Ses doigts délicats s’aventurent enfin vers les pancakes pour en prendre un. Elle a tout juste le temps d’en goûter une bouchée avant que l’émotion ne la pousse à le reposer. Une émotion silencieuse, de celles qu’on vit au plus profond de soi sans toutefois oser les exprimer. Et pourtant c’est dans cette énergie qui vibre sous la paume si douce qu’elle place par-dessus sa main rugueuse, dans ses grands yeux pleins de vulnérabilité et d’une force cachée, une force qu’elle ne commence à peine qu’à effleurer. Dans le tremblement de ses lèvres alors qu’elle emprisonne sa main entre ses serres pour l’empêcher de filer. Mais il n’a pas l’intention de se carapater. Pas en cet instant. Les sourcils légèrement froncés, il sonde ses yeux comme pour l’encourager, ému par les volutes de sentiments qui y tournent comme une tornade, les mêmes qui semblent lui bloquer la gorge alors qu’Alex le dévisage elle aussi. Il n’a pas besoin de mots pour comprendre qu’elle avait besoin d’entendre les paroles sincères qu’il vient de lui souffler. Il hoche doucement la tête, effectue une petite pression sur son épaule pour le lui signifier. Quelque chose change dans son regard, un éclat pur et poignant qu’il n’a guère le temps d’analyser car déjà elle se lève et se rapproche doucement de lui, furtive comme une biche aux aguets, hésitante quand elle vient poser sa joue contre son épaule. Vacillante comme une enfant à qui on a toujours refusé le moindre réconfort même quand elle en avait douloureusement besoin. Et il le lui offre sans compter, le cœur plein de tendresse quand il enroule ses épaules de son bras, place sa paume sur le haut de son crâne pour la retenir tout contre lui. « Merci Kyle. Merci de croire en moi. » Sa voix comme un murmure fait une douce mélodie à ses oreilles. « Pas d’quoi mon p’tit, pas d’quoi. » Il répond d’une voix basse et apaisante, berce doucement son corps comme pour l’encourager à se délester de ce mal qui la ronge en laissant couler ses larmes. « J'aurais aimé te rencontrer plus tôt, tu es vraiment quelqu'un de bien. » Un reniflement amusé s’échappe de ses narines. « T’es bien la première à me l’dire, tiens ! » Qu'il plaisante avec un petit sourire pour tenter de l'amuser un peu et alléger l’atmosphère presque solennelle qui semble les enrober. Pour autant, il ne fuit pas cette étrange intimité, communion de deux âmes blessées qui auraient pu ne jamais se croiser mais avaient comme besoin de se retrouver. Pris d’un élan d’affection, il presse un baiser protecteur sur ses mèches dorées, comme il l’aurait fait avec ses mômes si elles étaient venues chercher un abri entre ses bras. Il ignore combien de temps il la garde ainsi blottie tout contre lui, ravi de lui offrir son épaule aussi longtemps qu’elle en aura besoin. Il a presque un pincement au cœur quand elle finit par s’écarter. « Le passé c'est le passé. » Elle assène alors, ses grands yeux brillants d’une détermination qui le remplit d’une étrange fierté. « Tu as raison et ça marche pour toi aussi, tu as encore tes filles, ne gâche pas le temps que tu as avec elles. Ne perds pas ton temps à attendre qu'elles réalisent qu'elles ont besoin de toi. Les regrets c'est ce qu'il y a de pire. » Elle en sait quelque chose et lui aussi. Les regrets, ça se terre dans l’ombre pendant des années avant de revenir vous mordre sournoisement au plus noir de la nuit ; déverser une dose d’acide dans vos tripes et empoisonner vos pensées pour tourmenter votre esprit. Les lèvres pincées, il considère cette réflexion avant de prendre une profonde inspiration. « T’sais quoi ? Peut-être bien qu’t’as raison. » Il a disparu trop souvent, trop longtemps pour ne pas avoir ébréché le lien qui les unit. Il les connait assez bien pour savoir qu’elles ont toutes les deux érigé leurs remparts de protection. Une muraille de fierté et de logique derrière laquelle elles se replient pour ne pas avoir à affronter les affres de la vie. Et tu comptes repartir bientôt ? C’est la question d’Alex qui lui a mis la puce à l’oreille. En entendant l’espoir à peine dissimulé dans sa voix. Espoir qu’il s’imaginait déjà trahir comme il l’a trop souvent fait avec ses filles. Comment espérer ne pas avoir fait de dégât en disparaissant de leur vie tant de fois. « Peut-être bien que j’devrais leur faire savoir que j’suis dans l’coin. Qu’j’ai envie d’faire partie d’leur vie, tiens. » L’idée est folle, mais séduisante. Car il a eu beau courir à travers le monde, l’âge a fini par le rattraper. Il a encore la rage de vivre dans la peau, de l’énergie dans ses vieux os, mais certainement pas assez pour errer d’un continent à l’autre en quête d’aventure et de violence de luxure et d’indulgence. Il ne survivrait certainement pas à un autre séjour en prison, a bien cru laisser sa vie et son esprit dans ce cachot humide au fin fond du Guangxi. Pour la première fois de sa vie, il effleure l’idée de rester quelques temps encore dans un même pays. Quelques mois, quelques années qui sait. Une expression à la fois sérieuse et rieuse se peint sur ses traits alors il replonge ses yeux dans ceux d’Alex pour ajouter. « Leur prouver que j’suis là pour rester aussi. Du moins qu’j’ai pas l’intention de m’barrer tout d’suite d’ici. » Et t’faire comprendre à toi aussi qu’ça me dirait bien d’refaire quelques apparitions dans ta vie.
