Il aurait pu m'aider à traîner mon chevalet et mes palettes et ma peinture et mon canevas immaculé Auden, mais à la place il avait décidé qu'il venait tout juste de trouver la parfaite position allongée avec son siège de voiture, et que comme ça il arriverait à tenir sa sieste du guerrier pendant aussi longtemps que possible sans même avoir la moindre courbature. Le fourbe qui ronfle déjà quand je quitte la voiture, quand mes pas se perdent à travers les hautes herbes, quand je vois se dessiner de plus en plus proche et de plus en plus clairement la grange de Zeke.

« T'as presque pas triché, en vrai. » que je statue une fois que j'entre dans l'immense bâtiment illuminé par la lumière du jour, comme il l'avait si bien décrit, déjà. Sourire aux lèvres, l'attirail que je tiens de toutes mes forces à mes risques et périls à défaut de me fouler quatre fois la cheville et de tout m'échapper sur les orteils plus de fois que j'ai de doigts pour les compter. Mais j'arrive à tout poser dans un coin apparemment dégagé pour moi, où naturellement libre de l'endroit. Il n'a rien déplacé Zeke, il a tout laissé exactement comme c'était avant que j'arrive et c'est parfait pour moi. J'ai pas besoin d'avoir la moindre mise en scène, je n'en veux certainement pas des tableaux parfaitement balancés qui ne veulent absolument rien dire pour personne, et encore moins pour lui.

Mes paumes sont ancrées sur mes hanches quand mes prunelles se font un bref portrait de l'endroit, que je fais volteface au point où je tourne maintenant sur moi-même. « C'est ton chien - tes chiens, dehors? » ma voix lui demande, chantante, les canins qui étaient venus me saluer à mon arrivée sans que je ne puisse gratter entre leurs oreilles et ainsi m'assurer de devenir instantanément leur meilleure amie.

Il n'était pas sorti de la grange depuis plusieurs jours, comme dans une transe qui le forçait à rester éveillé la majorité du temps, s'assoupissant simplement sur le vieux siège troué qu'il avait ressorti quelques semaines auparavant, signe avant-coureur certainement de ce qu'il allait tenter. Plus question pour Zeke de faire un effort afin de trouver le repos, il n'était là que pour fignoler le meuble parfait. Il l'avait commencé avec une nuée d'inspiration soudaine, presque divine et il n'avait pas pu se défaire de l'idée durant des jours. Au final, le brun avait craqué et s'était laissé emporter dans cette douce folie qui l'appelait. Près d'une semaine plus tard, il n'était pas peu fier d'avoir mis la touch finale au dit mobilier. Un travail de titan qui portait ses fruits alors qu'il observait le merveilleux vaisselier qu'il avait mis sur pied. Il n'avait aucune idée de ce qu'il en ferait, mais ce n'était pas pour lui trouver un but qu'il l'avait construit, c'était pour lui, pour son amour du bois, comme toujours. Ce fut à ce moment-là qu'il tourna la tête vers les grandes lucarnes de la grange, réalisant que la lumière était parfaite, que quelques piafs venaient se nourrir des restes de grains qu'il avait osés laisser là le matin même, son meuble au beau milieu de tout ce chantier. Par instinct, il avait contacté Ginny parce qu'il savait que c'était maintenant, l'instant idéal et par on ne savait quel miracle, elle était venue avec tout son attirail. Zeke s'empressa de l'aider, posant toutes ses affaires à l'endroit parfait pour sublimer cette lumière idéale. "J'ai pas triché, m'dame." C'était au moins la seul certitude alors qu'il souriait, s'installant non loin d'elle, ne sachant pas très bien combien de temps cela allait perdre et ce que serait son rôle dans cette affaire. "Ah, t'as croisé mes trois cocos. Ouais, ils m'aident pour les moutons. Entre autres." Il l'aidait à parler aux gens aussi parce qu'il s'entraînait avec eux avant, Zeke, mais chut, c'était un secret ben gardé. "Alors, ça t'inspire?" A croire qu'il s'était préparé d'ailleurs avant l'arrivée de Ginny, aussi nul qu'il pouvait être pour faire un semblant de brin de causette.

