Je me regarde dans le miroir un instant ; non pas que j'aille à un défilé de mode, ni rencontrer la reine d'Angleterre, mais je veux être présentable ce soir, pour ne pas dire classe. Pour la première fois depuis cinq ans, je vais revoir mon fils. Enfin, je l'ai déjà vu sur des photos instagram, je le suis en scred, vu qu'il a un compte public ; sans quoi nul doute que j'aurais été bloqué manu militari lorsque j'ai quitté la maison familiale. Donc on peut dire que j'ai vu Clément ces dernières années, par le biais de ses photos. Mais bon, ça n'a quand même rien à voir : et c'est le photographe que je suis qui vous dit ça, alors respect. Une fois habillé, il faudra bien que je pense à la touche de cire dans les cheveux, que j'aime bien faire revenir en une vague sur le côté droit de mon crâne. Eh oui, tout est dans le détail. Hmpf, j'ai un peu moins de touffe qu'à une époque, ça m'plaît pas trop. Un nouveau coup d'oeil dans la glace : ça va, je suis toujours aussi beau, don't worry. Je dirais même canon. Bon reprenons, je dois être au théâtre dans une heure mais je suis encore nu comme un ver. Je veux un style classe, mais pas strict ; décontracté, mais certainement pas beauf. Hmm. Oh, ça y est je sais. Un tee-shirt violet zébré d'un éclair noir que je me suis acheté y a quelques jours, et une veste blanche par-dessus, pantalon de même couleur. Oui, je brille par ma présence et par mes fringues, où que j'aille. Bien. Une fois le tout enfilé, la cire appliquée, les dents brossées, le parfum vaporisé, je suis prêt. Ou pas. Cela fait bien longtemps que je n'ai pas ressenti un tel stress à vrai dire. Même quand je suis tombé dans une crevasse dans les Alpes, j'ai eu moins peur que ce soir. Des fourmis imaginaires circulent désagréablement sous ma peau, me créant mille frissons ; mon estomac est noué, aucune nourriture ne passera par-là ce soir. Mon cœur bat, alors que j'entre dans mon salon et que je prends un cadre photo dans mes mains. Un souvenir de nous quatre, aux jours heureux. Clément devait avoir sept ans, à ce moment-là. Il en avait dix-huit lorsque je suis parti de Nouvelle-Zélande ; un minot, à peine adulte. Aujourd'hui, il en a vingt-deux, bientôt vingt-trois ; ses traits ont dû s'affermir, sa stature s'épaissir un peu. Peut-être même a-t-il encore grandi, qui sait. J'ai aussi hâte de le revoir que je crains sa réaction, même si je n'en montrerais rien. Je ne suis pas du genre à laisser le monde voir mes sentiments profonds, et encore moins lorsque je sais d'avance qu'une situation a un certain potentiel d'appréhension, d'angoisse ou de ressentiment. Ou un peu de tout à la fois. Sauf avec ma famille et mes amis proches. Ce qui complique d'autant plus la situation présente, vu que c'est pour mes retrouvailles avec mon fils que je stresse. Rah, merde !
Je repose le cadre et me dirige vers mon bar, qui se trouve dans le plan central de ma cuisine à l'américaine. En fait, c'est là l'utilité principale de ce meuble, car je ne suis pas vraiment du genre à cuisiner : le stockage de spiritueux et des verres appropriés. J'en sors la boisson convoitée, un bon Armagnac français, et m'en sers un fond. Pas trop, je ne tiens pas à avoir des vapeurs d'alcool flottant autour de moi lorsque je verrais Clément, tout de même. Mais là, j'ai besoin de plus de courage que je n'en ai eu besoin pour escalader des montagnes, plonger d'en haut d'une falaise ou échapper à des terroristes. Ou presque. Allez hop, cul sec. Bouge-toi, bon sang. Et me voilà parti. Je n'en ai que pour dix minutes à peine en voiture, de Spring Hill jusqu'au théâtre où je vais regarder Clément jouer. Il n'en sait rien, pas plus qu'il ne se doute que je l'attendrai à la sortie des artistes, à quelques mètres des portes pour laisser les autres acteurs partir sans forcément qu'ils se demandent pourquoi quelqu'un traîne ici. De ce que j'en ai compris sur son Instagram, il fait partie d'une petite troupe, en amateur. Rien qu'en apprenant ça, mon cœur s'était gonflé de fierté pour mon petiot. Et dire que j'ai changé ses couches... Hahahahaha. La honte si je racontais ça à ses copains ; enfin, j'aurais pu si j'avais été présent ces dernières années. La vie est faite de choix, et j'ai fais les miens, avec leurs avantages et leurs inconvénients. Je ne les regrette pas, en tout cas pas celui-là, aussi lourd de conséquences fut-il.
Oh, me voilà déjà arrivé. Je ne tarde pas à trouver une place où garer ma Lamborghini bleue, puis je vérifie l'heure. 19H35, de quoi aller m'installer tranquillement avant le début de la représentation. Même le temps de fumer une clope, tiens. Je tire longuement sur la cigarette, les volutes de fumée quittant les poumons et m'amusant même à créer des cercles dans l'air. Ouais, je suis un expert pour ça, de longues années d'expérience Messieurs-Dames. Quoique j'évite de fumer lors de mes périodes de longues randonnées et road-trip, ça ne m'aide pas pour le cardio. Je me présente au guichet, billet de réservation en main, puis je pars m'asseoir à ma place désignée. Je me suis mis en arrière, un peu en hauteur. Je vais avoir une superbe vue de l'ensemble de la scène, parfait. La pièce est plongée dans le noir, la scène s'illumine, le spectacle commence. Et là, je le vois. Il tient le rôle principal, et au fur et à mesure des minutes qui passent, à merveille je dois dire. Cette pièce est tout bonnement géniale. Elle est originale, ils ont du l'écrire eux-mêmes, et pourtant on ressent de multiples influences. Du Molière notamment, par touches subtiles ; je ne saurais pas donner beaucoup d'autres noms, j'aime bien le théâtre, mais pas forcément de là à connaître les auteurs. Je suis plus du style à profiter de l'instant, pleinement, puis à passer à autre chose. Les fourmis désagréables ont laissé place à une sensation de chaleur plaisante, et un rictus ne quitte pas mes lèvres du début à la fin, alors qu'admiratif, je regarde mon fils tenir à la perfection son rôle. Quel aplomb, quelle prestance scénique, quelle voix ! La totale. Si j'étais une gamine, nul doute que je serai une groupie. Ou alors c'est juste mon orgueil de père, de voir son enfant réussir dans ce qu'il aime, qui se gonfle en moi au point d'imaginer ces ridicules scenarii.
Deux heures plus tard, un tonnerre d'applaudissements, enrichi des miens, et le rideau tombe. Voilà que mon estomac se révulse intérieurement, la réalité revient, et je quitte la salle en prenant mon temps, me doutant que les artistes prendraient de toute façon quelques minutes pour se changer et débriefer la soirée. Je me dirige tranquillement vers la sortie des artistes, et m'allume une nouvelle cigarette, pour patienter.
black pumpkin & whitefalls
Dernière édition par Allan Winchester le Mer 21 Aoû 2019 - 6:45, édité 1 fois
Neuf secondes pendant lesquelles je m'abandonne au trac et à la nervosité, puis neuf profondes inspirations pour reprendre mes esprits, neuf pas en avant, neuf roulements d'épaules vers l'arrière, neuf vers l'avant, neuf tapotements sur mes cuisses et neuf dernières inspirations qui se transforment en soupire chacune. Et lorsque je rouvre les yeux je suis fin près pour monter sur scène et donner le meilleur de moi-même. Je secoue un peu mes mains, fait quelques bons sur place pour faire grimper ma tension artérielle et au signe de Saul, je m'élance sur scène.
C'est ainsi que je déclame mon texte à la perfection. Le ton, les déplacements, tout est parfait. Je n'ai jamais été aussi détendu et aussi à l'aise avec une pièce de théâtre, si bien que je n'ai pas peur de faire quelques lignes d'improvisations qui passent parfaitement dans le texte. Mes partenaires de jeu sont merveilleux et c'est un plaisir inouï que je ressens alors que je me lance dans ce monologue de deux pages qui m'a donné beaucoup de file à retordre.
