Olivia Marshall & @Hannah Whitemore (nov. 2018) ✻✻✻ Cela ne datait pas d’hier, cette propension qui était la mienne. Celle de me contenter d’hocher la tête et d’acquiescer sobrement, formellement, lorsque l’on me donnait un ordre avec lequel je n’étais pas d’accord, pour ensuite faire les choses à ma façon. Cela ne datait pas d’hier, ayant découvert que cela fonctionnait souvent tout aussi bien, mieux même m’étais-je laissée aller à croire. Mais les circonstances excusaient alors les faits et, si les résultats justifiaient encore les initiatives, je franchissais les frontières réglementaires de plus en plus souvent ces derniers mois. Je refermai le dossier sur la table d’un geste lent, assuré, apposant la paume de ma main sur la couverture rigide sans dire un mot de plus. Il s’agissait d’un étudiant, assassiné, des restes de son corps retrouvés dans une zone éloignée de celles que ses habitudes et son quotidien auraient expliqué. Quelques jours plus tard, sa dépouille n’avait toujours pas été retrouvée. Et si je venais d’énoncer calmement la liste des souillures que nous avions d’ores et déjà pu établir, qu’il avait sans doute subi avant sa mort, j’écartais désormais de mon esprit toutes précisions susceptibles de me faire perdre mon sang-froid de nouveau. Perdre était un grand un mot, en outre, le lui faire croire avait été le point d’orgue de l’interrogatoire mais ce n’était plus la peine à présent. Sous la lumière artificielle, les émanations blêmes qui auréolaient la silhouette prostrée du suspect avéré était ma seule préoccupation. Je pouvais deviner les sifflements lointains de sa respiration hachurée. Il me suffisait de suivre les mouvements cadencés de sa poitrine contre le dossier de son siège que je venais de redresser. Je croisais les bras en le jaugeant du regard. « Je vais sortir maintenant. » J’avais suffisamment alimenté les clichés du flic tyrannique pour ne recevoir en retour qu’un regard de sa part, morne. Sa chute avait déjà eu lieu. Il y avait consenti au bout de longues minutes, réalisant sans doute que mon esprit, bien que clair et posé, semblait se moquer des permissions consenties par la loi. Il m’était impossible de lui refuser les besoins primaires, impossible de le violenter sans motifs, impossible d’exercer une pression psychologique sans l’assistance de son avocat puisqu’il en avait fait la réclamation. Impossible mais si facile pourtant de déjouer ces contraintes, si facile d’inventer des prétextes pour le mettre à mal. Le responsable de ce crime n’avait aucune morale. J’avais pu me départir de tout scrupule également. « Quand je reviendrai, les caméras seront rallumées. »
Quelles étaient les étendues de nos similitudes ? Il s’était tenu orgueilleusement face à moi, au début, semblant bien résolu à le rester. J’avais trouvé cela intéressant, à mon entrée dans la pièce. Un suspect seul, menotté, avachi sur sa chaise volontairement, ne se redressant pas à mon arrivée, n’accordant aucune attention à mon intrusion, signifiant tacitement qu’il n’en avait que faire, de mes techniques, de mon pouvoir. J’avais tiré une chaise sans prendre la peine de m’asseoir, requérant son attention d’à-coups brefs sur la sienne, le forçant à se redresser sur ses deux pieds, extirpant d’entre ses lèvres un juron machiste. Et j’avais trouvé cela d’autant plus intéressant : un rebelle agacé. « Et il faudra répéter tout ce que tu viens de dire. » Tout ce qu’il avait fini par avouer quand, suspendue au-dessus de lui, les mains crispées sur tout ce que je n’étais pas censée toucher, ma langue avait claqué avec assurance pour répondre à ses provocations, réveillant mes instincts qui ne nécessitaient aucun témoin. « De la manière dont tu l’as dit. Ne change rien. » Je le sentais bien qu’il était encore réfractaire, qu’il bouillonnait de ne pas trouver d’issue. Mais conscient il l’était. Que je les lui avais ôtées justement, les issues. Que, au fil de l’interrogatoire, rien n’avait émané de mon visage, de mes gestes, de mes initiatives, qui lui permette d’espérer s’en sortir. « Tu veux sortir mais tu ne me dis rien. » J’avais coupé l’enregistrement. « Légalement, tu as raison de demander ton commis d’office, de garder le silence en l’attendant. Mais je vais te dire un secret. Ils sont médiocres, c’est nous qui les sélectionnons ». Il avait hésité quant à la véracité de mes propos. Je m’en moquais bien, il les aurait démentis que le résultat aurait été le même. Il s’était emporté ensuite, avait réagi avec violence, avec instinct, lorsque je m’étais approchée, trop près, lorsque j’avais ignoré les notions de ce qui m’était permis ou non, lorsque son dossier s’était écrasé avec force contre le mur, manquant de basculer mais retenu à la dernière seconde par ma volonté, le forçant à reprendre sa place, à me faire face. Il l’avait compris, ensuite. Que je ne le laisserais pas nier plus longtemps. Que les faits étaient contre lui et que, s’il devait tomber encouragé par ma main, il pouvait tout autant décider de la manière avec laquelle il s’enfoncerait. « J’ai le choix ? » maugréa-t-il en essuyant sa bouche d’un geste trivial pour reprendre ses esprits. Je joignis les deux mains sur la table en arborant une expression fermée. Il ne l’avait plus. Il ne l’avait jamais eu compte tenu des éléments que je lui avais avancé. Il l’avait encore moins à présent que j’avais extirpé de lui la localisation exacte des restes de sa victime. Ses aveux ainsi que les précisions confondantes, je les avais voulus car je me refusais désormais de prendre le risque de voir mon dossier démantelé au cours d’un procès à l’issue toujours imprévisible. Mais je les avais voulus surtout car il m’était impensable, insoutenable, de me présenter à nouveau sous les yeux des proches sans réponse à leur besoin de se recueillir auprès du corps de leur fils. Je haussai les épaules, simplement, raclant la chaise alors que je me redressai, gardant mes yeux rivés sur lui en rangeant mon arme.
La porte se referma derrière moi en un claquement sourd et je passai une main sur mes paupières en m’avançant dans le couloir vide. Je poussai finalement la porte de la pièce adjacente, celle qui me permettrait de garder l’œil sur lui, le temps du répit, et m’arrêtai un instant en plissant les yeux face à la silhouette présente en son sein. Je trouvais l’interrupteur sans la quitter des yeux, par habitude, alors que la lumière faiblarde vint révéler les traits de l’intrus. De l’intruse. Hannah ? Je restais immobile quelques secondes, suffisamment longtemps pour que la multitude de questions qui me venait ait le temps de se lire au travers de mon regard, de mon mutisme. Pas assez pour que je ne me reprenne pas sur l’instant, que je les fasse taire aussitôt, que je laisse finalement mon attention glisser sur mon amie pour traverser la vitre carrée au milieu de la pièce, celle donnant sur mon suspect toujours à sa place, celle donnant sur la salle que je venais de quitter, où elle avait eu le loisir de pouvoir m’observer à sa guise. Peut-être. Depuis combien de temps était-elle là ? Peut-être, oui, me forçais-je à prendre en compte. Et ce peut-être devrait suffire pour l’instant. Je m’approchai finalement, permettant à un fin sourire de se dessiner sur mes lèvres alors que je prenais place à ses côtés. « Tu me cherchais ? » Pour quelle autre raison aurait-elle pu être là ? Lui avait-on indiqué où je me trouvais alors qu’elle venait me rendre visite ? Cela me paraissait peu probable, si ce n’était impossible. « Tu rejoins nos rangs, c’est ça le stage en question ? » la relançai-je en glissant un regard sur le badge épinglé sur son vêtement, ne me détournant toutefois pas de la vitre teintée. Le stage sur lequel elle ne m’avait pas donné plus de précisions, semblant réjouie, celui sur lequel j’avais bien entendu accepté de rester dans le flou, attendant de la voir pour en savoir plus. Le moment était arrivé : j’en savais plus, manifestement. Et elle ?
Hannah avait eu l’opportunité de se familiariser avec les locaux qui faisaient partie de la section des sciences comportementales, celle où elle avait eu la chance d’obtenir un stage sous la supervision de Gregory Morton. Cela ne faisait que quelques jours et pourtant, ses premières appréhensions s’étaient envolées pour laisser la place à un enthousiasme auquel elle ne s’attendait pas. En effet, laisser tomber la possibilité d’effectuer ces semaines de stage à l’hôpital, là où elle avait l’habitude d’évoluer, lui avait été difficile à accepter au début. Et puis, l’engouement des autres étudiants l’avait poussée à jeter son dévolu sur ce stage pas comme les autres où la psychologie était mise à l’honneur d’une toute autre manière. Sortir des sentiers battus, voilà ce qu’elle allait devoir faire. Et rien n’était moins simple pour la brune qui avait un tempérament relativement rigide, surtout lorsqu’il s’agissait de son travail et du but qu’elle se fixait depuis son adolescence. Cependant, l’entrée en matière dès son premier jour avait suffit à déclencher l’étincelle de curiosité qu’il lui manquait avant de faire son entrée au poste de police. La jeune femme n’y avait plus mis les pieds depuis la mort de sa meilleure amie, Ella, mais elle y avait une autre amie qui travaillait sur place et à qui elle désirait faire la surprise de son choix de stage. Olivia et elle se connaissaient depuis près de deux ans maintenant et partageaient une amitié comme Hannah n’en avait jamais connue, très vite teintée de drame et de sentiments lourds à exprimer. Mais la jeune femme avait toujours été aux côtés de Liv, et la réciproque restait vraie. Dès son premier jour, elle avait tenté de surprendre la brune sur son lieu de travail, mais cette dernière semblait avoir une nette tendance à suivre ses enquêtes de l’extérieur plutôt que de derrière son bureau, ce qui – aux yeux du médecin – était une qualité puisqu’il s’agissait d’enquêter, pas vrai ? Elle avait donc pris son mal en patience, attendant le moment opportun pour faire son apparition dans les parages et ainsi lever le voile sur le mystère qu’elle avait volontairement laissé planer sur cette histoire. Comme à son habitude, Liv ne s’était pas montrée insistante et avait respecté son envie de ménager le suspens, même si elle n’avait pas trop bien dû comprendre l’intérêt de le lui cacher à elle en particulier. Mais elle allait très vite le comprendre, pensa Hannah en se dirigeant d’un pas léger vers les salles d’interrogatoire. Après quelques jours à jouer au chat et à la souris – seule la brunette était réellement entrain de jouer dans ce cas de figure, mais passons – les collègues de son amie lui avaient fait part de sa présence dans les locaux, précisant qu’elle était probablement entrain d’interroger un suspect dans une affaire de meurtre. Il n’en fallu pas plus au médecin pour prendre la direction de cet endroit où les criminels étaient questionnés pendant de longues heures – Morton lui avait fait la grande visite guidée du poste – ravie de pouvoir observer son amie dans son milieu naturel. Ouvrant la porte avec discrétion, Hannah fit son entrée dans la pièce qui donnait sur un miroir sans tain, lui permettant de voir ce qu’il se passait face à elle sans que quiconque ne puisse déceler sa présence, et c’était tant mieux. Loin d’elle l’idée de vouloir déranger Liv en plein interrogatoire et encore moins de croiser le regard du type qui était assis sur cette chaise et qui… manqua de se faire renverser par la flic qui le menaçait maintenant de son arme. Interdite, Hannah se figea en observant la suite, ne pouvant détourner les yeux d’une scène qui lui donnait pourtant envie de partir en courant, de prétendre qu’elle n’y avait jamais assisté et d’en oublier les moindres détails. Et pourtant, son regard balaya à la fois les traits inexpressifs de son amie qui dénotaient des gestes qu’elle mettait en place à l’égard de cet homme qui lui, perdait de plus en plus l’assurance qu’il affichait quelques minutes auparavant. Le médecin n’avait jamais assisté au moindre interrogatoire, mais elle avait regardé suffisamment de séries et de films pour savoir que ça n’était pas supposé se passer comme ça. Pas le moindre avocat dans les parages et Liv avait agis d’une manière qui aurait fait bondir n’importe quel représentant de la loi. Plissant les lèvres et croisant ses bras, le visage de la brune se ferma tandis qu’elle assistait à la fin de cet interrogatoire – qui n’en était pas vraiment une, comme l’indiqua les paroles que son amie prononça à voix haute l’instant d’après. « Je vais sortir maintenant. Quand je reviendrai, les caméras seront rallumées. » Elle se redressait, semblant savourer la victoire d’être parvenue à extorquer des informations à cet homme et ce sans respecter le moindre de ses droits les plus élémentaires. « Et il faudra répéter tout ce que tu viens de dire. De la manière dont tu l’as dit. Ne change rien. » Hannah voyait parfaitement où elle voulait en venir à présent. Aucun de ces aveux ne serait recevable au vu de la façon dont elle avait procédé, raison pour laquelle elle désirait à présent rejouer la scène comme si ce qu’il venait de se passer n’avait pas existé. Une faille temporelle. « J’ai le choix ? » Résigné, il reprenait ses esprits tout en jaugeant Olivia qui elle, n’avait pas failli d’un iota. Elle ne prit pas la peine de répondre à cette question rhétorique et se contenta simplement de se lever en le laissant lui-même tirer les conclusions qui s’imposaient. Hannah se raidit quelque peu en réalisant que Liv allait faire son entrée d’un instant à l’autre dans la pièce où elle se trouvait et qu’elle comprendrait instantanément qu’elle avait tout vu. Ses pensées se bousculèrent et elle n’eût pas le temps de se préparer que la brune faisait déjà son entrée, s’arrêtant en constatant qu’elle n’étais désormais plus la seule à participer à cet interrogatoire, mais qu’une tierce personne était également là, passive mais bel et bien là. Liv s’avança et actionna l’interrupteur qui fit la lumière sur l’échange muet qui avait déjà commencé dans l’obscurité. « Tu me cherchais ? » Esquissant un sourire, son amie s’était placée à ses côtés avec nonchalance, jouant pour l’instant la carte de la naïveté en laissant planer le doute sur leurs interrogations mutuelles. « Tu rejoins nos rangs, c’est ça le stage en question ? » Les yeux rivés sur son suspect, Liv avait volontairement laissé glisser un œil vers le badge que Hannah se devait de porter en permanence, puisqu’elle ne faisait pas officiellement partie des forces de l’ordre. On ne pouvait pas se balader en toute impunité dans un poste de police, et elle l’avait appris à ses dépends en ayant oublié son badge le deuxième jour, requérant l’assistance de Morton pour la secourir d’une situation légèrement désagréable. La question de la flic était dénuée de reproche, mais le médecin la connaissait suffisamment pour savoir qu’elle était parfaitement capable de conserver son calme et ce même la situation criait panique, elle le lui avait déjà démontré à plusieurs reprises. Et avoir eu un témoin lors de cet interrogatoire non-conforme était suffisant pour faire paniquer qui que ce soit, mais pas Liv. Elle demeurait imperturbable. « Surprise. » Se contenta de répondre la jeune femme, employant un ton qu’elle n’aurait pas pensé utiliser en dévoilant l’information à son amie. Les émotions se mélangeaient et Hannah avait bien du mal à savoir comment appréhender la situation alors que Liv conservait une attitude nonchalante, comme si elle n’avait rien à se reprocher. « Tu comptes prétendre que rien ne s’est passé dans cette salle ? Parce que moi non. » Lui demanda-t-elle finalement, murmurant ces paroles avec incertitude en anticipant déjà ce qui allait suivre ; rien de bon.
