Il a pas voulu faire la grande roue. Il est resté en bas le trouillard, et la seule chose que je regrette là de suite, c'est qu'il ait pas eu le temps de prendre ses lunettes de la honte laissées sur la commode à l'hôtel pour voir toutes les grimaces que je lui ai faites d'en haut, tout en haut.

Mais j'ai prévu le coup, je suis fourbe, intelligente, rusée à force. Y'a pas une seule seconde que j'ai pas immortalisée en prenant des photos de l'ascension comme de la descente, les trois fois. Tout a été photographié, j'ai pris des photos à en remplir mon portable, tous les angles d'une même vue parfois saupoudrés d'un doigt que j'ai mis à l'écran, d'une nouvelle grimace version pixelisée, d'un selfie forcé du pauvre couple de touristes allemands qui étaient postés avec moi pendant tout ce temps, de l'autre côté de la nacelle à me dévisager sans savoir s'ils devaient rire ou pleurer.

Il est resté en bas et c'est lui le pire, quand je vois que tout autour de lui y'a des enfants qui crient et qui pleurent, que ça court à hauteur de mollets et que ça risque à chaque seconde de foncer dans les siens. Il doit être à bout de nerfs Auden, il doit déjà les avoir tué quatorze fois et quatorze autres dans sa tête. Oups.

Et ça m'étonne qu'il se soit pas tiré de son côté pendant que je faisais mon manège de gamine, manège de gamine qui lui donnait le vertige rien qu'à le regarder du pont d'à côté. « T'avais qu'à venir avec moi. » que je chantonne, fière comme la plus espiègle des fillettes, la voix de crécelle qui a tout appris au fil des années pour lui écorcher les oreilles tant que c'en est un art, vraiment. Il avait qu'à venir, s'il voulait pas que je monopolise son attention pour les prochaines longues minutes à lui montrer chaque photo, à narrer chaque cliché, à pointer les buildings et les arbres et les musées et les rues et même les voitures parfois, qu'on y voit.

C'est l'instant nerd d'une Ginny qui a vécu ici assez longtemps pour en connaître la grande majorité de secrets et autres attraits, c'est aussi l'instant où il rassemble tous les mauvais plans et toutes les mauvaises idées qu'il a eus vingt-huit fois plus tôt pour les fusionner dans le seul et unique but de me la fermer.

« Désolée. » et ça, c'est pas pour lui. Certainement pas, quand on en est qu'au 3/4 de l'album-photo, quand je fonce dans un passant, et un autre. Un groupe je pense, je sais pas, les lacets de mes Converse qui s'emmêlent entre eux et la chute que j'évite en me reprenant à la main d'Auden à lui en arracher un ongle, évitant de justesse le premier stand de tickets pour le tour de ville en bus que j'arrête pas de ridiculiser parce qu'ils disent tous mal Hyde, les guides. Y'en a aucun qui a le bon accent.

On attend pour traverser la rue vers je sais plus quelle autre attraction, une qu'il a apparemment décidée parce qu'il avait cédé à mon choix pour une raison obscure ce matin, et que donc, là, c'est à son tour de choisir. Ce serait mentir de dire que j'étais pas entièrement terrifiée. « Pas trop de menaces de mort reçues aujourd'hui? » mon portable que j'ai rangé dans ma poche, les mots qui accompagnent le geste. C'est le langage de code ça, celui qui signifie que non, j'ai toujours pas retiré le mode avion. Et que oui, je lui fais confiance pour me dire si de son côté personne n'a signifié de crise ou mentionné de drame. Une pause de tout on avait dit. Partir loin, loin, le plus loin possible aussi. Ensemble.

De toute façon il est nul son manège de gamine et ça n’a rien à voir avec le fait qu’elle soit à genre mille mètres de hauteur. Absolument. Rien. A. Voir. Je préfère rester parmi la foule pour mieux pouvoir m’identifier à eux, faire semblant d’être un des leurs pour mieux m’en moquer ensuite. Bref, la routine. Je suis sûre qu’elle est en train de crier tous ses poumons et qu’elle est incapable de cadrer aucune de ses dix millions de photos sur le même point de vue. Encore une fois, rien de nouveau là dedans. Je la connais, et c’est bien pour cette raison que je souffle avant même qu’elle n’ait pu prononcer un seul mot, au moment où elle sort du manège avec un sourire dépassant les frontières de son visage. Elle va être un cauchemar.

Les passants face à nous subissent Ginny qui marche sur leur pied à chaque nouveau pas et moi je me vois amputé de mon avant bras alors qu’elle tombe. J’ai le réflexe débile de faire passer ma main devant elle pour l’empêcher de tomber alors que je suis bête, j’ai raté ma seule fenêtre pour, au contraire, passer une main dans son dos et la pousser pour que la chute arrive plus rapidement. Bien joué Auden, bien joué. Si seulement j’avais suivi le plan initial elle n’aurait pas encore eu à se soucier du reste du monde avec son « Pas trop de menaces de mort reçues aujourd'hui? ». Son téléphone retourne de nouveau se ranger dans la poche de son pantalon alors que le mien n’en sort pas. ”Lola a envoyé un demi milliards de messages cette nuit. Et y’a que ta soeur qui veut ma mort donc on est sur une nette amélioration.” Le résumé exhaustif que je lui fais dans la seconde, comme si j’avais répété ce discours un millier de fois pour le moment où elle recommencerait à continuer à se faire du soucis pour le reste du monde.

Rien de mal ne se passe ici, pourtant. Plus maintenant. Dorénavant j’ai le droit de poser ma main sur son épaule sans qu’on ait à se cacher pour une si simple chose, même si en réalité ce n’était qu’une astuce pour la pousser au milieu du passage piéton la seconde qui suit, le feu à peine passé au vert. Je râle qu’elle est trop lente, ça offusque tous les passants mais pas elle, encore moins alors que mon air faussement agacé laisse rapidement place à un sourire bien moins crédible pour le rôle du méchant. ”Y’aura une menace de mort de plus quand t’auras capté qu’on va pas au pub licorne.” Elle bavait déjà devant leurs mille photos sur instagram alors que moi j’imaginais déjà les cris des adolescents insupportables. Non, non, hors de question. J’ai un autre plan et je sais qu’elle va l’aime quand même, parce que c’est Ginny. Elle est insupportable tant devant les trucs mignons et dégoulinants d’amour et de chamallows à vermicelles roses pailletés que devant les scènes gores de n’importe quel film (Alien, surtout Alien). C’est pour ça qu’elle va être aussi dégoûtée qu’intéressée dans le cabinet de curiosités de Viktor Wynd.

C’est drôle, dedans. Tout est bizarre, tout est gore, y’a des squelettes à tout va, des masques, des animaux bizarres, des instruments de torture, des animaux inconnus même, des trucs qui volent au plafond et d’autres qu’on garde sains et saufs de ses doigts derrière des vitres blindées (parce que ça fait cool, de dire ‘vitre blindée’). Ce n’est que lorsqu’on arrive devant la vitre contenant des nourrissons mal formés à jamais gardés dans le formol que je me souviens que je suis con, du genre le dernier des cons. Mes doigts se nouent aux siens une seconde après qu’on soit arrivé devant et je passe fais un pas de plus pour lui cacher la vue et faire reposer son attention ailleurs. N’importe où sera moins pire que la vitrine, c’est certain, et ma main se lève dans les airs pour lui pointer des animaux volants non identifiées mêlés à des araignées immondes qu’on croise presque tous les jours en Australie. Tout sauf les bébés, parce qu’elle me l’a dit une fois et qu’on n’en a jamais reparlé depuis. ”Hey tu trouves pas qu’il ressemble à Robin là le vélociraptor ? Et y’a un rat avec cinq pattes là bas, c’est sûr que c’est Lukà.” N’importe où ailleurs, n’importe quoi d’autre. Il est encore trop tôt pour parler de son enfant encore.

