Mes mains évoluent précautionneusement dans le haut du dos crispé par les nerfs, contracté sous le couperet des émotions et tout ce qu'elles peuvent parvenir à incomber sur le physique comme le psychique, de Ginny. Doucement, calmement, je l'invite à prendre l'air, s'aérer l'esprit et se reposer le corps le temps de minutes salutaires. Je l'assure sur la prise en charge de sa sœur et du fait que ces épreuves n'ont pas à être affrontées en solo, termes valables autant pour les malades que les accompagnants car au final, ils sont tous souffrants sous des angles différents. Elle décline faiblement l'invitation, visage blafard dont les démons aspirent goulûment, odieusement, les couleurs. Sa tête dodeline pour s'appuyer sur mon épaule, je clos l'étreinte avec tendresse et délicatesse, formant un cocon au milieu de ces déferlantes aussi injustes qu'agressives. Ma paume caresse naturellement son dos, nos doigts s'emmêlent instinctivement et je dépose un baiser sur sa tempe en réponse à son « Merci. » C'est normal Ginny, c'est inné, c'est naturel, c'est nous.

Auden revient, la McGrath se distance pour apprivoiser le monument sucré dénommé Genni qu'il a ramené d'un Starbucks. Un sourire en coin étire mes lèvres, amusé par cette boisson que je ne pourrais jamais dans toute une vie terminer mais qui procurera indéniablement un soutien énergétique et moral non négociable à ma petite amie. Je sens le regard de Williams me toiser sans merci mais n'ai pour ma part d'yeux que pour Ginny qui extirpe la cuillère plantée dans le monticule aussi calorique que glycémique pour s'en sustenter, s'animer de manière bénéfique à son état, positive vu les circonstances. « C’est pas moi qui devrait recevoir toute cette attention-là. » Elle annonce, fidèle à elle-même, sa volonté l'incitant à s'effacer au nom d'Autrui tonitruante. « Il y a assez d'attention pour tout le monde. » Je certifie, tonalité conciliante. « L'état des uns ne discrédite pas celui des autres. » Je glisse, désirant faire entendre à la photographe que même si ses besoins peuvent paraître moins urgents que ceux requis par son aînée par exemple, ils n'en justifient pas pour autant le fait de se passer sous silence ou minimaliser ses maux.

La trentenaire pivote vers la chambre occupée par Jillian, effectue quelques pas acrobatiques avant de se retenir malhabilement sur un siège, mon bras ayant instinctivement passé sous le sien en la constatant fébrile. Je l'aide à s'installer sur la chaise, cale le rafraîchissement discrètement entre ses paumes gelées. « Ça va aller, je suis juste un peu étourdie. » L'infirmier que je compose acquiesce, mes pupilles étudiant tous les indices sur son état que son physique ne parvient pas à dissimuler, toute expression d'inquiétude étouffée par le professionnalisme. « Mange un peu, t'as le temps, » je l'invite, sous-entendant une ration minimum de cuillères à ingérer et du repos à accumuler pour qu'elle puisse se relever en réduisant les probabilités de chanceler de nouveau. Ses lèvres se trempent dans le liquide, je décroche mon regard de sa silhouette pour observer Ariane et Levi munis d'un fauteuil roulant retrouvant la chambre de Jillian puis un Bailey en alerte s'en évadant promptement pour tituber puis se heurter violemment à un mur. Son corps se plie, je devine son souffle étripé par l'angoisse, la scène du brunch semble se répéter sous de nouveaux tons. « Je vais le voir, » je renseigne, ma main sur l'épaule de Ginny la priant de rester assise et de continuer son goûter salutaire, un regard vers Auden me confirmant au creux de ses yeux sombres qu'il n'abandonnera pas son acolyte artistique et que je peux venir en aide à Bailey sans craindre pour la femme que j'aime.