Et lorsqu'à la fin arrive, le tonnerre d'applaudissements et les sifflements me font vibrer et me remplissent d'une joie qui me semble éternelle. Les sourires joyeux et les rires des uns et des autres dans le public me confirme ce que je savais déjà depuis longtemps : ma vie elle est ici, sur les planches. C'est ça ce que je veux faire, pour toujours, je ne veux jamais quitter la scène et je ne ferais jamais rien d'autre. Alors que le rideau se baisse, je lâche un cri de joie qui se confond rapidement dans ceux des autres comédiens et c'est ensemble que nous allons nous changer dans les loges.
Trente minutes plus tard, je leur dit au revoir, m'excusant de ne pas finir la soirée avec eux étant donné que j'ai promis à ma mère de continuer les cartons pour notre déménagement qui aura lieu dans deux jours. Même si ça ne m'enchante absolument pas, j'ai donné ma parole à ma mère que je l'aiderais. Ainsi, sortant par la sortie des artistes, je regarde autour de moi et fait un signe de la main à ma mère qui m'attend un peu plus loin sur le trottoir. Passant à côté de l'homme qui fume, j'ai un temps d'arrêt en voyant qu'elle n'est pas venue seule. Elle est accompagné de Billy, son sale con de copain que je n'ai jamais supporté et que je ne tolère que parce que ma mère est follement amoureuse de lui.
« Hey !» souriais-je en m'approchant de Sara «T'as été merveilleux mon chéri ! » me félicite-t-elle en me prenant dans ses bras. Je répond à son étreinte, ignorant Billy qui lève les yeux au ciel « Merci» soufflais-je en la relâchant «Tu viens avec nous ? On va manger une pizza encore en ville ! » m'invite ma mère « Je vais pas lui payer une pizza moi» m'interrompt Billy «Et j'ai pas non plus envie de pizza » Sara lui souris doucement et pose une main sur son épaule « Tu peux bien faire ça aujourd'hui, non ?» demande-t-elle tendrement «Je le ferais dès que ton fils aura décidé de faire de vrai études »
Je rouvre les yeux que j'avais fermés afin de contrer un accès de rage et darde mon regard sur Billy « et voilà, on est reparti » soupirais-je « Tu peux pas t'en empêcher hein ?» reprenais-je avec ironie et cynisme « Tous les jours c'est la même chose : 'clément fait ça' 'clément c'est pas une carrière ça' 'clément tu vas jamais y arriver'» je secoue la tête «J'vais te dire un truc mon vieux » je m'approche de Billy, menaçant -enfin aussi menaçant que je peux l'être avec une bonne tête de moins que lui- « Si maman veut me payer une pizza elle le fait. T'as pas à foutre ton nez partout. Si ça te plaît pas, tu dégages. Et si tu veux pas dégager, tu fermes au moins ta gueule, compris ?»
Je ne peux en dire d'avantage que Billy m'empoigne par le col pour me plaquer violemment contre le mur «Tu me parles sur un autre ton, gamin ! » aboie-t-il alors que Sara se met à paniquer, essayant de lui faire lâcher prise. Moi-même je me débat comme je peux mais il faut dire ce qu'il en est : je ne fais pas le poids face à Billy. Et plus je tente de me dégager, plus je me met dans un posture où son bras appuie plus fort encore sur ma poitrine, comprimant douloureusement ma cage thoracique et me coupant à moitié la respiration «T'es un crétin » grogne-t-il «Un jour tu comprendras qu'il ne faut pas me chercher parce que putain on me trouve rapidement » du coin de l'oeil je vois son poing qui se forme «Et donc ? » parvenais-je à dire «Tu vas faire quoi ? Me frapper ? T'as pas déjà assez de problème avec la police ? Connard» l'insultais-je avant de fermer les yeux, me préparant psychologiquement à souffrir quand son poing s'écrasera contre ma figure ou mes côtes.
J'ai bien fais de prendre mon temps pour sortir du théâtre. D'ailleurs, très sympa, style à l'ancienne et tout, c'est vraiment beau. J'ai pu prendre le temps d'admirer les dorures, les sculptures à même les murs... Très cool. Ça aurait mérité un cliché tiens, je reviendrais sûrement plus tard. Si le gérant de la salle est ok, je pourrais même lui faire un coup de pub', moyennant redevance. Ah ça y est, le troupeau de brebis est enfin sorti, je peux avancer sans me faire marcher sur les pieds. S'il y a bien quelque chose que je n'apprécie pas, c'est l'entassement. Je ne suis pas agoraphobe, mais parfois, je ne peux m'empêcher de dire que la race humaine, une fois en groupe, n'a pas plus de cervelle que des moutons. Newcomb avait raison en disant que le fait d'être dans une foule peut nous amener à adopter des comportements contraires à nos habitudes, que la masse nous influence. Même moi, qui en ait conscience et qui ait lu sur le sujet, je ne peux pas garantir être mieux que les autres. Mais au moins, ça me permet d'avoir le recul nécessaire pour avoir le réflexe de prendre mon temps. Une fois sorti et approché de la porte par laquelle les artistes quitteront le théâtre, je me dis que j'ai bien fait; quelques autres personnes semblent attendre les prodiges du jour, alors que ça fait déjà bien une vingtaine de minutes que les rideaux se sont fermés. J'allume donc ma cigarette, et patiente. Un regard autour de moi, et mon sang se glace. Elle ne m'a pas vu, mais moi, je l'ai remarqué dès que mes yeux se sont posés sur elle. Mon ex-femme, Sara. Merde, je n'aurais pas pensé qu'elle serait venue voir Clément PILE à cette représentation-là, ce n'était pas l'unique qu'il faisait après tout. Bon... L'ambiance risque d'être chouette, youpi. En plus, elle a l'air accompagné. Une bribe de jalousie naturelle, instinctive, me fait plisser les yeux pour scruter l'inconnu. C'est plus fort que moi, j'peux pas m'en empêcher. En même temps, je suis celui ayant demandé le divorce, alors je suis bien mal placé pour surveiller et juger les fréquentations de cette magnifique créature qui a été ma compagne. Bref, trop d'émotions humaines pour un seul soir, j'suis plus habitué.
C'est alors que la porte s'ouvre, et avec un petit sourire, je vois Clément sortir. Je n'ai pas le temps d'esquisser le moindre geste, même pas un pas en avant, qu'il me passe devant sans vraiment me regarder, fixé sur sa mère. Je ris jaune dans ma barbe; cela fait tellement longtemps qu'il ne m'a pas vu, et il ne sait rien de ma présence ici ce soir, alors normal qu'il ne m'ait pas remarqué. Alors que sa mère, elle, est là, et le lui a sûrement signifié avant. Je soupire et le regarde s'approcher d'elle, la serrer dans ses bras, comme mon coeur se serre un instant. J'écrase ma clope dans un cendrier, profitant en silence de la démonstration d'affection entre les deux êtres qui ont fait toute une partie de ma vie. J'hésite. Le moment est-il vraiment bien choisi pour aller voir mon fils ? Ma détermination faiblit. Fais chier.
Je me détourne, main dans mes poches de vestes, pour repartir d'où je suis venu. Hey man, c'est pas la fin du monde, tu peux revenir la semaine prochaine, la troupe de Clément joue à nouveau. C'est pas comme si t'étais proche de tes sous, et puis ce sera un plaisir de le revoir sur les planches. Mais des éclats de voix m'arrêtent dans mon élan; l'une d'elle appartient à mon enfant, je la reconnaîtrais entre mille. Mes sourcils se froncent alors que je me retourne, des tensions dans cette famille recomposée ? Comme quoi, le mythe de la belle-mère si développé par Disney peut s'accoler aux hommes aussi. D'ailleurs, l'autre a l'air d'un sacré con, vu les bribes que j'ai entendu; Sara, quel choix de partenaire as-tu donc fait ? Tu préfères donc un homme à la dignité de ton fils ? Tu baisses dans mon estime, là. Cependant, je ne tergiverse pas longtemps sur les choix de vie de mon ex, lorsque soudainement, son - apparemment - actuel copain plaque mon fils - MON FILS BORDEL - contre un mur. Je suis à une petite dizaine de mètres d'eux. Mon sang ne fait qu'un tour, mes yeux se dardent sur cet inconnu. Il ne le sait pas encore, mais je vais pouvoir le tuer trois fois avant qu'il ne touche le sol. Je marche, rapidement, pour ne pas dire que je cours. Toujours avec un certain panache, c'est ma marque de fabrique, même dans ma colère. Trois mètres. «T'es un crétin. Un jour tu comprendras qu'il ne faut pas me chercher parce que putain on me trouve rapidement ». Il sait pas ce qui l'attend, cet enfoiré. Ma pauvre Sara ne semble même pas avoir la moindre influence sur lui, tirant sur un de ses bras et le suppliant sans aucun effet. Un mètre. Aucune sommation, ce salopard n'en mérite pas.