J'éternise pas la discussion, entre les noms de Lola et de Jill j'en ai su assez, je suis rassurée et j'ai entièrement confiance en lui pour les avoir rassurées à son tour comme il sait si bien (ou pas) le faire. C'est égoïste et c'est probablement la première fois de ma vie que j'en ai besoin à ce point, mais c'était aussi nécessaire que vital pour moi. Il fallait que tout arrête, il fallait que je parte, il le fallait vraiment et il l'a compris bien avant la fin du mariage, et bien avant notre dispute qui s'est éternisée pendant des dizaines de minutes et mettant en vedette un duo de cravates qui semblait être au centre de nos vies quand l'instant d'après on ne se souvenait même plus de leur existence. ”Y’aura une menace de mort de plus quand t’auras capté qu’on va pas au pub licorne.” là par contre, c'est trop.

Et mon pas ralentit, et ma silhouette toute entière se tourne vers lui. C'est pratique que ma main soit tout le temps dans la sienne parce que comme ça je peux facilement étirer mon bras pour le retenir de fuir pour sa vie, et accessoirement l'attirer près de moi le plus possible à la moindre tentative de sa part de me jeter sous un bus - rouge, deux étages, ils sont si cool on devrait en faire un tour tout à l'heure - dès qu'il juge que je parle trop, c'est-à-dire bien trop souvent pour ma propre sécurité piétonne. « À partir de maintenant, surveille ton verre. » je fronce des sourcils, faussement mauvaise, lutte de toutes mes forces pour que le sourire en coin qui naît sur mes lèvres en écho au sien s'y niche le plus lentement du monde. « Et surveille par-dessus ton épaule. » ma main libre remonte à la hauteur de la dite épaule, l'index qui y tapote dramatiquement sa clavicule, le rôle de la mafieuse de bac à sable que j'arrive à tenir encore un peu, à peine, on y croit. « Et surtout, sur-tout surveille sous les draps aussi. » là où je risque de glisser une tête de peluche T'choupi arrachée comme ultime arme de torture, avant de le laisser s'endormir à son heure de papi pendant que je zappe toute la nuit.

Je rage pendant une longue minute. Avant que Viktor rachète les tares toutes entières d'Auden. Même la crise qu'il m'a faite pendant tout le deuxième vol à cause de la quantité astronomique de salive que j'ai apparemment laissée sur son t-shirt. Même les accusations de violence conjugale dont il m'a inculpée à cause de tous les coups de coude que je lui ai donnés à chaque fois qu'un truc avait l'air délicieux sur un présentoir à dégustations gratuites, à Borough Market. Tout est racheté je jure, mon regard brille, il le verra parce que je vois que lui quand il sourit comme le grand gamin de 1000 ans aussi fier qu'un coq, d'avoir les pires/meilleures idées et de me connaître par coeur au point où il n'en doute même plus.

”Hey tu trouves pas qu’il ressemble à Robin là le vélociraptor ? Et y’a un rat avec cinq pattes là bas, c’est sûr que c’est Lukà.” mais parfois, y'a des nouvelles variables, y'a des drames qu'on ravale si fort et qu'on nie si mal qu'ils remontent sans même qu'on le réalise. Je vois ce qu'il fait. Je vois et je sais, et il sait, et mes doigts se referment un peu plus contre les siens quand il a pas à faire ça, quand il a pas à se mettre cette pression-là sur les épaules en plus de tout le reste. On réapprend à marcher avant de courir, on réapprend à s'apprivoiser au lieu de souffrir. « C'est okay Auden. » ma voix est douce, y'a une lueur d'espoir dans mes prunelles je le jure, elle grandit un peu plus de jour en jour depuis qu'on est arrivés ici. Étrange ironie. « Ça l'est pas encore à 100%, mais un jour ça le sera vraiment. » je m'hisse à la hauteur de sa joue, m'aligne pour embrasser sa tempe et lui soulager une ou deux pensées alarmistes, quand mon attention directe et complète dérive vers la table de bois vernis derrière lui, et les deux animaux empaillés s'y faisant face l'un l'autre avec des regards qui me sont totalement familiers.

Trajectoire déviée, baiser oublié, je le traîne en faisant presque gaffe de ne rien lui arracher comme membre quand on finit par se poster devant la scène. « Ça, c'est le livreur de chevalet avant que t'arrives à la galerie. Et ça c'est après. » mon index pointe le grand félin à gauche, l'air niais de celui qui vient à l'atelier avec la seule et unique priorité d'errer autour de mon bureau comme un vautour quand je suis encore et toujours à court d'idées pour l'ignorer. Puis mon doigt file vers l'autre à droite, avec ses prunelles vides et médusées post-Auden qui l'a renvoyé de mille et uns stratagèmes tous plus violents les uns les autres sur une échelle de 1 à Lukà.

« J'ai faim. » je sais pas si c'est le formol de toutes les couleurs qui m'a mise en appétit. Ou si c'est l'étagère complète de doigts aux grosseurs variées en cire, ou si c'est juste que j'ai toujours faim tout court. L'étrangeté de l'endroit me suggère que c'est sûrement un peu des deux quand mes prunelles ravies tombent sur un étalage de sucettes aux limaces, et que déjà je me régale bien plus de l'air outré qu'Auden fera que du goût dégueulasse que la friandise aura.

Le menace de Ginny La Terreur planant désormais officiellement au dessus de ma tête, je décide de me tenir à carreaux et de devenir le parfait compagnon de voyage (non) (je suis pire encore, maintenant qu’elle a commencé à jouer à ce jeu là). Le pire qu’elle puisse faire c’est m’attaquer avec ses pieds froids au milieu de la nuit et je pense d’ailleurs que c’est pour ça qu’elle me conseillait de surveiller sous les draps - quoi d’autre ? On ira lui acheter des chaussettes qui sont plus épaisses que son pied lui même, des roses, des violettes, des bleues, des à froufrou, des moches, des pas trop moches mais un peu quand même. On prendra tout leur stock, on remplira sa valise entière de ça pour qu’elle n’ait même plus la place d’y ajouter aucun livre. Je dormirai bien, elle aura les pieds au chaud et d’ici là elle aura oublié qu’elle est supposée être mon épée de Damoclès. Toute sa crédibilité est largement réduite à néant quand je viens blottir dans la paume de ma main la sienne posée sur mon épaule, accusatrice.

Le plan était horriblement parfait pour qu’on s’amuse tous les deux comme des gamins au milieu des allées exiguës et étranges du musée. Il était parfait jusqu’à ce qu’il m’échappe et que Lukà devienne ma seule chance de nous tirer de là. « C'est okay Auden. » Ca l’est pas. On n’a pas promis de ne plus se mentir mais un jour on devrait vraiment le faire, parce que c’est certain que c’est tout sauf okay. On n’en parle pas, on n’en parlera peut être jamais et c’est loin de me déranger, mais on peut pas mentir et déjà dire que c’est okay parce que sûrement que ça ne le sera jamais. Ni pour elle, ni pour moi. « Ça l'est pas encore à 100%, mais un jour ça le sera vraiment. » Je voudrais seulement que le temps avant jusqu’à ce jour là, si jamais il existe réellement. Elle n’a jamais eu le droit à un 100% depuis le jour où je l’ai connu, la fille qui fuit, la fille qui se cache, la fille qui subit ; la femme obligée de reproduire le même schéma. Mes doigts répondent à son étreinte et se serrent un peu plus autour des siens, ma tête s’abaisse naturellement quand elle est sur la pointe des pieds pour embrasser ma tempe. Ses gestes n’ont rien de rassurant même si c’est ce qu’ils paraissent être au loin. ”De voir un rat à cinq pattes qui s’appelle Lukà ? Nan, ça sera jamais okay ça.” C’est une esquive autant qu’une réponse, quand mes yeux suivent finalement les siens pour nous emmener ailleurs sans lâcher sa main dans le processus.

Je rigole à sa remarque, me remémore les mille émotions qui passent sur le visage du livreur à chaque fois que Ginny lui ouvre la porte et que ce n’est qu’ensuite que j’arrive en arrière plan pour déjà gâcher sa journée. ”La panthère c’est ma soeur au mariage. L’autre c’est le maire, il doit toujours être figé sur son autel je pense.” Des exemples de merde à associer aux animaux empaillés on en aurait mille et c’est un jeu duquel je sais que je ne me lasserai pas. J’étais prêt à continuer pendant une éternité, à citer Saül sans même m’énerver, à penser à May Gitters, à même peut être aborder le sujet de Matt plus si épineux que ça, mais la sentence est tombée : « J'ai faim. » Et si elle a faim alors on mange, parce que si ce n’est pas le cas alors elle va devenir toute rouge et faire des crises au milieu de la rue. Comme les gamins, oui, voilà. ”T’es dégueulasse.” Que je précise quand même, une moue faussement dégoûtée sur le visage alors qu’elle salive devant des insectes et autres choses pseudo-comestibles sur l’étalage.

