July 2007, Stanthorpe

Lola vit du coin de l'oeil que Jordan appréciait son histoire de Camille, ce qu'elle inventait, improvisait, d'habitude au fond de son cerveau, parce qu'elle n'avait personne à qui le raconter et que les gens auxquels elle aurait pu le dire, comme sa famille, n'en avaient rien à cirer. Lui, il écoutait toujours, et surtout, il répondait quelque chose qui était en rapport avec l'histoire. Et ça, Lola ne pourrait jamais assez le remercier. Elle avait toujours rêvé de rapports humains vrais, profonds, et Jordan était arrivé comme un messie des bas-fonds, un jésus détraqué, et il lui donnait accès à un monde d'intimité qu'elle n'avait jamais pu construire avec quelqu'un. C'était son premier (qu'est-ce que vous vous imaginez là, calmez vos ardeurs) ami. Elle eut envie de lui faire un câlin, et se retint par pure répétition de mantra dans sa tête, pas de contact physique, pas de contact physique, pas de contact physique. Elle ne fit pas la remarque qu'elle se dessinerait probablement quelque chose sur son corps, car quand elle se mettait quelque chose en tête, c'était très difficile de passer à autre chose sans d'abord aller jusqu'au bout. (Non, ce n'est pas du tout du double langage pour parler de ses rêves érotiques avec Jordan, je ne vois pas ce que vous voulez dire.)

Mais tout cela partit bien vite de son esprit lorsqu'elle se fit halpaguer vulgairement et méchamment par deux mecs qui n'avaient que ça à faire, et l'ego de Lola se prit une brique sur la tête et s'en alla, la queue entre les jambes, assommé. Elle se retrouva comme une coquille vide dans la chambre, à sortir la nourriture des sacs de façon automatique - sans perdre toutefois le côté maniaque de tout mettre en ligne, par taille, et tutti quanti. Jordan entra, et elle eut envie de ne pas être là, qu'il ne la voie pas, qu'elle soit un fantôme. Il continuerait à vivre sa vie et elle ne serait pas là, dans la même pièce que lui, avec une furieuse envie de pleurer et de tout détruire. Elle n'était pas forte lorsqu'elle éprouvait de la colère, elle ne savait pas quoi en faire, on ne vous apprend pas à faire ça dans les familles bourgeoises. Donc elle lui tournait le dos et continuait son arrangement de nourriture, et elle n'avait plus faim du tout, et tout ça était bien décourageant.

La première tentative de Jordan, de faire passer l'insulte sur lui, ne provoqua qu'un haussement d'épaules chez Lola, qui ne chercha même plus à cacher son crush débordant lorsqu'elle répondit, "As if", tout simplement, sans même prolonger, sans même rougir, juste sérieuse. Mais ce qui était formidable avec Jordan, c'est qu'il savait toujours comment la secouer. Surtout quand c'était quelque chose que d'ordinaire, Lola aurait détesté, mais qui était exactement ce dont elle avait besoin, là, tout de suite, pour sortir de sa tête et de son coeur. Au mot "blowjob", elle eut un rire nerveux, débile, qui se transforma en vrai rire. Elle se tourna vers Jordan, peinée mais soulagée qu'il passe à l'humour, qu'il la ramène, qu'il lui donne une corde et une ancre. Lorsque Jordan continua, ceci dit, et parla d'une chambre, et d'un coin obscur, l'imagination de Lola fit trente-six bonds en avant et son expression ressemblait à un poisson pris en flagrant délit dans un aquarium. Elle ne savait plus où se mettre, et en même temps, elle sentit les battements de son coeur s'accélérer juste un peu trop pour que ce soit innocent. Parler de sexe dans une chambre avec Jordan n'allait pas être facile du tout, du tout.