Olivia Marshall & @Hannah Whitemore (nov. 2018) ✻✻✻ J’avais vu la différence opérer. La différence entre celle que j’étais entre ces murs il y a huit mois seulement, celle que l’on invitait, souvent, celle que l’on abordait avec facilité, affabilité, celle que l’on venait trouver pour des conseils. Celle, à présent, que l’on approchait avec prudence depuis la mort de June, nouvelle qui s’était répandue comme une traînée de poudre, qui leur avait donné envie, à tous, de me communiquer leurs condoléances, leur soutien. Celle, enfin, que l’on continuait de saluer, désireux de comprendre ce que je traversais, incapables de partager mon existence néanmoins puisque je ne donnais plus à quiconque la possibilité de le faire. Je m’étais recluse, très vite, dans l’univers des solitaires. Je ne montrais plus d’attachement, même aux collègues auprès de qui je me le permettais auparavant – ils n’étaient déjà pas nombreux –, ne parvenais plus à me lier aux histoires étranges de l’humanité au sein du commissariat. Seule ma famille comptait. Celle qui n’était plus. Restaient celles qui demeuraient et qui étaient touchées à leur tour par la criminalité, par celle que je pouvais démêler, résorber, par les moyens qui étaient les miens. Et si ces derniers se faisaient désormais en solitaire, je m’y pliais volontiers, ne cherchais la compagnie de quiconque, l’approbation de personne, le jugement encore moins. Mais cela changeait, à présent, n’est-ce pas ? Lorsque la compagnie devenait celle d’une amie, que l’approbation restait absente de son regard, que le jugement, lui, semblait déjà appuyé, soupçonneux, agité. Mes pensées s’écrasaient sous l’écume de la lumière artificielle, traversées par les rayons filamenteux des ampoules qui semblaient, tout à coup, briller trop fort. Je n’étais pas sûre de comprendre ce qu’Hannah faisait là, pas certaine de le vouloir, par ailleurs. Comprendre ce qu’elle avait vu, ce qu’elle avait entendu. Je ne voulais pas m’accorder à la surprise dans son regard. L’homme face à nous demeurait immobile, ignorant de ce qui se tramait à quelques mètres de lui, piégé entre les menaces glacées que j’avais laissées glisser comme des caresses et qu’il maudissait de tout son être pour ne pas avoir su les contrer, dépassé par sa peur. L’horloge perchée au sommet de sa tête avait lancé le compte à rebours. Elle avait rythmé l’espace transi de cet interrogatoire biaisé. Et Hannah en avait été le témoin. Il était inutile de m’interroger davantage. Tout dans l’expression de son visage traduisait ce fait. Il était inutile de vouloir nier ses futures accusations également, je la connaissais, elle et sa subtilité.
Je ne m’étais pas imaginée un seul instant être confrontée à elle dans l’une de ces situations. Je savais jouer la comédie. Je savais faire semblant. Mais les circonstances étaient inhabituelles et j’avais senti mon cœur s’agiter légèrement alors que mon regard s’était posé sur elle pour la première fois. J’avais réalisé, sur l’instant, ce que nous allions être amenées à faire, à créer, si elle décidait de prendre les devants, de ne pas fermer les yeux comme moi. Je m’étais aperçue de l’inquiétude logée dans son regard, celle-là même qu’elle avait tenté de mettre sous contrôle dès mon arrivée, pour répondre au mien. Tant mieux. Qu’elle se calque à mes attitudes, à mes comportements. Qu’elle se rattache à notre amitié pour taire le reste s’il fallait cela pour la préserver, dès à présent. « Surprise. » J’eus un sourire presque sincère mais Hannah ne dut y déceler que l’ironie, certes présente mais pourtant atténuée par la résignation. Elle savait. Bien entendu qu’elle savait, qu’elle avait vu, qu’elle n’approuvait pas. Son ton ne laissait guère de place au doute. Je savais, alors, que nous n’allions pas y couper. Sa voix avait été tranchante, malgré le trouble, malgré l’incertitude. Elle ne s’était pas attendue à cela, en prenant la décision de venir à l’improviste, quand bien même l’aurait-elle fait qu’elle ne s’y serait pas suffisamment préparée. Il n’y avait aucune méthode pour le faire, après tout. « Tu comptes prétendre que rien ne s’est passé dans cette salle ? Parce que moi non. » Elle m’adressait un aveu, un souhait, de sincérité, d’éclaircissement, dissimulé derrière l’éclat ambré de ces jolies prunelles toujours aussi sagaces. De désespoir, selon moi, si elle espérait que cela suffise pour me faire parler, pour m’atteindre. Cela ne marchait jamais. Il ne s’est rien passé. Ce mensonge également qui n’apaisait jamais mais que j’avais déjà, maintes et maintes fois, répété à d’autres, à mon supérieur principalement. Ce mensonge qui n’existait que pour une seule raison, parce que celui qui le recevait avait besoin de l’entendre. Hannah était cette amie que la vie m’avait donné le privilège la force de garder au fond de mon cœur, dans mon quotidien, lorsque la force m’avait manqué pour le faire avec tant d’autres. Cela suffirait-il ? Cela suffirait-il pour m’y rattacher, pour ne pas laisser mes pensées grésiller sous ses accusations à peine voilées, provoquant une foule d’émotions contradictoires dans ma tête. Elle était bien là et il allait falloir faire avec. Elle était là et elle se refusait de fermer les yeux sur ce qui s’était produit, sur le calme menaçant qu’elle avait vu à l’œuvre, celui-là même que j’essayais à présent de maintenir derrière moi pour ne pas le faire vaciller dans cette pièce close. Mais elle ne me rendait pas la tâche facile. Parce que moi non. « Ça veut dire quoi ? » soupirai-je presque, agacée déjà par ses sous-entendus, décidant de ne pas le montrer car mon détachement était sûrement le seul à pouvoir lui faire face sur l’instant.
J’étais en colère contre moi, de ne pas avoir su anticiper. Contre elle ? Pas encore, pas tout à fait. Pas si elle ne me menaçait pas, avec ces simples mots, de partager ce qu’elle venait de voir avec quelqu’un d’autre que moi. Hannah apparaissait dans le creux d’un jour morne, d’un jour banal, et décidait de m’interroger, de me remettre en doute, me laissant le choix de rentrer dans l’arène si je m’en sentais l’envie également. Face à elle. J’avais envie de lui dire de retourner dans le couloir, de passer devant les autres salles d’interrogatoire en tendant l’oreille. Qu’elle verrait alors, dans les autres enquêtes en cours, qu’il y avait également de l’agitation, de la colère, des moqueries stéréotypées. Qu’elle devrait s’habituer à ce genre de comportements, au ridicule des situations. Que, quoiqu’elle ait cru avoir vu, cela n’était sans doute pas tout à fait vrai, pas aussi grave que cela. Mais ça n’aurait pas suffi avec elle. Je le lisais dans son regard avant qu’elle ne le forme avec ses lèvres. J'en avais trompé d'autres et l’on pouvait presque croire que j’aimais depuis abuser de la patience d’autrui. Mais celle d’Hannah était à part. « Félicitations en tout cas, ils ont fait un très bon choix. » Ou le devrait, tout du moins. Je ne reniais pas mes sentiments, non. Je ne reniais pas plus ma capacité d’éluder, de dire sans dire. Je possédais ce talent. Hannah avait été directe, beaucoup plus que bien d’autres par ici, elle avait été finalement courageuse et cela ne m’étonnait pas à défaut de me plaire. « Pas sûre que les surprises dans ce genre d’affaires en soit un, néanmoins. Elles sont rarement bonnes dans les homicides. » continuai-je, les ondulations de ma voix toujours aussi calmes, peut-être un peu plus arrêtées alors que je me tournais finalement, délaissant le miroir, lui permettant de faire face à une sévérité caustique qu’elle ne voulait pas observer sur mon visage. Je doutais de savoir ce qu’elle voulait véritablement y voir. Des remords ? De l’inquiétude ? Je réalisais alors que c’était sans doute ce visage, lui-même, ainsi que la silhouette tout entière qu’elle avait vu derrière ce miroir sans tain qu’elle cherchait à comprendre, qu’elle aurait aimé occulter de son esprit sans que je ne lui en laisse l’occasion. « Ça ne veut pas dire qu’elles ne soient pas nécessaires. » conclus-je en trouvant son regard, désireuse d’appuyer ce que je voulais lui faire comprendre avant qu’elle ne nous entraîne ailleurs, sur un chemin que ni elle, ni moi ne voulions emprunter, une confrontation qui n’avait pas à avoir lieu. Nous pouvions nous contenter de cela, de mes non-dits pourtant clairs et assumés.
Si Hannah avait imaginé une seule seconde la scène qui se déroulerait sous ses yeux en venant ainsi surprendre son amie, elle aurait – sans nul doute possible – passé son chemin et trouvé un autre moyen d’annoncer à Liv qu’elle serait dans les parages pour au moins quelques semaines. Et si cette idée l’eût ravi dès l’instant où sa candidature avait été acceptée, cette perspective était maintenant dénuée de joie ou d’enthousiasme tant ce à quoi elle avait assisté lui tordait l’estomac. Côtoyer des criminels et ne pas être en mesure de leur faire payer leur crime devait être une source inépuisable de frustration, Hannah le comprenait, mais rien dans cette insatisfaction ne donnait la moindre légitimité à ce que Liv avait pu faire ou dire à cet homme pour lui faire confesser ses actes. Faisant partie du corps médical, la brune avait été elle-même confrontée à des cas de consciences – soigner des criminels, apporter de l’aide à des psychopathes parce qu’ils étaient malades – mais son métier la poussait à soigner tout le monde, sans prendre en compte la personne et ses agissements. La jeune femme savait que le respect de ces règles et de ces droits était de mise dans le milieu carcéral et que la police se devait d’interroger les suspects au moins en présence de leur avocat. Liv avait bafoué ce droit – et pas que – pour obtenir ce qu’elle voulait, sous le regard impuissant de la brune qui était restée tout simplement paralysée en observant les agissements de son amie. La flic était tellement avide d’arracher ce qu’elle pouvait de lui qu’elle n’avait plus pensé une seule seconde à la possibilité que quelqu’un se tienne derrière cette vitre, témoin silencieux de son comportement empreint d’irrévérence et de malséance. Incapable de bouger ou d’intervenir, Hannah avait attendu que son amie quitte la salle pour découvrir qu’elle avait été là, l’obligeant ainsi à faire face à ce qu’il venait de se passer sans plus pouvoir se défiler – ou pas. Il aurait été mal venu de croire que Liv était incapable de se sortir de n’importe quelle situation, peu importe à quel point elle était impétrée dans celle-ci. Et faisant face à l’air grave du médecin, elle prenait le pli d’esquisser un sourire à son égard, comme si ce dernier pouvait effacer les dernières minutes qui venaient de s’écouler. Elle aurait préféré. La surprise était bel et bien réelle, mais celle-ci avait pris une toute autre dimension tandis que la jeune femme prenait conscience de ce que Hannah avait vu, peut-être, ou peut-être pas. Plissant les lèvres, le médecin espérait que son amie aurait la décence de faire le premier pas, de se lancer dans une tentative stérile de lui expliquer le pourquoi de ce qu’elle avait fait, sans ciller, dans cette salle. Mais encore une fois, ça aurait été mal juger la personne qu’était devenue Olivia ces derniers mois. Une inconnue. Pas tout à fait, mais presque. La brunette se savait privilégiée compte tenu des circonstances et malgré elle, elle marchait sur des œufs lorsqu’elle était à proximité de la policière, ce qui n’était pas lui rendre service. Et pourtant, il lui était difficile d’acculer une personne déjà à terre, alors que cette dernière essayait péniblement de s’en sortir et de reprendre le dessus. Mais cette fois-ci, les choses étaient différentes. Pas de faux-semblants, elle lui devait une explication. « Ça veut dire quoi ? » Son ton trahissait déjà son irritation et par la même, un mécanisme de défense qu’Hannah lui connaissait bien en dépit de l’air nonchalant qu’elle affichait désormais face à elle. « Ça veut dire que je ne partirai pas d’ici avant que tu ne m’expliques ce que je viens de voir. » Analyser, comprendre, raisonner. La brune ne pouvait empêcher son esprit d’agir de la sorte et sans un commentaire éclairé de la part de Liv, elle allait forcément se mettre à tirer des conclusions par elle-même, tout ce qu’elle désirait éviter. « A moins que tu ne veuilles en parler à quelqu’un d’autre. » Le sous-entendu était clair comme de l’eau de roche et Liv était suffisamment intelligente pour comprendre où elle voulait en venir. L’idée que tout ça sorte de cette pièce ne lui avait pas encore traversé l’esprit mais cette perspective allait forcément sortir Liv de son rôle détaché, elle en était même certaine. Le regard de la jeune femme ayant accroché son badge, il ne lui fallu pas bien longtemps pour faire la connexion entre le stage annoncé par la brune quelques jours auparavant et sa présence en ces lieux. « Félicitations en tout cas, ils ont fait un très bon choix. » Hannah ne ressentit pas d’ironie dans cette remarque, plutôt un simple constat affectueux d’une amie à une autre. Les épaules de la brune retombèrent, un peu, mais elle resta tout de même sur la défensive, cherchant à comprendre ce qui se cachait derrière l’impassibilité de la policière. « Merci. » Se contenta-t-elle de répondre à demi-mot, son attention tournée vers des matières bien plus sérieuses que sa capacité à évoluer au sein du poste de police de Brisbane. « Pas sûre que les surprises dans ce genre d’affaires en soit un, néanmoins. Elles sont rarement bonnes dans les homicides. » Liv délaissa la contemplation de son détenu pour finalement se tourner vers elle, la voix toujours aussi calme mais les traits de son visage complètement fermés. Une expression qui, autrefois, n’avait jamais eu sa place sur la mine éclairée de son amie mais qui désormais lui faisait presque office de masque dans la vie de tous les jours. Cette vision serrait un peu plus le cœur du médecin alors qu’elle tentait d’effacer les nœuds qui se formaient dans sa gorge depuis que Liv était entrée dans la pièce et tournait volontairement autour du pot. « Ça ne veut pas dire qu’elles ne soient pas nécessaires. » Il aurait été effectivement plus simple de prétendre que tout ça n’était jamais arrivé, mais une telle chose était tout simplement impensable pour la brune dont l’éthique et le sens du devoir faisaient partie intégrante d’elle et de son tempérament. Est-ce qu’elle était prête à faire l’impasse sur ce qu’elle avait vu ? Non. Mais la façon dont cette discussion allait se dérouler serait décisive pour la suite et dépendait uniquement du bon vouloir de son amie. Elle n’était pas une poupée que l’on manipulait à sa guise, et il était évident que Liv ne parviendrait pas à la faire taire en usant des menaces ou de la force, quoique cette idée lui provoque un frisson d’effroi tant cela mettrait un frein à cette amitié déjà émoussée par le drame qui avait fait sa place dans leur vie. « Liv. » La brune la coupait presque, usant de son surnom avec un mélange de supplication et de fermeté destiné à lui faire comprendre que les non-dits n’avaient plus leur place à ce stade. « Ça t’arrive souvent ? » De malmener tes suspects, de leur refuser leurs droits fondamentaux, de renier tout ce qui fait de toi celle que tu es en t’abaissant à leur niveau ?