Elle salive plus devant les bus qui passent que n’importe quel stand de confiserie à volonté, ce qui ne nous empêche pas d’en dévaliser un au passage parce que qui dit être avec Ginny dit aussi hyperglycémie assurée au bout de quelques heures. C’est une habitude qu’on prend rapidement, finalement. ”Tu prends que ce que tu peux garder dans tes mains, hors de question que je te tienne quoi que ce soit.”

Et c’est avec une barbapapa dans chaque main que je nous commande les billets pour le city tour de Londres (inutile) qu’elle a insisté pour tester parce que c’est cool. Je nous place au fond du bus, au second étage, lui laisse la place côté vitre sous la menace, râle déjà qu’un couple se soit installé dans le périmètre de sécurité de cinq rangées autour de nous. ”Tu me réveilles quand c’est terminé cette merde.” Esprit de contradiction obligé, j’ai décidé que je refusais catégoriquement d’apprendre quoi que ce soit durant ce tour (une heure il dure, une. heure.) et que j’allais par conséquent dormir tout en priant pour ne pas me réveiller avec des moustaches de chat. Ou autre, la liste étant malheureusement non exhaustive.

”De voir un rat à cinq pattes qui s’appelle Lukà ? Nan, ça sera jamais okay ça.” y'a des tas de trucs qui seront jamais okay. Y'a des tas de trucs qui me prendront toujours à la gorge à la seconde où je m'autoriserai à y penser, peu importe le temps que je laisserai glisser entre. Des dizaines de milliers, j'ai arrêté de les compter pour finir par fatalement m'y habituer. Et je me l'avais promis, en venant ici avec lui, que tout ça resterait derrière encore un peu. Je me l'avais promis pour moi, je me l'avais promis pour nous, et un jour peut-être j'en parlerai, ou je n'en parlerai pas. Je sais qu'il ne forcera rien et que ça viendra s'il le faut, il forcera juste ma silhouette le plus loin possible quand j'aurai encore passé une jambe par-dessus lui et piqué ainsi la moitié des couvertures la nuit, il forcera juste le pas quand il voudra arriver avant tout le monde à la prochaine attraction, attraction dont il se lassera la seconde d'après, mais il forcera pas ça, jamais.

Du livreur on passe à d'autres souvenirs, on les aligne les uns les autres comme s'ils avaient l'air d'appartenir à un autre monde quand ils se rattachent à des moments qui ont eu lieu y'a quelques jours à peine. ”La panthère c’est ma soeur au mariage. L’autre c’est le maire, il doit toujours être figé sur son autel je pense.” « Oh, oh, non, mieux, lui c'est Lola quand on reviendra et qu'on lui dira qu'on s'est disputé pendant tout le voyage et qu'on va faire galerie à part à partir de maintenant. Et l'autre, c'est Jill quand on dira qu'on a décidé d'acheter le local au-dessus de l'atelier à Toowong pour le transformer en meilleur appartement commun de l'univers et qu'elle est invitée d'honneur au housewarming party. »

Et il est radin, Aude, quand il me tire vers l'arrière pour m'éloigner du stand à sucettes aux insectes. ”T’es dégueulasse.” en soit, j'ai été bien pire. J'ai eu une phase fermentation à l'Académie où je faisais mon kimchi, ma kombucha, mes dizaines de milliers de marinades qui empestaient mon casier et le sien quand j'avais plus de place entre mes dizaines de livres (on se refait pas). « What else is new. » j'ai eu une phase où je buvais du jus d'herbe à tous les matins quand j'allais l'embêter dans son studio à lui faire goûter le mélange de force en lui disant que non juré, ce matin il est sucré promis. Ça c'est rien, rien du tout, et c'est tellement rien qu'à la seconde où Williams propose les bonbons et les barbes à papa, j'oublie tout pour me concentrer que sur ça. ”Tu prends que ce que tu peux garder dans tes mains, hors de question que je te tienne quoi que ce soit.” « Ouais, ouais, attends qu'on soit dans l'allée des dragées avant de me dire une horreur pareille. » parce que je serai pas capable de me limiter, parce que je sortirai toutes les ruses et tous les pièges, parce que j'additionnerai ma voix aiguë au possible et mes yeux de chat Potté et parce qu'il finira par céder entre une menace de mort et un baiser soufflé.

”Tu me réveilles quand c’est terminé cette merde.” « Mais si tu dors avec qui je vais pouvoir comploter pour les faire sursauter quand ils ont le regard mi-vide mi-concentré? ils nous détestent, le chauffeur et les passagers, quand on monte à l'étage, quand on emmêle les fils de nos écouteurs, qu'on en prend une pleine poigne juste parce qu'on sait qu'il y a une chance sur deux que je les perde/les brise/les oublie/les mélange à peine le trajet aura commencé. Avec qui je vais pouvoir les détester quand ils allongent le cou et qu'ils cachent toute la vue même si je la connais déjà par coeur? il a déjà les yeux fermés quand je force son bras autour de mes épaules parce que le coude dans les côtes c'est mon signature move et pas le sien. Le bus commence à avancer, les regards noirs des autres participants vers ma voix toujours trop enjouée quand on me poste dans une activité éducative. Avec qui je - okay, dors bien, je bougerai presque pas. » c'est peine perdue, il dort. Alors je la mordrai, sa main à proximité, quand je voudrai lui parler ou juste qu'il regarde un truc qui est cool par la fenêtre. J'ai dit que je bougerais pas, du coup, je mens pas sur ça.

J'ai le regard perdu sur les rues, j'ai le cahier posé sur mes jambes recroquevillées sur le siège. Et c'est comme avant, quand je passais des journées entières à me promener à travers la ville, à me poster à l'étage du bus pour dessiner tout ce à côté de quoi on s'arrêtait, tout ce qui passait trop vite pour que j'en maîtrise les détails. Il ronfle quand j'ai noirci des tas de pages de croquis de visages, il bave quand on est arrêtés dans un embouteillage qui dure depuis mille ans et que j'ai recopié les grandes lignes des silhouettes des bâtiments historiques qu'on voit au loin pour les barbouiller de corail et d'orange, leur donner une vie à travers les ombres d'une ville qui commence doucement à sombrer vers la nuit.

Je sais pas à quel moment j'ai trouvé que c'était une bonne idée de m'endormir moi aussi, mais le réveil est brutal quand le conducteur, toujours plus excédé, tape sur nos épaules en soupirant qu'il est temps de dégager. Je pouffe de rire, rougis de gêne, ramasse mes affaires et entraîne un Auden toujours plus grognon toujours plus dramatique du moment où il ouvre l'oeil et encore plus quand son réveil est provoqué.

Mais en soit, y'a rien qu'une barre de chocolat frite achetée dans une des ruelles de Camden ne peut arranger. Mes doigts sont tartinés de chocolat, les joues aussi, gamine forever and always quand on tourne le coin d'un passage qui longe la Thames, qu'on aboutit un peu au hasard devant un immense mur. Une fresque qui s'étend sur plusieurs mètres devant nous et qui me donne envie, là, vraiment très envie de jouer les rebelles en pleine crise d'adolescence. J'ai jamais pu l'être ici la première fois, j'ai jamais pu l'être au final. « Le premier qui trouve un mur à graffer gagne la dernière bouchée! » il sait aussi bien que moi que la course, même s'il la gagne, sera couronnée de la fameuse dernière bouchée que je mangerai sous son nez. Mais déjà je me presse dans les ruelles, déjà je laisse mes rires glisser dans mon sillage.