« Viens. Deux secondes. » J'annonce calmement au Fitzgerald avant que ma main ferme ne prenne son avant-bras pour l'inciter à se redresser et me suivre dans la salle située juste à sa droite, à quelques pas. J'ouvre la porte, tire une chaise pour que le blond s'y assoit, veille à ce qu'il y parvienne sans se blesser, pousse la porte contre ses gonds derrière moi. Nous sommes dans une salle de repos des soignants, la fenêtre ouverte convie des courants d'air dans la pièce tout en chassant péniblement le parfum de caféine qui y règne depuis l'investissement de la salle par les soignants du service. Heureusement, aucun d'entre eux ne sont en pause, ce qui autorise une réelle coupure du tumulte créé par les démons de chacun. Ici, il me semble que Bailey peut souffler sans être sans cesse sollicité par des déplacements, des paroles, des regards. Puis, il a aussi le loisir de s'effondrer sans témoin notable. « On va gérer, » je lui promets, parce que j'ignore si tout va rentrer en ordre, mais dans tous les cas, je serai présent pour limiter les dégâts et apporter mon secours. Même si le britannique peut se sentir - avec raison - étranglé par la sensation d'être submergé par tous ces bouleversements, je ne compte pas baisser les bras pour pallier ces situations et je suis persuadé que bon nombre de ces problèmes peuvent être résolus - un à la fois, avec le temps qu'il faudra.

Je prends place en face de Bailey. Je ne connais quasiment pas l'homme, mais très bien les crises d'angoisse. Je ne maîtrise pas l'histoire ni la personnalité du Fitzgerald, je suis incapable de le rassurer et de le calmer en quelques mots sélectionnés avec expertise comme Ginny en a le talent, mais je suis empathique et convaincu qu'on partage tous les deux le même but. J'agis avec mon expérience professionnelle et personnelle, ayant que peu de connaissances sur les éléments régissant les comportements du blond, n'ayant jamais cherché à en savoir plus sur lui que ce qu'il voulait bien dévoiler.

« Occupe-toi de toi d'abord, d'accord ? Ça va aller, personne n'est en danger, seul, ou menace personne. » Je lui adresse calmement, intonation neutre, ne quittant pas du regard le garçon au souffle court. « Ça va passer. » Je statue la vérité qui peut rassurer bien qu'elle soit générale. Mes yeux verts passent de son visage alarmé à ses mains et précautionneusement, conscient que dans ces circonstances les gens rejettent souvent les contacts physiques, je saisis son index que je glisse sur le dos de son autre main. « Inspire, » j'encourage, calquant le temps d'une inspiration régulière étendue sur le mouvement de son index qui monte sur sa paume. « Expire, » je conclus, imitant le processus à l'inverse, mes yeux retrouvant ceux de Bailey, le principe enseigné. L'astuce était généralement royale et universelle, la personne le faisait elle-même ce qui évitait toute interaction directe, pouvait le reproduire discrètement, et récupérait une sensation de contrôle sur elle-même en calmant sa respiration avec ces gestes maîtrisés.

« C’est pas moi qui devrait recevoir toute cette attention-là. » Elle esquive, Ginny. Et ça se comprend. Sauf qu’à mes yeux, de tous ceux qui sont présent dans ce fichu hopital elle est celle qui compte le plus et la McGrath n°2 pourrait être mourante que je n’en aurais rien à faire et ce n’est ni une illusion ni un secret pour personne. Je ne dis rien mais elle sait. Je sais qu’elle sait malgré que je me la joue boulet depuis des années. Elle sait. Isaac dit des mots qui sont bien plus acceptables que tout ce que j’aurais pu inventer et je me souviens que je le déteste parce qu’il sait toujours quoi dire. Au moins ça nous aura été utile à tous les deux, aujourd’hui. A tous les trois même, pour qu’elle puisse comprendre que sa soeur n’a pas à occuper toute l’attention - et bien loin de là.

Mes mains se rapprochent d’elle par réflexe lorsque son corps dépose le bilan, qu’il annonce au dernier moment ne plus être capable de la porter. Isaac se fait plus rapide, plus proche, moins hésitant. Il n’y a rien à dire là dessus, mes yeux se contentent de la regarder s’assoir doucement alors qu’elle semble à bout de force malgré la boisson entamée. Je ne l’entends même pas lui donner les conseils les plus sensés de la Terre, ne vois pas Ariane et Levi partir en quête d’un fauteuil roulant. La Terre cesse de tourner un instant, je me dis que j’aurais demander un chamallow flambé sur le dessus de son café. Mes sens se réveillent quand Isaac annonce qu’il s’en va - mon cerveau est vraiment sélectif. Nos regards se croisent, le hochement de ma tête est faible mais bien réel. J’arrive à ranger ma connerie pour le moment, pour la bonne cause. Au loin le Fitzgerald semble à peu près à l’article de la mort mais l’expression sur mon visage reste figée, je démontre autant d’émotions que si j’étais en train de regarder un poulet rôtir en tournant sur sa broche. Lui non plus, je n’en ai rien à faire.