VLAN ! C'est une belle droite que je lui décoche dans le flanc droit, qui est tout à fait vulnérable, sans aucune défense. Le souffle coupé, il lâche enfin mon gamin, et me fixe de ses yeux porcins. Bordel, rien qu'à sa gueule j'aurais pas pu le supporter. Cynique, je déclare: Pas de chance pour toi, je t'ai trouvé. Je me poste devant Clément, en défense. Rien qu'à l'idée d'imaginer que mon petit a subi la sournoiserie de cet homme, je bouille intérieurement. Je m'approche à nouveau du déchet ambulant, et lui en colle une autre dans la mâchoire. La prochaine fois que tu touches à mon fils, je t'envoie direct à la morgue, bâtard.
Ça aurait pu être une tellement bonne soirée. Je l'aurais passé à la pizzeria avec ma mère et, comme après chaque représentation, on aurait discuté longtemps et on aurait analysé ensemble la pièce qu'elle vient de voir et que je viens de jouer. Elle aurait été sincère comme d'habitude, aurait dit exactement ce qu'elle aurait pensé de mon jeu et j'aurais pu faire confiance à son analyse critique pour m'améliorer. Puis on serait rentré, on aurait peut-être fini devant netflix au lieu de faire les cartons qui s'était promis de faire et on aurait regarder notre série jusqu'au bout de la nuit.
Sauf qu'il a fallut qu'elle vienne avec Billy et que lorsque je suis avec Billy, rien ne se passe comme prévu. Ou peut-être que si ? Dès qu'il est dans les parages, je sais que ça va dégénérer. Et c'est le cas aujourd'hui. Alors que ma mère propose la pizza obligatoire, Billy se plaint, puis commence à insulter mon choix de carrière. Comme d'habitude. Évidemment, je ne peux m'empêcher de me défendre et de lui répondre, l'insultant au passage. En général, ça en reste là, de simples échanges de voix.Mais pas aujourd'hui.
Aujourd'hui l'homme semble enragé pour une raison obscure et sans réellement comprendre ce qui se passe, je me retrouve plaquer contre le mur, à la merci des poings de Billy. Me comprimant douloureusement les voies respiratoires et la cage thoracique, il m'insulte, m'intime de ne pas lui parler sur ce ton. Bien que je sais que je devrais capituler et que tout mon être me hurle de m'excuser pour ne pas aggraver mon cas, mes paroles suivent ma fierté qui me perdra sûrement un jour. Les yeux fermés, je me prépare à subir toute la colère du copain de ma mère.
J'entends bien un bruit sourd de poing rencontrant un corps, mais ne ressent aucune douleur. Une demi seconde plus tard je suis libérer de l'emprise de Billy et je glisse légèrement le long du mur, attendant que mes poumons aient décidé de reprendre leur fonction correctement. Et c'est alors seulement que je reconnais la voix de mon sauveur. Me redressant subitement, mon regard se pose sur le dos de mon père. Mon cœur rate un battement, mon souffle se bloque dans ma gorgé et même lorsque je vois son coup de poing s'abattre dans la gueule de Billy, je n'arrive pas à réagir.
Pas comme ma mère. Hurlant à Allan d'arrêter, elle se précipite dans le combats et se place devant Billy. Je ne comprend pas très bien ce qu'elle ose reprocher à mon père, mais très vite mes jambes reprennent du service et je me place devant Allan, faisant face à ma mère « MAIS FERME TA GUEULE !» hurlais-je sur Sara qui se tait subitement, les yeux écarquillés et l'air abasourdit sur le visage « Est-ce que t'es sincèrement entrain de lui reprocher de m'avoir sauver de ton connard de copain ?!» grognais-je, fusillant du regard Billy qui se redresse, faisant un pas en avant «sale verm- » «ça suffit maintenant Billy ! » Enfin ma mère prend les choses en mains et tien tête à son compagnon. L'homme semble aussi choqué que sa copine lui répond et fini par se rétracter. «Vient Clément, on rentre » dit-elle finalement en posant un regard noir sur Allan. « Crois pas que je vais rentrer tant que ce bâtard ne sait pas se tenir » grognais-je en désignant Billy.
Je vois bien dans son regard qu'il serait capable de me tuer sur place mais je crois qu'il a peur de mon père. Tant mieux ! Ma mère pose un regard blessé et désolé sur moi, avant de lancer un coup d'oeil à son ex mari «Tu fais attention à lui » dit-elle froidement puis, se détournant, attrape Billy par le bras et s'en va. Je les observe s'éloigner puis soupire doucement retourne m'appuyer contre le mur, posant une main pour me frotter le thorax douloureux « merci» finissais-je par souffler, tremblant légèrement, tant la rage et la peur se sont évaporé tout à coup.
ALLAN WINCHESTER ! La voix féminine qui me hurle dessus, je la connais bien. Celle de ma douce et tendre ex-femme. Je lève les yeux vers elle, bien que toujours prudent sur la réaction à venir de son copain actuel. Oh, elle n'a pas l'air contente. C'est bien la seule personne au monde, encore aujourd'hui apparemment - et je m'en serai bien passé d'ailleurs - à parvenir à me rendre indécis juste par le ton de sa voix. Bon ok, c'est sur son homme que je viens de lever le poing, par deux fois en plus; mais il allait s'en prendre à notre fils ! Comment as-tu pu le frapper ?! Tu es dingue ! s'exclame-t-elle, la voix grinçante et menaçante, comme elle sait si bien le faire quand elle le veut. Mais... Sara ... ! J'oscille entre hésitation, colère et indignation. Oui, ce ne sont pas des retrouvailles idéales, si tant est qu'il y aurait pu y en avoir. Cependant, la blonde ne semble pas réaliser que je l'ai fais par mesure de protection envers notre fils, et d'une manière bien plus efficace que la sienne jusqu'alors ! Je n'ai cependant pas le temps d'en placer une de plus que Clément vient se mettre devant moi, et à son tour, hurle. Mais pas sur moi, sur sa mère; il me protège, et derrière lui, je réalise à quel point mon fils a grandi. C'est un homme, maintenant. Et même si sa manière de parler ne devrait pas se faire face à celle qui l'a élevé, et qu'en d'autres circonstances il aurait pu se recevoir un sermon, là c'est totalement justifié. Autant pour lui-même, qu'elle n'a pas su protéger, qu'envers moi, qui m'en suis chargé. D'ailleurs, elle semble réaliser la mesure de son erreur, après le choc des mots que notre fils a employé envers elle.
Bon, elle est furax. Je peux dire adieu à tout espoir de "réconciliation-bons-termes-plus-ou-moins" pour un bon moment. Peut-être cinq ans de plus, j'en sais rien. Sara me lance un regard noir, me sommant de prendre soin de notre petit garçon devenu grand. Je soupire, toute adrénaline retombée; je n'aurais pas cogné s'il n'y en avait pas eu besoin, mais les circonstances m'y avaient obligé, et je ne risquais pas de me retenir pour un connard de l'espèce de son.. Billy. Le regard dur, montrant que je ne suis pas impressionné - n'est pas moi qui veut quand même, faut pas déconner - je lui réponds sans rancune mais avec une ironie mordante, quoi que peut-être mal placée (mais je m'en tape) : Comme si j'étais son père. Et sur ces mots, les deux s'en vont, l'homme soutenu par sa compagne. Haha, il n'aura fallu que deux coups, mais je l'ai pas mal amoché. J'irais certainement pas le plaindre, encore moins m'excuser. Boooooooon. Sympa les relations familiales ! J'aurais pas pu mieux faire, et je le dis pas ironiquement là. Je suis plutôt fier de moi, dans un sens. J'observe mon fils, me retournant vers lui alors qu'il s'adosse au mur, se frottant son torse endolori. Ça va ? Je demande, inquiet malgré tout. J'espère que son "beau-père" ne lui a pas fait de mal au point de nécessiter des soins médicaux. Le cas échéant, ma caisse peut monter à 300 kms/h, et je n'hésiterai pas à appuyer sur le champignon; en plus, je connais la route jusqu'à St Vincent, ayant fait quelques tours en ville pour me repérer.