Olivia Marshall & @Hannah Whitemore (nov. 2018) ✻✻✻ Je ne pouvais m’en prendre qu’à moi-même, n’est-ce pas ? Me montrer plus prudente si je m’agaçais si aisément lorsque l’on venait à me prendre sur le fait. Ou le pensaient-ils tout du moins, me surprendre, ne plus me laisser de choix autre que celui d’admettre et de me repentir. Mon mari avait été le premier à saisir la différence alors même qu’il ne travaillait pas à mes côtés. Il m’avait vu rentrer un soir, différente, et malgré ses questions et ses suspicions, j’étais restée évasive et distante, ne prenant même pas la peine de nier ou d’admettre quoique ce soit. Mon supérieur n’avait pas mieux fait. Je n’avais pas plus de mal à anticiper les réactions d’Hannah. Sans doute allait-elle vaguement se mettre en colère, une fausse irritation à laquelle je ne faisais même plus attention car je la trouvais absurde. Je les avais prévenus mais ils n’étaient toujours pas déçus. Pas tant qu’ils ne se retrouvaient pas dans cette situation précise, face à moi, pas tant que je ne les forçais pas à la désillusion, à mon sujet. Elle s’inquièterait, également, craignant quelque chose sur lequel elle n’avait malheureusement aucune prise, voulant me protéger d’un mal qu’elle ne comprenait pas. Un doute à ce sujet naquit dans un coin de mon esprit néanmoins, je pouvais le reconnaître. L’esprit d’Hannah était affuté, entraîné à cela justement : saisir l’incompréhensible, manier l’impalpable. Peu importe, dans le fond. Elle finirait par se rendre compte, comme les autres, qu’il n’était pas possible de rester avec moi tout le temps. Qu’il convenait simplement, au fil du temps, d’accepter mes réussites sans se demander lesquelles avaient été obtenues de la bonne façon, sans se demander ce qu’elles avaient coûté. Des vies, pour toutes. Cela marchait ainsi aux homicides. Et ce n’était pas moi qui les avait raflées, il ne fallait pas qu'ils l'oublient. « Ça veut dire que je ne partirai pas d’ici avant que tu ne m’expliques ce que je viens de voir. » Je n’étais pas surprise, elle aussi s’attardait sur les mauvais éléments. Je gardais les yeux rivés sur le suspect alors que mes pensées cheminaient autour de ma tête. Des deux individus présents il y a quelques minutes dans la pièce face à elle, étais-je réellement celle qui avait heurté son cœur, ses convictions, son éthique ? Étais-je réellement celle qu’elle désirait mettre au pied du mur à présent ? Ne voyait-elle pas l’illogisme de ce qui figeait nos comportements ? Le système dans lequel nous restions impuissants ?
Avec un autre, j’aurais haussé les sourcils, faussement étonnée, feignant presque d’être vexée par ses accusations infondées. Elle n’avait rien vu. Elle avait simplement imaginé, et encore. Mon expression impassible ne se lassait pas encore, s’entêtant à se loger aux creux de mes yeux, aux commissures de mes lèvres, à l’immobilité de me corps alors qu’elle poursuivait. « A moins que tu ne veuilles en parler à quelqu’un d’autre. » Elle tentait autre chose à présent, avec une facilité presque trop étonnante pour être sincère. Je fronçai les sourcils, imperceptiblement, ne prenant même pas la peine de la regarder car ne désirant pas, dans le fond, deviner les émotions contradictoires qui traverseraient son visage lorsqu’elle entendrait mes mots aiguisés et mesquins. « Tu me menaces de quelque chose, Hannah ? On n’est plus amies tout à coup ? » Mesquins comme les siens. Si elle voulait m’effrayer, elle devrait s’y employer avec plus d’aplomb, assumer ses prises de position, accepter sa trahison. Bien entendu que je me reposais sur mes acquis. Si l’on essayait de me déstabiliser, j’ébranlais en retour. Sur nos acquis, également, jouant d’une amitié que je n’hésitais pas à loger entre des guillemets caustiques, à prôner avec bassesse, puisque je ne m’en montrais certainement pas digne. Elle non plus, en choisissant cet angle. Je devinais ses motivations, celles de me pousser dans mes retranchements mais elle devrait savoir mieux que personne qu’on ne désossait pas les valeurs calcinées d’un être abîmé sans s’y brûler les doigts. N’était-ce pas là même le cœur de sa formation ? « Liv. » Hannah. Je ne réagis pas immédiatement. Pas du tout, en vérité, si ce n’était le vague mouvement que fit mon menton en se relevant pour la jauger, immobile. Elle se positionnait en signe de ce foutu destin. Usait de ses techniques de psychanalyse que je refusais, que je démantelais une par une au fil des séances que l’on m’avait imposées à la suite du décès de June. Non, Liv. Elle se positionne en amie. Mensonge. L’affaire était réglée, ou sur le point de l’être définitivement, et elle m’en empêchait. Elle était cette morale venant frapper à ma porte en personne, désireuse de me faire respirer le parfum âpre d’une réalité que je ne voulais plus reconnaître. « Ça t’arrive souvent ? » J’ignorais ce qu’Hannah ressentait précisément à cet instant mais je lisais l’inquiétude et la sévérité dans ses regards inquisiteurs, trouvais le mariage de ces deux émotions déplacé et lassant. Je savais ce qu’elle me demandait réellement. Je pouvais lui décrire avec une justesse éprouvante à quel moment cela avait commencé à m’échapper. Cela n’avait rien eu d’un moment déterminant, d’une clé de voûte à partir de laquelle tout s’était ensuite enchaîné sans que je ne parvienne à remettre mes instincts sous contrôle. Cela s’était fait lentement, presque insidieusement, fatiguée certainement d’écraser chaque soir mes ressentiments au fond de mon canapé, les songes brûlants car ne supportant plus ni nos barrières ni les facilités que nous octroyions, tous, aux criminels pour qu’eux s’en sortent et que nous, nous, demeurions prisonniers.
Je pouvais lui dire que je n’avais pas compté, depuis, le nombre de choses que j’avais bien pu faire et qu’elle n’aurait pas toléré, pas justifié. « De choper un de ces types ? De les faire parler pour pouvoir ensuite faire face aux parents endeuillés qui n’attendent que ça ? » Je pouvais lui dire, oui. Mais je n’avais aucun compte à lui rendre. Notre amitié était réelle et prenait place en dehors de ces murs. En leur sein, des relations aussi saines, aussi authentiques, ne me semblaient plus devoir primer, devoir nous affecter, nous ralentir. « De savoir que le coupable sera jugé pour ses actes ? De savoir où les restes du corps de leur propre fils ont été abandonnés ? » Le comprendrait-elle si je le lui disais ainsi ? Si je lui disais ce qu’il y avait derrière cette pugnacité tranquille dont elle m’avait vu faire preuve ? Qu’il y avait bien pire au-delà, et que si je souffrais chaque jour de l’insolvabilité du drame de ma vie, je ne serais pas responsable de celle d’autres familles. « Non, ça n’arrive pas assez souvent, malheureusement. » Et cette sincérité n’était certainement pas celle qu’elle désirait entendre mais je la lui offrais néanmoins, je la lui offrais au moins. Et si je n’avais toujours rien reconnu, c’était déjà bien plus que ce que d’autres auraient obtenu de ma part. Hannah était cet esprit méthodique, rationnel et qui avait besoin de s’appuyer sur des certitudes et des protocoles pour donner un sens au monde qui l’entourait. Il était normal qu’elle s’y emploie à présent également. Normal de lire la confusion dans ce regard qu’elle posait sur moi car je ne lui offrais rien de tout cela. Rien de logique, rien de discipliné. Faire face à cela dans le regard de ses patients, elle en était capable, elle savait s’en emparer avec une dextérité que je lui avais souvent louée. Mais elle ne devrait pas me considérer comme l’un de ceux-là. « Qu’est-ce que ça changerait ? » lui demandais-je finalement en arquant un sourcil. « Que ce soit la première ou la dixième fois. Quelle réponse te conviendrait le mieux ? » Laquelle changerait le regard que tu poses sur moi ? J’étais prête à lui donner, pour en finir avant même d’avoir à commencer. C’est ce que je faisais, souvent, battre en retraite, non pas inquiète de perdre un débat inutile mais tout simplement agacée à l’idée de devoir le mener. Je savais. Je devinais les arguments qu’elle n’allait pas tarder à avancer, ayant à peine besoin de lire entre lignes puisqu’elle les rendait évidents. Mais que leur évidence avait cessé d’être la mienne il y a huit mois déjà.
Il était clair qu’Olivia gagnait du temps, pour rassembler ses pensées et probablement échafauder une ligne de défense suffisamment solide que pour se sortir de cette situation en passant entre les mailles du filet. Les yeux rivés sur l’homme qu’elle venait de malmener de bien des manières, elle se blottissait dans le silence, attendant sans doute qu’Hannah fasse le premier pas, montre ses cartes la première afin de pouvoir s’adapter ensuite à elle. Était-ce la première fois qu’elle se retrouvait dans cette situation ? La brune en doutait, car elle ne montrait aucun signe de trouble ou d’inquiétude, comme si sa réaction en pareille condition était toute trouvée, presque automatique. Le médecin ignorait depuis combien de temps cette façon de procéder durait, mais si comme elle s’en doutait cela était dû aux évènements qui avaient mis à mal la psyché de son amie, alors cela voulait dire qu’elle n’en était pas à son premier round. Obtenait-elle toutes les informations lui permettant de résoudre ses homicides de cette façon ? Est-ce que d’autres étaient au courant, l’avaient vu faire ? Les questions se bousculaient dans l’esprit de la brune, même si son apparence demeurait aussi stoïque que possible. Elle cherchait encore ses mots, la meilleure façon d’aborder ce qu’il venait de se passer sans qu’elle ne puisse fuir ou se braquer en ignorant ses paroles, comme elle savait si bien le faire. Finalement, elle lui expliqua où elle voulait en venir, arguant qu’elle ne quitterait pas cette pièce avant d’avoir reçu une explication de sa part, quelque chose qui pourrait éclaircir ce qu’elle venait de voir et calmer ce climat d’inquiétude qui s’était créé en elle à la seconde où elle avait aperçu l’air fermé de son amie, son visage dénué de toute émotion alors qu’elle franchissait la barrière invisible de la légalité, au nom de quoi ? Du bien ? De la justice ? Les lois existaient pour une bonne raison, et même si son mobile était louable, elle n’était pas au-dessus d’elles. Réalisant que ça ne suffirait sans doute pas à la mettre au pied du mur, elle ajouta par sous-entendu qu’elle pourrait tout aussi bien répondre de ses actes à une autre personne qu’elle-même, espérant ainsi déclencher une réaction chez elle ; n’importe laquelle. La brune crut un instant que cette insinuation ne changeait rien à l’impassibilité de Liv, mais elle décida finalement d’ouvrir la bouche, sans pour autant prendre la peine de lui faire face. Le dialogue était-il trop difficile à assumer pour elle ? « Tu me menaces de quelque chose, Hannah ? On n’est plus amies tout à coup ? » La jeune femme accusa le coup, légèrement ébranlée par l’agressivité dissimulée derrière ces mots prononcés avec un calme feint. « Si je te menaçais, tu serais la première au courant. » Inflexible, son ton à elle laissait entrevoir la maîtrise dont elle faisait preuve en dépit d’une situation qui la désarçonnait tant elle en appelait à des principes qui s’opposaient les uns avec les autres. Trahir son éthique au nom de l’amitié que Liv se faisait un plaisir de mettre en avant, comme si elle cherchait à la culpabiliser en anticipant des réactions qu’elle-même ignorait encore avoir ou non. « Et notre amitié n’a rien à voir avec ça, ne mélange pas tout. » Elle tenait énormément à elle, Olivia en était consciente, et sans doute était-ce une manœuvre mesquine destinée à la dérouter. Cela fonctionnait, même si elle se donnait du mal pour ne pas le montrer. Quand était-elle devenue cette personne froide et indifférente aux règles qui régissaient leur monde, sa profession ? Hannah avait soudainement l’impression d’avoir raté quelque chose, de ne pas s’être montré suffisamment présente et à l’écoute pour déceler des signes avant-coureurs de cette attitude qui était désormais la sienne, celle d’une inconnue qui n’avait plus rien à voir avec Liv. Pourtant, c’était bien elle qui se tenait là, devant elle. Elle prononça son prénom, comme un rappel à l’ordre destiné à lui rappeler qu’elle n’était pas une personne lambda tombée par hasard elle et ses manquements à l’éthique. Elle était son amie, celle qui avait traversé l’enfer avec elle sans jamais la laisser tomber, pas une fois. Du moins était-ce son impression avant d’assister à cette scène d’interrogatoire qui n’avait rien de conventionnelle. Finalement, Hannah opta pour une approche plus directe, lui demandant de but en blanc si ça lui arrivait souvent. Cette question pouvait englober beaucoup de choses et c’était le but, de laisser Liv tirer elle-même les conclusions qui s’imposaient face à cette interrogation empreinte d’appréhension et de gravité. « De choper un de ces types ? De les faire parler pour pouvoir ensuite faire face aux parents endeuillés qui n’attendent que ça ? De savoir que le coupable sera jugé pour ses actes ? De savoir où les restes du corps de leur propre fils ont été abandonnés ? » Hannah croisa les bras sur sa poitrine, fronçant les sourcils en entendant ainsi les justifications détournées de la brune, prônant l’injustice comme moteur de ces actions dénuées de bon sens et d’humanité. Elle comprenait, ça oui. Mais ça n’était pas suffisant pour l’absoudre de ce qui était également considéré comme un crime, qui pouvait lui faire perdre son habilitation et son badge. Son travail était tout ce qu’il lui restait, ou presque, et elle le mettait en ligne de mire en agissant comme bon lui semblait. « Non, ça n’arrive pas assez souvent, malheureusement. » Elle se dédouanait presque, arguant que malgré ses agissements, justice n’était pas rendue encore assez souvent. Elle n’avait pas tort, mais elle n’était pas la seule à souffrir des failles de leur système. Il fallait composer avec, pas prétendre qu’il n’existait pas. « Qu’est-ce que ça changerait ? Que ce soit la première ou la dixième fois. Quelle réponse te conviendrait le mieux ? » Haussant un sourcil désabusé, elle balayait ainsi les arguments que le médecin n’avait même pas encore formulé à voix haute, se positionnant comme celle étant prête à la concession en lui livrant ce qu’elle désirait entendre, en se pliant à sa volonté tout en prétendant qu’elle avait raison alors qu’elle n’en pensait pas un traître mot. Hannah plissa les lèvres, loin de se démonter face à l’attitude de son amie. « C’est quoi la prochaine étape, Liv ? Tu iras les tuer dans leur sommeil quand tu jugeras que leur peine n’a pas été assez lourde ? Ou tu infligeras les mêmes souffrances à un membre de leur famille, pour qu’ils comprennent ce que ça fait ? » Où était la limite désormais? Elle secoua la tête, passant une main dans ses cheveux dans un geste qui trahissait désormais sa nervosité face à l’absence de remord chez la brune. « Les lois existent pour une bonne raison, si tout le monde agissait comme toi, alors… » Alors ça serait l’anarchie, tout simplement. Ces criminels demeuraient des êtres humains possédant des droits, peu importe les actes commis. Mais aux yeux de la flic, leurs actions effaçaient ce qu’elle considérait probablement comme un privilège. « Je dis pas que c’est juste ou facile, mais c’est ton boulot de les faire payer pour leurs crimes sans avoir à te rabaiser à leur niveau. » Sa voix tremblait légèrement, dénotait d’une émotion qu’elle n’aurait pas ressentie si elle avait découvert qui que ce soit d’autre entrain de mener l’interrogatoire. Mais Liv n’était pas n’importe qui, loin de là même.
