Les yeux de la jeune femme s’écarquillent légèrement à la vue de son ami qui se laisse emporter momentanément par la colère. Elle ne la connaît que douce et délicate, sans doute trop douce et trop délicate même ; la voir s’énerver est une première. Le pire qu’elle ait vu d’elle est sa faible adaptation aux vapeurs d’alcool, et encore moins lorsqu’elle en boit. Alors que l’histoire débute, le Once upon a time la plonge dans une salle sombre et elle se laisse guider par la voix envoûtante de la Tahitienne. Elle utilise des contes pour parler de sa propre histoire et c’est un nouvel indice qui amène Charlie à penser qu’elles ne sont pas si différentes. Elle la pense trop sage, trop douce pour ce monde pourtant elle a vécu bien pire que la blonde ne vivra sûrement jamais. L’étudiante se rend compte du gouffre qui les sépare au fur et à mesure que l’histoire avance. Elle l’avait prévenue, pourtant, que ce ne serait pas joyeux. Elle lui avait dit que son histoire allait être triste. Mais Charlie a foncé tête baissée, insouciante, provocante. Your pride has built a wall, so strong that I can't get through. Is there really no chance to start once again ? Oui, Heïana l’autorisera sûrement à être moins conne. Pour le moment des larmes coulent le long de ses joues si douces et Charlie se sent mal, si mal à l’écoute de son histoire si touchante. Silencieuse, la blonde s’écarte du rebord du jacuzzi pour venir prendre son amie dans ses bras, pour la laisser poser sa tête sur son épaule et pleurer. Elle en a assurément besoin et il est plus sain de se laisser aller non loin d’une présence rassurante plutôt que de rester seule. Villanelle ne voudrait pas qu’elle reste seule à ressasser le souvenir de la mort de ses parents. Parce c’est assurément ce dont il s’agit : la mort de sa famille. There's not a soul out there, no one to hear my prayer … La blonde a toujours eu quelqu’un à tous les moments de sa vie en qui elle avait assez confiance pour se confier et elle ne souhaite à personne que les paroles d’Abba fassent parti de leur quotidien. Il n’y a pas besoin d’homme après minuit, pas tant qu’elle sera là pour la maïeuticienne. Et désormais elle se promet qu’elle sera toujours là pour elle, parce qu’elle a su lui accorder sa confiance pour une épreuve aussi douloureuse. Charlie, égoïstement, n’en a pas été capable en retour. « Je ne savais pas que tu cachais toute cette souffrance, je suis désolée. » Elle garde ses mains dans le dos de la jeune femme pour la rassurer quelques secondes encore avant de rompre l’étreinte, sécher ses dernières larmes et la laisser enfin respirer. Elle ne sait pas quoi lui dire à elle qui a perdu ses parents de manière inopinée et si tragique. La seule chose qui pourrait aider serait de se confier à son tour, une sorte de “un malheur pour un malheur”. Le cheminement des pensées de Charlie n’est guère logique mais ses proches ont su s’y adapter, elle espère qu’Heïana comprendra qu’elle n’a pas envie d’aborder le sujet pour ne pas la rendre encore plus triste. Ce n’est pas une envie soudaine de parler de sa petite personne qui l’oblige à retourner s’asseoir de son côté du jacuzzi, de se recroqueviller légèrement sur elle même sans même s’en apercevoir et de souffler légèrement. « La groupie du pianiste passait ses nuits sans dormir, à gâcher son bel avenir. Ô que cette fille avait l'air triste, amoureuse d'un égoïste. Elle fouttait toute sa vie en l'air et ça ne semblait pas grand chose. Qu'est-ce qu'elle aurait bien pu faire, à part rêver seule dans son lit ? » Encore une fois il est bien plus simple de se baser sur une chanson plutôt que d’utiliser la première personne du singulier. Il est encore plus simple de le faire lorsque la chanson en question raconte si bien sa propre histoire, à la seule différence que les doigts de son pianiste à elle n’étaient bons que pour attraper des verres d’alcool. Mais elle l’aimait, elle l’adorait, et c’était vraiment fou comme elle l’aimait. « Et mon pianiste se pensait aux States, ce ne fût pas une partie de plaisir. Il avait une arme qui prenait la forme de ses poings, tirait sur ceux qui argumentaient en sa défaveur. Je me pensais heureuse, je savais même plus penser par moi même. Je jouais un jeu dangereux, regardais mes grands idéaux foutre le