Son simple "merci" me met du baume au cœur, et je me dis que malgré mes décisions égoïstes et sûrement la rancœur qu'il doit avoir envers moi pour ça, on va peut-être pouvoir se retrouver. Même s'il faudra du temps pour qu'il retrouve vraiment confiance en moi, je m'en fiche. C'est bien mérité. Je veux juste qu'il sache que je suis là pour lui, et quoi de mieux que de bastonner le salopard qui a voulu lui faire du mal ? C'est sûrement là, à mon sens, l'un des premiers rôles d'un père. J'esquisse un sourire, sort mon paquet de clopes. Pas besoin d'en dire plus, du style "de rien". J'aurais eu honte de ne pas réagir; mon geste était volontaire et nécessaire, une espèce d'obligation intime. Tu fumes ? je lui demande en lui tenant le paquet, s'il veut en prendre une. Oups, pas sûr que ce soit ce que Sara entendait par "fais attention à lui". Sauf que Miss-Parfaite n'est pas là, et mon enfant est adulte maintenant, il fait bien ce qu'il veut. Je m'allume une clope et tire une longue bouffée. Un instant de silence s'installa, assez gênant en fait. Hors de question qu'il s'instaure pour de bon, au point qu'on fixe nos pieds au lieu de se regarder dans les yeux. Pas besoin de banalités. Il se doutait bien que j'espérais lui adresser la parole dans un autre contexte qu'une bagarre de rue. Quoi qu'au moins, je lui avais prouvé mon attachement, en attaquant sans l'once d'un doute celui qui le brutalisait. Bref. Tu as superbement joué, ce soir, lui dis-je en le regardant droit dans les yeux, les miens pétillant de fierté et de malice mélangés. J'ai particulièrement aimé le moment où tu as déclamé ton monologue. Ma cigarette se consume doucement, alors que la nicotine emplit mon être d'une douce sensation d'apaisement, alors qu'intérieurement, il paraît que ça fait tout l'inverse sur l'organisme. Qu'importe, je détoxifierai tout ça lors de ma prochaine virée de surf, de randonnée ou d'équitation, qu'importe. Et au pire, on mourra tous de quelque chose un jour, alors je risque pas de me prendre la tête sur ce que je consomme quotidiennement. Clope, alcool, nourriture, parfois drogue; je connais mes limites. Heureusement qu'il n'y avait personne autour de nous lors de la bagarre mine de rien, ça aurait pu finir en esclandre et moi au poste de police. J'envisageais mieux pour mes retrouvailles avec mon fils, merci bien. D'ailleurs, en parlant de l'ennemi du bien... Pizza ?
Jamais, oh non jamais je n'aurais pensé que je reverrais mon père, surtout pas dans ce genre de circonstances. Pendant de longues années après son départ j'ai imaginé qu'un jour il m'appellerais de l'autre bout du monde, qu'on discuterait un peu et qu'on reprendrait un peu contact. Je m'imaginais déjà le rejoindre en Inde ou au Pérou pour de long trek dans la nature encore sauvegardée. On marcherait pendant des heures et des heures, parlant du passé et du futur, puis, au coin du feu, on se remémorerait les doux souvenirs que nous partageons, lui et moi et on s'endormirait dans la tente pour se réveiller au petit matin et recommencer, encore et encore.
C'est comme ça que j'imaginais nos retrouvailles et non pas ici, dans une ruelle, après qu'il ait mit deux coup de poing au copain de ma mère, que celle-ci n'ait pas été foutu de contrôler Billy et qu'au final elle m'abandonne avec Allan en disant de 'faire attention à moi'. Je me renfrogne un peu mais fini par les laisser partir avant de soupirer en allant m'adosser contre le mur, me frottant le thorax douloureux. « ça va» dis-je doucement.
Alors que la douleur commence déjà à s'estomper tout doucement, je lève mon regard sur mon père et secoue la tête lorsque celui-ci me demande si je fume. Je n'ai jamais touché une cigarette et je ne le ferais jamais. Je le laisse allumer sa propre cigarette et baisse le regard, nous plongeons dans un silence assez pesant et gênant. Mais au final, c'est Allan qui décide de briser ce silence en me faisant des compliments sur mon jeu dans la pièce. Un doux sourire étire mes lèvres avant que je ne laisse échapper un petit rire « Ouais le monologue ...god quand j'ai vu qu'il s'étendait sur deux pages j'étais là en mode 'vous êtes sérieux les gars ?!'» Je secoue doucement la tête «Enfin, je me suis bien débrouillé quand même » reprenais-je en me redressant.
Je prend une profonde inspiration et grimace légèrement en me poussant du mur. J'allais reprendre la parole lorsque mon père me pose une nouvelle question. Un seul mot dont la signification est énorme. «avec plaisir » dis-je en souriant avant de me récupérer mon sac à dos et me mettre en route «En tout cas, joli coup de poing » dis-je en hochant la tête «Il le méritait, y avait pas d'autre façon de gérer la chose» assurais-je en prenant sur la gauche.
Ah, donc Clément ne fume pas. Noté. Dans un sens, au fond de moi, je me sens soulagé: même si j'en ai rien à foutre en ce qui me concerne, et que je serai bien mal placé pour faire la morale à qui que ce soit, je sens pertinemment que c'est mauvais pour la santé. Je le sens de toute façon, à chaque fois que je pars en expédition dans un coin du monde. Généralement, s'il s'agit d'endroits que je découvre "à la sauvage", avec mon sac à dos, ma tente et mes baskets pour seul matériel, eh bien les premiers jours, mes poumons me font sentir leur décrassage. Puis, l'air, la liberté, la sensation de renaissance. Au final, la vie moderne amène à la fois un bon nombre d'avantages, dont je ne saurais me passer à échéance longue, comme les avancées de la médecine par exemple, mais elle nous impose aussi, de manière insidieuse, de bien nombreux vices, rien de naturel ni de nécessaire pour notre esprit ou pour notre corps. Enfin bref. Ce qui me rassure aussi, c'est que s'il ne fume pas, il ne se drogue probablement pas. J'ai rarement connu de personnes qui prenaient du shit, du speed ou de la coke, sans jamais fumer à côté. Alors tant mieux. J'ai déjà perdu son frère à cause de la drogue et de mon impuissance, hors de question que ça arrive à nouveau. Sur ces bonnes pensées, je recrache en un long souffle la fumée qui s'était insinuée jusque dans mes bronches. Aaaah, allright. Je souris lorsque Clément parle de son jeu de scène. Tu t'es plus que bien débrouillé, je rétorque avec franchise. J'ai vraiment ri du début à la fin du spectacle.
Je regarde ce jeune homme qui me fait face quitter l'appui salvateur du mur, non sans une grimace. Arf, ce salopard de Billy aurait mérité un troisième coup, rien que pour la route. Vous savez, comme lorsqu'un enfant prend un énième cookie chez sa grand-mère, avec cette justification trop facile et qui fait souvent sourire. Bah là, c'est la même, mais en moins cool. D'ailleurs, Clément ne manque pas de me féliciter sur mes capacités de combat de rue. Je ricane, consumant ma clope petit à petit, tout en l'observant. Merci, dis-je, pas peu fier de moi. Des années de pratique, mon p'tit. Mais ça, il ne le sait pas. Mon dernier garçon ignore à peu près tout de mon enfance et de mon adolescence, si ce n'est que c'était compliqué. Il sait que je n'ai pas connu mon père, mais pas que ma mère était une prostituée. Il se doute que je ne devais pas être qu'un élève ayant réussit à avoir un petit diplôme d'un métier manuel, mais il n'a aucune connaissance de mon adolescence vécue en bonne partie dans la rue, côtoyant la drogue et les gangs... Et leur violence. Et tant mieux; j'ai pas spécialement envie qu'il le sache. Je ne suis pas un menteur, et si un jour il me questionne précisément, je lui dirai. Mais tant qu'il ne se pose pas de questions, pas besoin de lui en raconter plus que le minimum nécessaire.