J’attrape à mon tour une chaise, la laisse trainer et grincer sur le sol ; juste au cas où on ne me détestait pas assez ici. Face à Ginny mes jambes se croisent et mes mains attrapent mon téléphone parce que c’est la seule chose qui saurait me tenir occupé. Moi qui aime tant le silence d’habitude, cette fois ci il me semble insoutenable et peu encourageable. ”Il reste des marshmallows à l’atelier.” Est ce que tu veux qu’on rentre ? ”J’ai racheté du café.” Personne ne te jugera si tu veux rentrer. ”Et j’ai appelé l’entreprise pour qu’ils changent de livreur pour les chevalets.” Vraiment personne. ”Ca sonne mieux Genni, de toute façon.” Son gobelet que je pointe du doigt, son attention que j’essaye de dévier avec toute la maladresse du monde. ”Mon neveu t’appelle comme ça.” J’avoue, sans lui préciser qu’il l’appelle ainsi parce que c’est aussi la manière dont je la nomme en la présence du petit garçon.

Le temps qui s'est arrêté, c'est que ça qui me semble probable. Le temps s'est arrêté, mon coeur aussi, et celui de Jill aurait pu ne jamais battre à nouveau. J'ai la main d'Allie dans la mienne pour des raisons qui sont complètement égoïstes et je le sais autant qu'elle ; j'ai besoin de me rattacher à quelqu'un de solide, j'ai besoin d'une alliée là, j'ai besoin de quelqu'un qui me giflera à la seconde où je perdrai pied. « Toujours en retard Matt ! T'as encore prouvé que t'étais un grand frère en carton ! » et la voix de Jill me décroche le plus grand et le plus idiot des sourires, quand elle râle, quand elle sait faire que ça, quand je la retrouve comme si on était hier, comme si les derniers jours avaient été qu'un mauvais rêve sur l'acide. « Que veux-tu, si je peux au moins avoir la première place à un titre j'vais tout faire pour garder ma couronne. » et mon torse que je bombe, et mes épaules que je roule. J'ignore volontairement Bailey, qu'il m'en tienne pas rigueur, quand de le voir accroché à Jill prend bien du temps à se rendre à mon cerveau pour que je le calcule. Une bonne chose, j'ai trop à gérer là.

« J'vais te faire une carte de virgin cocktails au DBD t'auras jamais vu un truc aussi cool. » s'il te plaît, consomme plus jamais Jill, ok? Mes lèvres se posent sur son front, elle goûte dégueulasse, j'essuie le tout du revers de mon hoodie du plus doucement que je peux, c'est pas tout à fait ça mais ça me permet un contact de plus avec elle. Damn que je l'aime ma soeur. « Ils ont limité l'accès. J'pense qu'ils veulent que tu te reposes. » Allie explique, je rage encore intérieurement qu'ils aient dit oui à tout le monde sauf à elle ; j'en ai encore bien à dire à leur team de merde, et faut juste que je croise Isaac pour lui passer le mémo qu'il le fasse savoir aux fautifs.

Bailey sort, Ariane et Levi aussi, tout le monde file on dirait, limite je me dirais que c'est ma faute si j'en avais quelque chose à battre, mais ça fait plus de quality time pour Jill et nous, ça me donne un peu plus d'air pour respirer aussi. Non négligeable. « C'est pour toutes les fois où tes crises de pousse de dents en pleine nuit m'ont réveillé. Tu dors quand je décide que tu dors. » à mon tour de rallier, quand je me fiche de son besoin de dormir, elle a assez dormi là, elle a été inconsciente assez longtemps là, plus elle parle et plus elle blague et plus elle est réveillée et plus elle est en vie, mieux on est. Tous. « Je me suis bien assez reposée. Viens là, tu as autant ta place dans cette chambre que tous les autres, je serais pas là si t'avais pas été là ! » mes yeux qui se tournent vers Allie, qui l'aiment tellement sans le lui dire, qui la remercient de tout ce que je peux, de tout ce que j'ai.

