“Je t’ai vu plus endurant que ça.” Je rétorque avec un sourire en coin alors qu’il m’interroge déjà sur la durée de notre jeu, presque déçu qu’il abandonne aussi facilement alors que je commençais a peine à m’amuser. Il finit par me dire ne penser avoir aucun statut et c’est quelque chose de censé, en plus d’être la vérité. Il est à part dans les plans cul, tellement à part qu’il n’en est sûrement pas un. Pourtant, impossible de le lui avouer parce qu’il jouerait beaucoup trop de ce level up et en viendrait bien trop rapidement à me taper sur les nerfs. Ne pas avoir de statut, le laisser traîner dans ma vie et dessiner des cercles invisibles de ses doigts gras sur le haut de mon lit, ça me va. Pour le moment. Tant qu’il continue à apporter de la nouveauté, ça me va.

Nos corps se rapprochent et mes mains se retrouvent bizaremment à entourer les siennes et faire plein de trucs ultra barbants qui m’étonnent moi même. Heureusement qu’il ne dit rien, ne se vante pas, ne me lâche pas ce genre de sourires en coin qui veulent tout dire. Il sait que s’il essaye n’importe quoi de ce genre ça sera retour à la case départ. Je souris à sa question, m’en moque un peu de sa meilleure amie un peu trop simple d’esprit à mes yeux. Je ne le pensais pas sauveur de ses dames mais l’idée de le voir menacer quelqu’un du haut de son mètre trente et ses quarante kilos me fait plutôt rire. Typiquement le genre de choses que je ne ferai jamais. “Deux petites soeurs me suffisent et je ne pense pas qu’elles aient fait une opération de changement de sexe.” Entre Savannah qui dessine ses papillons et Jenna qui porte des robes et est payée pour ça, elles sont bien trop ancrées dans le monde de la nunucherie pour s’implanter un pénis. La ressemblance des nom de famille me fait simplement rire, tout comme la panique du brun quand il s’en rend compte.

Je le regarde dévorer des yeux la pizza comme s’il s’agissait de la huitième merveille du monde, me mord les lèvres pour ne pas sourire face à cette scène. “Mange et tais toi.” Ce qui lui répetait sa mère un peu trop souvent. Et sa grand mère. Et son père, et tout le reste de la famille et même la très éloignée dont il n’a jamais rien suivi à la généalogie. Mange Auden, ferme la Auden. Ok. “Garde tes forces pour demain.” Je réponds aussitôt sans laisse paraître aucune doute. C’était prévisible, si prévisible. Il allait forcément associer la nourriture à une partie de jambes en l’air. Il allait forcément en demander plus de peur que tout se termine demain. Ca se pourrait bien, ceci dit, mais j’en doute encore pour le moment. Il continue de me faire sourire et il a cette irrésistible saveur d’interdit. ”Et garde ces yeux doux pour Ginny ou Terrence, ils sont les seuls susceptibles de tomber dans le panneau.” Je tire la couverture, la rabat sur le reste du lit parce qu’il fait bien trop chaud pour devoir mettre une couette. Mon corps vient s’étendre dans le lit, raide et fatigué, et ma tête s’échoue sur l’oreiller en même temps que mes yeux scrutent le plafond. Je ris dans un simple souffle en repensant à son histoire. ”Je te pensais pas capable de t’énerver comme ça.” Si ça m’intéressait un tant soit peu, j’aurais pensé la question à propos des autres secrets qu’il pourrait avoir mais je commence à le connaître et une partie de moi espère qu’il en prendra l’initiative.

Je fus content de voir qu'il ne répondait rien à la définition que je faisais de mon propre statut. Je ne savais pas si mon ego devait en être flatté, quand bien même l'était-il un peu. Je fus aussi content de tout ce truc de contact peu commun qui n'avait duré qu'une poignée de secondes. Une poignée de secondes oui, mais des secondes agréables pendant lesquelles je n'avais rien dit de peur de briser l'instant en toutes petites miettes avec ma maladresse. Et pendant ce tout petit instant, même si je refusais de l'interpréter, mon cœur battit un peu plus vite. Je mettais tout sur l'anxiété de l'instant, dans l'attente de savoir si avec un poignet qui m'emmerdait pas mal dans mes activités, Auden allait me reléguer - ou non - à 'artiste passé de date'. Pourtant je faisais des efforts: j'essayais de me restreindre, de moins utiliser ma main, de masser les muscles éreintés... Mais moins pratiquer, c'était perdre de l'avance. Perdre de l'avance, c'était s'enliser. S'enliser, c'était mourir à petit feu.

La pizza - sur laquelle je me jetais littéralement - amenait au moins un peu de tranquillité. Je retenais dans un coin de ma tête, pour les sœurs. Avaient-elles le même caractère que l'artiste ? Étaient-elles peintres, mathématiciennes, médecins ou professeures ? Je ne posai pas de questions à ce sujet de peur de paraître étrange. De toute manière, je ne pouvais moi-même pas bien comprendre comment fonctionnaient les fratries, pour ne pas l'avoir vécu. Je n'avais, de plus, jamais été très proches des membres de ma famille, mis à part certaines exceptions parfaitement exceptionnelles. Tout ce qui comptait, c'était le fait que les noms de John et de Auden ne rangeaient pas les deux hommes dans la même case 'famille'. Et heureusement.