Sa main tâtonna derrière elle et elle brandit une soupe instantanée : "Would you get some hot water?" Sans déconner, au mot "hot", elle se liquéfia. "I mean, not hot, but warm. Like for the soup." Lola, mais Lola. Tandis qu'il ressortait, elle alla dans la salle de bains, remplit l'évier d'eau froide, et se plongea le visage dans l'eau. Et bien entendu, parce que fuck la chance, Jordan était revenu pour poser une question, et la trouvait là, tranquillement, la tête dans l'eau. Lola se dit que sa malchance n'allait juste jamais s'arrêter, et qu'elle devait renoncer à un jour sembler cool face à son idole de coolitude. Elle sortit la tête de l'eau, trempée, ça dégoulinait partout, et elle eut un sourire crispé (oui, comme l'emoji auquel vous pensez tous, là). "I was feeling hot." Et là, c'en fut trop de répéter le mot hot, et elle éclata de rire. "Oh my God, I should literally stop talking for the rest of my life." Sans ajouter que ce scénario exact, à peu de choses près, était déjà arrivé dans un rêve, et qu'il était donc temps que Jordan se casse de la salle de bains, illico presto. "What happened to the water for the soup? Starving. Fainting. Go."

@Jordan Fisher

July 2007, Stanthorpe

Bah, qu'est-ce que ça avait de mal, la soupe ? Bon, certes, ce n'était pas le repas le plus follichon du monde, ni le plus rock'n'roll, mais ça avait le mérite de n'être pas cher et nourrissant. Oui, Lola s'entendit penser, et comprit pourquoi ça n'allait pas. Mais elle avait besoin de trois minutes à distance de Jordan, et tout prétexte était bon à prendre... jusqu'à ce qu'elle reçoive le paquet de pain de mie dans les mains. Et qu'elle entende le mot Nutella. Et que soudain, ses neurones se mettent en pause. Son ventre fit un gargouillis très sensuel, et elle embarqua une serviette pour se sécher le visage tout en se ruant déjà sur le pot de faux Nut'. Ils n'avaient pas le droit d'en acheter chez elle. C'était considéré comme un aliment grossissant et qui donnait de l'acné. Et une femme se devait de montrer une apparence digne et attirante, parce qu'on vivait au XVIIIe siècle. To be fair, son frère n'avait pas de pass spécial au moins, parce que s'il mangeait ça au petit-déjeuner et au goûter devant Charlotte et elle, ç'aurait été trop difficile pour Lola.

Lola, qui tartinait délicatement (pas trop quand même, parce qu'il ne faut pas perdre l'esprit) deux tranches de pain, avec soin, avec joie. Dès qu'elle eut fini le premier sandwich, elle le tendit à Jordan et commença à en préparer un deuxième. Dès qu'elle eut fini le deuxième, elle le tendit à Jordan et commença à en préparer un troisième. Je vous rassure : le troisième, elle le garda pour elle et croqua dedans, et eut un "Yummmmmm" réjoui. Un pas de danse à droite, un pas de danse à gauche.

Elle remonta la manche de son pull et tendit un stylo à Jordan. "Okay, I won't look, but please please please please please make a tiny symbol that Camille could have on her arm. Something rebellious." Elle fit une moue-sourire et admit : "I don't really know any rebellious signs." Elle se doutait qu'il n'allait pas être très pour, étant donné que sa spécialité à lui c'était la musique et à elle le dessin, mais elle ne lui demandait pas un Picasso, juste un symbole qui serait aussi libre qu'elle se sentait là, à l'instant. "Let's say it's a dare. And then you can pick a dare." Peut-être qu'elle le convaincrait via un jeu ? "Pleaaaaaaase." Ou par les puppy eyes. Elle finit son sandwich de Nutella en deux bouchées de plus, mais resta immobile pour que Jordan puisse dessiner quelque chose - et après, pas de quartier, elle se referait un sandwich. Le weekend commençait bien.

@Jordan Fisher

July 2007, Stanthorpe

Lola était assise à côté de Jordan, sur son lit à lui, tout vide par rapport au sien, qui était recouvert de ses affaires personnelles. Elle tenait son bras vers lui pour qu'il dessine dessus. Elle regardait vers le pain de mie, affamée et prête à se resservir déjà, tout en sentant le stylo qui allait de haut en bas, de gauche à droite. "Wait, that's not a drawing." Il écrivait des mots. Mais quoi ? Une déclaration d'amour ? Des paroles de chanson ? Le nom d'un groupe ? Roméo ? Elvis ? Camille ? QU'ECRIVAIT-IL ?

