô grand jamais, des erreurs qu’elle va pouvoir commettre. Une boite de chocolats, une boite de Pandore, on ne sait jamais sur quoi on va tomber, sur ce que demain va nous apporter. Ce nouveau visage, si souriant, si accueillant, peut vous planter un couteau dans les côtes le lendemain et vous ne le savez même pas.
La vie est mal fichue, il devrait y avoir des alertes, des signes avant coureur quand on est sur le point de commettre une connerie, une erreur qui vous tourmentera toute votre vie. Et c’est le problème avec Freya. Elle s’engage trop vite, trop facilement. Un minimum d’attention et elle s’emballe, elle se projette et elle finit par se casser irrévocablement la tronche. Les genoux écorchés, les mains détruites, son esprit à terre. Une habitude qui n’a pas fini de l’emmerder, de l’agacer, de la frustrer. Elle aimerait être plus forte que ça, être plus détachée de tout ça.
Mais t’es pas assez bâtie pour ça. T’es pas assez résistante, t’es juste attirée par le gouffre noir parce que t’aimes tomber pour mieux rebondir. T’es irrécupérable, tu joues à ce jeu depuis tellement longtemps que tu ne te souviens même pas des règles. La notice est perdue quelque part dans ton esprit, verrouillée dans un coffre que jamais tu ne pourras ouvrir. T’as juste à tomber, subir et te relever indéfiniment car c’est la seule chose dans laquelle t’es douée. Même si ça te bouffe toujours un peu plus à chaque fois.
Freya reste alors plantée comme une poupée, ses yeux perdus dans ceux qu’elle a espéré ne jamais recroiser un jour. Stephen a le regard perçant d’un bleu qui vous scinde en deux, qui vous déshabille et qui vous enveloppe. Elle le sent, elle en reste complètement dingue. Sa faiblesse, son atout, il vient de l’user pour la maintenir en place. Pour qu’elle l’écoute, qu’elle boit ses paroles sans broncher. Doherty manque un battement et il continue à parler. Coup furtif sur ses lèvres avant de replonger la tête la première dans ses pupilles qui ne la quitte pas. Tout ce discours sur le bonheur lui torture l’esprit, même si elle a l’impression que tout n’est que brume et fumée tellement qu’elle se trouve à l’ouest de toute rationalité. « Si tu veux vraiment, je pars tout de suite. Je me mets à l’opposé. Je disparais. » No, stay, don’t leave me, not again. Mais Freya n’a jamais été une femme de paroles.
Elle est faible. Elle est alcoolisée. Ce n’est pas de sa faute. Mais elle est conne.
D'une connerie immense elle fait preuve alors qu’elle s’approche de lui. Weak, you’re fucking weak. Freya se perd et elle n’a aucune boussole pour l’aider. Elle ne répond plus de rien, ni à son instinct qui lui crie de s’éloigner, ni à sa conscience qui lui suggère de s’enfuir par dessus bord, ni même à sa tête qui lui fait mal. Elle réduit la marge entre eux, laissant une légère distance entre leurs troncs, avant de combler l’espace entre leurs lèvres.
Ces putains de lèvres à l’arrière goût de cigarette qu’elle n’a définitivement jamais oublié. C’est comme un retour à la maison. Presque. S’il n’y avait pas cette sensation salée de larmes qui sont arrivées sans crier garde. De rage plus que de tristesse. Elle est fatiguée, Freya, et c’est ça qui la fait pleurer. Pas autre chose. Pas la sensation que son cœur va exploser, sortir de sa cage, qu’elle va le perdre encore une fois. Elle le torture, elle le fait languir et quand enfin elle lui donne ce qu’il veut, il la rejette, il la haït, il la déteste.
C’est une spirale sans fin mais Freya n’écoute plus rien. Elle appuie sur les lèvres de son ancien amant, le seul contact physique qu’elle autorise. Ses mains ne bougent pas, elles risqueraient de s’enflammer plus que de raison. Elle veut le torturer à son tour, lui faire mal comme il lui a fait mal, qu’il repense à ce qu’ils avaient vécu et ce qu’il avait détruit.