Je m'inquiète lorsqu'il dit qu'il n'y aurait pas eu d'autre moyen de gérer ce cas. Mon sang reprend un shot d'adrénaline et je le sens déjà bouillir à nouveau dans mon système veineux, alors que je suis mon fils vers la pizzeria qui lui plaira. Cette enflure t'a déjà frappé ? Mon Dieu, je ne suis pas croyant, mais pardonne-moi par avance. Si j'apprends que cette sous-merde a déjà touché Clément, je ne donne pas cher de sa peau.
black pumpkin & whitefalls
Dernière édition par Allan Winchester le Mer 28 Aoû 2019 - 14:58, édité 2 fois
Je souris doucement, plus touché que ce je n'aurais imaginé par les paroles de mon père. Il m'a toujours soutenu dans mes choix, même si, je sais qu'il aurait sûrement préféré que je me mette sérieusement au rugby plutôt qu'à la danse -ma clavicule en vrac ne l'a pas dissuadé de son rêve de me voir jouer pour une grande équipe internationale- mais il ne me l'a jamais dit de cette manière et a toujours été d'une très grande compréhension lorsqu'il s'agissait de mes passions. Il a, d'ailleurs, toujours été celui qui m'emmenait et venait me chercher de mes répétitions. Que ce soit théâtre ou danse, il a toujours été intéressé par ce que je racontais. Je pense que c'est un peu grâce à son soutient sans faille que je suis là où je suis maintenant.
Alors, même si j'avais espéré de toute autres retrouvailles, je ne peux m'empêcher d'apprécier sincèrement ses compliments et rougirais presque si je n'arrivais pas à me contrôler totalement. «Merci beaucoup » souriais-je « Tant mieux si tu as rigolé, on c'était le but de la pièce» approuvais-je, haussant les épaules « ça prouve qu'on a bien géré l'écriture» j'hoche doucement la tête « On a prit une pièce classique et on l'a adapté à notre sauce» indiquais-je « J'sais pas si t'as remarqué, mais le fils conducteur c'était quand même Macbeth» expliquais-je, sourire en coin «Et tu le sais toi-même à quel point j'ai horreur de Shakespeare » bien qu'il soit un auteur de théâtre que tout le monde dans ce milieu aime et apprécie, moi je n'ai jamais compris comme les gens pouvaient le trouver aussi incroyable.
Au final, Allan me propose d'aller manger une pizza et j'accepte avec joie. En chemin, toutefois, notre discussion se porte à nouveau vers Billy alors que remercie mon père de lui avoir mit une droite. «Non jamais »dis-je en secouant la tête « Il a régulièrement hausser la voix, m'a souvent engueulé comme une merde, mais il n'a jamais levé la main sur moi» expliquais-je, me sentant, malgré tout, encore un peu fébrile. Sans doute que l'idée savoir que le copain de ma mère est capable est capable de m'en mettre une me fait sincèrement flipper. « J'ai pas envie d'emménager chez Billy » avouais-je finalement à mi-voix. « ça fait un an que Maman et lui sont ensemble et ils ont décidé d'emménager ensemble ce week-end» j'enfonce les mains dans mes poches «J'ai le droit au grenier, Billy n'aime pas Moana ma chienne et sa gosse de 6 ans en a peur » je soupire «Moana va devoir vivre dehors et ça j'aurais du mal à le supporter. Bref, ça va être la merde» Autant je n'aurais jamais imaginé de telles retrouvailles, autant j'aurais encore moins pensée que je me confierais aussi facilement à mon père qui a été absent pendant plusieurs années et dont je n'ai eu aucune nouvelle. Les virements réguliers sur mon compte en banque ne comptant pas.
Pour qui me prends-tu ? Bien sûr que j'avais vu que c'était du Mc Beth ! déclarais-je d'un air indigné. Bon, en fait, je n'en avais rien vu. Enfin, pas vraiment. De mauvaise foi, moi ? Naaan, absolument pas. En fait, j'avais bien ressenti l'inspiration shakespirienne de la pièce, pour en avoir lu quelques pièces et en avoir vu plusieurs se jouer sur les planches, mais de là à reconnaître une pièce d'une autre... D'autant plus que j'appréciais cet auteur comme n'importe quel autre, alors je n'étais pas un expert. Sauf pour Roméo et Juliette, ça, ça fait partie de mes petits secrets intimes. J'adore cette tragédie. Même si ça peut faire nian-nian de dire ça, et encore plus de ma part. J'avoue. Je pleure même quand elle est bien interprétée, ou lorsque je lis le texte. Oups. Vous ne direz rien, hein ? Toujours est-il que je sifflais mon fils d'admiration face à cette révélation, et je repris d'un air à la fois moqueur et pourtant appréciateur: Alors je te tire d'autant plus mon chapeau. C'est toujours un exercice délicat, de recréer à partir d'une base qu'on apprécie pas forcément. Sur ça, je sais de quoi je parle. Même si l'on me prend pour un génie de la photographie - ce que je suis - il n'empêche que mon talent ne s'est fait connaître que grâce à un travail acharné. C'est en m'inspirant d'autres photographes et artistes, en étudiant leurs objets d'études et leurs réalisations que j'avais acquis assez de détachement pour créer ma propre patte. Et notamment en me forçant à voir les choses sous l'angle de ceux dont je n'apprécie pas toujours les oeuvres, mais qui ont leur réelle valeur technique ou artistique.
Mon coeur, qui battait à la chamade depuis l'instant où j'avais demandé à mon fils si cet enfoiré qui lui servait de "beau-père" - ou plus exactement de copain à sa mère - l'avait frappé, commença à retrouver un rythme normal. Billy ne l'avait donc jamais maltraité, physiquement du moins. Heureusement pour sa santé, car il ne s'en serait pas relevé si j'étais retourné le trouver. Je grimace à l'idée que peut-être, il l'a déjà fait sur Sara; auquel cas je ne manquerais pas de lui refaire le portrait aussi, mais je doute que ça ait déjà été le cas. Sinon, mon fils lui en aurait déjà collé une, quitte à s'en prendre une bonne aussi. Et puis, mon ex-femme n'est pas du genre à se laisser faire par un homme. Elle a certes développé une certaine... faiblesse depuis 2004, mais pas au point d'en perdre son tempérament, là non. Enfin, je crois. En tout cas, elle l'avait conservé entre 2005 et 2012. J'écoute, concerné, les inquiétudes de mon fils. Comment pourrait-il bien aller vivre chez l'autre abruti, avec ce qu'il vient de se passer ? Sans parler de leur relation tendue de base, et de la chienne de Clément qui manquerait de liberté. Et tu comptes pas te prendre ton propre appartement ? Après tout, s'il avait un job à côté de sa troupe amatrice de théâtre, ça ne devrait pas être trop compliqué de trouver un deux pièces. Finalement, l'entrée de la pizzeria se dessina à l'horizon. Encore quoi, cinquante mètres avant de l'atteindre, peut-être. Hmm, vivement qu'on soit attablés. Je crève la dalle. Oups, langage Allan. Ouais, je me réprimande tout seul mentalement. Vieux réflexe de l'époque où j'avais une vie de famille, avec une femme qui ne voulait pas que nos gosses développent de mauvais parlés. Enfin, mon fils est adulte maintenant; mes quelques mots écorchés ne devraient pas trop l'influencer. Peut-être l'étonner, à la limite, vu que je me suis souvent retenu devant lui. Mais qu'importe. J'ai faim.
Je rigole doucement lorsque mon père s’insurge d’avoir quand reconnu le grand classique du théâtre avant d’afficher une moue innocente « Eh on sait jamais hein ! Tu commences à t’faire vieux donc bon …» et je m’éloigne de quelques pas, me mettant à l’abris d’un éventuel direct du gauche d’Allan. Je fini par revenir à ma place à ses côtés avant de lui avouer que je n’ai jamais aimé Shakespeare ce qui, d’après mon père, devrait me conférer encore plus de fierté étant donné que ce n’est pas forcément très simple de recréer à partir de quelque chose qu’on n’aime pas. « C’est pas faux» dis-je doucement, souriant et enfonce mes mains dans les poches de mon jeans «Mais en fait Mcbeth ça va encore, je trouve cette pièce plutôt agréable. Enfin elle passe plus que Roméo et Juliette ou Songe d’une nuit d’été » je roule des yeux en secouant la tête, exaspéré « Et c’est toujours la même chose. Genre quand j’ose dire que j’aime pas Shakespeare la réaction est unanime» je m’immobilise et me grandit « ‘oh t’es comédien et t’aime pas Shakespeare ? AU BCUHET !’» théâtralisais-je, imitant grossièrement l’éventuelle réaction des gens.