Olivia Marshall & @Hannah Whitemore (nov. 2018) ✻✻✻ Avait-elle réellement la plus infime once d’illusion quant aux remords qu’elle semblait vouloir éveiller en moi ? Mon impassibilité lui offrait pourtant toutes les réponses, la guidait sur ses chances de réussite mais elle ne se résignait pas, pas déjà. Sans doute avait-elle ses raisons de chercher à me raisonner, de chercher de l’humanité là où elle l’avait vue disparaître mais qu’elle ne s’y méprenne pas, je n’étais pas celle qui en manquait. Je me souvenais même avoir regretté durant quelques instants furtifs les premiers extrêmes auxquels je m’étais laissée succomber, me souvenant m’être dit que si c’était à refaire, j’aurais abandonné l’idée. Mais il ne s’agissait pas de décisions prises après une mûre réflexion. Nous ne possédions pas ce luxe. Y penser n’avait aucun sens lorsque l’on se retrouvait face à l’un de ceux-là, un sans regrets et ils ne l’étaient pas tous, un qui ne pensait qu’à essuyer ses mains pleines de sang en attirant notre regard dans la direction opposée pour que l’on ne puisse pas s’apercevoir, surtout, des traînées rougeâtres qu’il laissait dans son sillage. Y penser n’avait aucun sens, non, il fallait le vivre pour lui en donner. Et si elle n’en décelait aucune, de signification, de justification, elle devrait s’en estimer chanceuse, épargnée. Mais l’univers d’Hannah était empli d’individus beckettiens, personnages tourmentés à l’esprit aride et troublé et elle avait fait de ses aspirations ultimes de trouver du sens dans l’absurdité du paysage complexe de leurs pensées. Ne le fais pas avec moi, Hannah. Pas avec moi. Elle ne faisait plus partie de mon monde, désormais. Elle suivait une autre éthique, un autre rythme, tout en essayant de comprendre le mien. Et j’avais hâte de pouvoir quitter cette pièce en songeant qu’elle s’y était risquée puis qu’elle avait échoué. Même avec amertume puisqu’elle n’était pas l’un de ces collègues supplémentaires que je parviendrais à méprendre. « C’est quoi la prochaine étape, Liv ? Tu iras les tuer dans leur sommeil quand tu jugeras que leur peine n’a pas été assez lourde ? Ou tu infligeras les mêmes souffrances à un membre de leur famille, pour qu’ils comprennent ce que ça fait ? » « Rien d’aussi dramatique. » répliquai-je sombrement, l’ironie au bord des lèvres. J’avais l’impression qu’elle souhaitait me piéger, désormais. Prêcher le faux pour savoir le vrai, suggérer l’innommable pour espérer le moins. La nervosité s’emparait également de ses gestes délicats mais ne parviendrait pas à affaiblir mes défenses. Il ne lui suffirait que d’une faille dans mon discours pour qu’elle réussisse à la retourner contre moi. C’était ce que je faisais avec tout le monde, également. C’était quelque chose que je ne permettais pas aux autres. Elle devait le savoir, quelque part. Elle devait le savoir que je ne laisserais pas mener la conversation vers une finalité que je n’aurais pas moi-même choisi au préalable. Mais si je sentais son assurance vaciller, sa voix demeurait, elle, insistante.
Je n’en aurais pas attendue moins d’elle, dans une autre situation. Si les maux auxquels elle n’avait pas peur de se confronter n’étaient pas les miens. Si son envie de creuser ne concernait pas les recoins de ma propre carcasse dans laquelle elle avait l’air désireuse de vouloir plonger ses doigts fins et sagaces sans vergogne. « Les lois existent pour une bonne raison, si tout le monde agissait comme toi, alors… » Elle spéculait puisque je ne lui accordais que cela. Que je gardais le tout pour moi, comme d’habitude, la laissant se débattre avec son imagination et l’indignation qui en découlait. Ne rentre pas dans ma tête, Hannah. Il s’agissait d’un champ de ruines au sein duquel elle n’avait pas envie de se perdre. Et elle ne tarderait pas à le faire, à la voir ainsi me faire face, ses yeux regorgeant d’ambivalence et de déception. À mon égard. Elle pouvait toujours se redresser, tenter de le cacher pour ne pas perdre la face, pour ne pas me laisser m’en sortir aussi tôt, elle n’y pouvait rien. Elle se débrouillait bien, en outre, mais n’y pouvait rien si j’avais fait de mon métier celui de lire entre les lignes. Peut-être n’y parviendrais-je pas aussi bien, de surcroît, si je ne la connaissais pas aussi bien. « Je dis pas que c’est juste ou facile, mais c’est ton boulot de les faire payer pour leurs crimes sans avoir à te rabaisser à leur niveau. » Je la toisai avec gravité. Puisque c’était comme si elle le criait à mes oreilles : tu ne vaux pas mieux qu’eux, Liv. Et tu ne le vois même pas mais je te forcerai à y faire face. À ton amoralité. À ta lâcheté d’y succomber. Et je lui en voulais de me les reprocher, ces choses-là, puisque je ne les acceptais pas. Qu’elle se trompait lourdement. « Je ne sais pas ce que tu t’imagines mais je ne suis pas ce monstre dépourvu de conscience que tu dépeins. » Et je mentais sur beaucoup de points, par omission ou avec flagrance, avec calcul ou inconsciemment, mais je ne mentais pas sur cela. Les actes qu’elle évoquait, les crimes dont elle me pensait capable n’étaient pas les miens et ne le seraient jamais. Peut-être m’en pensait-elle capable. Peut-être que mon flegme et les traits déchiquetés de mon ombre avaient quelque chose d’à ce point méprisable. Peut-être que le parfum de mes cigarettes avait les relents d’une autre sorte de réalité, d’un autre monde dans lequel elle me voyait faire toutes ces choses avilissantes, toutes ces choses qui me réduiraient, en effet, à leur niveau. Peut-être y parvenais-je trop bien, oui, à ne lui présenter que mon allure aujourd’hui, à lui dissimuler mon âme. Et qu’est-ce que tu vois, Hannah ? Sa réponse était évidente à présent. Ma déchéance plaquée sur ma peau.
« Que tu me considères capable de ça, que tu me mettes au même niveau qu’eux, ça ne me fait pas plaisir. » Je feignais d’être vexée, encore une fois, puisque je tordais la discussion pour lui donner la forme de ma répartie. Mais l’euphémisme était réel. Cela ne me faisait plaisir. Cela me faisait mal même, fait que mon orgueil exacerbé sur l’instant ne me permettait pas d’exprimer. « Pire que ça, ça m’inquiète sur tes facultés d’analyse. » Mais pour l’instant, il était là, tenace et digne de ma confiance. Il ne lui servait à rien de compter ce qu’elle considérait comme étant des erreurs. Je les connaissais toutes par cœur. Elles étaient comme une vieille mélodie jouée en boucle à travers le cuivre d’un gramophone usé et j’avais abandonné l’idée de chanter dans d’autres harmonies. Les leurs étaient bien plus efficaces. « Mais je n’ai pas le temps pour ça. J’ai un suspect à finir d’interroger. Tu peux rester si tu veux. » repris-je finalement en haussant les épaules et en enroulant mes doigts autour de ma tasse de café désormais froid, l’ayant abandonné sur la table métallique austère de la pièce juste avant l’interrogatoire. Elle pouvait attendre d’avoir la vidéo, également, cette dernière existerait pour ce qui suivrait au moins. Mais je ravalais cette causticité pour en suggérer une autre. « Ou tu peux rentrer, lui rappeler ses droits, lui permettre de se rétracter. Il n’attend que ça. » Il n’y avait pas la moindre trace d’ironie dans mes paroles, désormais, et elle le savait. Je lui présentais une conjecture qu’elle aurait été insensée d’envisager. Mettre à mal tout ce que j’étais sur le point de résoudre. Pour quoi ? Son intégrité ? Celle-ci valait bien peu à mes yeux sur l’instant. « Mais ta conscience ne sera pas la seule chose à laquelle tu te retrouveras confrontée ensuite. » Je la contournais ensuite pour rejoindre la sortie, sans emphase nécessaire tant mes mots me paraissaient clairs, intransigeants, laissant place aux derniers accords sans vie que je savais encore jouer.
L’éthique. Une appréciation du bien et du mal qui variait entre les individus, plongeant ce concept entre biens des débats. Hannah n’avait jamais douté un seul instant de la sienne, ayant prêté serment afin d’aider quiconque en avait besoin, faisant l’impasse sur qui ils étaient par-delà leurs blessures, ce qu’ils avaient pu faire et à qui. Cela ne la regardait pas et ne devait pas entrer en ligne de compte lorsqu’il s’agissait de prendre soin de la santé de quelqu’un. Cela dit, elle pouvait comprendre que le combat de Liv soit plus nuancé, car elle avait affaire tous les jours à des criminels qui pouvaient s’en sortir uniquement grâce aux failles qui parsemaient la loi régissant leur pays, la laissant impuissante face à une vérité qu’elle ne pouvait prouver par des voies légales. Des innocents allaient en prison, et des meurtriers pouvaient continuer de vivre leur vie sans être inquiétés. Oui, c’était injuste. Oui, il fallait faire son possible pour inverser la tendance. Mais pas au dépit des fondements même de la morale, celle qui aurait dû l’empêcher d’emprunter la pente glissante sur laquelle elle semblait désormais évoluer. Décidée à lui faire front, à obtenir le fond de sa pensée face à ce qu’il venait de se passer, elle lui demanda quels étaient ses plans pour la suite. Parce qu’extorquer des aveux de cette façon, ça n’était probablement qu’une étape dans la longue liste des choses qu’elle pouvait se décider d’entreprendre dans sa nouvelle lutte contre le crime. Sourcils froncés, elle dévisageait son amie, cherchant du regard à retrouver celle qu’elle connaissait, au-delà de cette inconnue au visage impassible qui lui faisait face. « Rien d’aussi dramatique. » Ces paroles avaient-elles pour but de la rassurer ? Car l’ironie qui perçait dans sa voix avait plutôt tendance à faire l’inverse et Hannah se retint de lâcher un petit soupir, dépitée face au mur qui se dressait entre elles au fur et à mesure des secondes qui passaient. Liv avait l’habitude de mener les interrogatoires, il paraissait évident que si elle souhaitait conserver ses agissements pour elle, elle n’allait certainement pas livrer des détails incriminants à la brune, même si celle-ci n’avait pas à cœur de s’en servir contre elle. Mais ça, la flic l’ignorait et préférait conserver un air fermé, ne laissant rien filtrer qui pourrait donner le moindre début de piste à la psy qui tentait désespérément de comprendre, d’en savoir plus. Parce qu’elle était comme ça Hannah, elle avait besoin d’avoir toutes les informations en sa possession afin de clarifier la situation dans son esprit, d’y voir plus clair afin de pouvoir agir. Mais Liv ne lui laissait pas le moindre pouce de terrain, que du contraire. « Alors c’est tout ? Tu te contentes de leur soutirer des aveux par la force, et ça s’arrête là ? » Allait-elle oser lui mentir en la regardant dans les yeux ? Autrefois, elle aurait affirmé que non. Mais aujourd’hui, elle n’avait plus les mêmes certitudes en elle. Face au mutisme dans lequel Liv avait décidé de se plonger, Hannah rompait le silence en continuant à penser à voix haute, à lui faire prendre conscience de ses agissements et des conséquences probables de ceux-ci, cherchant à provoquer une quelconque réaction chez elle, n’importe quoi. Elle parvint à déclencher un regard empreint de gravité alors qu’elle sous-entendait à peine que cette façon de faire ne valait pas mieux qu’eux, ce qui lui permit de réaliser qu’elle avait, enfin, touché une corde sensible. « Je ne sais pas ce que tu t’imagines mais je ne suis pas ce monstre dépourvu de conscience que tu dépeins. » Un monstre dépourvu de conscience. Le choix des mots avait ici toute son importance, d’autant qu’Hannah ne les avait jamais utilisé d’elle-même. Liv semblait sincèrement vexée par ses sous-entendus, et cela rassura quelque peu la brune, à défaut de lui avoir apporté une quelconque réponse sur sa façon de procéder plus que douteuse. « Que tu me considères capable de ça, que tu me mettes au même niveau qu’eux, ça ne me fait pas plaisir. » La flic avait toujours fait preuve d’une honnêteté tranchante, une qualité que le médecin cherchait désespérément chez ses proches, ressentant le constant besoin d’être entourée de personne en qui elle pouvait avoir confiance aveuglément. Les faux semblants, l’hypocrisie sociale, tout ça l’exaspérait au plus haut point, raison pour laquelle elle s’était sentie immédiatement à l’aise en compagnie de Liv des années auparavant, lorsqu’elles avaient appris à se connaître. Avant que tout ne s’écroule. « Pire que ça, ça m’inquiète sur tes facultés d’analyse. » Hannah plissa les lèvres, irritée par la façon sournoise que son amie avait de renverser les rôles, de tenter de semer le doute dans son propre domaine d’expertise alors que cette discussion avait pour but de condamner le sien. Elle était très forte, elle pouvait le lui accorder. Mais il ne s’agissait pas d’elle ici, alors la brune prit sur elle de ne pas entrer dans son jeu et de passer à côté de ce qui importait vraiment. « Crois moi, ça me peine d’essayer de deviner chez toi de telles intentions, d’hésiter sur ta capacité à les mettre en œuvre ou non. » Et c’était vrai. Elle aurait préféré ne jamais avoir à tenir un tel discours à une amie aussi proche, mais le fait était qu’elle était entrée dans cette pièce, qu’elle avait vu ce qu’elle n’était pas supposée voir et qu’à présent, elle ne pouvait plus l’ignorer. Alors à défaut de sortir de là en hurlant que Liv avait perdu toute notion de moralité, elle essayait de comprendre et de déclencher une réaction chez elle ; autant dire que c’était peine perdue pour l’instant. « Mais ça… Ce n’est pas normal Liv. » Non, intimider et menacer un suspect, user de la force et bafouer ses droits pour obtenir ce que tu veux, ça n’a rien d’un travail honorable de flic, Liv. Elle aurait dû se montrer plus tranchante elle aussi, mais rien n’y faisait ; la brune avait traversé bien trop de choses pour qu’elle parvienne à se montrer aussi catégorique à son égard. Elle ouvrit la bouche pour la refermer ensuite, sans parvenir à émettre le moindre son. Liv sembla profiter de cette faille pour retourner à ce qu’elle était entrain de faire, loin de se sentir mal après leur échange. « Mais je n’ai pas le temps pour ça. J’ai un suspect à finir d’interroger. Tu peux rester si tu veux. » Elle lui laissait l’opportunité de rester, mais Hannah savait qu’il y avait bien plus derrière cette proposition. Une façon tacite de lui offrir la possibilité de cautionner ses actions en y assistant passivement, tel le témoin muet qu’elle était devenue sans le vouloir. Cette perspective crispa légèrement Hannah, mais même si elle avait envie de quitter la pièce, ses jambes refusaient de bouger et de la laisser seule avec ce suspect une fois encore. « Ou tu peux rentrer, lui rappeler ses droits, lui permettre de se rétracter. Il n’attend que ça. Mais ta conscience ne sera pas la seule chose à laquelle tu te retrouveras confrontée ensuite. » Comme si une telle chose lui semblait accessible, après ce qu’il avait dit et elle, ce qu’elle avait fait. Liv passa à côté d’elle sans une parole supplémentaire à son égard, décidée à poursuivre. Le pire était fait, il s’agissait ici de la version officielle, celle qui serait déposée devant un juge comme si ces aveux avaient été accordés spontanément et non le joug d’une menace proférée par une brune imperturbable, au visage fermé. Croisant les bras, Hannah assista à la suite, partagée sur ce qu’il fallait faire et ce qu’elle voulait faire. Ces deux options s’entrecroisaient dans son esprit, mais aucune des finalités ne trouvaient grâce à ses yeux, aucune d’elle ne lui apportait la moindre sérénité. Alors elle restait là, à observer celle qui avait l’apparence de son amie mais qui agissait désormais comme une inconnue qu’elle n’aimait pas découvrir.