Dès que le vent soufflera, je repartira. Dès que les vents tourneront, nous nous en aillerons…!
Elle n'avait personne à qui parler de ses peurs, à qui se confier sur ce qui était en train de lui arriver. Personne autre que Caleb, mais tout était encore un peu délicat, et elle ne voulait pas lui montrer qu'elle avait peur de ne pas aimer cet enfant. Elle craignait que cette peur puisse faire écho à des souvenirs encore trop douloureux et trop présents finalement. A quoi bon venir compliquer cette situation déjà assez délicate ? Elle était heureuse quand elle était auprès de lui, elle le sentait heureux et ça suffisait à la rassurer. Parce qu'elle n'était pas seule pour traverser ça. Mais c'était le reste du temps quand il n'était pas là, quand elle se retrouvait seule avec ses doutes et ses souvenirs. Elle aurait aimé avoir quelqu'un qui aurait pu la comprendre, mais personne ne le pouvait puisque très peu de gens connaissait son histoire et personne ne savait qu'elle vivait à nouveau une grossesse. Elle n'avait plus sa mère et elle en avait besoin pourtant. Elle n'avait pas son ancienne confidente, celle qui l'avait déjà connu enceinte, celle qui avait été là pour la soutenir et l'accompagner à tout les examens obligatoires. Elle n'avait personne qui pourrait entendre ses craintes sans paniquer avec elle, parce qu'elle ne voulait pas que Caleb ait peur, elle ne voulait pas qu'il doute, il devait le faire déjà assez. Elle devait le protéger alors elle gérait à sa manière, elle s'en sortait plutôt bien même, mais devant Kyte, elle s'était laissée aller à quelques confidences. Il était là, présent. Il avait comprit les choses, comprit ses craintes, il l'avait écouté, entendu et rassuré. Il allait repartir bientôt, pour quelques temps. Combien ? Elle n'en savait rien, mais tout ce qui comptait à cet instant c'était qu'il était là tout simplement. Présent, prenant la place d'autres personnes absentes dans la vie d'Alex. Il la soutenait, il savait presque tout d'elle et il ne l'avait jamais jugé, il ne lui avait même pas tourné le dos alors qu'il aurait pu. Au moment ou il avait quitté son appartement la première fois, il aurait pu oublier Alex, mais il ne l'avait pas fait. Et dans cette cuisine, elle lui témoignait une sorte d'affection, de confiance en cherchant du soutien physique auprès du SDF. Un soutien qu'il lui donnait en passant son bras autour des épaules de l'Anglaise, en berçant son corps fatigué par les émotions et ce début de grossesse. Et elle y trouve un réconfort, dans cette complicité et cette proximité. Elle n'éprouve pas encore un calme en elle, mais elle ne s'effondre pas et c'est déjà pas mal. Elle n'a pas honte de ce qu'elle ressent, elle n'a pas peur de se montrer faible, elle souffle pendant quelques minutes au contact de Kyte. Et quand elle se détache de lui, c'est avec un nouvel espoir qu'elle le regarde. Déterminée à s'en sortir cette fois, déterminée à réussir à être quelqu'un de bien. Pour Caleb, pour cet enfant qu'elle porte en elle, et pour elle même aussi. Parce qu'il est temps de laisser le passé là ou il est. Elle est enceinte, elle n'est pas seule, et elle doit se concentrer sur ça, sur ce présent et cette histoire qu'elle vit avec Caleb, et arrêter de penser à cette ancienne histoire. Parce que tout est différent et qu'elle doit aller de l'avant. Elle y croit, elle partage cette pensée avec Kyte, elle veut s'en sortir, elle ne veut plus gâcher sa vie avec les regrets et le passé. Et elle souhaite que Kyte en fasse autant, qu'il arrête de perdre son temps à attendre. Il est là pour elle, il vient de lui prouver qu'il était quelqu'un de bien, c'est ainsi qu'elle le voit et elle est sûre qu'il a encore beaucoup à donner à ses filles. Ils ont tout les deux déjà assez de regrets à gérer, désormais il est temps d'aller de l'avant. De se pardonner et de se faire pardonner aussi. Elle, c'est dans cette grossesse qu'elle voit une manière d'avancer, de demander pardon et de prouver qu'elle peut aller bien, qu'elle peut être quelqu'un de bien. Ce n'est