"J'ai pas triché, m'dame." qu'il scande le grand garçon, fier comme personne, l'air d'un gamin qui s'amuse beaucoup trop pour que je ne le souligne pas. Il m'aide aussi, à déposer l'entièreté de mon matériel au meilleur endroit selon lui alors que je tente de toutes mes forces de ne pas transformer mon arrivée dans son atelier en un autre épisode du chaos portatif qui me suit toujours dans mon sillage. « Ouais, ouais, je t'ai à l'oeil Ezechiel. » que je me moque, quand je me doute qu'il est franc et surtout, que je le crois sans qu'il n'ait besoin d'y mettre le moindre effort supplémentaire. Mon sourire additionné de mon coup d'oeil brillant ne feront que le lui confirmer une énième fois.

Il s'affaire de son côté pendant que je bavarde du mien, son "Ah, t'as croisé mes trois cocos. Ouais, ils m'aident pour les moutons. Entre autres." qui m'arrache un nouveau sourire avant que je dégage mes mèches de mon visage pour les rassembler en un chignon désorganisé au-dessus de ma tête. « Ils ont des noms? C'est quoi, leur sorte de gâteries préférée? » j'imagine qu'ils ont reniflé dans la poche de mon jeans les quelques biscuits que j'y garde toujours pour que mon propre chien me préfère à son père, je leur en donnerai dès que je les recroise, c'est assuré.

J'inspire une nouvelle fois, m'installe au sol sans plus de cérémonie, commençant à doucement tracer les bases de sa toile sans savoir vraiment où je vais, y allant à tâtons pour commencer, sans me presser. "Alors, ça t'inspire?" « C'est parfait. » je confirme, relevant mes prunelles vers lui l'instant d'après. « L'endroit, et les meubles. » y'a un fin sourire espiègle qui revient se mettre en place sur mes lèvres, lui qui était disparu entre temps par besoin de concentration et de l'air pseudo-sérieux qui va avec. « T'as fait exprès de laisser les plus beaux en évidence, avoue. »

Elle pouvait bien le surveiller autant qu'elle le voulait, Zeke était tout à fait le genre de personnes à laisser la nature se gérer tout seul. Alors, non, cette fois et toutes les autres d'ailleurs, il n'avait pas triché sur le jeu de lumière ni sur la présence de quelques oisillons qui picoraient au centre de la pièce. Blythe les regardait avec un air attendri alors que Ginny s'occupait de tout son attirail, clairement concentrée pour ne pas tout casser autour d'elle. La jeune femme avait l'air des plus maladroites, c'était un détail qui faisait rire Ezchiel, l'âme de l'artiste certainement, toujours la tête dans les étoiles ou sur ses tableaux plutôt qu'à regarder où ça marchait. Il en était attendri, forcément, alors qu'elle parlait à nouveau, lui posant des questions sur les trois chiens qui faisaient leur vie en totale liberté au milieu de la ferme. Principe en or chez les Blythe: personne n'était attaché, pas même les chevaux hors de l'enclos, autant dire que la sauvagerie était de mise dans le périmètre mais c'était ce qu'aimait le brun. "Inaya, la plus grande. Mulan, la minuscule et un mâle paumé au milieu, Hercule. C'est des vraies poubelles de table, ils sont pas difficiles." Ils mangeaient même la nourriture des poules, alors que c'était peu ragoûtant pour des chiens mais Zeke était bien content de ne faire aucun gaspillage avec ses trois loustics qui avaient apparemment tapé dans l'oeil de l'artiste. D'ailleurs, celle-ci commença à esquisser un début d'idée, de quoi rendre Ezechiel curieux mais il ne l'interrogea pas, histoire de ne pas faire disparaître son inspiration divine, même s'il n'avait aucune idée si le concept existait réellement en arts. "Non. C'est toujours plus ou moins comme ça. Enfin, d'habitude, il y a pas un vaisselier qui trône là. Je viens de le finir. T'en penses quoi, m'dame la spécialiste?" Elle avait bien acquis une de ses chaises alors, elle devait forcément avoir son avis bien tranché sur le travail de Zeke et peut être qu'il aimait bien avoir cet oeil sur ce qu'il faisait aussi.