Te dégagez de ta propre responsabilité, typique.
Fuck off. Leurs mondes ne se mélangeront jamais, ils resteront à jamais sur leurs propres terres, leurs vies séparées d’un univers qui se frôle sans jamais se toucher.
Mais ce soir, rien que ce soir, Freya veut juste goûter une dernière fois à ce bonheur qu’elle a frôlé et perdu, un espoir que Stephen lui a donné puis retiré de la façon la plus brutale qui soit.
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| | | | (#)Sam 20 Juil 2019 - 16:36 | |
| C’est l’histoire de deux abrutis qui décident de s’abrutir ensemble pour oublier qu’ils sont seuls et qu’il n’y a personne pour donner un sens à cette cacophonie délirante qu’on appelle le monde. C’est l’histoire d’un professeur de piano qui veut devenir professeur de la vie alors qu’il a raté tous les examens. C’est l’histoire d’une bouteille vide qui se brise sous un balcon, qui n’était pas le balcon de Roméo et Juliette, mais juste un balcon sur lequel les gens vont fumer et se changer les idées le temps que l’existence immédiate se fasse un peu plus supportable. Stephen avait toujours dit qu’il haïssait le bruit et qu’il aimait les silences. Mais ce silence-là est plus opaque que tous ceux auxquels il a pu faire face. C’est un silence qui lui donne l’impression de se noyer, un silence qu’il n’a de cesse de marteler de ses mots, un silence dont chaque seconde le rapproche un peu plus du lourd sentiment de solitude qu’il traine dans sa poitrine. Ils sont deux dans le silence — mais à quelle distance ? Et chaque syllabe qu’il laisse tomber paraît sombrer dans l’abîme des yeux de Freya comme un petit papier jeté dans une rivière ; ses yeux qui à chaque seconde redeviennent aussi familier qu'avant, avec leurs émotions à fleur de peau, portes sur un monde dont il avait cru avoir la clé. Mais toutes les clés sont perdues. Qu’est-ce que tu veux, Beckett ? Il était temps de se poser la question, hein, tant que tu continues de parler comme si ça pouvait changer quoi que ce soit ? Qu’est-ce que je veux ? Je ne sais pas. Menteur. Je ne mens pas. Répète-le pour voir si t’en as le cran. Je ne mens pas. Alors vers quoi tendent tous ces efforts que tu fais pour la convaincre que tu n’es pas un humain abject et désintéressé ? Rien. Rien ? Rien. Rien comme ta volonté, rien comme ta capacité à réfléchir à tes actes, rien comme toi, tu veux dire ? C’est ça, exactement : en un mot, rien. Bon à rien, à part à faire du mal aux gens qui ont le malheur de s’attacher à moi. Alors tu disparaitrais vraiment ? Mieux, je deviendrais instantanément invisible. Je supprimerai son numéro — tu ne l’avais pas déjà fait ? hein ? Quoi ? Non. Pourquoi ? Je ne sais pas. Est-ce que ça a une importance ? Ouais, pour un gars qui prétend s’être fait à l’idée que les gens l’oublient. C’est différent. Je m’en fous qu’on me supprime, moi. Tu supprimerais le numéro, tu te casserais d’ici peu importe le moyen, et après ? Après ? Rien. Tu n’as vraiment aucune ambition. Non. Et si elle te dit non ? Quoi ? Non. Si elle ne te dit non. Elle dira pas non. Je sais même pas si elle est en état de dire quoi que ce soit. Regarde-la. Je fais que ça. Elle s’approche. Non, c’est une illusion. Elle va juste me tomber dans les bras, ivre morte, peut-être tenter de me casser la gueule au passage, et je devrais appeler les pompiers en plus de supprimer son numéro. Ou alors elle va essayer de foncer dans cette foutue porte-fenêtre pour en finir une bonne fois pour toute, briser cette faille temporelle, revenir dans le présent, cesser de défier le destin sur ce balcon maudit de tous les dieux. Au final, ça t’arrange bien, de prendre les événements comme ils te viennent, sans réfléchir aux conséquences. Tu dis que tu vis dans l’instant, mais peut-être que tu vis juste dans la peur. Tu l’as pensé, n’est-ce pas, qu’elle était faible de se laisser aller à l’alcool comme si c’était une solution ? Non, j’ai toujours pensé qu’elle pourrait surmonter ça. D’accord, mais tu l’as pensé, ne serait-ce qu’une fois. Oui. Eh bien peut-être que le plus faible des deux, c’est toi, toi et ton incapacité à savoir ce que tu veux, à décider d’une direction pour ta vie, à fuir les gens comme un lâche une fois que tu les as déçus, et à te complaire tellement dans cette faiblesse sentimentale que tu as fini par t’en faire une normalité.