Elle prit son mal en patience et attendit qu'il l'autorise à bouger pour courir jusqu'à la salle de bains, se prendre à moitié la porte, "OUCH!", et arriver devant le miroir. Certes, elle aurait pu juste se pencher vers son bras, et lire à l'envers, mais non, Lola ne faisait rien à moitié, et elle voulait voir le résultat final au complet, en grand, en bien éclairé. Et elle eut un sourire ravi. "IT'S PERFECT !", se réjouit-elle bien trop fort parce que Jordan n'était pas si loin que ça du tout. "I'll go make a sandwich." En guise de remerciement.

Elle tendit un nouveau sandwich à Jordan, puis ouvrit le paquet de bonbons qu'elle avait offerts et le posa à côté de lui sur le lit, en mode offrande. Elle était trop heureuse qu'il ait accepté d'écrire sur son bras, et qu'il ait mis quelque chose d'aussi cool, elle se sentait invincible. "I feel limitless." Elle sautilla par petits bonds. Oui, c'était bien. Elle se sentait bien. Mais crevée à force de bouger partout. Elle s'assit par terre, le dos contre la porte d'entrée, là où elle était à l'aise : une issue de secours proche, pas loin de la table où il y avait la nourriture, bref au top.

Elle ne comptait pas du tout relancer le sujet des dares, parce qu'elle avait obtenu ce qu'elle voulait, et qu'avec Jordan, elle ne savait jamais à quoi s'attendre. A la place, elle changerait complètement de sujet, ce serait bien ça. "Sooooooo, what's Parkway like? And how did you meet your friend? All the way from Brisbane, I mean. Wait, is he/she someone trustworthy?" Elle eut une épiphanie : "Wait, Camille wouldn't ask that. She would say: yeah, man." Elle plissa les yeux et répéta : "Yeah, man", en hochant de la tête, tentant de se sentir à l'aise dans ce rôle d'outlaw australienne.

@Jordan Fisher

July 2007, Stanthorpe

Et Jordan ne se moquait pas d'elle, alors qu'elle répétait "Yeah, man", et Lola en tombait des nues. Franchement, c'était quoi, ça ? C'était donc ça, la bien-veil-lance ? Lola en avait entendu parler, mais de très loin, dans des bouquins théoriques sur l'univers, mais pas dans la réalité, pas de près, pas comme ça. Et lui était si heureux de parler de Parkway Drive, et elle était si contente de le voir comme ça, illuminé, dans son élément, sans limites ni complexes. Elle aurait parlé de musique avec lui jusqu'à la nuit des temps si elle y connaissait quelque chose ; mais elle pouvait faire bien mieux : elle pouvait l'écouter parler de musique et apprendre.

Elle haussa un sourcil lorsqu'il décrit le groupe. "Heavy? Like overweight?" (Arrêtez de vous moquer d'elle, je vous vois rire, là, mais Lola ne venait pas d'un monde où le métal existait.) Jeremy. Jeremy, c'était un nom de garçon. C'était sans doute bien. Quoique peut-être Jordan dansait des deux côtés du navire. Elle ne lui avait jamais posé la question. Aurait-elle dû lui poser la question ? C'était difficile à caser dans une conversation. Elle enregistra l'information Byron Bay pour la ressortir à Jeremy en cas de blanc total dans la conversation le lendemain. Puisqu'elle allait plonger dans l'inconnu, il fallait qu'elle s'arme un tout petit peu. Mais lorsque Jordan dit if he really gets me a ticket, elle pencha la tête sur le côté. Peut-être qu'elle avait mal compris et qu'il comptait y aller sans elle, en fait. C'était logique, après tout. Qu'avait-il besoin de s'encombrer avec quelqu'un qui ne savait même pas ce que voulait dire heavy dans un contexte musical ? "When you say me, do you mean us?", lâcha-t-elle sans pouvoir se retenir. Elle avait envie d'y aller avec lui, mais elle se fit la réflexion, que s'il répétait le mot us, il y avait un minuscule risque qu'elle s'évanouisse pour ne jamais se réveiller, et donc finalement ça lui ferait rater le concert quand même. Damn, n'y avait-il pas d'issue autre que ne jamais découvrir Parkway Drive ?