Juste la seule et unique mention de ses chiens illumine son visage comme jamais. "Inaya, la plus grande. Mulan, la minuscule et un mâle paumé au milieu, Hercule. C'est des vraies poubelles de table, ils sont pas difficiles." il s'amuse Zeke, il parle d'eux comme s'ils étaient ses gamins et en soit, ils le sont un peu. Il se moque et je le remarque maintenant alors que son visage se détend un peu plus, qu'il cesse d'errer dans son atelier comme si tout devait être parfait quand justement, c'était l'imparfait qui me plaisait encore et toujours. « On est de la même famille eux et moi, alors. » je pouffe à nouveau.

Mon regard curieux se lève de mes feuilles pour scruter l'atelier, choisir l'angle avec lequel je vais travailler, choisir la disposition des traits et la structure de l'esquisse. "Non. C'est toujours plus ou moins comme ça. Enfin, d'habitude, il y a pas un vaisselier qui trône là. Je viens de le finir. T'en penses quoi, m'dame la spécialiste?" j'ai remarqué le vaisselier comme j'ai remarqué la bibliothèque, la table aussi, les quelques chaises accumulées vers le gauche, derrière sa silhouette intriguée. « J'ai le droit? » que je demande, polie, attendant sa confirmation silencieuse avant de me lever, d'abandonner mes croquis qui ne bougeront de toute façon pas d'ici pour aller errer vers le dit meuble mentionné.

« C'est quoi, comme bois? » mes prunelles s'égarent, elles se perdent et mon attention avec, quand j'analyse les teintes, quand je rôde, quand je m'amuse à l'exercice bien plus que je ne l'aurais cru. « Hum ; critique constructive. » je m'arrête finalement, une longue minute plus tard, lui faisant signe de s'approcher pour que je puisse pointer de l'index ce qui vient avec le fameuse critique constructive que j'ai mentionnée de la voix la plus douce, la plus chaleureuse que j'ai en réserve. « Là, ici, c'est trop lisse. C'est pas toi. » c'est un détail, c'est un noeud noyé sur le vernis, c'est à peine et c'est pas mes affaires, mais il m'a demandé ce que j'en pensais. Et s'il est honnête avec moi, je le serai toujours avec lui.

Il tenta même un rire spontané en entendant le commentaire de Ginny. Elle, se comparer à un chien qui tenait le rôle de poubelle de table? L'image était immensément drôle pour un garçon qui ne riait presque jamais. Ce n'était pas tant qu'il était renfrogné, c'était juste que son sens de l'humour n'était pas le même que le reste du monde et qu'à partir de là, Zeke restait sagement dans son coin en bon incompris qu'il était. Il connaissait très bien son rôle et ne s'en départait jamais, ainsi, pas de mauvaise surprise et pas de déception ni chez lui ni chez les autres. Il hocha la tête à la demande de l'artiste, ne voulant pas lui cacher les secrets de tous les meubles qui étaient stockés dans la région, rien d'exceptionnel, juste des essais multiples et du mobilier qu'il n'avait pas réussi à refourguer ni à droite ni à gauche. Elle s'intéressa donc au vaisselier, laissant de côté tout son attirail de peintre pour le moment, touchant le bois sans faire de commentaires en premier lieu. Blythe ne savait pas pourquoi il appréhendait, c'était très clairement ridicule puisque ce n'était pas une réunion de business et qu'il n'avait rien à gagner ni à perdre dans cette affaire mais allez savoir, l'avis de celle qui avait aimé sa chaise semblait compter énormément. Le verdict tomba bien vite et Zeke s'approcha à son tour du meuble pour observer la rainure dont elle parlait, histoire de comprendre ce qu'elle mentionnait. "C'est du chêne, c'est plus abrupt que la chaise de l'autre fois. T'aimes pas ce qui est lisse, je note ça dans un coin." Lui n'avait pas de préférence, il faisait ce qui l'inspirait sur le moment et finissait souvent par ne rien faire du résultat, artiste déchu avant même d'essayer. "Du coup, j'aurais un tableau pas lisse, ça me plait." Il était pressé et curieux, comme on ne l'avait jamais vu puisque Zeke ne s'extasiait de rien d'habitude, à croire que lorsqu'il était dans son domaine, il y avait du changement dans l'air, profond.

"C'est du chêne, c'est plus abrupt que la chaise de l'autre fois. T'aimes pas ce qui est lisse, je note ça dans un coin." il se moque mais pas vraiment au final, quand il s'approche et regarde l'endroit que je pointe comme s'il s'agissait du plus grand secret qu'on pouvait partager tous les deux.