En plus, il ne semblait pas vouloir prendre de pizza. D'un côté, j'étais content de pouvoir librement m'engloutir tout le contenant du carton teint dans un vert horrible. Mais c'était toujours bizarre de manger seul... ou presque, donc. « D'accord chef. » marmonnai-je avant de m'enfiler la part suivante, juste avant de me faire rabrouer par un 'garde tes forces pour demain'. A nouveau, je me retins de lever les yeux au ciel et me contentai de lui lancer un regard de chien battu digne des meilleurs chiots abandonnés au refuge du coin. Encore un échec, qui me coupa la respiration, cette fois-ci. « Terrence comment ? » Est-ce qu'il y avait beaucoup de Terrence en ville ? Peut-être. Peut-être que j'en avais croisé des dizaines sans être pour autant capable de les remettre tous - surtout si c'était en soirée. Un visage m'apparaissait pourtant très clairement à l'esprit et je ne voulais pas savoir comment les prénoms 'Auden' et 'Terrence' étaient associés. Je déglutis enfin, alors que l'artiste vint s'échouer sur le lit. Au bout de trois parts de pizza, je n'avais déjà plus faim. « C'est pas très important si tu sais pas son nom de famille, en fait. » Mieux pour moi, qui pouvait me dire que des Terrence, il y en avait plein en ville et que le Terrence dont il parlait était assurément un blond aux yeux bruns d'un mètre soixante, qui n'avait rien à voir avec le bouclé que je connaissais si bien.

Je tentai de masquer ma surprise en attrapant le carton de pizza pour finalement me pencher au dessus du lit, histoire de le poser par terre avec les restes de mon repas interrompu. Sa remarque me tira un peu de mes pensées et je souris, m'installant en tailleur non loin du brun. « Parce que tu penses des trucs à propos de moi ? » Il était vrai que je faisais au moins dix ans de moins que l'âge que j'avais en réalité. Il était également vrai que je n'étais pas très haut, ni que ma gueule avait quoi que ce soit d'impressionnant. Il semblait plutôt obvious que je n'étais pas du genre à m'énerver, pas besoin de penser à ces trucs là. C'était inscrit sur ma gueule. « Mais vas-y, continue d'insinuer que je ressemble à un chaton incapable de s'énerver. J'vais pas me vexer. » Si. Mais je continuai d'accepter mon sort comme si le tout n'était qu'un jeu, grand sourire goguenard aux lèvres. Je vins m'allonger sur le flanc de l'autre côté du lien, à côté de mon aîné. « Je sais m'énerver. Si ce type m'avait pas mis K.O. au bout de... un coup de poing, je l'aurais tué. J'aurais dû venir avec un truc. Genre un couteau. Au moins pour lui couper un truc. Genre la main. » Parce qu'il avait coupé les sens de l'une des miennes pendant un moment. Il m'arrivait encore d'avoir quelques fourmillements plus que désagréables. « Toi je suis sûr que t'es du genre pas t'énerver souvent. A faire du sarcasme jusqu'à n'en plus pouvoir. T'es grand, t'as l'avantage de pouvoir regarder les gens de haut avant d'en venir aux poings. » Pas que ma modeste taille m'empêchait de mal regarder les gens, au final.

Silence. J'avais un truc à proposer qui me brûlait les lèvres. J'osais pas. Mes chances de "ok" et mes chances de "non tu me soûle dégage" étaient plutôt déséquilibrées. Un de mes adages préférés était "qui ne tente rien n'a rien". « Je fais bien les massages. C'est un autre talent caché, autre que s'énerver vite et aller tenter de casser la gueule des types qui font vingt centimètres de plus que moi même si c'est perdu d'avance. » Y'avait rien de bizarre là dedans, pas vrai ? Juste que je savais me servir de mes mains et bien décoincer les dos. Un talent comme un autre.

Sa question me prend de court et je le regarde, incrédule, pendant quelques secondes. Comme si j’avais pris le temps d’apprendre le nom de famille du bouclé entre une partie de baise et deux peintures - j’ai d’autres trucs à gérer. Ils devraient déjà s’estimer heureux que j’ai retenu son prénom et pas un des quelques milliers surnoms que je me voyais déjà lui donner. Je le trouve vraiment moche son prénom, de toute façon. Un souffle et une moue plus tard, je me contente d’hausser les épaules comme l’aurait fait Riccioli à ma place - je suis vraiment en train de prendre ses mimiques là ? ”Aucune idée. Pas intéressant.” Je ne mens pas, pour une fois, et ce serait un exploit pour lequel je devrais réellement être applaudi.
Léo continue de geindre, de se plaindre, de poser des questions rhétoriques à son propos juste pour que je dise à voix haute que je lui donne un minimum d’importance à mes yeux. Et il a compris, il sait que “un minimum d’importance” c’est déjà énorme venant de moi parce que j’en ai souvent rien à faire du tout du reste de la population humaine. Il est un des rares pour lesquels j’oserais peut être m’intéresser à sa vie, tant que ça a rapport à l’art et que ça reste très flou, parce que faut pas déconner non plus. ”J’aime bien les chats, pourtant.” Ce sont des animaux fiers, chiants et indépendants. Tout comme moi. Ils sont mes doubles à quatre pattes et si jamais j’avais un couteau sur la gorge pour prendre un animal de compagnie alors ce serait assurément un chat. Mais le couteau sous la gorge doit forcément faire parti de l’équation sinon cela ne fonctionne pas. Cependant l’image d’un Léo en chaton incapable de s’énerver me fait plutôt rire, notamment grâce à son réalisme surprenant.
Le gosse parade, vante ses talents de guerriers si jamais on lui donne un couteau entre les mains et j’écoute presque avec attention, un sourire sur les lèvres. Ce même sourire s’étire alors qu’il se lance sur des suppositions à propos de mon caractère en dehors d’une galerie d’art. Et bon sang qu’elles sont erronées, bon sang qu’elles sont édulcorées. C’est lui qui me prend pour un chaton, maintenant. ”J’ai éclaté le crâne d’un gars sur l’évier d’un bar y’a pas si longtemps. Mais y’avait eu le sarcasme avant, parce que c’est toujours la meilleure partie.” Et voilà que je me perds à faire un clin d’oeil. Y’a pas à dire, la grande taille aide réellement. La grande taille, la grande gueule et le fait qu’il m’ait énervé à un point presque jamais égalé jusque là.
J’ai donné un bout de doigt au garçon et le voilà déjà qui quémande mon bras entier parce qu’il fonctionne toujours de cette manière là et qu’il en est presque prévisible. Heureusement que la manière de quémander toujours plus change constamment, voilà au moins un moyen pour moi de ne jamais m’ennuyer de lui. Je viens me glisser sous les draps et soulève la couette pour qu’il en fasse de même. Ma tête appuyée contre l’oreille double épaisseur (parce que si on fait, on se doit de bien le faire) aident mes yeux à le suivre du regard. ”Je note. Pour une autre fois. Laisse tes mains en paix pour cette nuit, on a beaucoup à faire demain.” Et ma main qui tâte le mur pour venir trouver l’interrupteur et éteindre la lumière. J’ai le mince espoir que si jamais il se retrouve dans le noir alors il cessera de parler et on passera enfin à la partie où il dort.