camp. » Elle n’aura pas tenu longtemps à seulement traduire les paroles de chansons. Elles sont toujours présentes, mais cette fois ci elle a jugé nécessaire de briser les comparaisons et de parler un peu plus d’elle même. « Tu veux savoir le plus drôle dans tout ça ? Marilyn et John est une de mes chansons préférées, la seule raison étant la mélodie du vers “Sur le mariage d’une étoile et d’un lion”. Mais cette fois ci le début raconte réellement ma vie, parce que ce connard s'appelait John. »Marilyn peint sa bouche. Elle pense à John. Rien qu'à John. Un sourire, puis un soupir. Elle fredonne une chanson. Heureusement que la Marilyn a su éviter le mariage, ou peu importe la métaphore cachée derrière ce vers. « Je voulais pas que t’aies pitié de moi, mais je veux encore moins que tu penses que tu ne peux pas me faire confiance, ou inversement. »
Le désespoir que ressentait en cet instant Heïana lui semblait être un gouffre dont elle ne verrait jamais le fond; en chute libre dans cette abîme obscure infinie, une partie de ce qu'elle avait pu contenir en elle toutes ces années, consciemment ou non, se libérait par la déferlante des larmes que son corps expulsait à tout va. Mais dans ces abysses de tristesse, une douce lumière noctiluque, chaude et réconfortante, pulsait auprès de l'âme en peine. Touchée par l'histoire de la Tahitienne, la serveuse du Death Before Decaf' s'était rapprochée et la serrait dans ses bras, délicatement et fermement à la fois, essayant tant bien que mal d'appliquer un baume sur le coeur meurtri de son amie. Comme quoi les brunes ne comptent pas pour des prunes. Quand elle commença à se calmer, le flot de ses pleurs s'estompant doucement, encore secouée de quelques spasmes cependant, Heïana accorda un doux sourire à la jeune fille, marque de toute sa reconnaissance pour ne pas l'avoir laissée seule avec sa solitude d'orpheline. Pas besoin de mots pour montrer sa gratitude dans un cas comme celui-ci; un changement de la commissure des lèvres, un regard bref et profond, tout était dit. Tu n'as pas à être désolée, conclut finalement la Polynésienne en se reprenant petit à petit. Chacun a son background, voici le mien. Et si c'est par rapport au fait de m'avoir amenée à raconter tout ça... Eh bien, je pense que je devrais t'en remercier en fait. Çà m'a fait du bien, je crois. En effet, maintenant que les minutes de profonde peine s'éloignaient, la franco-australienne sentait comme une légèreté s'emparer de son petit coeur de guimauve.
Finalement, Charlie en vint elle aussi au stade des confidences, et sa manière détournée d'en parler amenant un petit rictus compatissant sur les lèvres de la maïeuticienne. Elle ne pouvait que comprendre pourquoi la rousse naturelle, blanche colorée se camouflait ainsi derrière un mur de mots; c'était parfaitement attendu. En plus, elle la connaissait bien cette chanson, "La groupie du pianiste", et son rythme pimpant entra dans sa petite tête alors qu'elle écoutait les mésaventures de son amie. En tout cas, entendre parler de la vie de l'étudiante en sciences politiques lui permit d'oublier ce qu'il restait de sa propre peine pour mieux se concentrer sur la demoiselle. Son sourire compatissant du début de l'histoire laissa place à une mine choquée lorsqu'elle comprit que l'homme avec qui Charlie était sortie l'avait frappée. Voilà qui était indigne d'un être humain normalement constitué, et encore plus d'un homme ! Sexiste, Heïana ? Pas vraiment, enfin elle s'efforçait de ne heurter personne, mais elle avait effectivement tendance à considérer qu'un homme, souvent physiquement plus fort que son alter ego féminin, n'avait jamais, AU GRAND JAMAIS intérêt à frapper une demoiselle. Bien sûr, c'était vrai dans l'autre sens, mais ça se voyait plus rarement, aussi. Sans savoir à quoi ressemblait l'ex de Charlie, elle l'imaginait déjà tel un démon. Comment pouvait-on vouloir frapper une fille, si jeune, et en la personne de cette adorable brisbanaise qui plus est ? Oh, Heïana n'était pas dupe, et se doutait n'avoir vu que le côté le plus "facile", simple de la jeune femme, mais quand même... De là à avoir envie de la cogner ! Non vraiment, c'était juste incroyable, inaudible et même ineffable. D'où les métaphores de Charlie pour en parler, sans doute.