« Il y a assez d'attention pour tout le monde. L'état des uns ne discrédite pas celui des autres. » la voix d'Isy comme un baume, et j'inspire un peu plus calmement de l'entendre. C'est pas tout à fait ça et il le sait lorsque mes yeux remontent se plonger dans les siens, mais je l'entends, je l'écoute, je sais qu'il a raison, je sais aussi que ma soeur a besoin de moi, et que ce n'est pas en jouant le rôle de la petite chose fragile et délicate que je serai à sa hauteur. À leur hauteur à tous. La scène me rappelle les discussions de cafétéria qu'on a eues Jensen et moi, entre les examens de Noah, quand il m'a vue craquer des dizaines de fois sans que je ne le montre. Malgré tout il le voyait très clairement. « Mange un peu, t'as le temps, » ça aussi, il l'a vu sûrement. Que je n'ai presque rien mangé depuis des jours, entre l'hospitalisation de Levi et celle de Jill. Petit corps déréglé.

Et évidemment, à la seconde où Bailey sort de la chambre, je vois que lui. Bien sûr que je tente de me redresser, un « Il faut que j'aille- » qu'Isy empêche de la paume, paume qu'il pose sur mon épaule le temps de me confirmer qu'il s'en occupe. « Je vais le voir, » je sais qu'il s'occupera bien du Fitzgerald, je le sais au plus profond de mon coeur. Néanmoins, l'inspiration que je ravale brûle un peu plus de ne pas être capable d'être là pour lui aussi, en plus du reste. Je déteste, déteste ça.

Et je déteste le bruit de la chaise d'Auden qui grince, bruit qui me ramène pourtant à ici et à maintenant, qui m'arrache à tout ce que je ressasse le coeur gros. Ça paie de jouer au boulet. ”Il reste des marshmallows à l’atelier.”  il s'est posé devant moi, je sais exactement ce qu'il tente de faire. « Les roses ou les jaunes? » mes yeux remontent dans les siens, la réponse qui suivra sera déterminante. ”J’ai racheté du café.” « Pour t'excuser d'avoir fini ma mouture préférée? » et un sourire moqueur, faible mais un sourire tout de même, glisse sur mes lèvres. ”Et j’ai appelé l’entreprise pour qu’ils changent de livreur pour les chevalets.” « Je devrais être mal plus souvent. » là, c'est un rire, bref, mais soulagé qui part. Je suis sûre qu'il leur a pas téléphoné, il déteste parler au téléphone et il déteste la compagnie de livraison et il déteste leurs pervers de livreurs. Je pourrai le lui remettre sur le nez quand Joshua viendra porter les nouveaux chevalets lundi prochain comme d'habitude. ”Ca sonne mieux Genni, de toute façon. Mon neveu t’appelle comme ça.” du menton, je pointe son portable avec lequel il joue trop nerveusement pour que je ne le remarque pas. « Tu vas changer mon nom sur ton téléphone pour ça, alors? » Mary Sue, c'est so 2008.

Un silence qui passe, une seconde, dix. « Je pense que j'ai vu un épisode de T'choupi sur la télé dans la salle d'attente tout à l'heure. » je veux pas partir, je sais que je peux, mais je veux rester. T'es le bienvenu si tu veux toi aussi. « Si ça bousille ton trait de crayon je fais une crise. » une gorgée et des tas d'autres plus tard, mes joues reprennent un peu de couleur, ma curiosité se transcrit de voir ce qu'il a bien pu faire - et contre qui - pour se retrouver avec autant de points (j'en ai compté 10, c'est bien ça?) dans sa main. Ma paille fait un bruit désagréable au possible quand j'arrive à la fin de l'immensité monstrueuse de sucre qu'il m'a ramenée au secours. « Prend la dernière gorgée. » et je lui tends le gobelet trop léger pour que ce soit bon signe pour ma santé. « Comme ça aujourd'hui, ce sera juste une autre journée où t'as été impoli et où t'as tout fini sans me demander. » et pas une journée où j'ai été encore une fois la faible petite victime de laquelle on doit tous très fort s'occuper. Évidemment que j'anticipe la ruse. « Essaie pas, j'ai pris toutes les Smarties. »