Olivia Marshall & @Hannah Whitemore (nov. 2018) ✻✻✻ Je n’ignorais pas, dans le fond, que son réquisitoire retentissait davantage dans son esprit comme une sonnette d’alarme qu’elle s’évertuait à agiter dans ma direction, de la plus démunie des manières. Mais ce qui retenait mon attention et continuait de me faire serrer les dents en refusant de lui accorder quoique ce soit était cet apparat d’analyse qu’elle ne cessait de faire luire dans ses prunelles, coruscation que je ne désirais pas lire dans le regard de l’une des rares à n’avoir pas quitté mon cercle proche. Je faisais de mon mieux, quant à moi, pour ne pas laisser mon dos se raidir, désireuse de conserver mon calme et une désinvolture revendiquée mais elle ne me rendait pas la tâche aisée car je ne saisissais toujours pas son véritable objectif. Désirait-elle me faire revenir sur mes pas ? Défendre les droits de l’homme qu’elle pouvait encore voir de l’autre côté du miroir de tain. Souhaitait-elle m’extirper quelques confessions supposées lui offrir de la matière afin de reporter ce à quoi elle avait eu l’occasion d’assister, portée par un sens du moral qu’elle n’avait jamais tenté d’atténuer sans que cela ne nuise aucunement à l’opinion que je lui portais, bien au contraire. Jusqu’à maintenant. Ou était-elle sincère en se concentrant, pour l’instant, exclusivement sur ma personne et ce qui semblait m’animer ? Elle semblait sincère dans son inquiétude mais j’ignorais ce qu’elle attendait de moi. Je me savais capable de refuser la moindre initiative destinée à me venir en aide mais je connaissais suffisamment son côté méthodique pour ne pas ignorer sa force à préparer un terrain fertile à ce qu’elle espérait voir naître. Hannah prévoyait tout, à l’avance. Excepté ce qu’elle avait trouvé en ce lieu, de toute évidence. « Alors c’est tout ? Tu te contentes de leur soutirer des aveux par la force, et ça s’arrête là ? » Car aux côtés de son assurance et de sa pondération analytique indéfectible siégeaient à présent un réel dépit ainsi qu’une impuissance à m’atteindre qu’elle ne cherchait plus à dissimuler. Je ne pouvais m’empêcher, néanmoins, de considérer l’appui de ce désarroi comme une nouvelle manœuvre de sa part pour atteindre à ses fins. Hannah tâtonnait, essayait, feignait de récapituler ce qu’elle imaginait à voix haute comme si, ainsi, le déclic se devait d’apparaître. Quelque part en elle, à cet endroit où son psychisme entraîné finirait par accéder aux déductions logiques dont elle dépendait tant. Il lui fallait une explication qui ne vienne pas perturber ses intimes convictions et, elle l’ignorait car je n’en témoignais aucun indice, mais j’étais désolée, réellement, d’être celle qui les mettait à mal. J’observais ses prunelles s’agiter sous ses paupières rosées, blanchies sous l’effort, alors qu’elle déterrait au fond d’elle-même des trésors de patience afin de réfléchir librement sur ce qui était opposé, en tous points, à son identité. Elle semblait attendre de moi, en outre, un assentiment, un aveu supposé assembler les pièces de puzzle qu’elle pensait détenir et lui rendre l’ensemble soudainement compréhensible et cohérent. « Je n’ai jamais dit que ça commençait où que ce soit. » m’entendis-je rétorquer, à la place, d'une voix basse, les sourcils légèrement froncés.
Cela ne fonctionnerait pas ainsi, semblais-je lui dire de cette manière. Je n’ignorais pas qu’elle ne possédait pas assez. Je n’ignorais pas qu’elle était à la recherche d’autre chose, en moi, autre chose que ces mouvements intérieurs qu’elle ne pouvait s’empêcher de penser infranchissables. Et je désirais que cela reste ainsi. De simples suppositions de sa part qu’elle pensait déceler au fond de mes yeux mais qui demeureraient animées par des élans antagonistes et une imagination incontrôlée. « Crois moi, ça me peine d’essayer de deviner chez toi de telles intentions, d’hésiter sur ta capacité à les mettre en œuvre ou non. » Hannah se paraît de sa sempiternelle persévérance teintée d’indulgence qui ne me paraissait pas avoir sa place mais qu’elle continuait de m’accorder, choisissant ses mots avec soin pour discerner, avec précision, le rôle qu’elle se devait de jouer dans l’histoire à laquelle elle venait de prendre part. Mais le fond de son être, et je ne l’avais jamais vu ainsi, semblait lourd et inerte, impossible à remuer car elle ne désirait pas, dans le fond, participer à des échanges aussi acerbes. Et moi non plus, ces derniers ressemblant désormais davantage à des écueils qu’à de la prévenance de sa part. « Mais ça… Ce n’est pas normal Liv. » J’aurais soupiré si j’en avais eu la force. Elle ne savait pas à quel point elle avait raison mais elle était en retard. Je m’étais habituée à cette nouvelle identité depuis de nombreux mois déjà. Peut-être n’avait-elle pas eu l’occasion de s’en rendre compte, et j’en avais été soulagée, mais elle devait se rendre à l’évidence aujourd’hui et il était toujours difficile d’ouvrir les yeux sur la vérité lorsque l’on les avait gardés fermés si longtemps. Qu’imaginait-elle, au juste ? Que l’injustice dont elle était au courant n’allait pas influencer ma manière d’appréhender le travail qui était le mien ? C’était elle, pourtant, l'anatomiste de l’esprit humain. Ses appréhensions auraient été les bienvenues, peut-être, huit mois auparavant, mais ne l’étaient plus aujourd’hui. « Je pensais que le mot normal était à proscrire dans ton domaine d’études ... » Le reste de ma phrase s’évanouit dans un haussement d'épaules salvateur car, malgré l’image que je ne cessais de renvoyer, je ne désirais pas pousser le cynisme à l’excès. Il s’agissait simplement d’un mécanisme qui avait fait ses preuves.
La porte se refermait à peine qu’il était désormais temps de ré-ouvrir l’ancienne. Derrière celle-ci se trouvait l’objet de notre dissentiment et il ne me fallut qu’une seconde durant laquelle le regard sinistre de l’homme, presque aussi fuligineux que les pensées obscures qu’il avait fini par avouer être siennes, vint croiser le mien pour que les remords d’Hannah ne me paraissent, une nouvelle fois, désespérément illégitimes. Je repris place, sans un mot, prenant mon temps afin de disposer l’appareil enregistreur entre nous et de croiser mes bras sur la table, lentement, avant de reprendre la parole sobrement. « Reprise de l’audition à 10h38. Inspecteur Olivia Marshall, présente. » J’appuyai mon regard dans le sien. « Veuillez décliner votre identité. » Il n’en avait pas envie. L’éclairage stérile surplombant la pièce exigüe ne lui laissait pas le loisir de dissimuler la part d’ombre insaisissable qui entachait ses instincts les plus ancrés mais il s’exécuta, une absence d’éclat au fond de la voix m’indiquant que l’effet avait été suffisant. Il n’avait pas changé d’avis. « Je vous rappelle que la présence de votre avocat est un droit auquel vous pouvez faire appel. Auquel cas, cette conversation s’interrompra le temps de son arrivée. » Là encore, je laissai passer un instant, suffisant, durant lequel je l’entendis renoncer formellement à ce que je lui avais préalablement refusé. Le reste de l’interrogatoire se déroula sans accroc saillant ou susceptible d’éveiller le moindre soupçon quant à la véracité des remords soudains dont il semblait être pris. Je déroulais mes interrogations presque méthodiquement, m’attelant à relever les contradictions qui n’existaient que pour l’image. Les aveux se suffisaient à eux-mêmes, ou le feraient devant la cour à venir. Je me surpris à penser, le temps de quelques secondes, pouvoir sentir le poids du regard d’Hannah peser sur mon dos, sur mes épaules, sans que cela ne me fasse faillir de ma ligne directive. La garde à vue se terminait en mise en accusation, formelle, immédiate. Et je l’en informais en raclant la chaise de nouveau, quelques longues minutes plus tard. Bientôt, il serait emmené. Bientôt, pas assez vite, il ne dépendrait plus de moi. Déjà, je m’en éloignais. Je retrouvais, sans surprise, la silhouette d’Hannah, immobile. Dans mon regard, ni emphase ni satisfaction aucune. Mais l’impatience et les ombres de l’irritabilité semblaient avoir disparu, laissant place à l’amertume et à une lassitude palpable. Je regroupais mes affaires sans hâte et laissais échapper, simplement, en terminant par ma tasse que je n’avais plus porté à mes lèvres depuis plusieurs heures. « Mon café est froid. » Je ne pouvais pas me battre contre ce que nous avions un jour vécu. Je ne voulais pas me battre, dans le fond, contre ce que nous étions. Puis, me dirigeant de nouveau vers la sortie : « J'imagine que personne ne t'a montré où on planquait la bonne machine. » Bien incapable de revenir sur mes agissements, ni même de me montrer plus empathique à ses yeux, je ne pouvais qu’imaginer la violence et le sentiment d’absurdité que mon départ, sans un mot, aurait laissé derrière moi. Je les ressentais moi-même chaque jour, assez pour savoir qu'elle ne les méritait pas.