Je fini toutefois par me confier un peu plus au sujet de Billy et avoue à mon père que je n’ai absolument aucune envie d’emménager avec lui. A sa suggestion de me prendre un appartement, je soupire doucement « J’y ai pensé, évidemment» dis-je, haussant les épaules « Mais je n’ai pas envie de laisser Maman toute seule avec lui» reprenais-je « je sais qu’il ne lèvera jamais la main sur elle, ils sont sincèrement amoureux mais je … » je baisse le regard « elle est toujours assez faible psychologiquement et le …sa phobie de l’abandon a prit d’avantage d’ampleur depuis que t’es parti» je dévie le regard, grimaçant « C’est pas contre toi, mais tu …je sais pas, je peux comprendre que t’ai eu besoin d’air mais un simple mot ? Sérieusement ? Quelques lettres griffonnées sur une feuille et les papiers du divorce ? Sans nous parler ?» je relève mon regard sur mon père « T’as sincèrement merdé sur ce coup» déclarais-je finalement avant de prendre une profonde inspiration.
«Mais c’est du passé ! » reprenais-je rapidement «Je t’en ai certes, longtemps voulu, mais ‘de l’eau à couler sous les ponts’ comme on dit » je me passe une main sur le visage et soupire doucement « mais ce n’est pas le cas de maman, je sais qu’elle t’en veut encore amèrement mais …bref, ouais moi aussi j’ai faim» je décide de changer brusquement de sujet et me dirige vers une place libre. Posant mon sac à dos sur le sol, retirant ma veste en cuir, je m’installe et attrape un menu «ça fait longtemps que t’es en ville ? » je relève mon regard «d’ailleurs …pourquoi t’es venu ici à Brisbane … ? » demandais-je, l’interrogeant du regard.
Le vieux t'emm...quiquine ! Je me rattrape in extremis avant de lâcher une obscénité. Langage Allan, bordel ! Oups. J'ai beau avoir cinquante-et-un an, avoir un certain parcours de vie derrière moi - comme mon fils vient de me le faire aimablement remarquer - il y a des jours (tous les jours) où c'est comme si ma vie dans les rues de Montréal ne datait que de la veille, ou de la semaine passée. On ne peut pas renier ce que l'on est, ni d'où l'on vient, ça c'est certain. Je manque d'attraper mon fils pour le pincer, pour lui mettre un petit coup sur l'épaule ou même pour le chatouiller qui sait, mais il est trop vif et se décale avant que mon geste ne soit fini d'esquisser. Arf. Je me fais vraiment si vieux que ça ? Il ne perd rien pour attendre. Je l'aurais quand il ne pensera même plus à ces deux secondes que moi, je garde bien enregistrées dans ma magnifique boîte crânienne. Sale gosse. En plus de ça, il manque de me tuer par arrêt cardiaque lorsqu'il énonce détester Roméo et Juliette. Surtout. Ne. Rien. Laisser. Paraître. Aaaaaaaaaah c'est dur ! Comment peut-il détester cette oeuvre ?! C'était si, si... Merde, j'ai envie de regarder la comédie française maintenant, du début des années 2000. Oui, c'est gnian-gnian à souhait. Mais les chansons sont belles, elles font vibrer un truc en moi. Et Damien Sargue, comme Cécilia Cara, sont à croquer. Enfin bref, il y a des choses sur lesquelles Clément et moi-même ne serons jamais d'accord, comme Roméo et Juliette. Que voulez-vous, la perfection de ma personne ne peut être égalée, même pas par mon gamin. Enfin, il se rattrape par une grotesque mais hilarante imitation des détracteurs des anti-Shakespeare, me tirant un rictus à cet instant là. Décidément, ce p'tit est né pour le théâtre, ça ne fait aucun doute. Et tant pis pour la carrière de rugby où je l'aurais bien vu percer. La liberté de ses choix, c'est là le secret du bonheur.
D'ailleurs, en parlant de choix... Ils ne sont pas tous toujours simples, ni agréables pour tout le monde. Et là, mon bonhomme qui a bien grandi met le doigt sur l'un de ceux - si ce n'est le principal - qui a eu sûrement le plus de conséquences sur mon entourage et moi-même ces dernières années, et pris par ma personne. Le fait de les quitter. Enfin, de quitter Sara plus particulièrement, car à l'époque Clément avait pris ses distances avec nous. Une grimace m'échappe lorsque mon fils me dit que j'ai merdé; bien envoyé. Je lui réponds simplement, d'une voix aussi neutre que possible: Je sais. Il n'a pas tort, mais ne sait pas tout. Et je préfère que ce soit comme ça en fait. J'ai quitté sa mère brusquement par égoïsme, car j'étouffais depuis plusieurs années à ce moment-là, ne pouvant pas quitter le foyer familial plus de quoi, deux semaines par an ? Et encore; à peine, sans oublier le harcèlement de Sara à chaque heure de ces journées-là. Appels, textos, mails... Je n'en pouvais plus. La goutte d'eau a été la mort de Stephan, mort d'un accident de la route suite à sa consommation de drogues. Entre la culpabilité qui m'avait envahi à ce moment-là, et dont Clément ne peut comprendre la teneur si ce n'est mon sentiment naturel de père, et le comportement de Sara qui ne s'améliorait pas... Eh bien oui, j'étais parti. Brusquement, sans un mot. Juste un mot griffonné sur la table, les papiers du divorce, et basta. Numéro changé, tout ce qu'il avait fallu. Son seul moyen, à mon ex, de me "contacter" était alors mon avocat. Mais, sans vouloir que ça me dédouane de quoi que ce soit, je pense avoir pris la bonne décision justement. Si j'avais joué cela de manière "normale", en nous mettant tous autour d'une table, ça aurait été catastrophique. Sara m'aurait retenu et se serait accrochée comme une bernique à son rocher; les adieux auraient été déchirants et dans un sens, lui auraient fait encore plus de mal. Ou alors je n'aurais pas eu le courage de partir, et au fond de moi, je serai mort à petit feu. Non, j'ai bien fait. Mais ça, mon fils ne peut ni le savoir, ni le comprendre. Je n'ai pas envie d'en discuter, pas avec lui, pas aujourd'hui. Plus tard peut-être, car tôt ou tard, et ce même s'il dit être passé au-dessus, nous aurons besoin de poser les choses à plat. Mais pas ce soir, pas lors de nos retrouvailles. Je le lui dis, d'ailleurs. Viendra un jour où on en parlera. Mais ce soir, j'aimerais juste qu'on profite de notre pizza ensemble, si tu veux bien. Je termine de fumer ma clope et l'écrase dans le premier cendrier à disposition.
D'ailleurs, il me dit que pour lui ça va, mais que sa mère m'en veut encore. Merci Captain Obvious, j'avais pas remarqué. Mais Sara a du caractère, et c'est ce que j'ai aimé chez elle. A la question de Clément, je lève les yeux pour le regarder d'un air moqueur et réplique: Comme tu l'as dis, je me fais vieux. Nan bon faut pas déconner, comme si j'allais dire ça sérieusement. J'hausse les épaules et je précise: Non, j'avais juste envie de me poser en fait. Depuis mon départ de Nouvelle-Zélande, je suis jamais resté plus de trois semaines au même endroit. Et j'avais envie de te revoir, dis-je en le regardant de manière appuyée. C'était surtout ça, en réalité. Un tour sur les réseaux sociaux et bim, j'avais su où il vivait. Merci internet. Le restaurant est pile devant nous; j'ouvre la porte et la tient pour laisser Clément entrer; nous saluons le serveur, qui nous place dans un coin plutôt tranquille. Il y a juste assez de monde pour qu'on ne se sente pas gênés par un silence pesant, mais pas trop pour avoir le crâne en vrac et réussir à s'entendre. Parfait. Tu te plais bien, à Brisbane ?
Je laisse échapper un rire amusé lorsque mon père se reprend alors qu’il voulait dire qu’il m’emmerde. Il a toujours été comme ça, toujours à faire attention à son langage et aux mots qu’il pourrait dire. Ainsi, en plus de 15 ans je ne l’ai jamais entendu jurer ne serait-ce qu’une seule fois. Et même maintenant, alors que j’ai bien grandit et que je ne dépends plus de lui, il n’a pas envie de me faire entendre des jurons. Tant mieux, non ? Je reprends ma place à ses côtés lorsque je suis sûr et certain qu’il ne tentera pas une attaque sournoise et lui explique pourquoi je ne me sens pas de prendre un appartement seul. Malheureusement, mes explications vont bien trop loin et je viens à lui parler de son abandon et du fait que ma mère ne l’a toujours pas digéré. Et à peine ais-je prononcé ces paroles que je vois la réaction de mon père et que je regrette, me reprenant toutefois assez rapidement en lui disant que je ne lui en veux plus. J’espère sincèrement qu’il ne va pas m’en vouloir pour cet affront.