pas simple, mais elle y arrivera parce qu'elle en a assez de tout gâcher. Parce qu'elle veut être heureuse et elle peut l'être avec Caleb. Suffit d'y croire, et de s'en donner les moyens. Pour Kyte, c'est un peu la même chose finalement non ? Y croire et reprendre le contact avec ses filles. « T’sais quoi ? Peut-être bien qu’t’as raison. » Elle lui sourit, les yeux encore brillants de l'émotion qu'elle a ressenti depuis qu'il est à ses côtés. « Bien sur qu’j'ai raison. » Absolument pas convaincante ou sérieuse, elle a rarement raison Alex et elle le sait. Surtout quand il s’agit de faire des choix de vie importants. Mais elle profite de cette réflexion pour sourire, et pour lâcher un petit rire. Un rire plus nerveux que vraiment synonyme d’amusement, mais ça lui fait du bien. De rire oui, mais aussi de savoir que pour une fois peut être qu’elle ne raconte pas n’importe quoi. Qu’elle aussi, elle peut aider les autres ou du moins essayer de le faire. Elle l’égoïste des nature, elle s’intéresse à Kyte et elle espère sincèrement qu’il pourra trouver la paix et retrouver ses filles. Et ce même si cela signifie qu’il n’aura plus vraiment besoin d’elle dans sa vie. Elle n’est que la fille qui vient combler le manque, celle qui sera remplacée quand il aura retrouvé celles à qui il pense vraiment. Mais elle s’en accommode parce que c’est la vie et elle se sent déjà chanceuse d’avoir la chance de faire un bout de chemin avec Kyte. Rien n’était fait pour qu’ils se rencontrent et pourtant, il est là dans sa cuisine pour la deuxième fois en quelques mois. « Peut-être bien que j’devrais leur faire savoir que j’suis dans l’coin. Qu’j’ai envie d’faire partie d’leur vie, tiens. Leur prouver que j’suis là pour rester aussi. Du moins qu’j’ai pas l’intention de m’barrer tout d’suite d’ici. » Elle se met à espérer qu’il restera malgré tout une petite place pour elle. S’il est là pas loin, elle aura toujours l’espoir d’une visite surprise. D’un cadeau qu’il aura fabriqué de ses mains. Elle sait qu’il ne fait pas partie de sa famille, pas même de ses proches, et elle ne pense même pas qu’il puisse faire partie de sa vie, mais elle espère pourtant pouvoir continuer ce bout de chemin qui les amène à se retrouver quand ils en éprouvent le besoin. Ou plutôt quand elle, elle a besoin. Il lui a dit qu’il pourrait la remettre sur le droit chemin si elle déraille alors elle espère au fond d’elle qu’il ne l’oubliera pas le jour où il aura obtenu le pardon de ses filles. Parce que si lui retrouve ses filles, elle sait qu’elle ne se réconciliera jamais avec son père et elle a cruellement besoin d’une figure parentale dans sa vie et sans vraiment savoir pourquoi, c’est en Kyte qu’elle voit ce rôle. Elle lui en demande beaucoup trop et elle le sait, c’est sans doute pour ça qu’elle n’ose pas lui demander de rester plus longtemps. « J’espère que le jour où tu décides de partir tu penseras quand même à venir me dire au revoir. » Il vient de dire qu’il compte rester, mais elle parle de départ, peut-être pour s'éviter une déception. « Mais tant que tu es dans le coin, il y aura toujours un café pour toi chez moi. » Un moyen de l’inviter à revenir, un moyen de lui dire qu’il sera toujours le bienvenue chez elle dans sa maison mais aussi dans sa vie. « Et puis je compte sur toi pour venir me botter les fesses si je déraille. » Un sourire sincère, un moyen aussi peut-être de lui montrer qu'elle compte sur lui, mais qu'elle ne le dira pas ainsi, pas de façon trop sérieuse. « Prends soin de toi Kyle. » Elle va s’inquiéter pour lui, elle le sait. Les premiers jours, et puis les inquiétudes vont s’estomper et elle l’accueillera avec le sourire quand il reviendra. C’est cette relation qu’ils ont décidé d’avoir. Chacun leur vie. Chacun leur façon de construire leur vie mais il y aura toujours un temps pour se retrouver. Autour d’un café, d’une discussion, d'un pancake, tant que désormais il passe par la porte, il sera toujours accueilli avec un sourire et une émotion particulière, parce que leur relation est particulière.