Terrence sans nom équivalait à 'pas mon Terrence', pour sûr. Mais ouais Léo. Des Terrence, il y en avait pléthore en ville, pour sûr. Pas de quoi s'inquiéter, donc. Pas de quoi poser de drôles de questions. Pas intéressant. Tout juste. Pas de questions à poser, pas de questions à poser, pas de questions à poser.

Ma métaphore sur les chatons était plutôt bien trouvée. Excepté que "chaton", c'était un surnom donné par ma mère. Et j'avais pas trop envie de penser à ma mère, là tout de suite. Mais bon, si Auden aimait les chats... Ok, je prenais l'info'. « J'en ai deux. Un qui s'appelle Socrate et l'autre Machiavel. Le prochain s'appellera Monet, et le prochain d'après s'appellera Tarantino. » Pas de musicien. Le musicien de la famille, c'était moi. Donc, mes quatre enfants artistes - et philosophes - et moi. Parfait. Une famille de rêve, si on comptait Charlie, la marraine désignée de Machiavel et Terrence, le parrain désigné de Socrate.

Visiblement, mes talents supposés au combat rapproché donnèrent à sourire à l'artiste - et j'en fus presque outré. Je m'entraînais avec Cian. Un entraînement qui n'avait pourtant pas encore porté ses fruits, vu la facilité avec laquelle j'avais été mis K.O. : en environ dix secondes et un coup de poing. Mais il fallait se montrer patient, pas vrai ? « J'espère que le mec a eu mal. » Et non, je ne m'étais pas mis à sourire à cause du clin d’œil, c'était vraiment très mal me connaître. Haha. « Ou que c'est un artiste et qu'en plus, t'as pété ses deux poignets. » Parce qu'il devait forcément le mériter, pour se faire éclater la tête contre un évier. Non ?

Je suivis l'artiste sous les draps, puisqu'il fut vite évident que la soirée était terminée. J'étais plus que contenté par le 'on a beaucoup à faire demain', qui me donna à sourire dans la pénombre. Je bâillai déjà, emmitouflé dans le pull - trop grand pour moi - de l'artiste.

La suite n'était composée que de l'inévitable sommeil, qui vint après environ un million d'hésitations à me rapprocher de l'artiste. J'aimais beaucoup trop les câlins, mais ce n'était certainement pas le genre de Auden. Dans le doute, je restai sagement de mon côté. Je ne sus pas combien de temps il me fallut pour m'endormir, mais la nuit fut plutôt reposante. C'est avec un grand sourire - et les cheveux dans un bordel sans nom - que je m'étirai. L'excitation procurée à l'idée de retourner à l'atelier était presque palpable; j'étais comme un putain de gosse un matin de Noël. D'un regard encore endormi, j'observai la pièce. « Elle est bien, la lumière, ici. Tu peins, parfois, dans cette pièce ? Ou autre part dans la maison ? » Une manière cool de dire 'bonjour'. Si j'avais la motivation et pas beaucoup de souvenirs dans mon appartement actuel, j'aurais pris un appart' mieux éclairé, pour sûr. A part cette pièce hantée par les souvenirs que me renvoyait mon piano, aucun endroit de mon appartement n'était vraiment dédié à l'art... et ça commençait à manquer. Voilà aussi pourquoi j'aimais tant l'atelier de Auden. Je lui trouvais une plénitude absolument incroyable, quelque chose qui me donnait envie d'y rester sans jamais être en capacité de m'en lasser.