Liv semblait décidée à ne pas céder le moindre pouce de terrain, enfermée dans une bulle protectrice contre laquelle rebondissaient les questions d’Hannah qui ne cherchait pourtant qu’à y voir plus clair. Un tas de questions se bousculaient dans son esprit, tentaient de franchir la barrière de ses lèvres, mais la brune s’efforçait de conserver un calme apparent en ne comblant pas son amie de reproches, même si ceux-ci n’étaient pas très loin. Depuis combien de temps cette mascarade durait-elle ? Un moment, sans doute. Car l’aplomb que la jeune femme avait en dépit du fait qu’elle ait été aperçue contre son gré à extorquer des aveux à un suspect par la force, c’était quelque chose qui laissait transparaître la distance qu’elle était parvenue à mettre en elle et ces agissements qui ne la caractérisaient pourtant pas. Certes, Olivia avait toujours été une fervente défenseuse de la justice, mais jusqu’à présent elle ne s’était jamais laissé aller à effleurer les limites. Sauf que là, elle les dépassait, carrément. Et elle semblait attendre de voir la position qu’adopterait Hannah maintenant qu’elle était, bien malgré elle, dans la confidence de ces actes qui allaient à l’encontre de tout ce en quoi elle croyait en tant que médecin, en tant que personne. Liv était une de ses plus proches amies, et elle n’aurait pas pu se sentir plus éloignée d’elle qu’en cet instant, alors qu’elle l’observait en silence, analysant ses mots en attendant de savoir quelle réaction serait la plus avisée. « Je n’ai jamais dit que ça commençait où que ce soit. » Si cela ne commençait nulle part, alors comment cela pouvait-il s’arrêter ? Liv savait jouer avec les mots, elle était d’une grande intelligence, chose qu’Hannah n’ignorait pas, bien au contraire. Elle avait toujours admiré la vivacité d’esprit de son amie, mais dans ce cas précis, elle la regrettait. La jeune femme avait l’impression de faire face à un politique tenté de faire des pirouettes à chaque fois que le sujet devenait un peu trop houleux, les questions un peu trop précises. Sauf qu’en cet instant, elle avait besoin de comprendre. Mais il paraissait évident que Liv ne lui donnerait pas satisfaction, qu’elle ne s’abaisserait pas à avouer à voix haute les faits qui s’étaient pourtant déroulés sous ses yeux, comme si admettre la vérité reviendrait à devoir en assumer les conséquences. « Alors dis-moi simplement, ça fait combien de temps que tu estimes que les méthodes d’interrogatoire conventionnelles n’étaient plus assez bien pour toi, Liv ? » S’il fallait se montrer plus directe, elle en était capable elle aussi. Loin de se démonter, Hannah cherchait une entrée, une façon d’atteindre son amie, celle qui se cachait derrière cette façade qui était on ne peut plus éloignée de celle qu’elle appréciait en temps normal. Cette nouvelle facette qu’elle découvrait en Olivia était déconcertante et la brune, si elle ne désirait pas entrer dans un débat stérile, cherchait toutefois à la faire réagir d’une façon ou d’une autre. « Je pensais que le mot normal était à proscrire dans ton domaine d’études ... » Ah. Elle amenait la carte de la psychologie juste après lui avoir fait comprendre qu’il ne servait à rien d’user de stratagèmes avec elle, ou de lui prêter des intentions qu’elle estimait ne pas être les siennes. Astucieux, sauf que cette attaque sournoise eut davantage le don d’irriter Hannah plutôt que de lui arracher un quelconque sourire. La normalité était subjective, mais elle devait rester consciente que l’intimidation et les menaces n’avaient rien de conventionnelles durant un interrogatoire, elle jouait simplement avec les mots. « Je n’aurais jamais pensé que ta façon de travailler puisse faire partie de mon domaine d’études non plus, comme quoi on se trompait toutes les deux. » Parce que la question était légitime ; qu’est-ce qui avait poussé la brune à basculer ainsi ? A soudainement décider qu’elle pouvait faire les choses telles qu’elles lui chantaient, du moment que le but atteint ? A quel moment la fin avait-elle commencé à justifier les moyens ? Si Liv tenait échapper à une quelconque analyse, elle était bien mal tombée avec la brunette qui n’en finissait pas de dévisager son amie comme si cette dernière portait un masque camouflant la vraie Olivia. Cette dernière disparut dans un haussement d’épaules, prête à mettre en place la phase finale de cet interrogatoire qui allait désormais sembler cousu de toutes pièces, puisqu’il allait lui dire exactement ce qu’elle voulait entendre. Hannah observa la brunette reprendre place en retrouvant ce masque de gravité, et elle décida de rester bien malgré elle, ses pieds vissés au sol alors qu’elle voulait simplement quitter cet endroit et oublier l’échange improbable qu’elle venait d’avoir avec son amie. « Reprise de l’audition à 10h38. Inspecteur Olivia Marshall, présente. Veuillez décliner votre identité. » Son suspect reprit son éternel air renfrogné et l’espace d’un instant, Hannah crû que cet homme allait finalement s’en tenir à son discours premier, celui qui consistait à nier les faits et à réclamer un avocat tout en se murant dans le silence. Bras croisés, le médecin se mordit les lèvres, craignant la réaction de la brune. Mais enfin, il ouvrit la bouche pour décliner son identité, et l’interrogatoire bis commença. « Je vous rappelle que la présence de votre avocat est un droit auquel vous pouvez faire appel. Auquel cas, cette conversation s’interrompra le temps de son arrivée. » La jeune femme leva les yeux au ciel. Elle aurait probablement éclaté de rire si elle n’était pas aussi mortifiée en son for intérieur, tant l’ironie de la situation rendait tout ceci absolument irréaliste. Dans les minutes qui suivirent, chacun joua son rôle à la perfection. D’un côté, Liv interprétait un flic dont les droits de cet homme lui tenaient sensiblement à cœur tandis que lui jouait aux criminels repentis. Une scène de haute voltige, vraiment. Elle obtint ce qu’elle voulait et annonça au suspect – désormais criminel confirmé – que la garde à vue se terminait officiellement en mise en accusation, ce qui n’était que la suite logique après ce qu’il venait d’avouer. Liv se releva et se détourna de lui, sans un mot de plus, la rejoignant de nouveau dans cette pièce où s’était jouée toute la scène à laquelle elle avait assisté, impuissante. « Mon café est froid. J'imagine que personne ne t'a montré où on planquait la bonne machine. » Hannah hésita un instant sur la façon de réagir face à cette invitation voilée, peu satisfaite de la façon dont s’était déroulée leur discussion. Ceci étant dit, Olivia était et restait son amie, envers et contre tout. Un refus de sa part signerait forcément le début d’hostilités dont elle n’avait pas envie, d’autant qu’il était important de conserver un dialogue entre elles après ce qu’elle venait de voir. Peut-être qu’elle finirait par en parler sans ce bouclier d’impassibilité qu’elle dressait systématiquement entre elles, et a contrario, elles discuteraient simplement sans qu’Hannah ne verse dans le jugement, pas de front en tout cas. En passant cette porte, elles ne mettaient pas tout à fait cet épisode derrière elles – loin de là, même – mais peut-être accorderaient-elles une parenthèse le temps de prendre conscience de tout ce que cela impliquait, pour elles deux. Pour leur amitié. « Non, je suis nouvelle, je n’ai pas eu droit à ce traitement de faveur. » Concéda-t-elle en la suivant, jetant un dernier regard en direction de l’homme qui resterait seul en attendant qu’on vienne l’arrêter en bonne et due forme. En temps normal, elle aurait commencé à s'épancher sur tout ce qu'elle avait déjà pu voir et entendre, ravie de partager cette expérience avec Liv. Mais là, sa gorge était quelque peu nouée et un café ne lui ferait sans doute pas de tord, histoire de retrouver un peu de sérénité.
Olivia Marshall & @Hannah Whitemore (nov. 2018) ✻✻✻ « Alors dis-moi simplement, ça fait combien de temps que tu estimes que les méthodes d’interrogatoire conventionnelles n’étaient plus assez bien pour toi, Liv ? » Huit mois. Huit mois et six jours. Huit mois, six jours et treize heures. Je n’avais pas répondu à son interrogation, m’étais contentée de la toiser face à ce qu’elle osait me demander, face à ce qu’elle osait oublier. Puis, comme pour le reste, je m’étais détournée, la laissant dans mon dos pour rejoindre la salle d’interrogatoire, me redressant sur la chaise pour me concentrer sur ma tâche, ma tâche uniquement. N’était-ce pas tout ce que je m’acharnais à faire ? Depuis huit mois. Huit mois, c’était à la fois très long, et très court aussi. Huit mois, trente-huit semaines, deux cent soixante-six jours, cela ne représentait plus rien pour moi. Je refusais d’entendre des autres, ceux qui ne comprenaient pas, ceux qui ne le vivaient pas, le chemin que j’étais supposée avoir d’ores et déjà parcouru dans mon deuil. Huit mois, la colère n’était-elle pas censée être passée ? La négociation aussi, à les entendre. La dépression également, de préférence. Tout pour l’acceptation, à leurs yeux. Tout pour qu’ils ne soient plus gênés, embarrassés, perdus face à ce qu’ils ne savaient gérer, face à ce qu’ils ne voulaient voir. Huit mois mais toutes les étapes à la fois semblaient s’être abattues sur mon cœur dès le premier jour, me laisserais-je avouer si j’étais honnête. Huit mois et je n’étais pas parvenue à me débarrasser d’une seule d’entre elles, suffocant sous leur poids, incapable de trouver le moindre moyen, la moindre solution pour tromper la fatalité. Mais personne ne le voyait, n’est-ce pas ? Ce que mon être tout entier ne parvenait à oublier, oublier qu’il n’avait pas été à la hauteur, oublier qu’il lui manquait une partie de lui-même, la plus importante, oublier qu’il était en train de dépérir, sans elle. Huit mois mais Hannah, Hannah pourtant, mon amie, me demandait depuis combien de temps, me demandait ce qui avait changé, me demandait si je n’avais pas honte. Oui, j’avais honte. Oui, je voulais tout changer. Mais oui, je demeurais impuissante. Sur tout sauf ça. Tout sauf ce qu’elle venait d’interrompre. Tout sauf ce à quoi elle assistait à présent : les aveux extirpés de la bouche de cet homme pour lequel je n’avais aucune estime, les aveux qui soulageraient une famille qui n’était pas la mienne mais qui souffrait, également.
Le claquement sec de la porte résonna un instant dans mon esprit, écho à la tension s’étant nouée lentement et subrepticement autour de nous. Je l’ignorais encore un instant, en silence, lui indiquant de nouveau la nature de mon humeur face à ces accusations, face à son incompréhension, sachant d’avance pourtant que je ne partirai pas ainsi. Pas sans essayer une nouvelle fois. De la convaincre ? Probablement pas. De préserver ce que je n’avais pas encore détruit entre nous ? Peut-être, oui. Derrière le masque, les doutes m’envahissaient. Derrière la façade, l’appréhension régnait. Celle de ne rien réussir à arranger, celle de partir d’ici, laissant dans mon sillage une nouvelle relation détruite, de nouveaux jugements à supporter, de nouveaux ressentiments insurmontables. Voilà peut-être pourquoi j’essayais, pourquoi l’invitation à me suivre pour une nouvelle tasse de café s’échappa d’entre mes lèvres, implicite, pourquoi je ne fermais pas cette issue-là également comme je le faisais avec toutes les autres. Car j’avais vu déjà, chez certains, la compassion muer en pitié et la pitié en mépris sans chercher à les en empêcher mais que je ne me résignais pas encore à accepter cela pour Hannah et moi. Et elle non plus peut-être, me laissais-je aller à penser en la voyant réfléchir suite à ma phrase, se crispant et se détendant en même temps, incapable de lâcher prise d’une manière ou d’une autre car comment aurait-elle pu ? Je ne lui donnais pas beaucoup de matière, j’en étais consciente. Mais je lui donnais tout de même. « Non, je suis nouvelle, je n’ai pas eu droit à ce traitement de faveur. » statua-t-elle finalement, l’incertitude dans la voix, celle que j’avais eu aussi, celle sur laquelle je ne revenais pas pour ne pas changer d’avis moi aussi, m’engageant dans le couloir pour lui montrer le chemin. Pour nous éloigner aussi de cette salle, celle au sein de laquelle sa vision avait changé, celle au sein de laquelle la suspicion ne saurait rester piégée également : je connaissais trop bien la jeune femme pour espérer cette issue, pour tenter cette approche. Hannah désirait des réponses que je n’étais pas certaine de vouloir lui apporter, de pouvoir lui apporter. Elle désirait des réponses sonnant comme des excuses, une repentance que je ne ressentais pas le besoin de formuler. Je voulus, l’espace d’un instant, changer d’avis à cette simple pensée et me diriger vers la sortie, répondant plutôt à l’âpre manque de la nicotine me prenant la gorge mais ses paroles résonnaient encore dans mon esprit et mes pas silencieux sonnèrent comme autant de soupirs lui étant adressés, autant de souvenirs que je n’abandonnais pas, tandis que nous bifurquâmes finalement vers l’ascenseur.
Je laissai mon index appuyer sur le bouton sans montrer d’hésitation et patientai avant de la laisser pénétrer à l’intérieur la première. Les portes se refermèrent et je laissais passer une seconde, ou deux, avant d’inspirer avec mesure, avec sincérité. « C’est pas pour moi qu’elles ne sont plus assez bien. » repris-je finalement comme s’il s’agissait là de la suite de notre conversation, interrompue pourtant il y avait plusieurs minutes. Je laissai mon regard dériver sur son visage, mes cernes soulignant la lourdeur de mon expression s’épanchant sur mes traits pourtant délicats, surtout éreintés depuis huit mois. Je secouai légèrement la tête avant de préciser : « Les méthodes d’interrogatoire. » Je m’appuyais au fond de l’ascenseur, cherchant un soutien sans le montrer, n’importe lequel, alors que je laissais ces quelques mots m’échapper. Il n’était pas aisé de s’exprimer sans avouer, de la laisser approcher sans craindre qu’elle n’en sache trop. Et je savais qu’elle ne me croirait pas si je le lui disais mais je m’inquiétais, dans le fond, plus pour elle que pour moi. Je ne voulais pas l’accabler de choses qu’elle ne saurait supporter, de choses dont elle ne saurait se défaire ensuite, partagée entre son équité que je tenais à respecter et la loyauté que je savais la sienne au bout de plusieurs années à la côtoyer. C’est pas pour moi. « C’est pour les autres, ceux qui n’ont pas à être comme moi. À cause de toutes ces réponses qu’on est incapables d’obtenir. » Toutes celles que Jacob et moi n’aurons jamais, pour June. Je n’avais pas besoin d’être du métier et elle non plus pour en être conscientes. Les délits de fuite restaient ces affaires délicates dont les chances de résolutions étaient moindres, de plus en plus encore à mesure que le temps finissait par passer. Il se comptait en mois désormais lorsque quelques jours seulement suffisaient généralement à mes collègues pour classer, officieusement, l’affaire. Quelqu’un avait tué ma fille, blessé mon mari, et poursuivrait sa vie en dehors sans jamais être inquiété. J’avais peur, parfois, de sombrer dans la folie à cette seule pensée. J’avais peur, tout le temps, d’être responsable de la même injustice pour d’autres familles. Mais les mots s’enfermaient dans ma gorge pour en formuler d’autres à la suite. « Tu es là pour combien de temps ? » Des plus simples, des moins engageants, moins incriminants aussi sans doute. Des mots que j’aurais su prononcer dès le début, dans une autre vie, le sourire aux lèvres pour l’accueillir. Des mots qui ne s’échappaient que maintenant aujourd’hui, l’intérêt réel mais autre chose également, un besoin de maitriser la situation se dessinant sous nos yeux.