Elle tente de trouver des raisons pour que je reste éveillé, je crois, et pour que je fasse semblant de m’intéresser à ce que le guide pourra bien dire dans les écouteurs grésillants. Je l’entends qui parle (trop, beaucoup trop) mais déjà je ne l’écoute plus alors que mes yeux se ferme et que ma tête tombe sur son épaule. Mon bras l’entoure, ma tête se replace toutes les deux minutes parce que j’avais oublié à quel point l’os de son épaule est pointu et inconfortable. Hors de question que ma tête se pose ailleurs, pourtant, pour des raisons plus qu’évidentes je préfère largement avoir à me plaindre de mon dos et mon cou qui me font mal. A chaque fois que je me réveille j’en profite pour râler et remonter ma tête plus près de son cou et si jamais mon nez la chatouille alors ça ne sera que partie remise parce qu’elle n’a pas assez de gras, Ginny, et je sens tous ses os s’enfoncer dans ma joue.

Elle rigole quand on nous réveille et moi je rage encore plus fort ; rien de nouveau là dedans. On avait trouvé la position parfaite, là, et les bruits de moteurs sont devenus étrangement agréables. Lui il parle il parle il parle et il ne nous laisse même pas le temps de nous étirer, il est une énième raison du pourquoi je déteste ce pays et tous ceux qui y habitent et toute leur nourriture bizarre qui ne fait pas de sens et qui colle aux doigts. Quoi que toute la nourriture que Ginny ingère colle invariablement aux doigts. C’est la condition sine qua non pour tout ce qu’elle doit manger et à force j’ai su m’y faire.
Je laisse un doigt d’honneur en guise d’au revoir à notre chauffeur, replace mon bras courbaturé autour des épaules de Ginny parce que c’est sûr et certain que ça aussi ça va le faire rager. Ca, et le fait qu’on ait laissé tous les paquets de bonbons du monde sur nos sièges. On est les pires clients du monde, ouais.

”J’aurais accentué les contrastes. Pour les bâtiments. Sur ton carnet.” Qu’annonce ma voix enrouée avant que j’oublie de le lui préciser. J’ai pas passé tout le trajet à dormir non plus.

Bizarrement mon bras s’est délogée de ses épaules à l’instant où elle a choisi de prendre sa barre de chocolat qui coule de partout et qui colle encore plus à ses doigts que n’importe quelle autre gourmandise du monde - je ne pensais même pas ça possible. Je souffle quand elle s’en met sur les joues aussi, râle quand je suis mon pouce tartiné de ma propre salive est obligé de s’y prendre à trois fois pour faire partir le tout. Une seconde avant qu’elle ne prenne une nouvelle poignée et s’en mette de nouveau partout.

Et j’avais un truc à lui dire, une blague à lancer, une mauvaise idée à énoncer. Sauf qu’elle me devance, la fourbe. « Le premier qui trouve un mur à graffer gagne la dernière bouchée! » Là je sais que j’ai pas le temps de négocier quoi que ce soit qu’elle est déjà partie, laissant des effluves de chocolat dans son sillage, faisant se pousser femme et enfants sur le côté à la vue de la furie aux cheveux en bataille et au visage tartiné de chocolat. Le Chupacabra de Londres, bientôt exposé dans le même cabinet de curiosités qu’on a pu voir il y a quelques heures.

Sauf qu’il est hors de question que je perde un quelconque duel et la seconde qui suit je me lance à sa poursuite, perd une côte, gagne dix points de côtés, manque de me fouler la cheville en montant sur les trottoirs, terrorise trois enfants au passage. Ca veut dire qu’il y a eu une nette amélioration depuis notre dernière course poursuite à Paris où on nous avait pris pour des voleurs et qu’elle avait exercé son parfaitement france avec la police locale. Elle longe la Tamise et je me fais son ombre, jusqu’au moment où mes pas s’arrêtent nets et que mes yeux se bloquent. ”Ginnyyyy. T’as perdu !” Une ruelle étroite, mal éclairée, cachée de la vue de tous. Un truc hyper glauque où, dans les films, le personnage principal a 100% de se faire attaquer, et où les personnages ont 100% de chance de mourir s’ils ne sont pas principaux.

On a l’air d’avoir couru un marathon, elle comme moi, sauf qu’on n’a pas le temps de s’en formaliser. Mes doigts courent sur les murs, ma tête reste visée au plafond, mes yeux n’arrivent pas à se poser nulle part parce que dans mon esprit j’imagine déjà mille formes possibles qui pourraient coller parfaitement au lieu. ”T’as des bombes de graff dans ton sac, petit génie, j’imagine ?” Je souffle à son oreille, un air suffisant sur le visage, un sourire en coin. C’est sûr que la réponse est non ; c’est sûr que demain la réponse sera oui et qu’on laissera notre trace dans cette ville qui a déjà laissé ses marques sur nous il y a une vie de ça. Mes doigts se placent dans sa nuque et s’amusent à appuyer sur ses muscles, sur ses os, sur les parties qui font tout sauf du bien, glissent dans son dos parce qu’ils sont gelés et qu’elle elle est brûlante et que je l’entends déjà râler. Ils finissent par se reposer simplement sans ne plus l’embêter, mon pouce caresse doucement sa nuque alors que mes autres doigts se sont posés près de son cou. ”Moi je peux trouver du matériel. Pour ce que je veux. Et on mange à l’hôtel, si jamais t’as encore faim après avoir englouti toutes les étales de la ville.” Elle va me dire non et à minuit elle va me susurrer à l’oreille qu’elle a faim. La routine.

On les entendra probablement de loin sur les prochains mètres, les soupirs excédés du chauffeur qui n'aura pas qu'à ramasser tous les restes de bonbons qu'on a laissés mais aussi les emballages ouverts et collants qui sont sous mon siège et sous les sièges de tout le monde. J'ai vraiment pas géré le ratio poubelle/papier et ce n'est qu'encore une autre confirmation qu'Auden et moi on terrorise tout le monde sur notre passage, à différents niveaux oui, mais tout le temps. ”J’aurais accentué les contrastes. Pour les bâtiments. Sur ton carnet.” son bras s'est posé sur mes épaules et ma tête s'est lovée contre la sienne quand je perds pas de temps à sortir mon cahier à croquis parce que je sais de quels dessins il parle et que déjà, ses suggestions remontent dans ma tête et font leur chemin, sèment le round two de croquis qui me réveillera - et le réveillera lui aussi, quand j'ouvrirai la lampe de chevet - à 3 heures du matin. « Je voulais en noir mais je crois que gris serait mieux. T'en penses quoi? » l'incertitude dont on discute comme s'il s'agissait de l'information la plus importante de l'histoire de l'humanité.

Des hurlements du conducteur ce sont maintenant les râles essoufflés de Williams qui résonnent derrière moi. Limite ils masquent les miens, notre cardio qui est complètement nul et si lui a l'excuse de l'âge moi j'ai absolument aucune raison pour être dans cet état même pas après 5 minutes de sprint. L'idée de reprendre la course (lol reprendre, j'ai couru juste une fois dans ma vie) au retour en Australie me tente, vraiment, mais l'impulsion est tuée dans l'oeuf quand son cri de conquérant fait écho dans mon dos. ”Ginnyyyy. T’as perdu !” la défaite me provoque, la défaite m'enrage, la défaite me fait faire volteface et jogger vers lui maintenant, faire le chemin inverse en étant aussi rouge d'effort que de colère. « NON! » et c'est pas une bonne idée de parler en courant, c'est sûr que ça aide en aucun moyen mes poumons à reprendre contenance, mais qu'à cela n'y tienne, j'en rajoute une couche, et une autre. « C'est faux y'a un mur plus loin il est pas si moche et viens voir j'te jure et - oh oui okay oui t'as gagné c'est bon c'est parfait et je m'incline et je te hais. » mes mots qui ralentissent au fil de mes pas, ma silhouette qui se poste à ses côtés et mes yeux qui font le trajet d'un bout à l'autre, de haut en bas, des détails à l'entièreté du mur. Il est parfait, il est isolé, il est immense et il est à nous.