Lorsqu’il me dit qu’un jour nous en parleront mais qu’aujourd’hui il a juste envie de profiter de sa pizza, j’hoche vivement la tête « oui, oui, bien sûr, pas de soucis » dis-je alors que nous entrons dans la pizzéria pour nous installer à une table. Une fois sur place, je lui demande pourquoi il a décidé de revenir en ville et surtout pourquoi Brisbane. J’apprends ainsi qu’il avait envie de se poser un peu –son âge avancé de l’aidant pas à tenir le rythme soutenu de ses déplacements- et qu’il voulait surtout me revoir. Je relève un regard interrogateur sur mon père, arquant un sourcil puis incline légèrement la tête sur le côté «Mais du coup …comment t’as su que j’étais ici, à Brisbane ?» demandais-je « Je veux dire…on a plus du tout eu de contact ces 5 dernières années, t’as pas laissé de numéro sur lequel on pouvait te contacter et je …» je me redresse alors que mon regard s’éclaircit «instagram » soufflais-je «évidemment, je n’ai rien fait pour me cacher sur internet. Même mon pseudo est genre super évident » je rigole doucement et secoue la tête «Enfin, on parle toujours des dangers et des malheurs d’internet, mais là, pour le coup, ça fait des miracles » dis-je avec sincérité, insinuant être fortement heureux que mon père ait pu me retrouver ainsi.
« Ouais, je me plais beaucoup ici» assurais-je « je suis en deuxième années d’études d’arts de la scène en parallèle de mes répétitions à la Northlight qui est une compagnie vraiment incroyable.» je souris doucement et me tais lorsque le serveur arrive. Je lui commande une bière et une pizza 4 fromages et laisse mon père passer sa commande avant de reprendre lorsque le jeune homme repart «Charles, le metteur en scène, est un comédien super connu en Australie et même à l’international. Il a fait les théâtres de Londres, de Paris et est même allez jusqu’à Broadway !» expliquais-je, le regard brillant «C’est mon but ça : me produire à Broadway avant mes 30 ans » avouais-je, mes lèvres s’étirant en un large sourire « Et je suis persuadé qu’avec Charles je peux y arriver ! Hier il m’a d’ailleurs même parler du fait que je pourrais peut-être passer dans la troupe professionnelle dans quelques mois ! » m’exclamais-je avec une joie et une motivation certaine «God, t’imagine ? Être professionnel à 23 ans ! Ce, c’est genre mon rêve quoi ! J’ai vraiment, vraiment envie de faire de la comédie et de la danse mon métier » je remercie le serveur qui nous apporte nos boissons et attrape mon verre « Et j’ai commencé le chant aussi»ajoutais-je avant de lever le pinte « A nos retrouvailles» déclarais-je avec réelle sincérité, souriant joyeusement.
Ahah, comment avais-je bien pu retrouver mon fils alors que je n'étais sensé pas avoir d'autre moyen de contact avec lui que notre ancienne adresse en Nouvelle Zélande ? Mes yeux pétillent de malice alors que je vois Clément y réfléchir à haute voix; et bien vite, il fait le lien avec l'une de ses plateformes préférées en termes de réseau social : Instagram. Eh oui ! Mon garçon est ce qu'on pourrait appeler un "Insta addict" tellement il passe de temps dessus à poster sur son profil des publications destinées à y rester, comme des stories momentanées. En plus de ça, son pseudo est si obvious ! Wolfy_99, sérieux. Autant dire que dans ce contexte, aucun souci pour le retrouver dans la masse de profils. Je confirme donc sa supposition, qui tient d'ailleurs plus de l'affirmation qu'autre chose: Bingo ! Franchement, te trouver a été super simple. Ah, la magie d'Internet et de ses nombreuses ramifications. Heureusement que Clément est un adulte, sans quoi je l'aurai à inscrit à une journée de stage "les dangers du web", pour lui rappeler à quel point n'importe quelle donnée transmise dessus est visible par tous et sauvegardée à jamais. Un peu glaçant, dans un sens. Mais cette fois, ça a permis à un père de retrouver son fils, ce qui est plutôt génial. D'ailleurs, c'est ce qu'il sous-entend en parlant de "miracle". Je sens mon coeur battre la chamade et une agréable chaleur se diffuser dans tout mon être: Clément n'aurait pas pu me faire plus plaisir qu'avec ces mots. Je dois être rayonnant en cet instant. Je balaye l'air de la main et je lui réponds dans un mélange de désinvolture et de bonheur : Rien que je ne pouvais accomplir.
Puis je l'écoute me parler de son parcours universitaire. Je siffle d'admiration - ce qui est une chose que je ne fais qu'envers mon fils, rare sont ceux qui suscitent ce genre de réaction chez moi - et lui demande, la voix teintée de fierté: Ça doit te faire un emploi du temps bien chargé; mais tu as raison, profite et donne-toi à fond. S'il y a bien une chose que j'ai voulu transmettre à mes fils, c'est l'ambition, le goût de l'aventure, du défi; et parallèlement, le fait de savoir se sortir les doigts du c*l pour y arriver. Ouais, même dans mes pensées j'essaye de censurer mes gros mots, enfin quand j'y pense. Ca m'aide pour les fois où je manque de les verbaliser devant Clément. En tout cas, je suis persuadé que hors cas médicaux et autres choses exceptionnelles, quand on veut on peut. Je ne peux que prendre mon propre exemple, qui est largement révélateur à mon pas si humble avis. Fils de prostitué, drogué dès le début d'adolescence, petit dealer des rues manquant de se faire assassiner par un gang adverse, moi voilà, la cinquantaine passée, avec une vie bien remplie, riche en souvenirs intenses et avec une carrière professionnelle à en faire pâlir d'envie la moitié de la planète, voire les trois quarts. Alors comme tous, j'ai vécu mes moments de bas, de très bas; mais au final, je suis assez satisfait de mon existence. Surtout, j'en profite !
Je me rends alors compte, au fur et à mesure que Clément parle, que ne suis pas au bout de mes surprises ! Mon fils me confesse vouloir réussir à percer à Broadway pour ses trente ans, ce qui est un objectif aussi ambitieux qu'admirable. J'hoche la tête dans une approbation toute enthousiaste, et je passe commande auprès du serveur venu nous consulter. Une pizza chèvre-miel pour moi, et une bonne pinte de bière. Voilà qui devrait constituer un sacré bon repas. Je ricane en voyant le regard de mon fils, qui doit se souvenir de l'époque où mon coeur balançait entre l'amour des pizzas, que notre rituel régulier entretenait, et mon pincement au coeur en voyant un petit bidon pousser. Ayant parcouru le monde, en bonne partie à pied ou à vélo ces cinq dernières années, je ne suis plus à ça près. Et à l'approche de la cinquantaine, ce genre de considérations me passent un peu par-dessus la tête en fait, je m'en tape. Tant que je suis toujours assez en forme pour faire du trek, et assez canon pour attirer gentlemen et ladies, où est le souci ? Je déclare alors, presque solennel: J'ai fait un trait sur les salades au restaurant. La frustration, très peu pour moi. Puis je reprends, presque aussi enthousiaste que mon fils sur ses perspectives de carrière: Tu as tout mon soutien; si jamais je peux faire quoi que ce soit pour t'aider, n'hésite pas. Nous levons finalement nos chopines, et avec un petit sourire conquis par la bonne humeur de Clément, je lui réponds tout pareil : A nos retrouvailles.
Nos pizzas ne tardent pas à arriver, moins de cinq minutes plus tard. Nous remercions tous deux le serveur, et nos estomacs remercient le Bon Dieu d'avoir créé un plat si bon, simple et bourratif à la fois. Bon appétit ! Je pique dans la mienne et commence la découpe, hmm que ça sent bon. Le silence s'installe entre nous, le temps des premières bouchées, de l'explosion de saveurs en bouche et du soulagement de sentir la nourriture descendre dans nos ventres vides. Et les amours, dans tout ça ? Un joli minois en vue ? Je demande avec un naturel désarmant entre deux coups de fourchettes, mais avec un sourire taquin trahissant mon envie d'embêter un peu mon fils.