Mais les surprises ne s'arrêtèrent pas là, et lorsqu'elle entendit le nom de John, la Polynésienne blêmit d'un seul coup, devenant presque aussi pâle que sa compagne de bain alors même que sa peau caramélisée ne pouvait pas physiquement le permettre. Tout s'enchaîna dans son cerveau, à un rythme bien trop rapide pour qu'elle accepte de l'intégrer. Charlie, Léo et Clément à l'hôpital. L'histoire de coeur de la fille aux cheveux argentés qui avait mal tournée. Le soir où elle avait retrouvé son pote de jeux vidéos, aka John, près de l'hôpital, à moitié mort - elle avait appris par la suite grâce à ses collègues qu'il avait été mis dans cet état à cause d'un videur protégeant une danseuse de bar de ce garçon - ... Dont elle avait découvert le prénom en le secourant. John. Le sang d'Heïana se glaça dans ses veines alors qu'elle réalisait toute l'étendue des choses, les liens entre chacune des personnes qu'elle connaissait de près ou de loin. Ça ne pouvait pas être une simple coïncidence, tout correspondait: les noms, les événements, les dates approximativement ... Bon sang ! Elle aurait une sérieuse discussion avec le presque quarantenaire, et il avait intérêt de l'écouter; de s'écraser même sous les remontrances de sa chère "Ohana". La Tahitienne secoua vivement la tête de droite à gauche pour reprendre contenance, comme un chien mouillé qui s'ébrouerait, et elle reporta son attention sur Charlie. Ses paroles lui mirent du baume au coeur, et elle répondit du tac au tac, dans toute sa sincérité: Tu as ma confiance depuis notre première rencontre, Charlie. Eh oui, et ce malgré la viande saoule qu'avait été l'étudiante cette nuit-là, oui oui. Heïana avait de l'intuition, et écoutait toujours son coeur lorsqu'il lui soufflait de faire confiance à quelqu'un, ou de croire en la personne. C'est ce qu'elle avait toujours fait, et ferait toujours.
Charlie aimerait dire qu’à force de raconter cette histoire elle devient insensible mais ce ne serait qu’un grossier mensonge. A chaque fois tout est différent, selon le contexte, selon la personne à qui elle parle, selon ce qu’elle dit ou non. Rares sont les personnes à qui elle a raconté toute l’histoire depuis la première seconde. A vrai dire, ces personnes là sont si rares qu’elles n’existent pas. Aucun d’entre eux ne sait tout de A à Z. « Keep smiling, keep shining, knowing you can always count on me, for sure. That's what friends are for, for good times and bad times. I'll be on your side forever more. » Désormais elles savent les pires secrets l’une de l’autres, elles ne peuvent plus fermer les yeux ou se boucher les oreilles. Le temps de l’insouciance est passé. Désormais elles savent de quoi est fait le monde de l’autre et au delà des rires et des sourires, il est sombre et humide. C’est la terreur de savoir de quoi est fait ce monde, de regarder des bons amis crier de les laisser sortir, de prier pour que demain soit un jour meilleur. La pression est si intense. Les deux jeunes femmes se complaisent dans un silence nouveau. Bien loin d’être régénérateur, il leur permet de faire la transition, de remercier l’autre de lui avoir fait confiance sans pour autant chercher à enfoncer de couteau dans leur plaie toujours béante. Le temps saura les aider, les laisser oublier (jamais), grandir et apprendre à vivre avec leur histoire. Elles ont du temps devant elles encore. Show must go on.