Je me sens étouffé petit à petit. L’angoisse gagne du terrain. J’ai vu Jill de mes propres yeux, elle m’a parlé, elle m’assurer que tout allait bien. Je sais qu’elle n’est plus en danger et pourtant, c’est l’angoisse qui a finis par gagner. Alors, subitement, j’ai eu besoin de sortir dans cette chambre afin de ne plus sentir les murs se refermer autour de moi. J’avais besoin de prendre l’air, mais cet air, je ne le trouve pas. Plié en deux, j’angoisse encore plus à l’idée de ne jamais pouvoir reprendre ma respiration. Jusqu’à ce qu’une voix me ramène brutalement à la réalité. « Viens. Deux secondes. » Il me faudra quelques secondes pour trouver la force de lever les yeux pour croiser le regard de la personne qui s’adresse à moi. Isaac. À croire que c’est devenu une habitude qu’il vienne me sauver de moi-même. Au loin, j’aperçois Ginny avec Auden et j’ai juste envie de hurler soudainement pris d’une pointe de jalousie que je ne comprends pas. Pourtant, je focalise toute mon attention sur Isaac qui semble vraiment être maître de ses émotions contrairement à moi. Avec douceur, il s’empare de mon bras pour m’emmener dans une petite pièce à part. L’espace d’un instant, j’ai envie de prendre la fuite, ne voulant surtout pas me retrouver à nouveau dans un endroit exigu, mais Isaac fait tout pour que je me concentre sur autre chose. « Occupe-toi de toi d'abord, d'accord ? Ça va aller, personne n'est en danger, seul, ou menace personne. » Personne n’est en danger. Jill va bien. Elle va bien. Je tente de me répéter cela en boucle. Elle va bien. Son cœur s’est arrêté un instant, mais elle va bien. « Jillian va bien. Elle va bien. » Je ne me rends même pas compte, que je le répète à voix haute et que mes yeux sont noyés par les larmes. « Elle va bien, hein ? » Isaac me le confirme d’un hochement de tête et je sens que doucement l’air entre à nouveau correctement dans mes poumons. C’est loin d’être parfait et l’infirmier prend doucement mon doigt pour le poser sur le dessus de ma main. Incrédule, je le regarde faire. « Inspire. » dit-il en bougeant mon doigt. « Expire. » Et il le bouge à nouveau. Je continue le geste sans même réfléchir. C’est apaisant. Et tout doucement, je trouve à nouveau ma respiration alors qu’Isaac reste à mes côtés. Il me faudra plusieurs minutes pour me sentir bien à nouveau. Mon doigt ne cesse de glisser sur le dos de ma main, j’ai besoin de ça pour rester calme. Pour me rassurer. Je lève à nouveau les yeux vers le brun et lui souris quelque peu. « Merci Isy… » Je soupire quelque peu me sentant tout de même si égoïste d’avoir accaparé toute son attention. « J’espère qu’une fois, on arrivera à se voir sans que tu doives me sauver de moi-même. » Un rire nerveux s’échappe d’entre mes lèvres. « Vraiment merci. » répétais-je avant d’ajouter rapidement : « Tu devrais rejoindre Gin. Je… Je vais aller voir Jill. » Je me lève tout doucement juste pour m’assurer que je ne vais pas flancher. Isaac en fait de même et alors que l’on se retrouve face à face, je lui tends ma main pour qu’il vienne la serrer. Un nouveau merci un brin viril, mais je me vois pas le prendre dans mes bras alors que l’on se connaît à peine. Je lui suis véritablement reconnaissant et lorsque l’on rejoint le couloir, je lui assure par un regard qu’il peut repartir auprès de Ginny.

Je ne sais combien de temps, c’est écouler pendant ma crise, probablement un moment, car la chambre de Jill c’est bien vidée. Ariane et Levi sont encore à ses côtés. « Hey… » Je souris timidement soudainement épuiser par ma crise d’angoisse. Je retourne auprès de la brunette et embrasse doucement son front sans rien dire. Je sais qu’elle sait. On en parlera plus tard quand tout le monde sera parti.

