Il venait de se rappeler pourquoi il détestait autant parler justement, parce que les gens n'avaient pas envie d'écouter. Ou alors ils n'écoutaient que ce qu'ils avaient envie d'entendre et ce n'était jamais la portée du peu de discours que Zeke faisait. Il était brut, toujours, il détestait mentir et n'essayait même pas de le faire. Il avait vu les conséquences que le mensonge faisait sur les autres, si tant est qu'on pouvait définir son incartade avec Chloe comme tel. Yele l'avait vu ainsi, le grand Blythe, lui, ne voyait pas pourquoi il aurait dû en parler étant donné qu'il pensait avoir le droit à son jardin secret. Une bien belle connerie, maintenant qu'il avait pris un peu de recul, qu'il réalisait que l'espèce humaine n'était pas aussi belle qu'elle paraissait l'être, qu'il y aurait toujours des saletés qui se complairaient à blesser les autres. Maintenant qu'il avait entendu le récit de Birdie, tout changeait pour Ezechiel, absolument tout. Alors, il voulait faire un peu d'efforts pour la remettre sur les rails, même si pour cela, il devait absolument réussir à le faire taire. La bâillonner aurait été un choix d'exception s'il avait eu un bout de scotch sur lui mais le fermier choisit simplement de poser sa main sur sa bouche, priant ainsi qu'elle comprenne le message. Elle allait forcément craquer à un moment et reprendre ses babillages constants, ce que Zeke n'arrivait pas à supporter la plupart du temps. Il trouvait que la beauté de l'univers résonnait dans le silence qu'on laissait passer de temps en temps, c'était ses instants préférés. Cela dit, il avait commencé à parler et Cadburry s'était laissé prendre au jeu, s'invitant à fermer les yeux pour prendre part pleinement à leur petite aventure mystique... Du moins jusqu'à ce que son cerveau trouve déjà une parade à un instant doux et bon, un instant qu'elle n'avait pas pu vivre depuis de nombreuses années. "Tes plumes sont ton bouclier, Bird'. La moindre personne qui te touche sans ton approbation tombent. Et tu peux pas avoir froid avec ça sur le dos. T'es en sécurité là-haut. Il fait bon dans ton nid, tu t'enroules doucement pour te reposer. Il y a juste le bruit du vent et tu sais que tout ira bien. Que t'es à ta place là." Rien de moche dans cette histoire. Il ne voulait pas qu'elle y croie en tout cas parce que son séjour sur cette planète n'était pas terminée, Birdie devait se battre jusqu'au bout. Au moins pour lui.

Zeke met sa main sur sa bouche, espérant sûrement qu’elle arrête de parler - et peut-être de réfléchir aussi. Ce n’est pas une chose aisée quand on s’appelle Birdie Cadburry, le cerveau qui travaille toujours beaucoup trop, qui part dans des délires et des réflexions bien trop lointaines pour le plus basique des mortels puisse comprendre quelque chose. L’alcool envahit sa tête de vagues qui tapent contre la tête, elle a les étoiles qui bougent, qui grossissent et rétrécissent sur les parois de ses paupières closes. C’est sûrement parce qu’elle doit pleurer donc tout se déforme - mais elle ne s’en rend pas compte. Elle est comme anesthésiée mais en même temps, remplie de tiraillements qui la piquent, la pincent, la percent. La jeune femme ne se considère pas comme une personne faible, elle est même plutôt fière de pouvoir assumer que ses failles, elle ne les montre pas forcément. Une carapace forgée avec le temps, qui laisse croire tout et son contraire aux autres.