Mes yeux suivent les siens maintenant qu'il observe le meuble avec l'air du père fier, du père accompli, et c'est presque attendrie que j'aurais aimé prendre une photo de ça, une photo de lui, à ce moment bien précis. Les détails. « Et toi, t'aimes quoi? » que je finis par demander, tiquant sur les mots qu'il a utilisés comme s'ils ne me concernaient que moi et pas lui. La question ne sonne pas comme un reproche, ni même comme une obligation pour lui d'y ajouter quoi que ce soit. Elle sonne juste avec la curiosité d'une gamine qui lève ses prunelles vers lui, qui attend sans presser, jamais.

Je secoue la tête, délie les mèches remontées qui finissent par s'échapper de mon chignon sans même que j'y porte la moindre attention. "Du coup, j'aurais un tableau pas lisse, ça me plait." « T'auras un tableau vrai. » que je précise tout de même, le sourire qui ne quitte pas mes lèvres et la tête que je tourne à nouveau vers le vaisselier, puis vers une table par là, et une bibliothèque, tout juste à côté. « Un jour. » je pouffe, déjà distraite, éternellement la tête ailleurs. Le pauvre tableau est resté au sol et mon attention est diffuse, mes pas aussi, quand j'en fais un autre et cinq ensuite. « Quand j'aurai fini de fouiller ... mes mains ingrates et toutes autant intéressées qui s'arrêtent sur le premier outil du bord pour l'attraper, et faire volteface le temps de lui mettre sous le nez.   ... ça sert à quoi ça? »

Zeke avait passé des années à tester, recommencer, remettre une touche à droite, une autre à gauche, jusqu'à atteindre la perfection, du moins la sienne. C'était parfaitement impossible de réaliser le meuble parfait, peu importe la volonté que l'on y mettait: on avait affaire à un art des plus subjectifs et Ezechiel ne s'était jamais pris pour le meilleur dans son domaine. Il faisait juste ce qu'il aimait dans son coin, se refusant à se poser trop de questions, de peur de trouver le résultat affreux et de se mettre à donner des coups de marteau à des milliers d'heures de travail. Il était ainsi, le grand Blythe, un poil sanguin quand il n'arrivait pas à obtenir l'image idéalisée dans sa tête. Ce vaisselier n'était qu'un meuble de plus à sa collection, rien qui méritait qu'il se mette dans des états hors norme alors, il donnait le change, offrant une image positive de lui face à la critique. En réalité, il était probable qu'il détruise le meuble à peine Ginny eut-elle passé la porte de sortie. Aucun moyen de le savoir, juste arrêter de se faire du mal pour le moment et essayer de réfléchir à ce qu'il pourrait lui répondre, difficile à dire. "La paix que ça m'apporte de taper sur du bois. Avoir une image en tête et pas pouvoir en sortir tant que j'ai pas sorti ma pièce parfaite. J'en retire rien, pourtant." Une satisfaction toute relative, rien de plus car il s'agissait d'un cycle avec éternel recommencement, comme quoi Zeke n'était jamais rassasié de ce qu'il faisait. Ginny devait le comprendre à ce sujet puisqu'elle avait choisi la peinture et devait enchaîner les toiles sans trouver sa toile parfaite. D'ailleurs, elle s'évada de nouveau avant de sortir réellement ses pinceaux et ses diverses teintes, attrapant un des instruments qui avaient servi à mettre sur pied le grand meuble. "Et bien, ça, c'est pour aboutir aux nervures que t'aimes bien. Comme sur ta chaise. Faut être précis, minutieux, mon outil favori. Tu veux essayer sur une planche?" Personne n'aimait essayer, c'était un art effrayant mais Zeke lui avait présenté une chute de bois des plus communes pour voir si elle façonnerait quoique ce fut avec juste un coup de main, on pouvait toujours apprendre et qui sait, peut être arriverait-il à tenir un pinceau en contrepartie même s'il n'était pas fin pour un sou dans ce genre de travaux.