« Les roses ou les jaunes? »
”Les deux.”

« Pour t'excuser d'avoir fini ma mouture préférée? »
”Jamais.”

« Je devrais être mal plus souvent. »
Là. Le moment où je trouve rien à redire, parce qu’elle a arrêté de jouer. T’avais pas le droit de faire ça, Ginny. T’avais pas le droit d’être sérieuse sans me prévenir avant pour que je puisse m’enfuir. On fait pas ça nous normalement.

« Tu vas changer mon nom sur ton téléphone pour ça, alors? »
”Deal.” J’arrête de jouer (lol) avec l’objet en même temps qu’elle pose ses yeux dessus, comme pour lui prouver qu’il n’y a aucun de lien de cause à effet entre mes réactions et notre conversation.


On se la joue à London, 2010 et j’ai toujours détesté ce jeu autant qu’elle. Ça bug du début à la fin, y’a des codes de triches de partout et quand le jeu plante on perd toujours une vie. J’ai détesté ce jeu autant qu’elle comme j’ai encore plus détesté quitter la partie avant elle. J’ai détesté mes deux escales, j’ai détesté la peluche sous stéroïdes, j’ai détesté retourner à Brisbane alors que personne ne m’agressait d’une voix aiguë au petit matin. Et ça, là, n’importe quel épisode de T’choupi ne saurait me le faire oublier. ”Ca va juste bousiller l’égo de ceux qui se prennent pour Picasso quand je les coifferai au poteau.” Je la rassure à propos de ma main comme si elle s’en inquiétait réellement et rate l’occasion rêvée de rappeler pour la cent dix septième fois que je peux utiliser ma main gauche quand la droite est hors-jeu. La faute à mon esprit qui est clairement ailleurs. ”Si tu me donnes le gobelet de toi même ça annule tout, je deviens le gars poli qui l’a accepté.” Incapable de ne pas râler. Incapable de parler du véritable sujet de la conversation non plus. Bien sûr que je finis quand même par attraper le gobelet, j’ai peur que son bras se casse face au poids de ce dernier. J’en bois les dernières gorgées, la paille fait un bruit immonde alors que j’essaye d’attraper les quelques millilitres de café restants.
Quand c'est pas l'un, c'est l'autre. C'est à mon tour de me défiler, de comprendre que je n'appartiens pas à ce monde là. ”Faut que j’y aille, Itziar risque de décider de faire des pâtes et elle va tout inonder.” J’attends juste qu’Isaac revienne. J’attends juste que y’ait un visage que je ne déteste pas trop qui repasse devant moi pour lui confier Ginny. Isaac est le moins pire, le mieux pour elle quoi que j’en dise. Il joue ce rôle que je suis incapable d’endosser. ”C’est toi qui fais l’ouverture demain.” Et pour une fois j’arriverai à l’heure, je passerai ma journée à lui parler et à l’emmerder. Je sais pas faire ce que l’infirmier fait mais au moins je peux l’occuper à ma manière. Et tout ira bien.

Je tends les restes de ce qui confirme que j'ai un gros, un immense problème avec le sucre vers un Auden qui me répond d'abord de son traditionnel regard dédaigneux. Ça va, on a repris exactement notre rythme de croisière, on est redevenus Auden le grand frère râleur et Ginny la petite soeur qui embête, qui sait faire que ça. ”Si tu me donnes le gobelet de toi même ça annule tout, je deviens le gars poli qui l’a accepté.” c'est lui, le pire, alors. Mon bras allongé revient aussi vite vers moi, offre expirée bien avant qu'il en soit autrement. « D'accord. Je ferai la fille impolie qui refuse au dernier moment de te le don- hey! » pfff - même pas grave s'il le finit pour vrai, s'il fait un autre vacarme avec la paille. Y'avaient même plus aucune Smarties, anyways.

”Faut que j’y aille, Itziar risque de décider de faire des pâtes et elle va tout inonder.”  j'hoche de la tête, autorisant une décision sur laquelle je n'ai aucun pouvoir de toute façon, le libérant de ses tâches de babysitter le coeur un peu plus léger qu'avant d'avoir tartiné mes lèvres de crème fouettée et de sirop au caramel trop collant pour laisser mes doigts - et mes vêtements - indemnes. « Laisse-la se venger pour quand t'as fait des pizzas et que t'as presque tout brûlé, veux-tu. » c'est donnant-donnant entre eux, ils seraient probablement chacun d'excellents cuisiniers s'ils n'utilisaient pas leur cuisine comme champ de bataille du dimanche.