”T’as des bombes de graff dans ton sac, petit génie, j’imagine ?” il touche chaque brique quand j'imagine des lignes qui apparaissent sous ses doigts, des couleurs que le contact de sa paume sur la pierre arriverait à provoquer. J'ai mon canevas qui naît dans ma tête presque aussi vite que celui dans la sienne, son attention encore braquée sur les hauteurs. Je le sais parce qu'il a le regard du Auden concentré qui assemble les pièces d'un puzzle qu'il crée au fur et à mesure, même regard qui arrive toujours une seconde et quart après qu'il m'ait chassée de son atelier avec des menaces en anglais, en italien, en faux-espagnol et en bon france, regard que j'ai mémorisé avec les années.

« Juste une. » ma main s'est faufilée dans mon sac, j'ai que la bombe noire, celle que j'utilise toujours pour faire mes lignes de départ avant d'en effacer la moitié avec mon avalanche de couleurs. J'allais la sortir pour la faire danser sous ses yeux quand il s'approche, ses doigts sur ma nuque qui me font sursauter, les noeuds qu'il fait et qu'il défait exactement là où sur sa propre peau, je l'ai tatoué. ”Moi je peux trouver du matériel. Pour ce que je veux. Et on mange à l’hôtel, si jamais t’as encore faim après avoir englouti toutes les étales de la ville.” il arrête tout et moi je commence, quand mes pieds se hissent sur leur pointe et que mes lèvres trouvent les siennes dans une expiration qui aurait tout de dramatique, mais qui est tout sauf ça pourtant.

Je sais pas si c'est le mur, je sais pas si c'est Londres. Je sais pas si c'est l'esquisse de tatouage. Je sais pas si c'est son massage nulissime qui m'a déclenché un torticolis c'est certain, je sais pas si c'est la mention d'encore manger quand je sais que faire ça. Au final, je sais même pas si c'est rien du tout autre que ce qui m'apparaît naturel, mais justement ça l'est, naturel. Ma main a échappé la bombe de peinture au sol et elle a roulé, bien sûr qu'elle a roulé, parce que sa ruelle glauque est aussi faite en pente et que c'est probablement pour ça que j'ai autant sué à monter la minuscule côte jusqu'à lui. Mes doigts qui n'en ont maintenant rien à faire parce qu'ils sont désormais occupés à tirer ses mèches et à se cacher entre, l'autre paume qui les rejoint aussi bien qu'elle le peut à retenir, posée sur son épaule, ma silhouette en équilibre. C'est sûr que je lui écrase les orteils, c'est sûr que je lui ai mordu la lèvre, c'est sûr que mes dents ont cogné sur les siennes. C'est sûr aussi que je ne me détache que vraiment quand respirer est devenu un problème et qu'une inspiration est nécessaire pour ma survie - et potentiellement celle d'Auden.

« On mange à l'hôtel mais on va chercher ce qu'on mange avant de rentrer. C'est à côté, tu vas adorer. » j'ai fini par redescendre de notre bulle et de notre nuage et de la pointe de mes Converse aussi, pour prendre une dernière photo mentale de l'endroit avant qu'on y revienne, cette nuit, demain, un jour, c'est sûr. Mais c'est pour la bonne cause, quand je pousse la porte du meilleur resto/boutique/magasin/paradis possible et que d'office mes yeux cherchent la seule et unique priorité du moment. On fera un buffet sucré, on achètera des tas de boîtes, on dévalisera les supermarchés pour prendre tous leurs cartons de lait et on fera un tasting, à l'hôtel. Faut juste que je trouve la boîte, la sienne, avec le p'tit dude à la casquette bleue, et on est partis.

Au plus grand étonnement de tous, on reste sérieux pendant un instant dès lors qu’il est question des coups de crayon qu’elle a laissé sur son carnet. « Je voulais en noir mais je crois que gris serait mieux. T'en penses quoi? » Je mets un temps avant de répondre, le même temps qui lui suffit pour qu’elle se batte avec son carnet pour l’ouvrir à la bonne page, elle qui sait très bien ce dont je voulais parler. J’observe, analyse, jauge, évalue les différentes possibilités, sourit imperceptiblement devant ce coup de crayon qui n’a plus rien d’un truc de gamine. ”Reste sur ta première idée. Toujours.” Sauf si c’est moi qui propose autre chose, bien sûr, mais sinon elle n’a pas à se laisser influencer par les autres. Elle a toujours eu de bonnes idées, Ginny, il lui manquait seulement le courage de les appliquer. ”Mais là du gris serait mieux.” Je pointe le coin d’un bâtiment et lui arrache la moitié de la nuque au passage.

Elle est toute rouge, haletante et rageuse (rageuse pendant dix secondes avant de se rendre compte que j’ai effectivement gagné sans que ce ne soit nullement contestable et qu’elle me déteste, oui - encore). « Juste une. » Je ne m’y attendais pas, à celle là. Elle continue encore et toujours de m’étonner et le tout gagne un sourire en coin que seule voile l’obscurité. ”Ca en prendra plus qu’une.” Remarque que je fais alors que mes doigts jouent avec sa nuque, les yeux encore posés sur le mur et toutes les possibilités qui s’offrent à nous. A elle, surtout, parce que c’est davantage son domaine que le mien (et ça ne veut pas dire que je suis moins doué, qu’on soit clairs) et parce que cette idée était la sienne et que je le respecte. On reviendra. Aux premières lueurs de l’aube, quand on aura dévalisé un magasin pour y trouver des bombes et qu’on aura l’air tout sauf crédibles.

Ses lèvres se hissent à la hauteur des miennes et cette fois-ci son baiser n’a rien à voir avec tous ceux qu’on s’est volés entre l’aéroport et ici, ceux qu’on s’est donnés le droit d’échanger sans que ce ne soit pleinement assumé. C’est le cas, désormais, et la signification en est démultipliée. Il n’a rien de volé, ce baiser, encore moins quand on sait qu’il est attendu depuis une vie. On aurait pu être au milieu de la foule que ça n’aurait rien changé et qu’à aucun moment je me serais dérobé, pas même pour qu’elle arrête de m’écraser les orteils, qu’elle ne morde pas cette si petite portion de peau sur ma lèvre inférieure, qu’elle ne se retrouve coincé dans un noeud dans mes cheveux. Ma tête redescend à sa hauteur, mes lèvres cherchent à prolonger cet échange venant sceller des années de non-dit et des minutes de discussions douloureuses. Une main se place dans son dos pour la garder près de moi un temps encore alors que la seconde est près de sa mâchoire, pour retirer les dernières miettes de chocolat que ça n’étonnerait personne. C’est Ginny, c’est Londres, c’est nous et juste nous. Et c’est parfait comme ça.
C’est aussi ce soir que je me fais la promesse d’arrêter de fuir pour la Terre entière, d’arrêter de porter toutes les peurs de l’humanité aussi. C’est avec elle que je suis heureux et je jure qu’un jour c’est à mes côtés qu’elle arrivera à l’être aussi.

Mais je suis con et toutes ces paroles ne me ressemblent pas, pourtant mes lèvres se déposent une dernière fois dans son cou alors que notre baiser prend fin et que je refuse encore de la laisser partir, petit ami étouffant par excellence venant la prendre dans mes bras.

« On mange à l'hôtel mais on va chercher ce qu'on mange avant de rentrer. C'est à côté, tu vas adorer. » Et quand elle dit “tu vas adorer”, toutes les alarmes de mon cerveau se mettent en route parce que ce n’est jamais une bonne nouvelle. Soit je vais réellement adorer et ça signifie que l’idée est horrible ; soit je vais détester et seul moi vais trouver l’idée horrible. Pourtant, sur mon visage se lit un sourire niais juste après les sourcils froncés et celui là signifie que je la suis, bien sûr.