Zeke prend tout le temps de monde pour réfléchir et jamais je ne le brusquerai. J'aime beaucoup trop scruter son visage alors qu'il ne cache pas le moins du monde sa réflexion, j'adore m'imaginer ce qui se trame dans sa tête sans qu'il ne dise le moindre mot, ne me sentant même pas impolie de le faire tant il laisse tout voir et tout transparaître, ses yeux foncés aussi mystérieux que concentrés. "La paix que ça m'apporte de taper sur du bois. Avoir une image en tête et pas pouvoir en sortir tant que j'ai pas sorti ma pièce parfaite. J'en retire rien, pourtant." « T'en retire tout ce dont tu as besoin alors. » il diminue ce qui est immense à mon sens, et je ne le souligne que trop lorsque je laisse ma voix le rassurer sur un sujet que je comprends encore plus qu'il ne pourrait le croire. Mais il s'en doute l'ébéniste, il ne me confierait pas ses pensées les plus authentiques s'il ne voyait pas que je captais tout ce qu'il me donne, tout ce qu'il m'offre au vol.

"Et bien, ça, c'est pour aboutir aux nervures que t'aimes bien. Comme sur ta chaise. Faut être précis, minutieux, mon outil favori. Tu veux essayer sur une planche?" « Je peux? Pour vrai? » c'est la seule chose que j'ai lamentablement retenue, gamine au possible, l'oeil qui brille et le sourire qui ne fait que grandir lorsqu'il me le propose le plus naturellement du monde. La planche qu'il désigne comme premier canevas à tester, planche que je prends du bout des doigts avec un ralenti infini la seconde qui suit. « Montre-moi. » je m'affaire déjà à analyser les différentes encoches, à noter les points de pression, à passer l'outil sur les nervures le plus délicatement dont je suis capable sans rien toucher, en attendant les grandes lignes, en attendant qu'il m'y ai initiée.

Je finis par relever la tête vers lui, audacieuse, bien plus que je ne l'ai été depuis longtemps. Ça doit être l'air frais, ça doit être le nouveau terrain de jeu qu'il m'offre, ça doit être le champ libre qu'il me donne aussi, surtout. « Après, est-ce que je peux essayer sur un des meubles que t'as pas encore terminé? » elle ose la gamine, elle ose un peu plus, elle ose un peu mieux.

Il n'avait jamais pensé apprendre deux ou trois astuces d'ébéniste à qui que ce soit autour de lui. Après tout, Zeke restait très secret sur sa passion, ne désirant pas en faire trop ou ennuyer son entourage avec des détails barbants de spécialistes. Alors, il ne parlait jamais des meubles qu'il finissait à peine, se perdant tout seul dans leur contemplation, avec une once de fierté mais aussi une pointe d'insatisfaction car le résultat n'était jamais parfait à ses yeux. Dans ces cas là, Blythe avait une réponse toute trouvée pour tout recommencer à zéro, des années qu'il essayait, brisait, refaisait, et ce, sans jamais s'en lasser, comme quoi son art était tout simplement devenu une partie de lui. Il savait pourtant que l'amour du bois n'était plus très commun pour les gens de son âge, plutôt réservé à des gens plus âgés, ceux qui n'avaient pas connu Internet et ses effets néfastes. Ezechiel n'était juste pas né à la bonne période et il ne comprenait pas tout à fait tout ce qu'il voyait autour de lui depuis bon nombre d'années. Il avait arrêté de s'en inquiéter, acceptant tout simplement qu'il était différent et qu'il pouvait quand même trouver une petite place pour ses rêves au milieu de ceux des autres. Aujourd'hui, c'était Ginny qui profitait de ce talent, peut être qu demain d'autres s'y intéresseraient et voudraient tester quelques nervures sur des planches de bois quelconques. Zeke était tout à fait concentré au moment de lui montrer quelques gestes sur la fameuse planche, constatant qu'elle était très intéressée à exécuter la même chose juste après. "Fais attention à tes doigts, surtout." Il s'était sûrement blessé cent fois avant de pouvoir avouer qu'il maîtriser parfaitement l'outil, il ne fallait clairement pas avoir peur de se faire mal pour exercer autant d'appui sur le bois, n'importe quelle espèce d'ailleurs. Elle était guillerette, Ginny, tellement joyeuse qu'elle voulait s'essayer sur quelque chose de plus grand, avec plus d'enjeux... Un vrai meuble. Zeke la regarda avec ce sourire fin avant de l'approcher d'un vieux buffet qu'il n'avait pas terminé, bloqué dans son inspiration divine. "J'ai jamais fait les poignées de tiroir... A toi de jouer, chère élève." Peut être qu'elle lui fournirait des idées, ou bien qu'elle ferait ce qu'il n'avait jamais osé faire, Zeke, en tout cas, suffisamment dans le partage pour le laisser ce droit là, se mettant juste sur le côté pour l'observer travailler. En silence, avec lui, toujours.