Puis, Jordan parla de son tatouage, et les yeux de Lola s'agrandirent nettement. Allait-il enfin lui réveler ce que c'était ? Elle s'imaginait mille dessins. Et des paroles de chanson. Et des noms de groupe. Et des images de guitare. Ou peut-être une tête de mort, parce qu'après tout, ça pouvait être sa collection à lui, des tatouages de skulls. En revanche, quand il dit "Wanna see my tattoo?", Lola arrêta de respirer. Elle se mit en apnée. Juré, craché. Les secondes passaient et elle ne respirait pas et elle ne répondait rien, et le monde avait arrêté de tourner, et pourtant, de façon inexplicable, Jordan continuait de bouger. Il retira son hoodie et Lola s'appuya plus franchement sur la porte : si l'oxygène venait à complètement lui manquer, au moins elle tomberait assise, donc pas de bien haut, pas de bien loin. Elle regardait les bras de Jordan qui redescendaient vers le t-shirt, et elle secoua la tête tout doucement, de très loin, ou alors peut-être qu'elle la secouait dans son cerveau mais pas dans la réalité, c'était très possible, puisque tout était très confus. Et il retira son t-shirt. Et Lola n'avait toujours pas respiré.

Elle vit le tatouage, et ce ne fut que parce que c'était un dessin qu'elle put prendre une immense respiration, genre quelqu'un qui mange après des semaines de famine. Elle y trouvait une inspiration d'Amérique Latine, quelque chose de très loin, un traitement de la mort qui était différent. Elle regardait le squelette, le tombeau, les fleurs, et y trouvait une harmonie tant dans la géométrie que dans les couleurs. Elle n'avait toujours pas bougé d'un millimètre et n'avait pas ouvert la bouche (ce qui est assez exceptionnel pour qu'on le souligne). Elle resta exactement là où elle était et scruta détail par détail le tatouage. Ses joues étaient couleur alerte d'incendie, extincteur de fumée, tomate cerise. Elle tentait de se concentrer uniquement sur le dessin, sur rien d'autre, même si sa vision périphérique compliquait sérieusement les choses. Elle voyait de loin, flou, les lignes du torse, les courbes des bras, le renfoncement des côtes. Mais ses pupilles restaient focalisées sur le squelette.

Une voix intérieure infiniment basse et raisonnable lui souffla qu'il fallait qu'elle dise quelque chose. C'était un moment important pour Jordan, bien au-delà de ses sentiments à elle, bien au-delà de la fucking tempête qui se déclenchait en elle et qui l'empêchait de tenir des propos cohérents. "It's perfect", dit-elle, en écho à ce qu'elle avait commenté sur les mots écrits par Jordan sur sa peau à elle. "It's beautiful." Lola, chut, c'est bien, t'as dit quelque chose, maintenant arrête-toi, parce que t'es en terrain dangereux. "Please put your t-shirt back on?" Sinon, quoi ? Sinon, elle allait décéder sur place. Arrêt cardiaque fulgurant. Ou amnésie complète. Elle ne se souviendrait de rien, même pas de son prénom, et elle aurait juste de vagues rêves de squelette et fleurs. Elle sentait les battements de son coeur qui ne ralentissaient pas du tout, du tout. Pourtant, elle gardait les yeux vissés sur le tatouage, car elle voulait se souvenir de chaque minuscule détail, ne jamais l'oublier. "Thank you for showing it to me, it means so much." Elle leva enfin les yeux vers ceux de Jordan, car sa gratitude était plus simple à assumer que toutes les autres émotions qu'elle éprouvait.

@Jordan Fisher

July 2007, Stanthorpe

Lola ne savait pas où se mettre : non seulement Jordan ne comptait pas l’amener au concert, mais il semblait en plus surpris qu’elle l’envisage. Elle secoua la tête, instinctivement, car elle détestait plus que tout se sentir de trop. “No, I’ll just walk around. Do some sketches.” Ce qui, de fait, était une bonne idée. Elle était dans un lieu nouveau, différent, et ça l’inspirerait forcément. Elle hocha de la tête pour achever de se convaincre.