:

Léo me raconte sa vie et celle de ses chats avec et presque que ça m’intéresse, presque que je m’apprête à lui demander des photos ou savoir s’il les a déjà dessiné. Presque que je vais lui demander pourquoi il ne donne que des noms de personnes connues et pourquoi y’en a pas un à mon nom si tel est le cas. Presque, parce que faut pas abuser non plus, je me dois de rester égal à moi même : être un gros con en toutes circonstances. Si je fais ça je sais que ça sera définitivement la fin et qu’il n’y aura plus d’issues de secours. Ca craint si y’a plus d’issues de secours. Je note mentalement de faire attention aux chats si jamais je viens chez lui un jour et que je marche sur quelque chose ; il se pourrait bien que ce soit un être vivant qui me grifferait dans la seconde. Heureusement qu’il apporte le sujet du gars à qui j’ai explosé la tête dans les toilettes, et lui pour le coup je me souviens de son prénom mais j’ai aucune envie de le prononcer parce que ça m’hérisse le poil. Il parle de ce moment, me demande s’il a souffert et je lui réponds avec un sourire en coin triomphant - il a intérêt d’avoir souffert, ce con. Il a dépassé beaucoup trop de limites, m’a amené à boire alors que je déteste ça, a touché à Ariane et Ginny et bon sang que je le déteste de toute mon âme. Ca s’est vu, du coup, je pense. En témoigne la sang que j’ai aperçu sur le coin du lavabo et celui qu’Ariane a tout de suite relevé sur mes mains - pas le mien, non, assurément. ”Je penserai aux deux poignets pour la prochaine fois, tu seras au premier rang.” Parce que c’est toujours plus excitant quand il y a un public. Quel qu’il soit. Et si c’est Léo ce n’est pas si mal, au final.

***

La tête sous l’oreiller, je sens le soleil taper sur mon épaule et Léo qui commence déjà à s’agiter tel un enfant hyperactif. Il lance un pied, un autre, baisse la couette, la relève. Ok, j’ai compris. Ca ça veut dire qu’il est réveillé et que par conséquent je vais l’être aussi puisque j’imagine qu’il ne va pas faire sa vie tout seul dans le loft. Peut être même qu’Itziar est rentrée dans la nuit, et pour une fois je trouverais ça drôle. ”Y’a qu’une seule pièce dans laquelle je peins ici, derrière la chambre de ma coloc et c’était peut être pas le meilleur choix question bruit.” La pièce est plus important que la blonde, la pièce était là avant la blonde aussi. J’y ai dit que c’était le seul endroit où elle avait pas le droit d’aller donc elle doit toujours poser que c’est là que j’entrepose le corps de mes victimes. Ca pourrait être le cas, très sincèrement. Ca me donnerait un bon exemple pour mes peitures, surtout que la lumière est encore meilleur là bas. Exposition plein sud oblige. Maison d’artiste oblige. J’ai emmerdé le promoteur immobilier avec ça, oui tout à fait. Sans aucune gêne ; jamais. ”Tu penses vraiment à la peinture, là, dès le réveil ?” Je marmonne, ma tête toujours perdue entre le matelas et l’oreiller - je suis à ça de m’étouffer en même temps. J’ai pas le courage de me faire agresser par le soleil, la joie, la chaleur et les papillons. ”On part bientôt, oui, je te vois déjà poser la question, gamin.”
Je finis par laisser passer mes mains dans mes cheveux, râle une dernière fois juste pour annoncer qu’une nouvelle journée commence et je m’étire comme je le peux tout en n’ayant aucune idée de savoir s’il est proche ou non de moi. J’ai déjà été supris qu’il ne vienne pas empiéter sur mon territoire pendant la nuit et peut être même déçu en même temps. Il pourra toujours se rattraper plus tard, sûrement. Ma tête émerge enfin à l’air libre et j’esquisse un sourire à la vue de ses cheveux en bataille. ”Tu t’es battu contre Hector ? Ou contre Achille ? Spoiler alert : j’espère pour toi que t’étais aucun des deux.” Au moins Achille était un demi dieu ou quelque chose comme ça. C’est pas parce que j’ai grandi en Italie que j’ai écouté toutes leurs histoires non plus.

Pas beaucoup de place pour la peinture, dans son chez-lui, alors. Bien sûr, quand on avait de la thune, on pouvait se permettre de spécialiser les espaces. Ma thune, je la gardais pour les voyages, pour les 'au cas où'. Et pour les fêtes. Et pour les sorties payantes, aussi. Mon appartement mal éclairé servait à tout, comblait plus ou moins tous mes besoins. Mon salon pour le violon - même si désormais, j'allais squatter le théâtre - une petite pièce pour mon piano, tout le reste pour le dessin. Avoir un coloc', ça prendrait trop de place. Charlie et son squattage temporaire m'allait parfaitement, parce qu'elle était ma meilleure amie et qu'on se complétait assez pour ne pas se balancer des tasses à la figure au moindre accroc. Mes chats étaient de bons colocs', pour sûr. « La présence humaine te manque tant que ça, pour que t'ai pris une coloc' ? » Je m'étirai en soupirant, me redressai en me frottant les yeux. « Et ouais, je pense peinture dès le réveil. Ça m'aide à pas penser aux autres trucs. » Les trucs administratifs. Les trucs à rendre d'urgence. Des papiers à renouveler. Des devoirs de cours pas rendus. Il était toujours plus agréable de penser peinture ou musique. Mon ordre des priorités était vraiment super bien défini : voilà quelque chose dont je pouvais être fier.