Derrière, je remarque Bailey qui sort de la salle où lui et Isy se sont isolés, Jensen à sa suite. ”C’est toi qui fais l’ouverture demain.” mes prunelles quittent la silhouette d'Isy pour venir se planter dans celles d'Auden qui malgré son annonce de départ, joue encore avec son portable ; bien moins nerveusement que tout à l'heure, j'en conviens. « Comme d'habitude. » je râle, reproche même pas vraiment, si fausse, quand tout ce que je veux, c'est que justement, tout redevienne comme d'habitude. « Merci. Pour le café. » ça, c'est comme d'habitude. Dire des mots et les préciser pour une chose, quand on dit tout ça pour en signifier une autre. Merci. Pour tout.

« Tout va bien? » j'ai attendu qu'Auden soit parti terroriser la veuve et l'orphelin ailleurs quand je rejoins une poignée de secondes plus tard Isy, en bordure de la chambre de ma soeur. Bailey va bien? Jill va bien? Tu vas bien? Ma respiration est calmée, mes idées sont organisées, mon masque est à nouveau remis. Tout va bien.

Je la couve du regard, analyse chaque esquisse de ses traits, étudie les secrets inavouables immergés au fond de ses yeux sombres. Sa pâleur m'accapare, ma main retient avec délicatesse mais fermeté son bras pour l'inciter à s'asseoir sans encombres, monticule sucré gracieuseté d'Auden venant à la rescousse pour lui fournir l'apport énergétique suffisant à affronter la prochaine heure. Je me promets de lui livrer un repas digne de ce nom plus tard, l'appâtant à le dévorer via de nouvelles sucreries desquelles il m'inquiéterait de la voir renoncer. D'une voix aussi tendre que catégorique, je lui remémore sa valeur inestimable et sa légitimité indéfectible.

L'artiste qu'elle connaît depuis plusieurs vies trône à ses côtés fidèlement et quand Ginny s'agite de nouveau en percevant un Bailey en détresse, je la prie de poursuivre sa pause nécessaire à son état en lui assurant veiller sur le garçon. Un coup d’œil vers Auden m'assure que ce dernier dédiera sa vigilance à la femme qui occupe l’entièreté de mon cœur et aussi déterminé que patient, j'appréhende l'ex-mari. Ma main quitte sa frêle épaule, mes doigts caressent avec compassion sa joue. Mes iris se posent une ultime fois sur la McGrath, je ne peux que lui imaginer une déception cuisante de ne pouvoir accourir derechef au secours de Bailey.

J'entraîne le britannique dans une salle de repos de soignants déserte. Attentionné, je veille à ce que Bailey puisse s'installer sur un des sièges sans sombrer et prends place en face de lui, prêt à parer ses maux. L'expérience et l'instinct entrent ensuite en jeu : j'adresse au directeur artistique les paroles que j'augurais aimerais entendre à sa place ; je lui statue la vérité tout en le rassurant sur le stable revenu suite aux déferlantes qui ont secoué sans vergogne son quotidien, sa réalité. Je lui souligne l'essentiel de se secourir lui-même avant de s'aventurer à sauver Autrui. Comme dans toutes situations de crise, l'on se met en sécurité avant de porter secours aux autres.

Il répète fébrilement mes paroles, s'en assure, s'en conforte. Je hoche la tête lorsqu'il me demande si Jillian va bien, convaincu qu'elle est sortie de ce détestable pas qui l'a mise au tapis violemment quelques heures plus tôt. Les McGrath sont costauds, je me retiens d'affirmer, favorisant plutôt la communication d'une astuce contre les crises d'angoisse à mon interlocuteur. Je saisis précautionneusement sa main, lui indique les règles de la prise de contrôle et l'accompagne au travers de sa crise d'angoisse. Il m'importe peu de passer quelques minutes comme plusieurs heures avec lui, l'important est qu'il retrouve pied.