”Si c’est des insectes je te jure que je te noie dans la Tamise Ginny McGrath et qu’on va te retrouver dans dix ans quand tous les poissons auront mangé ton - oh oui okay oui” T’as gagné c’est bon c’est parfait et je m’incline et je te hais. Le paradis d’Auden devant mes yeux, des boîtes qui s’entassent sur les hauteurs, qui s’enfoncent dans la longueur. Des trucs qui ont l’air aussi fantasques qu’immangeables ; autant de couleurs que sur les toiles de Ginny. Le. Paradis. Des. Céréales. Sans même avoir à y réfléchir tellement ça me semble logique, je fais d’elle mon caddie, laisse tomber entre ses bras toutes les boîtes qui m’intriguent. ”Ca a l’air dégueu ça.” Que je crache presque, analysant un boîte en japonais. ”Okay on prend.” Devient la conclusion, une demie seconde plus tard à peine. Je commente tout, fait lever les yeux du vendeur au ciel, occupe tout l’espace, est bien trop exubérant, ajoute un paquet de Reese’s parce que y’a assez de sucre au millimètre carré pour en faire une overdose au bout d’une bouchée donc c’est sûr que Ginny va aimer ça. ”Je te préviens, ce qui rentre pas dans ma valise va dans la tienne. Ton idée, tes conséquences.” Et je crois que c’est la chose la plus romantique que je lui aie dite jusque là, ça. ”Hey, nan, nan, nan nan nan absolument pas. Je les vois tes yeux qui dérivent vers les baumes à lèvres licornes et c’est un non, tu vas être allergique et ça va gonfler et tu vas être insupportable et hm hm, nan.” Mes doigts se posent de part et d’autre de ses joues, l’éloignent du Fruit Défendu, lui font signe de me regarde dans les yeux et seulement mes yeux. ”T’as le droit de prendre le livre de cuisine tant que tu testes rien à l’atelier.”

”Reste sur ta première idée. Toujours.” y'a la Ginny circa 2006 qui l'entend bien plus clairement qu'elle l'aurait cru celle-là, pendant que la Ginny circa 2020 glisse distraitement le bouchon de son marqueur noir entre ses lèvres gercées pour pas perdre une seule seconde du conseil, et des idées qu'il emmène avec.

Et on reviendra, évidemment qu'on va revenir. On va revenir en pleine nuit, on va revenir habillés comme des ninjas parce qu'à la seconde où le soleil se couche ici je deviens juste un gros glaçon ambulant à trembler comme une feuille. Je m'habituerai jamais au froid anglais de toute façon, j'y ai renoncé y'a longtemps. Y'a que la pluie que j'aime ici, et étrangement on a été relativement chanceux là-dessus parce qu'on a été vraiment trempés que deux fois depuis les quelques jours où on est arrivés et Ginny arrête de penser, tu viens de te hisser à ses lèvres pour l'embrasser.

Y'a quelque chose de différent, mais le bon différent, quand il referme ses bras autour de ma silhouette et que c'est pas juste pour me menacer de me casser la colonne vertébrale, ou de m'étouffer entre une consonne et trop de voyelles. Il me donne l'impression qu'il est là Auden, qu'il est là et entièrement là, qu'il bouge pas, qu'il est ancré au sol et moi encore plus avec. Pas que j'en ai jamais vraiment douté malgré tout, et encore moins depuis les promesses qui sont devenues les nôtres, reste qu'il y a énormément de lui et tout autant de moi, mais surtout, surtout beaucoup de nous dans un baiser qui en devient deux, et trois. Et qui aurait pu s'étirer sans que je râle (et je suis presque sûre que lui aussi) s'il n'avait pas fallu que je chasse la crampe dans ma cheville et que je respire, ouais, respirer c'est toujours bien.

”Si c’est des insectes je te jure que je te noie dans la Tamise Ginny McGrath et qu’on va te retrouver dans dix ans quand tous les poissons auront mangé ton - oh oui okay oui” je tire, je la tire sa main, je m'y accroche un peu plus doucement j'en conviens, le fantôme de ses lèvres sur les miennes qui a surpassé le goût de chocolat et de friture et de caramel et des dragées d'il y a une vie plutôt, et c'est pas peu dire. « Told ya. » mais c'était évident qu'il allait aimer, autant que l'évidence est qu'on risque de rester jusqu'à la fermeture, de vider leurs stocks et de pas dormir pour les 3 prochaines nuits à cause du rush de sucre. Je me suis préparée toute ma vie pour ça et je me suis préparée toute ma vie pour lui, tout va bien aller - sauf peut-être mon taux de glycémie. ”Ca a l’air dégueu ça. - Okay on prend.”

J'ai les mains pleines mais je me hisse quand même pour attraper la boîte plus haut bien trop haut, celle qui manque de me tomber sur la tête mais que j'évite à la dernière seconde pour me cogner contre un autre étalage et au final, ça tombe bien que j'ai aucune dignité.

”Je te préviens, ce qui rentre pas dans ma valise va dans la tienne. Ton idée, tes conséquences.”
« En vrai ta valise c'est le 3/4 la mienne du coup - OOOHHHH. »
”Hey, nan, nan, nan nan nan absolument pas.”
« Oh-OHHH. »
”Je les vois tes yeux qui dérivent vers les baumes à lèvres licornes et c’est un non,”
« Ohhhh. »
”Tu vas être allergique et ça va gonfler et tu vas être insupportable et hm hm, nan.”
« Mais... oh? »

Et c'est avec ses paumes sur mes joues, son attention rivée toute sur moi et ma main, la fourbe, qui se lève hors de son champ de vision pour attraper le baume licorne sans qu'il ne voit rien que je lui mens effrontément sans le moindre remord. Non, non, pas de baume, promis Auden, tu as raison, merci de te soucier de ma santé t'es un charme.

”T’as le droit de prendre le livre de cuisine tant que tu testes rien à l’atelier.”
« Deal. »  mais il a rien dit, absolument rien dit à propos de tout tester chez lui.

Le chauffeur du bus et les passagers du tube ont fini par survivre à nous ce qui est une excellente quoique surprenante nouvelle. Parce que déjà sur le chemin on a fini une boîte et demi de céréales et je jure que ses yeux sont aussi brillants que les miens, que nos sourires sont aussi immenses qu'effrayants et que ça a tout à voir avec les ingrédients chimiques aux couleurs de l'arc-en-ciel et rien à voir avec le fait qu'on est aussi cons qu'amoureux, du moins je crois.

« Quand tu fermes les yeux ça goûte presque comme des vrais fruits. » le mystère du jour réside en l'équilibre parfait des bols disposés sur les coussins et les oreillers, le lit entier qui sert de table et de buffet, et ma cuillère qui se plonge dans chaque variété de céréales maintenant avec une aisance épatante. Les boîtes ouvertes et entamées gisent ça et là, on a l'air de deux gamins qui ont enfin été en mesure d'utiliser de la bonne façon leur argent de poche durement accumulé à tondre des pelouses et à livrer des journaux. « J'arrive juste pas à trouver le goût exact du vrai fruit en question. » mes paupières sont fermées et je réfléchis fort, fort, fort, quand je mets pas le doigt sur rien d'autre que sur des tas de miettes au coin de mes lèvres, lèvres collées par le baume que j'y applique dès qu'il a le dos tourné.

À la télé, on a laissé les infopubs jouer en boucle, et depuis un peu moins d'une heure, y'a des trucs vraiment fun qui sont proposés, du coup, on alterne. Un item qu'on achète pour lui, un pour l'atelier et là, c'est dans un élan sponsored by sugar que j'étire mon bras vers l'écran, que j'affirme haut et fort en reversant presque pas de lait sur les draps :  « Ça, on le fait livrer chez moi. C'est pas négociable. » parce que c'est vrai que j'ai absolument besoin d'un kit pour faire pousser mon propre bonsaï et lui donner la forme que je veux, que c'est totalement vital là. Non?

Tous les chauffeurs de bus de Londres nous détestent et ça commence à peu à peu être la même chose avec les commerçants. On est sur la bonne voie pour devenir de véritables terreurs sans foi ni lois. Sauf qu’en vrai, on est pas du tout crédibles à être avachis dans le lit de notre hôtel, des cadavres de céréales tout autour de nous qui collent tant au lit qu’à la moquette et je suis même certain d’en avoir vu rouler jusque dans la salle de bain. ”Ca goûte pas du tout de vrais fruits ça goûte tes barres céréales qui font croire qu’elles ont de vrais fruits dedans.” Parce que je les lui vole dès qu’elle les ramène à l’atelier, bien sûr que je les lui vole sans jamais lui demander la permission et rejeter la faute sur Jack à chaque fois qu’elle se doute peut être de quelque chose. ”Attend fais goûter encore pour être sûr.” Je demande une demie seconde avant de lui voler toutes les céréales flottant sur leur lit de lait dans sa cuillère, la dernière cuillère du bol alors maintenant le paquet est à l’autre bouuut de la chambre - quelle idée que de prendre des king size quand tout est beaucoup plus loin qu’à portée de nos bras. « J'arrive juste pas à trouver le goût exact du vrai fruit en question. » ”Essaye avec une lettre et trois chiffres ensuite, ça devrait être le bon fruit. Genre E309, c’est son nom de code.” Ca goûte pas du tout un fruit c’est sûr et certain qu’elle a le palais perdu à cause de son régime alimentaire à base de sucre et de friture et même pas une seule pizza dans tout ça, il va vraiment falloir que j’y remédie un jour.