Je souris doucement et roule des yeux en secouant la tête avec amusement lorsque mon père me dit que me trouver était un sacré jeu d’enfant. «En même temps je t’ai facilité la tâche aussi hein » dis-je pour ma défense « genre j’aurais pu prendre un pseudo totalement WTF. Comment t’aurais pu me retrouver à ce moment là, hein ? » demandais-je, une lueur de défis dans le regard, alors que nos bières arrivent. J’attrape ma boisson et, sans quitter mon père des yeux, je la porte à mes lèvres, bien décidé à connaître sa réponse.
Je fini par lui parler de tous mes projets et de ce que je compte accomplir dans la vie, expliquant le tout sur un ton qui montre bien que je suis décidé à genre 200% pour me donner les moyens nécessaires pour accomplir tous mes projets. En lisant la fierté dans les yeux de mon père, je me dis qu’il a, effectivement, de quoi être fière. Car tout ça, ces traits de caractères que sont l’ambition et le goût de l’aventure ainsi que celui du défi, c’est lui, Allan Winchester, qui me les a inculqué. Et pour cela je lui en serais éternellement reconnaissant. « Chargé mais oh combien intéressant» assurais-je avec un large sourire.
Je lui parle ensuite de mes rêves de Broadway et ais tout juste le temps de lire la surprise dans les yeux de mon père que nos pizza arrivent. Je remercie le serveur en attrapant mes couverts et laisse échapper un rire franc lorsqu’Allan me dit qu’il a fait l’impasse sur la salade au restaurant. «ça se voit » dit-je avec un regard jugeant, arquant un sourcil. Je ne me reprends pas, ne m’excuse pas, car il finit par exprimer à haute voix tout son soutient, m’expliquant en même temps que s’il peut me soutenir d’une quelconque manière, il le fera. « c’est très gentil papa» dis-je en hochant la tête «Pour l’instant je sais pas trop comment tu peux m’aider mais dès qu’il le faut, je te le ferais savoir » assurais-je, tout en me disant qu’une aide financière en plus pourrait être pas mal. « quoi …» je coupe un bout de ma pizza « Tu fais toujours de la photo, pas vrai ? T’as toujours ton super équipement de professionnel ? » demandais-je en prenant le morceau en bouche. « Tu crois qu’il y a moyen qu’on se fasse un photoshoot un jour ?» demandais-je après avoir avalé «j’aurais bien besoin de quelques photos de professionnel pour mon book pour les éventuels futurs casting à passer et tout ça, tu vois ? » je m’acharne à nouveau sur ma pizza « Et t’aurais pas un gars dans tes contacts qui s’est spécialisé en film ? Parce que ça pourrait être une bonne idée d’avoir un film de mes choré et tout ça »
Nous mangeons ensuite en silence pendant quelques minutes avant que mon père ne reprenne la parole pour me demande un truc des plus surprenants : ais-je quelqu’un en vu ? Je soupire doucement et secoue la tête « Non, rien du tout» j’hausse les épaules « En même temps je cherche pas vraiment non plus donc bon» je rigole doucement «Et puis bon, j’ai pas le temps de m’emmerder avec ce truc qu’est l’amour, j’ai envie de me concentrer d’abord sur ma carrière avant d’éventuellement trouver quelqu’un avec qui partager ma vie » délaissant mes couverts, galèrant trop avec un couteau qui ne coupe pas, je fini par attraper un bout de pizza en main « Et toi ?» retournais-la question à mon père «t’as eu de nouvelles relations ? Je … » je m’immobilise « attend ! Me dis pas que je vais rencontrer celle qui va être ma belle mère !» j’écarquille les yeux et secoue la tête « Si elle est aussi conne que Billy tu lui dis tout de suite que jamais elle ne me rencontrera !» m’exclamais-je avant de rigoler doucement, me doutant quelque part que mon père à plus profiter de sa liberté qu’autre chose et qu’il ne s’est pas incombé d’une quelconque relation amoureuse.
Je hausse les épaules, l'air d'en dire "trop facile" lorsque Clément me demande comment j'aurais fait pour le retrouver s'il n'avait pas eu un pseudo aussi évident. Comme si ça aurait suffi à m'arrêter ! Il me prend pour qui, un agneau de Pâques ? Merci bien, je suis un peu plus fûté que ça. La manoeuvre aurait juste pris un peu plus de temps, voilà tout. Après avoir réfléchi une seconde, je lui réponds, comme une évidence: J'aurais fait une recherche par hashtags, du type #théâtre, #workout... Je lance un regard de connivence avec Clément, le ponctuant d'un rictus narquois; il est si prévisible ! Le nombre de hashtags qu'il met sous ses posts me font toujours mourir de rire, il a de l'idée en tête ce gamin. Bon par contre faut l'avouer, j'aurais mis grave du temps à le retrouver comme ça. En conclusion, j'ajoute alors, tout en piquant dans ma part de pizza fraîchement arrivée: Et au pire, j'aurais missionné un détective privé pour te retrouver. Un thug, moi ? Nah, vous abusez un peu là. Je fais juste ce qui doit l'être, et ne loupe aucune possibilité d'atteindre mes objectifs. Et celui de retrouver mon fils avait sûrement été l'un des plus gros de ces dernières années, alors si j'avais éprouvé de réelles difficultés, j'y aurais mis le temps et les moyens nécessaires. Point.
Cette pizza est trop bonne !, je ne m'offusque pas du tout de la taquinerie de mon fils lorsqu'il me déclare que ça se voit que je ne mange plus de salade verte au restaurant. Merde, la vie est trop courte pour s'embêter avec ces conneries, tant qu'on se maintient. Je n'aurais jamais le corps super bien taillé de mon fils - merci Instagram de m'avoir montré à quel point il a su développer ses muscles - malgré toutes mes heures de natation, randonnée, trekking et même course, mais je m'en tape. Le plaisir avant toute chose. Je suis loin d'être un gourmet, la bouffe n'est pas ma préoccupation première et j'aime les choses simples. Mais justement, lorsque je tombe sur un plat à la fois bon et sans fioritures, je sais l'apprécier à sa juste valeur.
Je manque d'avaler de travers et de m'étouffer avec mon bout de pizza lorsque Clément me demande si je fais toujours de la photo. SI. MOI. JE. FAIS. TOU. JOURS. DE. LA. PHOTO ?! Nan mais il a vu la Sainte-Vierge ou quoi pour me sortir des énormités pareilles ? Bien sûr que je me trimbale toujours avec mon matos, et c'est pas pour la décoration ! C'est comme si je lui demandais s'il aimait toujours le théâtre... Je tousse quelques fois pour réussir à retirer le début d'obstruction de ma trachée, j'avale ensuite un bon coup et je respire longuement. Une bonne gorgée de bière pour arroser et oublier tout ça, et c'est reparti. Remis de mes émotions, je lui réponds enfin: Ha... oui, oui bien sûr que je suis toujours photographe pro'. Quand tu voudras pour un shooting. Quant à un réalisateur de film, je vais me renseigner. Oh bordel, j'ai bien cru que j'allais mourir. Plus de photo. N'importe quoi.
Nous reprenons ensuite le repas, tranquillement. Enfin, moi je commence par reprendre quelques gorgées de bière, car j'ai besoin de calmer les protestations de mon estomac sur l'arrivée subite d'un bout de pizza à peine mâché. Enfin, je peux ré-attaquer mon plat, avec tout le bonheur du monde d'ailleurs. J'hoche la tête sur un côté, sceptique, lorsque Clément m'annonce ne pas spécialement rechercher l'âme-soeur, mais plutôt se concentrer sur son travail. Mais l'un n'empêche pas l'autre voyons! Ahlalala, toute une éducation à refaire. Non, je déconne, il fait bien ce qu'il veut. Mais moi à son âge, j'étais chaud chaud chaud, et si je ne m'étais pas mis en couple avec Sara, Dieu et l'Univers savent que j'aurais pécho de la midinette et du mignon partout où mes yeux se seraient posés. En revanche, je ne m'attendais vraiment pas à la sortie qu'il finit par me faire. Attends ! Me dis pas que je vais rencontrer celle qui va être ma belle mère ! J'écarquille les yeux, bloque un instant sur mon fils, le regard fixe, avant de m'écrouler de rire. Non vraiment hein, j'en pleure ! Et je me fiche bien des regards alentours, ça va, c'est pas comme si on faisait du tapage depuis le début du repas. Quand je réussis à me reprendre, je lui réponds entre deux restes d'hilarité: Ahahah... Ouh ouh... Elle est bien bonne celle-là. Non t'inquiètes, tu risques pas d'avoir une belle-mère de sitôt.