Dans cette pièce, le temps semblait s’être suspendu, comme une faille qui rendait la perception différente de la réalité. C’était en tout cas l’impression qu’avait Hannah en observant son amie, entendant presque les battements de son cœur couvrir ce silence empreint de malaise et de non-dits tandis qu’elle se démenait intérieurement à chercher l’explication que Liv se refusait de lui fournir. Elle était venue ici dans le but de surprendre son amie, et c’était l’inverse qui s’était passé – d’une manière bien moins plaisante que ce qui était prévu initialement, d’ailleurs. Directe, comme à son habitude, la brune allait droit au but en la mettant face à ce qu’elle estimait être ses torts, cherchant désespérément une logique à ces actions qui devaient obligatoirement prendre leur essence quelque part chez son amie pour qu’elle les justifie avec une telle nonchalance. Pourtant, la seule réponse qu’elle jugea utile de lui donner était ce visage fermé qui était désormais celui qu’elle offrait à quiconque portant un regard averti sur elle, ce qui ne fit qu’augmenter l’inquiétude d’Hannah à son égard. Depuis combien de temps durait ce petit manège, que cela soit au travail ou bien dans sa vie privée. La brune s’interrogeait sur ce comportement, préoccupée à l’idée d’avoir pu rater des signes avant-coureurs qui auraient dû lui mettre la puce à l’oreille, la pousser à porter plus d’attention à son amie. Chaque personne de son entourage pouvait l’affirmer sans la moindre hésitation ; la jeune femme avait tendance à analyser ses proches sans même y prêter attention, il s’agissait d’une déformation professionnelle dont elle était consciente mais qu’elle ne pouvait empêcher. Mais Liv était peut-être une des seules avec qui elle laissait tomber sa casquette de médecin l’espace d’un instant, connaissant l’esprit fort qui faisait de cette ancienne militaire celle qu’elle était aujourd’hui. Pourtant, la perte de sa fille avait été un drame sans précédent et Hannah s’en voulait de ne pas s’être montrée plus vigilante à ce sujet. Car c’était forcément lié, ce n’était pas possible autrement. Plongée dans un mutisme qui ne lui ressemblait pas, la brune assista à cet interrogatoire factice qui n’était que le résultat des agissements extrêmes de son amie, ne parvenant pas à esquisser le moindre geste ou à formuler la moindre parole pour intervenir. Si l’on analysait que les faits, cet homme était loin d’être une victime et bien entendu, ses aveux allaient permettre à une famille de trouver un semblant de paix après ce qui devait être une longue période de doute et de terreur. Mais Liv et elle faisaient un métier qui se croisait sur le plan moral et par conséquent, elle ne pouvait justifier ce qu’elle-même trouvait tout simplement illégitime. Ces minutes lui parurent interminables – une autre conséquence de cette pseudo-faille temporelle dans laquelle elle s’imaginait être - et enfin, une fois les informations extorquées de cet homme, la brune revint se poster devant elle, comme si elle était prête à en découdre par un nouveau round. Sauf que ce n’était pas un semblant d’excuse ou une tentative d’attaque qui sorti de sa bouche, non, mais bien une invitation à poursuivre cette discussion – si tel était un qualificatif acceptable pour décrire la scène qui se jouait dans cette pièce – devant une tasse de café au goût moins approximatif que celui auquel les non-initiés avaient droit dans cet endroit. L’hésitation était palpable, et pour cause, cette soi-disant normalité à laquelle Liv était encline de retourner lui paraissait presque saugrenue après ce à quoi elle venait d’assister. Ceci étant dit, partir n’était pas non plus la solution à son sens. Peut-être qu’un changement de contexte permettrait à la brunette de s’ouvrir un peu plus, de laisser tomber son masque de neutralité et de se laisser aller à des confidences sur ce qu’elle traversait en ce moment. En silence, elles traversèrent de nombreux couloirs qui les menèrent à un ascenseur devant lequel Liv s’effaça afin de la laisser entrer la première, fermant la marche en lui emboîtant le pas et en se laissant aller contre la paroi du fond. « C’est pas pour moi qu’elles ne sont plus assez bien. » Elle rompit le silence la première, décrochant un air surpris sur le visage du médecin qui releva les yeux vers elle, attentive. « Les méthodes d’interrogatoire. » Hannah plissa les lèvres, comprenant qu’il s’agissait là d’une porte que Liv lui ouvrait l’air de rien et elle se tourna dans sa direction, l’encourageant à continuer d’un regard dénué de reproches. « C’est pour les autres, ceux qui n’ont pas à être comme moi. À cause de toutes ces réponses qu’on est incapables d’obtenir. » Elle avait donc vu juste, ces agissements étaient fondés sur la frustration et la colère qui était la sienne, la leur, depuis l’accident qui avait causé le décès précoce de June. Abandonnant son masque de sévérité, la brune esquissa un geste vers son amie qui se voulait réconfortant tandis qu’elle comprenait mieux le pourquoi, à défaut du comment. « Je ne vais pas prétendre ne rien comprendre à ce que tu me dis Liv, mais je suis certaine qu’au fond de toi tu sais que tu fais fausse route en agissant ainsi. » Elle haussa les épaules, décidant que ce débat en était fini pour aujourd’hui, même si son esprit aurait beaucoup de mal à se délester de ce qu’elle avait vu et entendu dans cette salle d’interrogatoire. A quel point son amie s’était-elle enfoncée dans ces ténèbres qui la poussaient à faire fi de la justice et des méthodes légales pour assoir sa propre façon de faire, celle qui lui paraissait adéquate mais qui ne l’était en rien. « Tu es là pour combien de temps ? » Un léger soupir s’échappa des lèvres de la jeune femme, se rappelant d’un seul coup qu’elle était ici en tant que stagiaire et que par conséquent, elle serait souvent dans les parages. Est-ce que la brunette ferait en sorte de l’éviter après l’épisode d’aujourd’hui, ou profiterait-elle de sa présence pour se remettre en question ? Rien n’était moins sûr, connaissant Liv. Elle avait ses convictions à elle et peu importe ce que le médecin pourrait avancer comme argument, elle n’en ferait probablement qu’à sa tête. La question était de savoir comme elle allait réagir une fois qu’elle aurait admis ce qu’il s’était passé et qu’elle aurait le temps de se poser et de réfléchir à tout ça. Une part d’elle se sentait déjà extrêmement mal, autant vis-à-vis de la situation que par rapport à son amie qu’elle ne voulait pas trahir, en aucun cas. « Quelques mois, si j’arrive à convaincre Gregory Morton que je suis réellement intéressée par la position. » Elle grimaça légèrement. « Je lui ai peut-être dit que je me destinais à une carrière à l’hôpital et que son stage était une façon d’élargir mes horizons… » Elle se mordit la lèvre d’un air amusé ; ce n’était pas la première fois que son honnêteté tranchante lui portait préjudice, mais elle ne pouvait malheureusement pas s’en empêcher.
Olivia Marshall & @Hannah Whitemore (nov. 2018) ✻✻✻ Je restais en retrait, adossée au miroir incrusté dans le fond de l’ascenseur, observant ses traits calmes mais loin d’être sereins, sa tête inclinée dans ma direction, ses prunelles ayant abandonné les reproches et les accusations pour retrouver leur éclat de compréhension, de compassion. De pitié. Je sentis ma mâchoire se contracter à cette pensée, celle que je me créais peut-être de toute pièce et seule, mais celle qui m’oppressait à chaque fois que l’on venait à évoquer de trop près le sujet qui était le nôtre. Quelques mois ne suffisaient pas lorsqu’une vie entière me paraîtrait encore trop peu pour accepter cela de qui que ce soit, de celle que je considérais comme une véritable amie - rang auquel je n’arrivais plus à m’élever - encore moins. Quelques mois seulement et j’avais l’impression qu’il suffisait à Hannah de m’observer un court instant pour apercevoir l’image de ma fille ; de June qu’elle avait aimée, gardée, soignée ; ancrée en moi comme une écharde aperçue en transparence sous ma peau malmenée. Elle devrait savoir, alors, que le moindre effleurement suffisait à m’arracher une grimace, à montrer les dents pour me défendre avant d’avoir mal, plus que je ne l’avais déjà. Elle devrait le comprendre, oui, que s’il me fallait contrer pour me protéger des effleurements, je le faisais sans ciller mais elle s’approchait tout de même, tendant une main en direction de mon épaule pour la presser délicatement, mon regard ne faiblissant pas d’intensité, ne s’adoucissant pas non plus par peur de ne plus savoir se consolider ensuite. « Je ne vais pas prétendre ne rien comprendre à ce que tu me dis Liv, mais je suis certaine qu’au fond de toi tu sais que tu fais fausse route en agissant ainsi. » Était-elle certaine de ce qu’elle avançait ? Peu importe aurais-je admis, il fut un temps. Hannah avait cette capacité d’énoncer et de rallier, de tenter et de convaincre. Sans doute essayait-elle de l’exercer une fois encore mais elle faisait fausse route. Elle le ferait toujours désormais, me concernant. Elle et tous les autres. Elle avait fait fausse route dès l’instant où elle avait tenté de me faire entendre raison sur mon comportement dans cette salle d’interrogatoire, où elle avait tenté d’atteindre la femme qu’elle avait connue, celle qui s’était éteinte en même temps que sa fille. Elle se trompait depuis des mois à vrai dire, étonnée simplement de ne s’en rendre compte qu’à présent qu’elle y était confrontée. Ses yeux la trahissaient une nouvelle fois alors qu’elle les ancrait dans les miens car, si persistait dans les profondeurs noires quelque chose d’aussi dur et froid que le marbre lisse, elle semblait y percevoir autre chose. Autre chose qu’elle espérait retrouver, garants de notre familiarité, de nos moments plus heureux, autre chose que ce qu’elle avait aperçu face à cet homme à ma merci.
Je serrais la mâchoire sans réellement y penser et redressai le menton pour retrouver ma réserve. « Je pense que tu ne comprends pas. » Je ne la contredisais pas pour la contrecarrer, cette fois-ci. Pour la reprendre, uniquement, sur ce qui me semblait le nécessiter. Elle pouvait désirer le faire, se rattacher à la fixité de notre amitié, à la subjectivité que celle-ci lui imposait, à son envie de partager avec moi un peu du deuil qui était le mien pour espérer m’en délester. Elle pouvait persister à nous placer dans ce schéma binaire qui dirigeait le système dans lequel nous évoluions toutes deux, m’obliger à me replacer sur ce pont qu’elle m’avait observée briser, celui de la logique manichéenne à laquelle il était plus facile, plus raisonnable, de se plier. Elle pouvait tenter de ressusciter dans l’espace clos de cet ascenseur un semblant de règle et d’exception, un besoin de logique pour expliquer le chaos qu’il lui avait semblé avoir vu entre les quatre murs de la salle d’interrogatoire, se forçant à y trouver des circonstances atténuantes, simplement pour m’épargner par crainte que la vérité dite de sa bouche à de plus hautes instances ne suffise à me mettre en mauvaise posture. Elle pouvait faire tout cela, oui, mais le malheur ne se partageait pas. Ou refusais-je à le faire du mien par peur de le morceler. Et qu’elle se rassure alors, le problème ne venait pas d’elle, m’étant manifestement propre. J’étais celle me considérant indigne du moindre apaisement, du moindre soutien. Je le sentais dans mon cœur noueux, dépossédée de toute force ou carrure me permettant de le supporter. Et que faisait-on alors du mérite auquel on ne croyait plus ? Avait-elle réfléchi à cela en prétendant m’indiquer mon erreur, en désirant me remettre sur ce qu’elle considérait être la bonne voie ? Cette dernière n’existait pas et je haussai les épaules en soufflant finalement : « Mais que je ne te demande pas de le faire. » Elle n’avait fait que me surprendre. Cela ne nécessitait pas de sa part une aide que je ne sollicitais pas. Une aide que je mépriserais plus qu’elle n’avait encore l’occasion de s’en apercevoir. Je tenais au contrôle comme à la dernière de mes convictions capables de m’extraire de la boue originelle dans laquelle nous étions tous voués à nous embourber. J’y tenais mais il n’y avait pas que cela, qu’elle me croit sincère ou non. Car je la préservais encore, désirais croire en sa discrétion autant qu’en ce qui nous liait, autant qu’en ce qu’elle préserverait en acceptant le silence que je souhaitais nous imposer.
Combien de temps ? Combien de temps devrait-elle feindre l’ignorance à présent qu’elle avait décroché en ces lieux un stage requérant sa présence à quelques étages du mien ? Je savais Hannah bien trop entière dans son intégrité pour légitimer une quelconque autre incartade de ma part. Je me savais bien trop en colère pour me contenir de nouveau si nouvelle fois devait-il y avoir. « Quelques mois, si j’arrive à convaincre Gregory Morton que je suis réellement intéressée par la position. » J’acquiesçai silencieusement alors qu’elle me révélait le nom de son maître de stage en devenir. Cela ne me surprenait pas qu’elle intègre les sciences comportementales sous la coupelle directe du responsable de la branche. « Je lui ai peut-être dit que je me destinais à une carrière à l’hôpital et que son stage était une façon d’élargir mes horizons… » Le tintement discret de l’ascenseur résonna en sourdine avant que les portes argentées ne s’ouvrent devant nous pour nous libérer le passage que nous empruntâmes sans attendre. Je laissais mes pas nous mener à l’une des salles de l’étage inférieur et me dirigeais vers la machine à café évoquée, ouvrant le placard en hauteur pour lui laisser apercevoir les capsules dissimulées par les plus avares du bâtiment comme le plus précieux de leur trésor. Nous en aurions plaisanté autrefois peut-être lorsqu’il n’y avait pas un regard de ma part aujourd’hui tandis que je poursuivais : « Tu n’as fait que dire la vérité, n’est-ce pas ? » Manière détournée peut-être de lui demander confirmation qu’il ne s’agissait là que de l’histoire de quelques mois. Depuis quand s’intéressait-elle à la psychologie criminelle au juste ? Moins de huit mois, me convainquis-je en me retournant pour finalement lui faire face. « Morton me paraît être du genre à apprécier ça. » Il le ferait s’il cernait la jeune femme qu’il avait face à lui et ses compétences à la hauteur de son ambition. Voilà ce que je n’aurais pas hésité à lui die il n’y a pas si longtemps, ce que je lui aurais certifié sans chercher à l’abreuver de compliments puisqu’il s’agissait de la seule vérité. Mais je les retenais ces mots aujourd’hui, refroidie par la scène que nous venions de jouer, incapable de faire ce pas dans sa direction car cela aurait été capituler dans mon esprit inflexible.