"Fais attention à tes doigts, surtout." il me fait rire l'ébéniste, alors qu'il me met en garde comme un père le ferait avec ses enfants turbulents. Mes yeux se plongent dans les siens et mon sourire renchérit, s'il savait à quel point je suis la maladresse incarnée sur deux pattes il ne perdrait pas la moindre seconde d'énergie à me dire de surveiller mes gestes quand l'inverse me vient beaucoup plus naturellement. « Promis. » mais je n'ai pas prévu bousiller ni ses outils ni son meuble, celui qu'il me dédit maintenant, avec des restes de doigts ou des litres - à peine - de sang. Je ferai attention, j'ai promis.

L'outil passe de ses paumes aux miennes, je le manipule le plus délicatement du monde en tentant de tenir l'entente, restant tout de même scotchée à ses paroles. Elles sont peu nombreuses et il se contente beaucoup plus de me montrer d'un mouvement et d'un autre que de me l'expliquer avec des phrases qui n'en finissent plus. Et ça ne me déplaît pas bien au contraire, quand de toute façon c'est ainsi, en le voyant faire, que je risque de bien mieux mémoriser quoi que ce soit qu'en l'entendant me le vulgariser dans des termes que je ne comprendrais probablement même pas. Ce n'est que lorsque je me penche à la hauteur de la pièce de bois à dégarnir qu'il reprend Zeke, mes yeux rivés sur le travail que j'entame, mes oreilles qui n'entendent que lui. "J'ai jamais fait les poignées de tiroir... A toi de jouer, chère élève." « Jamais? » je réitère, mes sourcils se froncent doucement, mes mains s'appliquent avec autant de délicatesse que possible à faire un premier trait tout sauf assuré. Les autres viennent lentement, sans presser, j'y prends un peu plus d'assurance à sentir son souffle encourageant dans l'angle. Si je rate quoi que ce soit malgré moi il sera là en amont pour tout réparer, que je me convaincs.

« Parce que t'as pas appris, ou juste parce que c'est pas quelque chose qui t'intéresse? » je fais la discussion, je veux vraiment savoir - et j'aurais peut-être dû m'intéresser plus à la commode et à ma manipulation qu'à ses préférences parce que la seconde d'après, c'est un « Aouch. » murmuré qui perce le silence de son atelier. Les quelques gouttes de sang qui tombent sur mes baskets confirment que Ginny la maladroite a encore frappé. Mes yeux quittent le meuble une seconde pour filer sur ma main droite, et c'est sans surprise que je constate la coupure assez profonde le long de mon index jusqu'à mon pouce. On se demandera toujours de quelle façon mes blessures sont arrivées quand y'a jamais d'explication logique, on se demandera encore plus pourquoi j'éclate de rire à la vue du carnage que j'ai fait sur ma main bien plus que sur son travail. « Je te jure, j'ai vraiiiiment essayé de faire attention. » en espérant que la vue du sang ne l'effraie pas.