Lorsque les lèvres de Freya se posent sur les siennes, il y a un court-circuit total qui se fait dans l’esprit de Stephen. Si les siennes ont l’amertume de la cigarette, l’haleine de Freya a la saveur diluée de l’alcool. Il déteste l’alcool, elle déteste la clope, et pourtant il n’a pas le réflexe de se dégager. Les opposés s’attirent. Il ne réalise pas. La deuxième voix dans sa tête, culpabilisatrice et cynique, n’a même pas le temps de réagir. Immobile, il est figé par le mélange atroce qui se fait en lui entre réconfort instinctif de ce contact et souvenir du regard haineux de Freya. La réaction entre les deux est faite de douleur. Elle doit le savoir. Mais la douleur n’efface pas sa propre faiblesse. Lui aussi aime les bonheurs éphémères et désespérés, même si on les lui donne pour lui faire mal. Un plaisir mêlé de souffrance, c’est toujours mieux que rien du tout, et ça fait longtemps que tu n’as plus ressenti autre chose que rien du tout, cœur froid, inutile, incompréhensible, à te limiter à ton rôle de pompe à sang. Il n’arrive plus à être indifférent. Pourtant il faut bien faire quelque chose, n’est-ce pas ? Dégage-toi. Arrête tout de suite. Elle a bu. Ça ne servira qu’à fourrer du sel dans une plaie qui ne cicatrise pas. Résiste un peu, puisque c’est si facile de résister. Détache-toi, puisque c’est si facile d’être détaché. Il n’en fait rien. Abruti. Passées les premières secondes de paralysie, sa main droite se pose presque inconsciemment sur la joue de Freya pour approfondir l’instant de douloureuse symbiose ; ses doigts frissonnent en y sentant des larmes qu’il touche comme s’il pouvait les absorber, annuler leur existence. Ils sont deux lignes parallèles qui n'auraient jamais dû se croiser, et pourtant... Le bonheur, c’est ce lâche plaisir qu’il ressent à gouter de nouveau ces lèvres sans plus faire attention à quoi que ce soit d’autre ? Il ne veut pas le laisser tomber, aussi temporaire soit-il. C’est à toi de prendre la décision d’arrêter, pauvre type. Peut-être qu’il vaut mieux pour lui arrêter de prendre des décisions tout court, puisque ce sont elles qui l’ont menées jusque-là. Le balcon pourrait bien s’écrouler sous leurs pieds, la porte pourrait bien s’être ouverte, qu’il n’arriverait pas à émerger correctement de cet instant. Il y a un mot qui résonne dans son âme, un seul, en caractères qui ont le gout des larmes d’impuissance ou de tristesse qui coulent sur les joues de Freya : désolé. Mais pour le prononcer, il faudrait se détacher d’elle et il n’en a pas envie. Elle a totalement réussi son coup : c’est bien plus douloureux qu’une balle en pleine tête. Il faudrait qu’il pense à toquer à la porte de ce connard de bonheur pour lui dire ses quatre vérités… plus tard… plus tard. |
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