« Ça, on le fait livrer chez moi. C'est pas négociable. » Je roule des yeux, souffle alors que je n’ai même pas écouté ce pour quoi la pub était. Mais je râle quand même dès qu’elle propose quoi que ce soit, c’est une question de principe et il n’y a qu’ainsi que l’équilibre parfait de l’univers pourra être maintenu. ”Pour ça faudrait que tu penses à enlever mon adresse de ton compte Amazon parce que c’est pas que j’aime pas les serre-tête à paillettes mais c’est juste qu’ils sont pas à ma taille.” Ca fait des années que je reçois ses colis et je crois qu’un jour j’aurais dû lui dire que non, l’entreprise ne les perd pas tous. C’est juste qu’ils attendent dans le coin de la pièce où je dessine et que oups, j’oublie toujours de lui en parler. C’est au moins chose faite maintenant, elle n’a absolument aucune raison de se plaindre et je devrais lui dire que les céréales au pamplemousse qu’elle a commandé étaient vraiment dégueu, par contre.

Et l’instant d’après je déclare l’overdose de sucre actée et j’abandonne, me laisse retomber dans le lit au milieu des céréales qui craquent sous mon dos et je suis à ça de descendre à l’accueil nous demander une nouvelle chambre pour la nuit parce que celle ci c’est devenu l’Enfer qui sent les céréales (donc pas taant l’Enfer que ça). ”Tu veux rentrer quand ?” Quand je me lasse d’un truc je pense soudainement à ce qui devrait être important, défaut que je n’arrive pas à chasser, un parmi tant d’autres. ”On a le droit à une escale ?” On avance dans l’inconnu pour tout, absolument pour tout, et cette fois-ci je ne veux pas la jouer en solitaire et décider pour deux. Son avis compte. Vraiment. (tant qu’elle a le même que moi, en tout cas) Mes mains se posent toutes deux derrière ma nuque alors que je prends une longue inspiration, les yeux au plafond. ”Le temps est à chier mais la ville pas si nulle.”

Les couleurs détonent, le lait a tout pris. Elles flottent, et elles sont molles les céréales, ce qui est relativement étonnant parce que j'ai vraiment tout fait pour laisser le moins de temps de trempage possible, de un parce que je suis affamée (what esle is new) de deux parce qu'à la seconde où je détourne mon attention vers autre chose Auden prend toutes les meilleures et surtout, les dernières bouchées. ”Essaye avec une lettre et trois chiffres ensuite, ça devrait être le bon fruit. Genre E309, c’est son nom de code.” « C'est la couleur de G440-1, mais l'odeur de G463. » que j'improvise, l'air de celle qui analyse la bouchée pré-mâchée qui sied fièrement sur ma langue tirée, maintenant que je me suis extirpée du lit rien que pour voir dans la glace de la salle de bain quel est le verdict vrais fruits final.

À la télé, on vante les nombreux attraits d'avoir un bonsaï à la maison, seul attrait que je retiens étant qu'il aura pas besoin d'eau et que même si je l'oublie 140 fois dans une seule et unique journée il risque de me survivre pendant des années. ”Pour ça faudrait que tu penses à enlever mon adresse de ton compte Amazon parce que c’est pas que j’aime pas les serre-tête à paillettes mais c’est juste qu’ils sont pas à ma taille.” mes sourcils se froncent, je ravale mes céréales avec autant de bonnes manières que possible et fais volteface, l'air suspicieux. « Me blâme pas, la faute à ta grosse tête ça. » alors c'est là qu'ils vont tous mes colis? C'est lui qui les séquestre? C'est lui qui a manqué la meilleure et plus parfaite des scènes à répéter à chaque fois qu'un envoi abouti sur son pallier : à savoir me prendre une photo de la boîte et me demander une rançon avec des messages vocaux où il utiliserait une app pour modifier sa voix? Ouais, il a tout gâché Auden, je le lui dirai, un jour.

Un jour que je serai pas en train d'éviter tous les bols et toutes les boîtes, de tenter de faire de la gymnastique de fond en contournant tout pour revenir me poser sur le lit envahi. J'en suis à je sais plus trop combien de rations mais surtout pas prête de lâcher le bataillon quand il souffle une énième fois, celle-ci pour affirmer qu'il abandonne. « Petit joueur. » que je raille, les lèvres dessinées en un immense sourire de la victoire, comme si avoir mangé mon poids en Lucky Charms et en Trix faisait de moi la reine du monde. ”Tu veux rentrer quand ?” j'hésite entre jamais et jamais, quand Londres a décidé de mettre sur mon chemin tant de trucs sucrés que ce serait très illogique dans ma philosophie de gamine survoltée de même renoncer à l'inévitable. ”On a le droit à une escale ?” il se replace dans le lit quand je dégage doucement les vestiges de la guerre que je mets sur pause, le temps de repasser la map monde d'un sens et de l'autre dans ma tête. ”Le temps est à chier mais la ville pas si nulle.” le boulot du couvre-lit est redevenu celui de couvrir un lit et non d'être une nappe, et je viens m'allonger à sa gauche, pose ma tête contre son torse et m'assure qu'au moins un de mes deux pieds gelés embête sa cheville que je trouve en faufilant comme une fourbe mes orteils dans sa chaussette.

« On pourrait manger des trucs salés pour une fois. » je me laisse inspirer par la publicité d'une pizzeria lamba qui est passée si souvent ce soir que je connais maintenant par coeur le jingle, que je le chantonne même en inversant toutes les paroles mais en me rappelant très clairement des garnitures que la pointe avait à l'écran. « Et on a pas vu assez de musées et d'art ici, c'est un boulot à temps plein d'embêter le commun des mortels j'aurais jamais pensé. » mon menton se dégage pour se planter bien comme il faut dans sa chair, mes prunelles remontent pour trouver les siennes quand je pourrais proposer des tas de destinations mais qu'il y en a qu'une qui se démarque un peu plus que les autres. C'est con de se dire que venir ici même par le plus grand des hasards ça nous a fait penser à moi, c'est encore plus idiot de se dire que d'aller en Italie sur un coup de tête ça serait de penser à lui. Alors je lui offre une porte de sortie quand j'y ajoute un battement de paupières presque condescendant, que ma main pince la peau entre ses doigts en attendant. « C'est pour ça que t'es toujours fatigué? »

Ma main vient se placer sur son épaule dès lors que sa tête arrive sur mon torse sans que je n’ai remarqué à un seul instant qu’elle venait de ranger tous les cadavres de céréales trônant de ci de là dans notre chambre. J’étais aussi trop occupé à refaire sa voix aiguë dans ma tête, à déformer à l’infini son “petit joueur” trop condescendant pour lequel j’ai mille fois déjà eu l’envie de la tuer en l’espace de quelques secondes à peine. Pourtant je viens la serrer contre moi et je ne fais rien de plus, ne dis rien non plus, même pas un petit râle de rien du tout qui aurait pu passer inaperçu. Elle sent la friture et le chocolat, Ginny, et c’est seulement sur ça que je me concentre alors que mes pieds n’essayent même pas de repousser l’envahisseur venant se blottir dans une chaussette. La fourbe, la sournoise McGrath.