C'était la première fois que Zeke accueillait quelqu'un au sein de son tout petit atelier d'ébénisterie, rien qui ne valait le coup d'oeil pour les professionnels qui avaient déjà tout le matériel de pointe. Zeke, lui, préférait ses bonnes vieilles méthodes, sans machine, juste du manuel qui le forçait à toujours être plus précis, toujours plus patient et minutieux dans ses actes. On ne pouvait pas dire que c'était toujours une réussite parfaite mais d'après Ginny, les défauts dans ses meubles rendaient le tout particulièrement harmonieux et intéressants alors pourquoi changer toutes ses techniques maintenant? Non, Ezechiel était clairement à son aise au fin fond de sa campagne à essayer de monter des meubles de grande qualité avec trois fois rien. Maintenant, il était en train de montrer comment s'y prendre à la brune, élève qu'il n'avait pas du tout attendu vu le peu d'intérêt qu'on portait à ses travaux habituellement. La peintre n'était pas tout à fait comme tous les autres cela dit, elle qui avait fait la route pour lui rendre visite et lui confectionner ce fameux tableau qu'elle lui avait promis après que Blythe lui eut offert sa chère chaise. Cette fois, c'était elle qui avait les moyens de construire quelque chose de ses mains puisque la phase d'apprentissage, aussi courte fut-elle, l'amena jusqu'à la réalisation de poignées de tiroir que le fermier n'avait jamais finalisé. "D'habitude, si, je les fais. Mais là, j'avais pas d'inspiration pour ce meuble." Alors, la création était sienne, lui restant dans son coin sans dire grand chose, se contentant d'observer le parcours de ses doigts en priant pour qu'il ne lui arrive rien parce qu'il lui avait quand même fait un sacré topo sur la sécurité avant de commencer. C'aurait été une sacrée réussite si elle n'avait pas ripé durant un moment critique et voilà que le sang se répandait sur le sol de la grange. Bien vite, Zeke attrapa sa main pour constater les dégâts, l'entraînant vers la trousse de soin poussiéreuse qu'il conservait toutefois, au cas où. Elle allait lui servir pour la première fois alors qu'il l'ouvrait, trouvait un désinfectant et des pansements qu'il posta entre ses dents, le temps de stopper le flot rouge et se débarrasser des poussières qui pouvaient infecter la jeune femme. "Une peintre maladroite, j'confirme." Il s'attela à la tâche, dans le silence, jusqu'à poser les pansements, Ginny se trouvant toute réparée après un tel traitement. "Pour ta sécurité, on passe à la peinture, non?" Il ne tenait pas à ce qu'elle finisse comme le capitaine Crochet avant la fin de la journée, tout de même.

Mes yeux passent des dizaines de secondes à scruter l'endroit où les poignées devraient être, j'analyse le grain du bois comme si je connaissais son art aussi bien que le mien. La vérité, c'est que j'ai toujours été intéressée par l'ébénisterie et la sculpture, le travail plus manuel encore. Mais j'avais les mains si prises avec la peinture et le dessin que je n'avais jamais vraiment pris la peine d'accorder autant d'intérêt à ces médiums que je l'aurais voulu. Avant aujourd'hui. "D'habitude, si, je les fais. Mais là, j'avais pas d'inspiration pour ce meuble." j'hoche docilement de la tête, l'écoute me donner ses quelques conseils et autres encouragements entrecoupés de sourires, et c'est le moment de me lancer dans ce qui aurait franchement pu être un très bon et très concluant premier essai. « On va essayer de trouver l'inspiration ensemble, alors. »

J'avais confiance, un peu trop sûrement. Pour me retrouver avec la main en sang, mes doigts qui m'élancent et ses paumes qui s'assurent de récupérer ma gaffe en m'attirant vers une trousse de premiers soins qui semblent avoir vue la guerre tant elle grince lorsqu'il l'ouvre. "Une peintre maladroite, j'confirme." « Guilty. » je pouffe de rire de plus belle, pas le moins du monde épatée par mon étourderie quand il ne se passe jamais une journée sans que je finisse avec une nouvelle cicatrice ou un nouvel hématome au compteur. Ça fait partie du whole package, j'en suis venue au point où je prends pour acquis que tout le monde autour de moi le sait aussi bien que je le démontre au quotidien. "Pour ta sécurité, on passe à la peinture, non?" il se charge de panser les blessures avec toute la délicatesse dont il est capable, pendant que je m'amuse à détailler son regard et ses sourcils, tout froncé tout dédié, pendant ses quelques brèves manoeuvres de sûreté. « Du rouge sur ta toile, ça te dérange? » je souris de plus belle, agite mon doigt réparé ou du moins en voie de l'être sous son nez, le pansement qui cache la moindre goutte de sang mais ma voix de gamine qui renchérit tout de même.

« C'est nul, j'avais des tas d'idées, et là je suis punie. » et je râle avec amusement, avant de retourner docilement me poser au sol en rapatriant mon matériel, mes couleurs, mes crayons et ma toile pour reprendre tout où je l'avais laissé. Ce n'est qu'après une longue poignée de minutes que je redresse les yeux vers Zeke, toujours là, toujours stoïque, toujours appuyé en aparté et en silence, pour lui tendre l'arme de mon crime à défaut de pouvoir travailler le bois avec l'arme du sien. « Promis, tu ne peux rien te couper avec un pinceau. J'ai déjà essayé. » à comprendre que s'il a envie de tester à peindre, ça, c'est sans danger.