Les mots de l'artiste à propos d'un départ prochain ne firent qu'augmenter ma hâte de me retrouver à l'atelier. S'il fallait partir maintenant tout de suite, j'étais prêt, quitte à débarquer le visage encore ensommeillé et les cheveux en mode bataille improvisée. Je passai un main dans mes boucles qui se disputaient le grignotage de mon visage, alors que le brun s'étirait lentement. Il mettait visiblement un peu de temps à émerger, alors que j'étais déjà pleinement conscient et prêt à courir jusqu'à son autre chez-lui, là où une grande partie de la magie prenait visiblement vie. Sa remarque sur mes cheveux me donna à sourire et je me laissai à nouveau choir à ses côtés, déjà un peu plus proche que je ne l'avais été toute la nuit durant. « Je préfère être Patrocle, à choisir. Même s'il meurt super vite dans la bataille. C'est lui le vrai héros, pas Achille qui boude parce qu'on lui a piqué son plan cul pré-bataille. »

Nos peaux se frôlaient à nouveau, assez à mon goût, et je me me surpris à quémander encore quelques minutes de sommeil, les yeux à nouveaux hagards de torpeur. J'étais bien, là. Dangereusement bien. Bien de façon discutable, avec le pouls que je sentais battre un peu plus vite - accélération que je mettais évidemment sur le compte de l'envie que j'éprouvais de rejoindre l'atelier. « J'ai fait attention, pourtant. J'ai pas tant bougé. Mes cheveux s'emmêlent seuls. » Parce qu'ils étaient peut-être trop longs. Mais je faisais pas vraiment confiance aux coiffeurs. Un bâillement plus tard, je posai distraitement les doigts d'une main sur le bras de l'artiste. « Je peux garder ton pull ? Je suis parti trop vite hier, j'ai pas pensé à prendre trop de fringues pour aujourd'hui. » Et là, je sortais la meilleure de mes armes : le visage de chien battu, l'air mi-coupable mi-innocent. Un coup déloyal mais assumé. J'étais bien, dans ce pull. « S'teuplait ? », murmurai-je en souriant. Si j'avais l'impression de trop en demander ? Non. A peine.

A peine cinq minutes. Il aura tenu cinq minutes sans me poser une question qui fâche, et voilà déjà que je fais rouler mes yeux au ciel et que ce moindre geste est douloureux. Il est encore trop tôt pour ce genre de conneries, mon corps n’est pas habitué à ça. Avec mon neveu au moins je décidé quand est ce que je viens lui rendre visite ; pas l’inverse. Après cette nuit c’est certain que Léo se sentira pousser des ailes. C’est encore plus certain qu’il se les brûlera aussitôt. Mes yeux se perdent sur ses traits fatigués et s’attardent sur ses gestes chérubins. ”Elle est pas humaine, c’est un monstre.” Je réplique sans mentir. Je ne me serais jamais attendu à ce que la princesse blonde soit aussi insupportable à vivre. Parfois je pense à quitter ma propre maison, c’est vrai. Lui laisser les clés et ses cheveux qui trainent partout avec sa musique trop forte. Ca serait une sacré bonne idée.

Pour le moment je me contente de ce statut d’observateur qui devient le mien, le regarde jouer de ses cheveux pour mieux venir se recoucher dans ce lit devenu notre de manière éphèmère. Si mon expression reste plutôt neutre, c’est bien la seule chose qui ne travaille pas à mille à l’heure dans mon corps. Ce n’est que lorsqu’il recommence à filer la métaphore à propos de la Guerre de Troie que je lâche un sourire. Patrocle. Pas très flatteur, ce prénom là. Pas très flatteur, la manière dont il meurt non plus ; ce plan-cul pré bataille. Je ne le retrouve dans aucun de ces personnages là, de toute façon, et me contente de garder ma tête appuyée sur mon poing, le visage inondé de soleil. Je me dis que le contre jour donnerait quelque chose d’atypique, en tableau. Cette idée se loge dans un coin de ma tête en même temps que j’observe son petit jeu pour en obtenir toujours plus (dès le matin ? vraiment ? ok.), notamment en posant ses doigts sur mon bras. Une partie de moi lui hurle de retourner à sa place et de ne plus jamais faire ça ; mais elle reste muette. Sûrement parce que toutes mes réactions sont coupées par une demande de sa part. Plus, toujours plus. ”Ca ne me dérangerait pas que t’ailles à l’atelier nu.” Je pourrais même le faire passer pour un modèle, ou quelque chose comme ça. J’en serais capable pour de vrai, cela ne choquera jamais Ginny. Ca serait drôle, en plus, vraiment très drôle. Mais parce que c’est le matin et que je n’ai pas encore mon mode “Auden” d’activé, je lui concède la propriété du pull. ”Il s’appelle revient.” Cette phrase de vieux, putain. Cette phrase qui me permet de lui dire que oui, je lui prête mon pull, mais sans jamais prononcer cet horrible mot qu’est “oui”. ”Va falloir faire un choix pour aujourd’hui, soit t’essayes de me faire coucher avec toi soit on va à l’atelier.” Et on a déjà fait les deux en même temps, c’est vrai. Mais là tout sera ouvert alors je doute que les choses prennent la même tournure. Je ne bouge pas pour autant, j’attends de connaître son ordre de priorité, j’attends qu’il métonne et me fasse rire. Peut être même que je laisse l’index de ma main libre glisser sur sa clavicule en toute connaissance de causes, seulement pour le titiller un peu plus.

Parler d'art dès le matin : voilà à quoi je voulais que ma vie ressemble. Pas à un truc genre 'mon chat bondit sur mon lit, je mange des tartines beurre-miel-framboise et je vais en cours'. Ça, c'était exactement la vie ennuyeuse que je m'étais juré de fuir à tout prix. Un truc trop monotone dans lequel je ne me reconnaissais plus vraiment. Si j'avais dû ralentir mes activités à cause de mon poignet blessé, mon esprit n'avait pas arrêté de tourner à plein régime. Et puis, j'avais aussi repris le piano. En somme, il semblait que ma vie prenait un léger tournant, que je pouvais saisir les occasions ou les garder sous le coude en espérant pouvoir m'y retrouver d'ici quelques temps. Le temps de faire le point.