Ses ambitions artistiques passèrent au second plan lorsqu’elle vit Jordan se déshabiller — et y restèrent lorsqu’il posa une bière à côté d’elle. Elle regarda l’objet avec circonspection. Elle prit la cannette, lut les ingrédients, le slogan, le nom de la bière, le pourcentage d’alcool. Elle l’examina par-dessus, par-dessous, la fit tourner dans sa main. Elle se sentait effrayée à l’idée de la goûter, soudain. Pas rebelle pour un sou, finalement. Elle tenta de penser à Camille. Que dirait Camille ? Que ferait Camille ? Elle reposa la cannette par terre et, avec une grimace, l’ouvrit. Elle la leva pour trinquer de loin. “To meeting you. I’m not good at humans, and I’m really glad we’re talking, and we’re saying the truth”, bon, sauf celle de ses sentiments un tout petit plus qu’amicaux, mais ça c’était un white lie, c’était mieux pour eux, c’était bien, “and I’m honored that you showed me your tattoo, and I’m thrilled we’re here.”

Sur ces belles paroles, elle but une gorgée de la bière, et grimaça de plus belle en sentant l’âpreté et l’amertume du breuvage. Elle prit immédiatement une deuxième gorgée, refusant de se laisser décourager, et en conclut : “This is so disgusting.” Elle éclata de rire d’avoir eu aussi peur de quelque chose d’aussi mauvais. “Why do people drink this?”, demanda-t-elle en buvant une troisième gorgée. “This is fascinating.”

Elle entendit son ventre protester de nouveau, et, sans un mot, embarqua les deux soupes instantanées. Elle reviendrait à la bière plus tard. Elle s’avança vers la petite cuisine de l’auberge, tout en vérifiant que les deux affreux n’étaient pas là. Fit bouillir de l’eau, lorsqu’elle sentit une présence derrière. Elle se retourna d’un coup - pour surprendre son adversaire - et vit un chat noir. “So cuuuuuute”, lâcha-t-elle, ce qui effraya complètement l’animal, qui s’enfuit. “I’ll call you Dexter!” Elle remplit les soupes d’eau chaude, prit deux cuillères, et revint dans la chambre. “Dinner’s ready!”, déclama-t-elle à Jordan. Elle posa les deux soupes sur la table, s'assit, et commença à manger, tout en agrémentant ses nouilles de gorgées de bière suivies d'une grimace. Tout ça en totale harmonie. "Hey, I never asked you why Romeo, by the way."

@Jordan Fisher

July 2007, Stanthorpe

Lola manqua de s'étouffer en entendant l'explication de Jordan. "Leonardo is your hero? I would have NEVER imagined!" Elle s'attendait à ce qu'il admire quelqu'un de beaucoup plus torturé, avec une mèche noire sur les yeux, de longs cheveux, ou quelqu'un couvert de tatouages, ou quelqu'un qui buvait du whisky au petit-déjeuner, ou un guitariste, ou un batteur, bref : pas l'acteur blond aux yeux bleus qui faisait s'évanouir Hollywood. "But why?" Elle ne jugeait pas : elle voulait comprendre. Jordan ne cessait de la surprendre, et elle avait beau croire que ça y est, elle avait tout compris, elle revenait toujours à la case départ avec lui. Peut-être que la plupart des êtres humains étaient comme ça. Elle n'en savait rien, elle connaissait beaucoup moins l'humanité qu'elle ne l'aurait souhaité.

"Camille was a French sculptor. She had a unique way of capturing movement and feelings." Et ça y est, les yeux de Lola s'illuminaient, elle parlait de sa vraie passion, de là où elle se sentait vivre : l'art plastique sous toutes ses formes. Et des femmes artistes, il y en avait eu peu qui avaient percé. Camille en avait fait partie, bien que sa vie avait été loin d'être facile. "She spent her last thirty years in a psychiatric hospital. I'm not sure if it was because of the times or because she actually went crazy. She was badass, though." Lola était fascinée par les courageux, les tempétueux, les torturés, tout le contraire de sa famille lisse. Elle aimait ceux qui prenaient parti, qui attendaient quelque chose de la vie et secouaient leur entourage par leurs créations ou leur comportement.