« Merci Isy… » Il articule, tourment diminué, séisme maîtrisé. Je lui souris sincèrement, amicalement. « J’espère qu’une fois, on arrivera à se voir sans que tu doives me sauver de moi-même. » Il rit nerveusement, je conserve mon expression attentive et attentionnée. « C'est ma vocation. » Je compte par centaines les personnes que je ne rencontre que sous leurs mauvais jours, et même si je ne les connais qu'épris de noirceur, ça ne m'a jamais empêché de voir le meilleur au fond de leur personne. « Vraiment merci. » Je hoche la tête en signe de dénégation, assurant : « C'est normal. L'important c'est que t'ailles mieux. » « Tu devrais rejoindre Gin. Je… Je vais aller voir Jill. » J'acquiesce, approuve le plan. Nous nous levons en même temps, il me tend une main que je saisis sans hésitation. « Prends soin de toi. » Je lui prescrirais presque, mon regard sérieux, mes sentiments honnêtes.

Nous quittons la salle de repos, le trentenaire reprend place au chevet de sa bien-aimée. Ginny me rejoint quelques minutes plus tard, mon regard professionnel décryptant sa sœur comme les dispositifs médicaux l'entourant. « Tout va bien ? » Un sourire en coin naît sur mon portrait, je caresse affectueusement le dos de l'artiste, l'étreint avec réserve compte tenu du lieu public. « Tout est sous contrôle. » So far so good. Je pose discrètement un baiser sur la tempe de la brune, un « Je t'aime. » se glissant dans le processus à son oreille. « Tu as envie de quoi ? » Je demande, quelques silences revigorantes plus tard, sous-entendant autant de la nourriture que toute autre chose. J'obligerais à ses souhaits, mon bonheur généré par sa satisfaction et propulsé par chacun de ses sourires, chaque étincelle de joie dorant son regard.

Son regard dérive vers la chambre de Jill, vers la silhouette de Bailey qui s'installe près d'elle. Le mien le suit une seconde plus tard, juste après avoir capté qu'Isy couve aussi naturellement ma famille que moi. Il est des nôtres, autant éclatés, autant dissipés nous pouvons être. « Tout est sous contrôle. » qu'il rassure, avec son vocabulaire d'infirmier prudent, avec sa retenue légendaire. Il ne s'avance pas plus, je le remercie en silence de le faire, le contact de sa paume dans mon dos et de ses lèvres sur ma tempe suffisant à rassurer les parcelles d'inquiétude qu'il me reste.

« Je t'aime. » « Je t'aime. » j'ai parlé en même temps que lui, c'est cliché à souhait, et j'en ri un peu, juste un peu, quand j'attrape sa joue au vol pour y poser un baiser moi aussi. Le couloir reprend doucement vie, ou alors je ne le remarque que maintenant, les bruits de chariots d'un côté, les voix et autres conversations de l'autre. Sa main a retrouvé sa place dans la mienne, Levi et Ariane en sont à vanter les mérites de vitesse et d'adhérence du fauteuil roulant qu'ils ont ramené. Je crains le pire le sourire en coin qui grandit un peu plus.

Isy qui reste, stoïque, calme, tellement. « Tu as envie de quoi ? » je prends le temps de réfléchir, de me poser véritablement la question. Je crains la réponse, ne la laisse pas flotter trop longtemps, pour finalement voir l'évidence, pour finalement savoir exactement ce dont oui, j'ai besoin. Les démons sont partis pour aujourd'hui, les tremblements aussi. « Qu'on aille au jardin. » la cour de l'hôpital, le classique. C'était l'endroit par excellence, c'était notre repère. C'était là où j'avais toujours su reprendre des forces à ses côtés, c'était notre oasis, notre secret. « Juste deux minutes. » et ce sera bien plus que deux minutes, qu'on y prendra, installés sur un banc, le nôtre. Bien plus que deux minutes, avant que je redresse ma tête de son épaule où elle avait pris appui, que j'inspire longuement, murmure à son oreille « Est-ce que je peux dormir avec toi ce soir? » la question que je ne pose jamais, la question qui n'a pas lieu d'être parce qu'elle est implicite, parce qu'on y va à notre rythme, parce qu'on prend ce qu'on peut, doucement. Mais elle m'apparaît nécessaire, là. Sa réponse tout autant.