Et bien sûr que l'art n'était pas le seul sujet qui occupait mes pensées. Il y avait aussi ce besoin de contact presque trop évident et prévisible, mes yeux de chiot battu et des demandes autant implicites qu'explicites. Sa remarque - que je prenais évidemment comme un compliment - me donna encore plus de raisons de sourire. « Ah ouais ? Pas de problème. J'ai déjà posé nu pour l'école des beaux arts de Montréal. » que je ricanai en pavanant de façon exagérée, une main dans les cheveux et le regard vantard au possible. C'était vrai : j'avais déjà pris la pose pour pouvoir mettre quelques sous de côté, histoire d'anticiper mon départ du nid familial. Et je n'en avais pas honte. C'était une manière de gagner de l'argent plutôt sympa, au final, si on mettait de côté les heures sans bouger et les salles parfois un peu froides. Un vrai challenge, pour moi qui ne tenait en place que de façon plutôt difficile. « Si tu cherches des modèles pour les cours à l'atelier, tu sais où me trouver. » ronronnai-je presque en souriant, sur un ton qu'on pouvait assimiler à celui de la plaisanterie. Peut-être plaisantai-je. Ou pas.

Qu'est-ce qui avait fonctionné ? Mon air angélique ou les papouilles sur le bras ? Tout ce qui importait, c'était que Auden venait de me sacrer propriétaire du pull, même s'il s'appelait 'revient'. Je levai les yeux au ciel, retins un 'tu te fais vieux, papy' qui arrivait trop tôt dans la journée. « Merci. Je te le rendrai bientôt, promis. » Peut-être. s'il ne se perdait pas dans une de mes armoires. Le contact de ses doigts sur l'une de mes clavicules m'arracha trop vite quelques frissons. Et mon cœur suivit bien rapidement la cadence. « J'aime pas trop choisir. » Pourquoi le faire ? J'avais toujours détesté prendre la responsabilités de tels choix. Mes dents vinrent croquer mes lippes, l'espace d'une fraction de secondes seulement. Je rendis la caresse en venant tracer du bout des doigts de nonchalants cercles sur l'épaule de l'artiste. « Sinon tu nous commandes un spacieux taxi et on fait en sorte de rentabiliser le temps passé dans la voiture jusqu'à l'atelier. » Qui a dit que l'on devait choisir ? « Ou alors on reste très sages et je joue à ton élève modèle autant de temps que t'en auras envie. » Jusqu'au prochain débordement, que ça soit avant de partir, ou plus tard dans la journée. « Qu'est-ce qu'il préfère, le meilleur peintre des environs ? » Grand sourire et petites étoiles dans les yeux : j'étais définitivement bien réveillé.

Je l’imagine tellement poser nu, cet espèce de petit débile qui veut toujours en faire trop. Il aurait été fier, il aurait été un poisson dans l’eau. C’est assurémment ce qu’il a été, quand il était dans cette fameuse école des beaux arts. A defaut d’exposer ses oeuvres c’est lui qu’on a exposé, dans un sens. Il semble avoir réussi à sa manière. J’aurais pu faire comme lui. J’aurais été prêt à tout pour me rapprocher du monde de l’art, moi aussi. ”L’atelier n’a pas besoin de modèles.” Que je le coupe dans son élan, parce que je ne compte réellement pas le partager avec tous ces incapables qui trainent à l’atelier. Il y en a de bons, certains, mais la plupart sont des ratés qui le resteront. Comme celui dont j’ai explosé le crâne, il est l’un d’eux. Ils seraient capable de rater toute l’oeuvre. Hors de question que le gamin soit associé à ça. Son image est mon image. Si son image se désintègre la mienne suivra. Nan. No way. Il ne sera mon modèle qu’ici, chez moi, à la lumière nature du jour traversant les barreaux des fenêtres. Il y aura autant d’ombre que de lumière. Sur mes peintures, et les miennes seulement. Et ça, tout ça, je ne fais que le penser très très fort. Je ne le dis pas. Il sera insupportable, sinon.

« Merci. Je te le rendrai bientôt, promis. » Je rigole. En réalité je me contente seulement de souffler et de poser mes yeux sur les siens, mais dans ma tête c’est ce qui ressemble le plus à un rire moqueur mais franc. C’est en lien avec sa peau qui se pare d’une chaire de poule à l’instant où mon doigt rencontre son corps. Ce n’est que la clavicule, déstresse gamin. Il réagit à n’importe quoi. Un rien le rend fou, un rien le perd. Il va suffocer avec moi à ses côtés, il va perdre pied. Il ne sait pas que je ne fais que répondre à ses attentes pour mieux l’ignorer ensuite, que le tout est un jeu totalement calculé et prévu. Le fait qu’il n’arrive pas à choisir entre découvrir et explorer mon corps me fait sourire, à nouveau. Il est tellement faillible et tout est presque trop facile. Il court. Peu importe ce que je pourrais lui dire, il court à n’importe après n’importe quoi. Un simple toucher, un simple sous entendu, et le voilà forcé de se mordre les lèvres pour se contenir quelques minutes de plus. J’aime ce jeu. Je l’adore à un point tel que je le laisse toucher mon épaule sans le remettre à sa place d’un revers de la main. Qu’il en profite tant qu’il le peut. ”J’sais pas. Tu comptes l’occuper comment, le temps passé dans ce spacieux taxi ?” Et voilà pourquoi je joue, pourquoi je ressemble soudainement à un adolescent niais et boutonneux, en manque de tout et n’importe quoi. Mon visage se rapproche lentement du sien, mes lèvres des siennes, et mes dents sont celles qui viennent mordent sa lippe inférieure à la place des siennes. Une simple pression, rien de plus, laquelle je viens atténuer par un baiser et une danse de nos langues pendant quelques secondes. Quelques simples secondes qui s’arrêtent en même temps que ma main vient appuyer sur son torse pour le force à se recoucher sur le lit et m’aider à me relever. ”Nan, j’aime pas les taxis. On prend ma voiture. Dépêche toi, on va partir.” Parce que moi je ne me fais pas prier pour changer de caleçon sous ses yeux et y ajouter un pantalon avec un pull. Un autre que celui qu’il a décidé de me voler, donc. ”Si on est en retard je dirai que c’est de ta faute.” J’accuse déjà alors qu’il n’y a pas un seul jour où je suis foutu d’arriver au travail à l’heure, sauf ceux où lesquels Ginny m’envoie un message avec plus de smileys que de mots pour m’expliquer qu’elle sera en retard et que je suis de corvée de sociabilisation.