Mais pas cette nuit. Pas dans cette cabane nichée au cœur de la forêt qui a pris forme il y a des années. Birdie a l’impression que c’était il y a une éternité. L’adolescente en elle, rêveuse, trépidante, naïve, gauchère, est loin, très loin de ce qu’elle est maintenant. La vie l’a rendu comme ça, les évènements aussi, les blessures et les épreuves l’ont façonné de la sorte. Le joli oiseau qu’elle fut n’est maintenant qu’une ombre d’elle-même et pourtant, Ezechiel réussirait presque à lui redonner des couleurs. Les plumes qui sont des boucliers, les gens qui tombent s’ils ne sont pas invités à la toucher et la sécurité. Birdie se met sur le côté contre le bras du jeune homme, le prenant au mot quand il lui dit de s’enrouler, sa main s’agrippant toujours à la sienne. Elle se mord la lèvre avant d’ouvrir les yeux pour les poser sur les traits de son ami. « J’ai toujours su où était ma place. » Murmure-t-elle d’une voix basse, comme si c’est un secret. Ici, dans le quartier de son enfance, dans la maison familiale, au milieu des animaux et de la nature. « Aurais aimé voler. » Il le sait. « Mais suis bien humaine et je- » Sa voix flanche et elle pose son visage contre le bras de Zeke comme pour se cacher, les yeux mi-clos de nouveau. « Suis faible. L’être humain est faible, t’façon. » Ce n’est pas une nouveauté. Elle a très peu d’estime envers son espèce. « J’serai une honte pour les oiseaux. » Peut-être qu’elle aurait fini toute seule et elle aurait dépérie. Elle n’est douée qu’à ça. « Sais pas si j’vais pouvoir revivre l’épreuve une deuxième fois, Zeze. » Ce n’est sûrement que l’alcool qui lui fait dire ça. Ses yeux bleus se lèvent de nouveau sur son compagnon et Birdie lui sourit vaguement. « Merci, Zeze. Pas ton domaine d’expertise ça mais tu t’en sors pas trop mal. Désolée d’avoir dérangé. J’suis bonne qu’à ça, faut croire. » Déranger, secouer les puces, arriver là où il ne faut pas. Elle se redresse pour lui embrasser la joue avant de retomber comme une poupée à côté, le nez contre son épaule carrée, solide, rassurante. Au moins, Ezechiel reste fidèle à lui-même et ça, ça s’est rassurant.

La rassurer n'était clairement pas dans le champ de ses compétences et si Birdie avait encore eu un semblant de jugeote avec autant d'alcool dans le sang, il se serait très certainement dirige vers une personne qui aurait été en mesure d'apaiser son désespoir. Zeke, lui, n'avait pas l'habitude, on ne lui demandait jamais de mener la moindre interaction de manière générale, ce qui était un poids de moins dans le champ des possibles déjà trop éprouvant pour lui. La moindre interaction sociale lui demandait un tel effort, personne ne pouvait s'en rendre compte cela dit car il gardait tout à l'intérieur, toujours, mais il souffrait toujours ardemment de sa différence. De ce fait, Ezechiel avait conscience qu'il ne serait profitable aux autres qu'en restant dans son coin et se mêlant le moins possible à autrui. Personne n'avait besoin de lui de toute manière, du moins habituellement, personne ne l'approchait par peur d'être contaminé par on étonnante bizarrerie. Birdie ne pouvait pas compter parmi ceux là, parce qu'elle n'était pas tout à fait normale non plus, en tout cas dans les souvenirs de Blythe, elle sortait du lot. On parlait d'une gamine qui parlait toujours trop, qui n'arrivait pas à avoir un flot de pensées cohérentes, toujours gênée par mille choses qui se passaient autour d'elle. C'était une fille curieuse, qui avait peur du monde mais qui avait pris conscience qu'elle ne pouvait plus continuer à le faire comme le faisait son voisin. Alors, elle était partie, arrachant un sourire sur le visage du fermier puisque c'était tout ce qu'il avait toujours voulu pour elle, qu'elle s'émancipe et quitte cette contrée morne. Quelle tristesse néanmoins de la retrouver dans un tel état une bonne dizaine d'années plus tard. Le monde n'avait pas été clément envers Cadburry et voilà qu'elle s'obligeait à se cacher dans la manche de Zeke, lui qui ne pouvait rien faire d'autre que la regarder en silence à la suite de son récit sur l'intrépide oiseau en sécurité en haut de sa falaise, loin de tout et surtout, loin du mal. Cette fois, il ne dit rien, se contentant de venir poser un doigt à nouveau sur ses lippes avant que son autre main ne se pose sur ses yeux pour qu'elle les ferme d'elle même, une nécessité vu la noirceur de ses propos pour le moment. "Tu vivras plus ça. T'es pas faible, tu souffres, c'est tout mais tu guériras." Pas ce soir là, sûrement pas le lendemain non plus mais le chemin viendrait à elle comme une évidence, maintenant qu'elle avait arrêté d'occulter son mal être en faisant face à ce fichu passé qui la blessait tant. "Chut. Dis rien. Dors." Il n'aimait pas les remerciements, Blythe, pas plus que les grands discours alors il ne fit rien après son baiser sur sa joue, souriant simplement dans le noir de la cabane de savoir qu'elle était désormais en sécurité entre ses bras, sa vieille amie.