Lola étouffa un bâillement tout en finissant sa soupe. Elle but encore quelques gorgées de sa bière puis la tendit à Jordan : "Wanna finish it?" Elle attrapa son pyjama, et fila dans la salle de bain pour se changer. Prit une douche à la vitesse de l'éclair, simplement pour se rafraîchir, se brossa les dents, se lava le visage, tout un rituel simple mais qui était important pour qu'elle se sente prête à se reposer. Puis enfila son pyjama d'hiver - clairement un pyjama d'enfants, étant donné les soleils et lunes qui lui servaient de motifs. Et ressortit de la salle de bains pour filer droit vers son lit, gênée de ne pas avoir des habits de nuit un peu plus destroy et rock'n'roll. Elle se glissa sous sa couette, posa la tête sur l'oreiller, et sentit le soulagement d'une longue journée qui se terminait. Elle vivait une aventure. Et c'était bien. "Jor, would you tell me a story? Or sing me a song?" S'il acceptait, il serait son endormeur désigné pendant des années, mais ça, il ne le savait pas. Lola fermait déjà les yeux. S'il refusait, elle se raconterait dans sa tête l'histoire de la maman vache et du papa vache qui rencontraient un castor. Ca valait le détour.

@Jordan Fisher

Il y avait tant d'émotions dans la voix de Jordan que Lola ne parvenait pas à s'endormir. Elle sentait son coeur se serrer à l'idée de tout ce qui le traversait, lui, comme si, dans l'obscurité, elle parvenait à sortir d'elle-même, comme si les intonations de la voix de Jordan l'amenaient dans un univers différent : le monde vu à travers ses yeux. Elle s'imaginait sa famille, son père qui ne lui répondait pas, qui ne le comprenait pas, sa routine au lycée, sa décision de faire son tatouage, ses échappées, ses vrais amis ailleurs, l'importance de la musique dans sa vie, la seule chose qui le sauvait sans doute, qui le maintenait sain d'esprit. Elle s'imaginait ce qu'il éprouvait au quotidien, ses moments de bien-être, de mal-être. Elle se sentait si proche de lui que ça lui fit un creux au niveau de son coeur et qu'elle n'eut plus jamais envie de se poser la question de si un jour il tomberait amoureux d'elle, mais bien sûr, au fond d'elle, elle savait que ses résolutions s'évanouiraient dès l'aube levée, que la nuit portait conseil mais pas à ce point-là, que ce moment était suspendu, et elle était rassurée qu'il ne puisse pas la voir, car une larme lui échappa et elle mit la main sur sa bouche pour que ça ne s'entende pas. Elle aurait aimé apaiser toute la souffrance qu'elle entendait dans son chant. Lorsqu'il se tut, ils restèrent en silence. Elle aurait aimé dire qu'elle l'aimait, pas d'amour mais d'affection, elle aurait aimé dire qu'elle était là pour lui. A la place, elle ne dit rien, se retourna, et attendit que le sommeil arrive.

Le lendemain matin, elle se réveilla aux alentours de neuf heures, et s'étira tel un chien qui fait du yoga. Elle se sentait bien, à l'aise, elle n'avait pas fait de cauchemars, se souvenait vaguement d'une montagne russe dans un rêve, et il y avait des feux d'artifices dans le ciel, mais aussi des crocodiles qui bronzaient, bref, c'était comme d'habitude un joyeux fouillis que son inconscient mettait en scène pour la distraire. Elle descendit l'échelle le plus doucement possible, ne voulant pas réveiller Jordan, mais quand elle arriva en bas, elle vit qu'il n'était pas là. Elle frappa doucement à la porte de la salle de bains - pas de réponse. Frappa de nouveau - rien. Entra, et c'était vide. Il devait être sorti. Elle eut un moment de panique, en se disant qu'il était peut-être parti pour toujours, mais elle vit ses affaires du coin de l'oeil, et poussa un profond soupir de soulagement. Bon, ça allait, alors. Elle se prépara pour la journée, se doucha de nouveau (aucun respect pour l'écologie, que voulez-vous), enfila des vêtements propres, brossa ses cheveux cinquante fois (règle de sa grand-mère maternelle qui s'était transformée en habitude), et retourna se poser sur son lit. Elle mettait du temps à démarrer le matin, et là, elle avait juste envie d'être assise là-haut, à savoir que le monde tournait.

@Jordan Fisher