Le ton catégorique qu'il avait employé pour me signifier que l'atelier ne cherchait pas de modèle me fit lever un sourcil. Je ne me départis pas pour autant de mon sourire. « Comme tu veux. » Il n'y avait rien de plus amusant que de m'imaginer le titiller un peu plus. Quelque chose au fond de moi voulait y voir de la possessivité, ou un truc qui s'en rapprochait. « Et toi, t'as besoin d'un modèle ? Ou ton imagination est assez nourrie ? » Si ce n'était pas le cas, on pouvait y remédier. L'espace d'un instant, je crus que nous allions justement remédier au problème potentiel.

Le court instant me fit frissonner plus que de raison, comme si ma peau était hypersensible. Tous mes sens étaient soudains alertes, éveillés. Il en fallait très peu. Trop peu. La seule évocation d'un taxi et de tout le temps que laissait le voyage me donna à sourire. Je quémandais le contact du bout des doigts, les yeux insolents. « Toute sorte de choses... Si je te racontais, ça serait du gâchis. » Ma peau frissonna de plus belle lorsque les dents de l'artiste vinrent attraper la chair de ma lèvre inférieure. Et alors que ses lèvres s'écrasaient sur les miennes, ma main arrêta ses indolentes caresses. La matinée commençait assurément bien. Le baiser ne dura pas assez longtemps à mon goût, mais je m'y conformais dans un soupir contenté, retenant une main baladeuse à hauteur de ses clavicules. « Si t'avais un chauffeur, les choses seraient plus simples. » que je fis mine de protester en roulant sur le lit jusqu'à mes affaires. J'étais bien, dans ce lit. Je n'y étais pas seul, au moins.

Je n'en sortis que pour m'habiller et pour recoiffer vaguement des cheveux qui n'en faisaient qu'à leur tête - pour changer. « Personne ne te croira. Je ne suis jamais en retard nul part, en plus. » Et aussi parce que je possédais une arme imparable appelée 'le regard de chiot que personne n'a envie de gronder'. Je m'étirai en bâillant, réajustai fièrement le pull que je portais sur le dos. « On pourra s'arrêter prendre un truc à manger quelque part ? J'ai déjà faim. » Le Léo était une espèce pas trop sauvage, mais qu'il fallait nourrir environ trois fois par jour. Pas une corvée, mais presque. Sans me gêner, je rejoignis mes affaires que j'avais laissé dans l'entrée, avec mon sac. Je laissais mon téléphone éteint, mais attrapai le carnet que j'avais glissé dans mon sac. Rejoint par l'artiste, j'avais probablement l'air d'un parfait petit écolier. « Si on me pose la question, je suis ton élève, alors ? » lançai-je, d'une manière faussement distraite; le cœur pourtant battant.

Un sourire en coin naît sur mon visage après que je lui ai annoncé que la galerie n’a pas besoin de modèles. Mais bien sûr qu’il n’abandonne pas pour autant, bien sûr que si on lui ferme la première porte alors il ira en ouvrir d’autres, qu’il se les créera lui même contre vents et marées seulement pour ne jamais abandonner. Il ne laissera jamais rien tomber et tout ceci m’amuse pour le moment - quand ça ne sera plus le cas, cependant, la chute sera douloureuse pour lui. "On verra en temps voulu." Que je me contente de répondre à sa question sur mon propre besoin de modèles. Je le laisse avec ce sous entendu, garde bien trop de plaisir à le tourmenter. On verra en temps voulu, quand il sera dans les parages et qu’il recommencera à quémander n’importe quelle sorte d’attention. On verra.

Je prends un malin plaisir à venir tourmenter ses lèvres et son coeur, il s’agit de quelque chose que je connais et que je sais gérer. Quelque chose qui me fait plaisir à moi aussi, oui, assurément, bien au delà de ce simple besoin de m’amuser de lui. Il y a aussi ce besoin de partager avec lui, qu’importe que ce soit bref et volatil. Je prends plaisir à me jouer de ses lèvres, à les mordre délicatement, à laisser une main s’écraser sur le matelas en même temps qu’elle caresse le cou et la joue du gamin. Je prends un peu trop de plaisir avec ses conneries, ouais, probable. Réalité. Heureusement que je me relève aussitôt et l’observe rouler plus loin, ce même sourire en coin sur mes lèvres.