« On pourrait manger des trucs salés pour une fois. » Mais c’est qu’elle tente de changer de sujet alors que je n’en ai plus rien à faire de savoir si oui ou non elle veut rester, de savoir si oui ou non j’ai le droit à une escale alors qu’on sait tous les deux que peu importe sa réponse je suivrai mes idées. Pourtant oui, okay, je note, le salé, l’ailleurs, l’autorisation à peine voilée de faire ce que bon me semble avec les billets d’avion. « Et on a pas vu assez de musées et d'art ici, c'est un boulot à temps plein d'embêter le commun des mortels j'aurais jamais pensé. » Elle a de vraiment bons arguments alors que le seul auquel j’aurais pensé c’est le besoin vital de retrouver un pays qui sait qu’il existe un soleil derrière les nuages. Je ne lui dirais jamais ça non plus, encore moins maintenant alors qu’elle s’amuse avec son menton qu’elle laisse allègrement s’enfoncer entre deux côtes, ‘mais c’est parce que je voulais voir tes yeux’ qu’elle dira dans son plaidoyer, et tout le monde la croira. Moi y compris, c’est certain. « C'est pour ça que t'es toujours fatigué? » Un sourire satisfait s’étend sur mes lèvres, une seconde à peine avant que j’ajoute une seconde main dans son dos pour la faire basculer sur moi. ”J’ai vraiment l’air fatigué ?” Je m’offusque, les sourcils froncés et la bouche en O, tout y est. Ca serait presque crédible si j’arrêtais de sourire aussi bêtement. Presque.

Aucun de mes gestes n’aurait rien de crédible pour personne sauf pour Ginny, elle seule qui me connaît dans les moindres détails, elle seule que j’aime aussi. Je finis par me relever alors qu’elle est assise sur moi, elle et son talent inné pour enfoncer ses os dans ma chair. Mes doigts glissent dans ses cheveux, les font glisser derrière ses oreilles alors que cette fois-ci c’est à mon tour de lui quémander un baiser, approchant mes lèvres des siennes sans prévoir de les l’en éloigner à un moment donné. Si un baume de céréales licornes devait avoir un goût, ce serait bizarrement celui de ses lèvres, alors je souffle, alors je râle, alors mon sourire s’étend lorsque je rouvre les yeux quelques secondes, laps de temps pendant lequel je me recule de son visage aussi. Quelques secondes c’est tout ce que je nous accorde alors que je reprends notre baiser presque aussitôt, passe une main entre ses omoplates pour la faire basculer de nouveau en cours sur le matelas - et c’est sûr et certain qu’elle va me dire qu’elle a le tournis et qu’elle va vomir, Ginny la romantique, Ginny la dramatique qui a appris du meilleur. Mes mains passent sous son t-shirt, remontent doucement jusqu’à ses cotes, y élisent domicile pendant que mes lèvres dérivent vers sa mâchoire, son cou, son sternum.

dééééés:

”J’ai vraiment l’air fatigué ?”
« Pas fatigué fatigué, mais t'as des cernes tu peux pas le nier. » et j'éclate de rire, rire qui se transforme en un cri de surprise qui se casse sur mes lèvres quand il m'étouffe pour me ramener sur lui. Par chance, je tiens pas nécessairement à mes côtes parce qu'au nombre de fois dans une journée où Auden décide les martyriser, j'aurais fini par avoir peur de pouvoir les maintenir correctement en sécurité.

Il se rachète d'un sourire, le genre de sourire qui augure rien de bon, le genre de sourire qu'il avait dès la première journée et le genre de sourire que j'adore détester depuis des années sans avoir la moindre intention d'arrêter. Y'a un baiser qui se perd sur mes lèvres, et un autre encore, ils se multiplient, ils s'additionnent, ils se répondent, ils se relancent. Y'a mes paumes qui remontent le long de ses épaules, mes doigts qui font la course avec eux-même pour savoir s'ils arriveront à sa nuque avant qu'il investisse la mienne. Il se détache et je fronce du nez, j'ai 4 ans d'âge mental et on m'a volé la seule personne à laquelle je tiens, on m'a confisqué la seule personne qui fait du sens pendant une seconde et une seule et c'est trop déjà. Et il est beau Auden. Il est beau et il est parfait et il m'énerve quand il me fixe comme ça, quand il dit rien, quand il prépare des milliers de mauvais coups et qu'il m'implique dans ses plans foireux parce qu'il sait très bien que je l'impliquerai toujours dans les miens. Il sourit, il arrête pas de sourire, j'imagine que c'est pour ça que je souris moi aussi.

Il restait des céréales, dans les draps. Les miettes craquent sous mon dos, elles s'imbriquent à même ma peau alors que mon t-shirt disparaît pour laisser place aux baisers d'un Auden qui rage d'une pseudo fatigue inventée rien que pour le faire râler. À son oreille, j'allonge la nuque pour chuchoter, pour pouffer entre deux rires qu'il m'arrache aussi fièrement qu'il en est capable, parce que ça chatouille quand il m'embrasse ici, et encore plus quand il m'embrasse juste là. « Et des rides aussi, mais ça compte pas pour de la fatigue, c'est juste parce que t'es vieux et que je te l'avais pas mentionné encore aujourd'hui et- » et son visage remonte vers le mien, et mes lèvres l'attrapent au vol, et mes paumes le rapprochent, elles savent faire que ça. Le garder dans ma bulle, le garder au plus près, le garder contre moi, avec moi maintenant.

Je sais pas où sa silhouette commence et où la mienne finit. Je sais pas qui a initié la nouvelle vague de baisers, je sais même pas si c'est sa peau qui est plus brûlante, ou si c'est la mienne. Je sais juste que c'est évident, que c'est instinctif, que c'est naturel quand j'embrasse sa tempe, dérive le long de sa mâchoire, redresse la tête et le coeur, redresse les yeux pour les plonger dans les siens. « Je t'aime. » c'est la première fois que je lui dis sans détourner le regard, c'est la première fois que je l'embrasse après, aussi.

Ouais ok peut être que je suis un peu plus essoufflé que dans ma jeunesse mais ça n’a rien, absolument rien du tout à voir avec le trente huitième anniversaire que j’ai fêté il y a peu de temps et c’est sûr que d’ici un mois elle sera dans le même état, elle et ses trente ans qui font trop les malins. C’est sa faute à elle, toujours, si mon souffle se perd sur son torse alors qu’on est de nouveau couchés dans le lit mais qu’elle a retenu ma tête près de la sienne un temps encore. « Je t'aime. » C’est ainsi que ces mots auraient toujours dû être prononcés, pas après une dispute, pas pour tenter de recoller les morceaux, pas pour … oui la liste est longue, beaucoup trop longue, et des exemples j’en ai plein et dans le pire d’entre eux il y a un mensonge qui suit cette annonce et aujourd’hui encore il me déchire le coeur. Tout aurait pu être plus simple il y a des années déjà, alors qu’aujourd’hui on recommence tout, que j’apprends à nouveau à découvrir ses lèvres et chaque grain de sa peau. Tout semble si simple, maintenant, quand elle est là et qu’il n’y a qu’elle, même si une boule de céréale craque sous mon coude alors que je m’en sers pour me redresser un peu.

Elle voulait les derniers mots, elle voulait être la dernière à me voler un baiser mais elle savait très bien que je suis obligé de surenchérir à ça et de lui en voler un autre, de baiser, de voler sa lippe entre mes dents aussi. ”Ti amo.” Aujourd’hui elle le sait, avant elle devait se contenter de l’espérer. Aujourd’hui je peux lui dire, j’ai grandi, j’ai évolué dans le bon sens pour ça au moins parmi tout le reste. On s’aime, c’est acté, c’est certain, c’est un fait. On le sait tous les deux, on se le répète encore parce qu’on en a besoin.

Je garde une main entre sa nuque et son cou, mon sourire reprend consistance une dernière fois avant que mon dos ne se retrouve de nouveau sur le matelas. ”Ca veut dire “j’adore la pizza”, te fais pas d’idées.” J’ironise une dernière fois, quand mes yeux rejoignent les siens et que mes doigts glissent sur sa clavicule et y tracent des lignes imaginaires. Ce n’est pas s’aimer le problème, c’est tout ce qu’il y a autour. J’ai attendu une vie et j’ai merdé pendant autant de temps, elle peut prendre son temps et au delà de ça elle le doit. On a tout notre temps, nous deux, mais elle doit apprendre à vivre pour elle et pour elle seule avant ça.