Le souvenir de ce qu’il venait de se passer dans cette salle d’interrogatoire flottait entre elles comme un mur invisible les empêchant de communiquer avec la facilité qui était la leur autrefois. Hannah avait toujours éprouvé beaucoup de difficulté à se plonger corps et âme dans une amitié aussi forte que celle qu’elle avait partagé avec Ella durant la plus grande partie de sa vie, et si elle n’aurait jamais eu la prétention de dire que ce qu’elle avait avec Liv était à la hauteur de celle-ci, elle devait tout de même bien avouer que la brune était parvenue à éveiller cette étincelle de bienveillance qu’elle n’offrait pas à n’importe qui. Liv, dans toute sa complexité, s’était toujours montrée comme une amie fidèle et sur laquelle elle pouvait compter en toute circonstance et ce dans une réciproque qui n’avait jamais eu à dépasser l’implicite. La perte de June avait affecté cette relation – et probablement tous les rapports que la jeune femme avait avec le reste du monde – sans qu’Hannah ait la moindre emprise pour l’en empêcher. Rien de plus frustrant pour le médecin que de se voir incapable d’aider un être cher dans une période aussi sombre, et pourtant, Liv était parvenue à lui faire croire qu’elle remontait la pente petit à petit, et la jeune femme s’en était contentée, trop occupée par son emploi du temps trop rempli que pour voir l’évidence même ; ça n’allait pas du tout. La distance et le manque de communication s’expliquaient facilement aux yeux d’Hannah puisqu’elles avaient toutes les deux une vie professionnelle extrêmement prenante et ne s’offraient que peu de répit pour souffler entre deux affaires, entre deux cas difficiles. Mais à présent que son regard accrochait le visage fermé de son amie, la vérité lui sautait aux yeux et comme le confirmait l’adage, elle faisait mal. Que dire de plus qui ne sonnerait pas comme un mensonge destiné à tromper ce qu’elle avait vu, qui ne donnerait pas l’impression qu’elle se dédouanait déjà d’avoir été témoin d’une chose qu’elle ne cautionnait pas mais qu’elle ne trahirait pas non plus ? La contradiction entre sa raison et son cœur lui donnait déjà des maux de têtes, et quelque chose lui disait que ça n’était que le début alors qu’elle amorçait à voix haute l’idée qu’elle comprenait mais qu’elle était également certaine que son amie savait au fond d’elle que ses agissements prenaient la mauvaise direction. Comme pour étayer ses paroles, son regard accrocha le sien mais elle ne reçu aucun signe lui montrant qu’elle avait fait mouche, que ses paroles avaient fait sens dans l’esprit résolument fermé de Liv. « Je pense que tu ne comprends pas. » La mâchoire serrée, la brunette assénait le coup de grâce en lui faisant comprendre qu’elle faisait fausse route, que le manque de compréhension était bien unilatéral mais que son point d’origine n’était pas celui auquel elle pensait. Plissant les lèvres, Hannah resserra sa prise sur la lanière de son sac en se laissant tomber contre la paroi de l’ascenseur, un geste qui en disait long sur l’accablement provoqué par la prise de conscience sur la situation de Liv. Le médecin avait toujours été partisan du dialogue, persuadée que délier les langues permettait de mettre rapidement le doigt sur le mal-être qui provoquait un chaos similaire à celui auquel elle avait assisté quelques minutes auparavant. Sauf que les deux jeunes femmes étaient parfaitement conscientes de la cause, en dépit du tabou jeté sur le sujet par l’une et l’autre de peur d’éveiller une douleur déjà trop présente. « Mais que je ne te demande pas de le faire. » Et heureusement, car elle en était tout simplement incapable. Se mettre à sa place, elle pouvait le faire ; il s’agissait d’un exercice qu’elle pratiquait à longueur de temps pour se forcer à embrasser une compréhension et une compassion qui n’auraient pas existé sans cette manœuvre de l’esprit. Mais elle n’était pas Liv et ce que cette dernière avait déjà traversé tout au long de sa vie n’aidait en rien à chasser la noirceur dans laquelle elle semblait désormais se complaire, comme si les ténèbres étaient devenues sa nouvelle normalité. « J’aimerais que tu t’ouvres et que tu m’aides à comprendre, justement. Tu sais que je suis là pour toi, je peux tout entendre. » Il y avait peu de chance que cette cage d’ascenseur prenne des allures de confessionnal, mais si elle ne tentait pas encore une fois, elle aurait l’impression de ne pas avoir été à la hauteur, de ne pas avoir dit ce qu’il fallait au moment où il le fallait. Est-ce qu’un aveu de sa part lui rendrait la tâche plus aisée ? Sans doute pas. Son éthique était la chose à laquelle elle tenait le plus et surprendre Liv entrain d’agir de la sorte mettait un coup violent à la surface lisse qu’était l’intégrité de la brune, y amenant des aspérités qu’elle aurait préféré ne jamais ressentir. Pourtant, au nom de l’amitié, ne finirait-elle pas par se murer dans le silence auquel la brune tenait tant ? Celle-ci l’interrogea sur le stage qui l’avait amenée dans les locaux, celui qui était à l’origine de la présente situation désagréable dans laquelle elles se trouvaient, et Hannah ne put s’empêcher de penser que cette interrogation était basée sur l’envie de savoir pour combien de temps elle serait dans le coin plutôt que par réel intérêt. Mais en dépit de cette impression, elle lui répondit en toute honnêteté, presque trop heureuse de glisser sur un sujet qui ne provoquait pas de tension entre elles. Les portes de l’ascenseur s’ouvrirent avant que Liv n’ait le temps de répondre et elles se dirigèrent vers la salle où se trouvait apparemment le bon café, signe que la petite brune tenait tout de même toujours à elle – sans quoi elle l’aurait laissée se démerder avec l’eau aromatisée au café qu’ils offraient dans le couloir de l’entrée, non ? Le placard ouvert par Liv lui indiqua où était la fameuse planque et le médecin en prit bonne note intérieurement, même si le cœur n’était pas à la plaisanterie qui lui venait malgré tout à l’esprit. « Tu n’as fait que dire la vérité, n’est-ce pas ? » Se retenant de hausser un sourcil face à cette question pour le moins orientée, elle se contenta de hocher la tête dans un petit sourire en observant les gestes de son amie. « Morton me paraît être du genre à apprécier ça. » La brune pencha la tête sur le côté, rassurée d’une part puisque son amie devait forcément le connaître, elle. Ce qui faisait d’elle la personne la plus qualifiée de cette pièce lorsqu’il s’agissait de savoir ce qu’il appréciait ou non, même si son ton dénotait des paroles qui franchissaient ses lèvres. « J’ai choisi ce stage parce qu’on m’a suggéré d’élargir mes horizons, mais je dois bien avouer que l’aventure m’a l’air plutôt excitante. Peut-être même que j’irai sur le terrain avec lui, vous vous croisez sur des affaires ? » La question n’était pas anodine, même si son air s’efforçait de rester désintéressé, lui. Attrapant une tasse de café, elle attendit que celle de Liv termine de couler pour s’occuper de la sienne, noyant son malaise dans des gestes de tous les jours.
Olivia Marshall & @Hannah Whitemore (nov. 2018) ✻✻✻ Hannah avait été mon amie bien avant que je ne réalise pouvoir la décrire comme telle. Je n'employais pas ce mot avec facilité, avec habitude, je ne l'employais pas rapidement, ou avec tout le monde. Et il m'avait fallu du temps avec elle également, bien plus de temps pour me rendre compte que je le pouvais que de temps pour construire ce lien. J'avais compris ensuite qu'il en était de même pour elle. Comme si nous nous étions reconnues sans chercher à le faire, toutes deux ayant comme aspirations et ambitions bien d’autres choses que le seul espoir de créer une amitié supposée adoucir l’urgence médicale ayant forcé notre rencontre. S’en souvenait-elle de cet instant vieux de plusieurs années désormais ? Se souvenait-elle de la fièvre de June, de sa toux légère, de ses joues rosies ? Probablement pas, pourquoi garderait-elle cette image en mémoire lorsque celle-ci s’était révélée bien vite sans incidence, sans gravité aucune, mon expérience vieille de quelques mois seulement en tant que mère comme seule responsable de mes précautions et de ma rencontre avec la jeune médecin en face de moi. Je me souvenais de tout, de mon côté. De tous les instants avec June, de tous les sourires, pleurs et rires, appréhensions et inquiétudes, de tous les bonheurs surtout puisque c’était eux, finalement, qui imprégnaient aujourd’hui chacune de ces secondes. Je n'employais pas ce mot à la légère, non, et ne le reniais pas facilement non plus. Ne lui devais-je pas ce seul effort de ne pas couper court à tout échange à la suite de la scène que nous venions de partager ? Ce qui nous éloignait sur l’instant n’avait pas été prévu, anticipé, accepté de nous deux. Les liens pouvaient s’abîmer et se distendre, usés par quelque chose de très banal, lente érosion semblable au temps s’écoulant. Cela n’avait pas été le cas pour nous et nous restait la lourde tâche d’appréhender l’abrupt, la violence extrême et silencieuse dont elle avait été témoin. Nous n’avions rien anticipé, non, et sans doute était-ce cela qui nous préservait, pour le moment. Comme si nous cherchions toutes deux à reprendre le contrôle, à palper notre amitié car nos tempéraments nous y poussaient, n’acceptant pas aussi aisément de laisser tomber ce que nous n’avions pas nous-même décidé d’abandonner. « J’aimerais que tu t’ouvres et que tu m’aides à comprendre, justement. Tu sais que je suis là pour toi, je peux tout entendre. » Ces paroles-là longèrent le miroir nous séparant avec lassitude pour gagner la courbe de mes oreilles et je fronçai à peine les sourcils tant leur sens me paraissait abscons. « Et tout ça en qualité de quoi, Hannah ? » rétorquai-je simplement, la voix calme et basse alors que je laissai simultanément mon regard dériver des numéros des étages en lettres numériques à son visage : lequel me présentait-elle à présent ? Celui de l’amie sincèrement concernée ou de la psychiatre ambitieuse, ne demandant qu’à exercer de ses talents certains sur un cas nouveau se présentant à elle ? Étais-je supposée rajouter collègue et criminologue en devenir à la liste à présent ? La question était sans doute sarcastique et insidieuse, elle n’en restait pas moins légitime. Huit mois déjà et jamais encore n’avais-je eu autant à faire face à son insistance que ce matin. Malhonnête tout de même car je ne pouvais nier avoir été prête à l’éloigner elle aussi, si elle avait essayé. S’en était-elle abstenue pour cela, connaissant mon absence de goût certain pour les confidences trop intimes, mon aversion aux secrets trop révélateurs de ce qui se jouait réellement au plus profond de moi-même ; ces dernier menaçant, sitôt franchis des lèvres et portés à la connaissance des autres, de se voir transformés, adaptés à leur guise, utilisés de telle sorte à pouvoir leur convenir. L’amie, je désirais l’épargner. La psychiatre, quant à elle, n’avait pas mon assentiment pour espérer m’atteindre, me percer à jour au risque de s’y casser quelques dents.
Je l’interrogeais autrement pour continuer, préférant m’attarder sur les détails des prochains mois alors que nos pas nous menaient à présent à la salle de repos reculée et préservée ainsi de passages trop fréquents. Se doutait-elle des préoccupations sous-jacentes à mon interrogation somme toute banale ? Probablement, Hannah n’était pas une jeune ingénue manipulable. L’aurait-elle été qu’elle n’aurait pas eu l’entièreté de l’estime que je lui portais depuis des années. Je lui reconnaissais cette fois encore l’intelligence admirable étant la sienne de ne pas s’offusquer naïvement du manque réel d’intérêt pouvant m’être reproché, d’entendre ce dernier dissimulé, à raison, mais présent tout de même, d’accepter d’y répondre pour retrouver le dialogue, peu importe si celui-ci devait la concerner, elle, plutôt que ce qu’elle aurait aimé aborder de manière plus frontale. Nous le faisions ici aussi, après tout, mais plus implicitement sans que cela ne semble la surprendre, ayant déjà compris qu’il lui faudrait sans doute se mettre à ma page, inverser les rôles pour les retourner ensuite, faire de l’envers le nouvel endroit, percer les couches aseptisées des clichés lassants et synthétiques quitte à s’accorder à des versions de l’existence moins éclairées, moins malléables, plus ombreuses. « J’ai choisi ce stage parce qu’on m’a suggéré d’élargir mes horizons, mais je dois bien avouer que l’aventure m’a l’air plutôt excitante. Peut-être même que j’irai sur le terrain avec lui, vous vous croisez sur des affaires ? » La conversation avait retrouvé ses aspects ordinaires car nous l’avions désiré ainsi. Nul autre que nous deux ne serait sans doute capable de déceler à présent les non-dits se nichant derrière chacun des mots, les double-sens alourdissant le tout. Je l’entendais penser ses mots avant de les prononcer car elle n’aimait pas le dépourvu elle non plus mais qu’elle s'adaptait au contre-pied puisqu’il s’agissait du seul accepté de ma part pour y danser. « Sur des affaires, oui. Sur le terrain, rarement. » Je me saisissais de ma tasse enfin remplie en me décalant d’un pas pour lui laisser la place, le comptoir comme appui dans mon dos. L’amertume du café emplissait déjà la pièce tant le mien demeurait noir, ayant délaissé toute trace de lait ou de sucre supposé atténuer lorsque je n’y voyais que l’altération pure et dure.
« Si nous sommes amenées à nous croiser autrement qu’autour d’une tasse de café, il est probable que cela se passe au cours d’auditions de profils plus complexes nécessitant votre analyse afin de mener l’interrogatoire de la plus … » Je m’arrêtai une seconde, faisant mine de chercher le terme approprié au bord de la tasse que je vins porter à mes lèvres pour sentir les premiers arômes sur ma langue. « … efficiente des manières. » Je ne remettais en aucun cas en question l’apport nécessaire du département dans lequel Hannah évoluait depuis quelques jours. Leur expertise accompagnée de leurs conseils étaient bénéfiques, essentiels même au sein de certaines affaires hors-normes nous menant tout droit à l’impasse. Elle avait eu un aperçu néanmoins de ce que j’étais prête à faire pour nous en extirper et mes mots me paraissaient ainsi empreints d’une douceâtre ironie qui ne manquerait pas de lui échapper. « Le reste du temps, notre cheminement demeure, dans la grande majorité des cas, plus parallèle qu’autre chose, tu peux être rassurée. » complétai-je simplement en abaissant à peine les inflexions de ma voix, la salle demeurant de toute manière résolument vide à cette heure-ci de la journée. Lui indiquais-je ainsi qu’elle n’aurait pas à s’inquiéter de me surprendre une nouvelle fois ? Probablement, oui. Cela lui suffirait-il pour oublier ce qui ne deviendrait jamais acceptable à ses yeux ? Je n’en avais, pour le moment, pas eu une quelconque confirmation, me forçant ainsi à plisser légèrement les yeux en laissant mes doigts fins entourer l’anse de la tasse. « Les dossiers sur lesquels votre expertise est demandée figurent parmi les plus compliqués, tu le savais sûrement avant de postuler. » Et par compliqués, je ne parlais pas seulement de manque d’éléments circonstanciels rendant l’investigation ardue mais des incidences psychologiques pouvant découler des affaires brutales dont nous étions amenés à nous emparer, comme celle que nous venions de laisser dans notre dos, celle qu’elle aurait préféré ne pas me voir gérer de cette manière. « C’est autre chose de s’y retrouver confrontée réellement mais tu ne te laisseras pas démonter, n’est-ce pas ? » Je ne lui demandais ainsi ni compréhension ni absolution, simplement sa discrétion. La théorie découlant des livres confrontée à l’âpre réalité au sein de laquelle avait-elle décidé d’évoluer pour les prochains mois ne tenait pas longtemps, sans doute l’avais-je forcée à le réaliser plus rapidement qu’il ne fallait.