Mon attention se porte autant sur les habits que j’enfile que sur tout le remue ménage à côte de moi, celui de ce garçon filiforme qui fait plus de bruit à lui seul qu’un troupeau d’éléphant. Ce même garçon qui a donc volé mon pull alors qu’il doit faire une taille seize ans, les mailles tombant dix fois plus loin qu’elles ne le devraient. On le croirait encore perdu dans une couverture. "Tu mangeras à l’atelier, y'a des madeleines." Et y’a tous les bonbons de Ginny mais ça personne n’a le droit d’y toucher, alors je lui conseille fortement de s’en tenir aux madeleines pour sa propre survie. Comme si j’allais vraiment lui servir de taxi pour acheter n’importe quoi en route - manquerait plus que ça.
Un simple rire s’échappe de ma gorge alors qu’il arbore les parfaits traits caractéristiques du garçon premier de la classe. "Personne posera la question." Je réponds aussitôt, sûr de moi, avant de penser au seul maillon de la chaîne qui n’en ferra qu’à lui même : Ginny. Bien sûr qu’elle va lui demander, parce que je ne suis jamais arrivé au travail à l’heure avec quelqu’un avec moi. Ni l’un, ni l’autre. Et ô grand jamais les deux ensemble. "Ok, on dit que t'es mon élève. Et tu gardes tes commentaires, ton sourire en coin et tout ce qui va avec." Je précise, presque autoritaire, presque crédible, alors que mes sourcils se froncent et que mon index dessine un cercle imaginaire tout autour de son visage. Parce qu’il est là, tout le problème, avec ses yeux de chien battu et ses cils qui battent la cadence, et tout le tralala.


La voiture finit par sonner et je grimpe dedans le temps qu'elle soit totalement en mode décapotable. Parce que j'ai juste une voiture décapotable pour me la péter et qu'il fait toujours chaud et beau en Australie. Oui. Et au moins il ne me saoulera pas à passer sa main dans ses cheveux puisqu'il va les perdre dans le vent. "Si t'as oublié un truc chez moi j'te le rendrai jamais." C'est certain qu'il a oublié quelque chose, et c'est certain que j'aurai la flemme de le lui laisser de côté et encore plus de penser à lui rendre son bien.
Ce qui est à lui est à moi, maintenant.

Pas de pause goûter pour Léo Ivywreath, cette espèce sauvage qui demandait pourtant tant d'attention et de petit-déjeuners bien construits. En réponse au négatif 'tu mangeras à l'atelier', je fis la moue. Des madeleines. C'était sous estimer le potentiel de mon estomac qui réclamait des trucs que je n'avais évidemment pas cuisiné. Et après, toutes les miettes se retrouvaient sur mes partitions/cours/dessins, et on pouvait refaire un goûter juste avec les miettes. « OK. » Je retins très fort le capricieux 'j'aurais voulu une part de pizza' et me contentai de filer en direction de la sortie du logement en fredonnant. Parce qu'il n'y avait rien à réclamer de plus. Parce que tenter le diable, c'était risquer de se faire mettre dehors. Parce que cette option là n'était même pas envisageable.

Et il y avait bien évidemment le facteur 'élève ou pas élève' à résoudre. Des versions à faire concorder. Le rire d'Auden m'arracha malgré moi un sourire. « Ton élève, alors. » Un titre qui me sembla, sur le coup, vraiment absolument incroyable. Comme un Saint-Graal qui ne voulait probablement pas dire grand chose pour l'artiste, mais dont la simple existence comblait parfaitement toutes mes attentes; ou presque. « Pas de sourire. Promis. » L'élève le plus sérieux de la Terre, avec son carnet sous le bras et puis ses cheveux pas trop en vrac - mais un peu quand même. C'était comme demander à un chiot d'arrêter de courir partout.

En prenant mon temps, un sourire malgré tout scotché sur le visage, je montai en voiture aux côtés de l'artiste. Dans une voiture décapotable. Si j'avais eu le permis, j'aurais acheté une vielle voiture décapotable, pour sûr. Un vieux bolide que j'aurais fait repeindre en rouge. « Ça paye bien, peintre. », commentai-je distraitement en attachant ma ceinture comme un grand garçon responsable. Peintre, un métier qui payait beaucoup ou tout l'inverse. Et moi, j'hésitais à arrêter mes études. « J'entrerai par effraction, si j'ai oublié un truc. Tu sauras même pas que je suis passé. » Parce que je me souvenais toujours de l'endroit où je semais mes affaires, comme les cailloux blancs du Petit Poucet. « J'ai laissé mon vélo à côté de chez toi, en plus. Faudra que je repasse. Quel dommage. » Quel dommage, oui, vraiment. J'avais oublié mon vélo, et lui des marques dans mon cou, que j'avais aperçu en passant devant un miroir. Heureusement, j'avais bien choisi le pull que j'avais volé emprunté à l'artiste, dans lequel je nageais visiblement. Pas très pratique pour dessiner, il avait au moins le mérite de cacher les déboires et les mauvaises décisions de la veille.

Pour autant, rien n'était à regretter; pas déjà. Et c'est affublé du titre "l'élève de Auden Williams" que je vivais ma meilleure vie, assis dans une décapotable, le sourire accroché aux lèvres et le poing écrasé sur la joue droite; une musique dans la tête.

♬ Feel the morning on my face;
Ain't a pill that I didn't take.
Just alive tryin' 'cause it's been a long day.
'Cause I'm asleep when I R.I.P - bada-badam.