Elle avait réussi à se blesser dès son premier essai mais c'était Ezechiel qui se sentait coupable de la voir saigner sur son sol car il était censé être l'expert de la situation, celui qui maîtrisait son art à la merveille et qui mettait en place les règles de base de sécurité pour éviter ce genre de problèmes. Au final, l'échec était cuisant et Blythe passa les quinze minutes suivantes à s'occuper de la plaie ouverte de Ginny, inquiet pour trois fois rien certainement. Elle allait s'en remettre sans l'ombre d'un doute et peut être qu'elle aurait même envie de se relancer dans la sculpture, une fois qu'elle se serait débarrassée de ce pansement des plus gênants pour sa liberté de mouvement. Pour Zeke, hors de question de reprendre la pratique pour aujourd'hui, laissant de côté les poignées de tiroir à l'heure actuelle, assuré qu'il pourrait les terminer plus tard. Voilà une McGrath qui retrouvait l'usage total de ses dix doigts, le brun l'invitant à s'intéresser plutôt à la toile qu'elle lui devait durant les minutes qui suivaient. "Punie comme une enfant." Il souriait pourtant en lui annonçant ce genre de mots car ce n'était certainement pas le message qu'il souhaitait lui faire passer, surtout pas alors qu'elle était la seule âme qu'il avait rencontré jusqu'ici qui portait un intérêt à son bois adoré. Bien vite, la jeune peintre remit son atelier de fortune en place, commençant à faire quelques lignes ça et là, sous les yeux impressionnés du grand fermier... Du moins, jusqu'à ce qu'elle l'interpelle afin de participer activement à la naissance de sa toile. "J'suis aussi délicat avec un pinceau à la main que toi quand tu travailles le bois." Zeke avait toujours le mérite d'être honnête en toutes circonstances, quitte à paraître totalement ridicule parfois. Il attrapa toutefois l'arme du crime et se posta dans un coin de la toile, s'offrant le luxe de dessiner très approximativement le moineau tout seul dans un coin, belle allégorie pour le décrire, lui, finalement. "Pas génial, je t'avais dit." Prendre le moins de place possible, ne pas se faire voir, rester silencieux, on avait là un Zeke animal dans toute sa splendeur.

"Punie comme une enfant." comme une enfant qui grogne, comme une enfant qui soupire, comme une enfant qui pouffe de rire. « Jusqu'à quand? » la simple idée d'être soumise à une pointe d'autorité de sa part me donne strictement envie de voir jusqu'où les restrictions vont. Évidemment, je n'ai plus le droit de toucher ou même de penser au moindre outil qui puisse couper, casser, déchirer ou pincer quoi que ce soit. L'atelier en entier m'apparaît être une nouvelle caverne aux merveilles, un terrain de jeu improbable à travers lequel je me ferai gronder à la seconde où je tenterai d'y évoluer à nouveau.

Autant se changer les idées de tout ce qu'on me retire, en lui tendant un pinceau à la seconde où il pose les yeux sur sa toile. "J'suis aussi délicat avec un pinceau à la main que toi quand tu travailles le bois." il taquine le grand brun à l'air mystérieux, il pique et il s'amuse, le sourire aux lèvres et l'oeil brillant. Il a l'air d'un grand gamin, il m'attendrit bien plus qu'il ne le remarquera. « C'est pas cool Ezechiel, pas cool du tout. » je lui tire la langue, immature un jour immature toujours, avant de replacer en riant ses doigts autour du manche de pinceau afin de rendre le tout un peu plus confortable pour son initiation à lui.

"Pas génial, je t'avais dit." à peine son oiseau est-il dessiné que déjà il le diminue sans la moindre gêne. Not on my watch. « Repasse ici, doucement. » mes prunelles ne trouvent pas encore les siennes, occupées à scruter ses traits, à lui pointer avec une douceur infinie l'endroit où je l'invite à ajouter un peu plus d'ombre, un peu plus de profondeur. « Et par là. Comme ça. » à nouveau, j'oriente ses lignes, mimant le mouvement du bout des doigts avant qu'il ne s'y applique lui-même.

Une poignée de secondes plus tard, je tourne enfin la tête vers lui, satisfaite de ce qu'il a bien pu dessiner, du résultat à la clé. « Tu aimes? » au-delà de son ajout, c'est le tableau au complet et son impression sur le résultat actuel qui m'intéresse.