C’était étrange d’avoir complètement changé sa routine. Elle ne se levait plus aux aurores pour aller courir jusqu’au dojo et faire son premier entraînement de la journée.  Sa journée n’était plus rythmée par les cours qu’elle donnait, l’entraînement personnel, l’administration de la société. Non il ne restait plus que le café du matin, les balades de Pepsi son berger australien et si elle courait toujours, ce n’était plus vers le dojo. Elle continuait d’entretenir son corps, bien trop habituée au sport depuis qu’elle avait su marcher pour pouvoir un jour arrêter. Mais le sport n’était plus aussi intensif, moins fréquent aussi. Elle avait arrêté les entraînements de karaté et tout ce qui allait avec, y compris ses rendez-vous chez le kiné.

Cela faisait des années que Danika était suivie par un kiné, la compétition, le surentraînement, sa passion et son hyperactivité, tout ça avait poussé son corps au-delà de ses limites à de nombreuses reprises et les séances étaient tout aussi nécessaires que bénéfiques. C’était Swann qui la suivait depuis que son genou était parti en pièce, ruinant tout espoir de continuer la compétition il y a quelques années.  Si elle avait pu continuer à s’entraîner avec autant d’assiduité toutes les années qui avaient suivi c’était grâce au jeune homme à peine plus âgé qu’elle.

Bien sûr le réduire à sa profession aurait été loin de la réalité. Car si Swann n’avait pas été son premier kinésithérapeute, il avait été le premier avec qui elle avait vraiment parlé. Leur relation était loin d’être professionnelle, l’amitié qui s’était développée entre eux aurait sûrement fait froncer les sourcils aux praticiens qui considéraient qu’une relation avec un patient aurait dû rester strictement lié au travail accompli.  C’était loin d’être le cas et c’était l’exacte raison pour laquelle elle avait continué à le consulter. L’homme était devenu un bon ami. Un bon ami à qui elle ne donnait plus de nouvelles depuis deux mois. Pas de messages, pas d’appels, elle avait annuler ces derniers rendez-vous sans explications, n’en avait pas repris depuis. A quoi bon, elle ne s’entraînait plus. Son genou criait pourtant le contraire, nécessitant toujours un soin particulier. Même si elle faisait bien moins de sport qu’avant, dire que les séances auraient été inutiles aurait été un mensonge.

La journée avait pourtant bien commencé pour Danika, elle s’était levée tard profitant du jour de congés qui l’attendait après une longue soirée au bar à servir des gens plus ivres les uns que les autres. Elle avait promené son chien Pepsi, avait passé sa journée à éditer les photos qu’elle avait prise dans la semaine. Tout allait donc bien pour elle jusqu’à ce qu’on sonne à sa porte. Elle se leva pour aller ouvrir et son visage se ferma en découvrant Swann sur le pas de la porte.

« T’es toujours partante pour m’apprendre le karaté ? » Un sourire s’est dessiné sur son visage, aucun n’apparait sur le visage de Danika. C’est même plutôt un éclat de panique qui illumine un court instant ses yeux.

Si Danika avait mis ses distances avec beaucoup de ses amis, s’éloignant, avec d’autres comme Swann elle avait coupé tout contact. La raison était simple, son amitié à ses yeux était associée à l’art martial qu’elle avait décidé d’oublier. Pendant un moment ne sait pas quoi dire, n’a pas envie qu’il entre et pourtant l’homme lui a manqué, à un point où elle aurait presque envie de l’encercler dans une étreinte à l’en étouffer. Elle ne le fait pas bien sûr, le laisse entrer, referme la porte derrière lui. « Swann… » Comment expliquer, comment se justifier, la première réponse implique déjà trop d’émotions qu’elle n’a pas envie de vivre. Elle serre son bras de son autre main. Elle se force à prendre un air plus détaché, un sourire moqueur vient même étirer ses lèvres. «  T’es en train de me dire que ça fait des années que je te harcèle pour venir t’entraîner au dojo et tout ce que j’avais à faire c’était ne pas me pointer à nos rendez-vous pendant deux mois ? Fallait le dire plus tôt. » Elle essaye de normaliser cette absence par une blague sans grand succès. Elle lui prend les gants des mains, tout le monde se ramenait toujours avec des gants pour un premier entrainement et chaque fois les nouveaux étaient surpris quand elle leur disait que cela viendrait plus tard, que ce n’était pas l’essentiel, que l’essentiel était le travail d’une personne seule sur le tatami.  Elle semble hésiter un instant mais les lui rend pour aller chercher deux bières dans le frigo. « C’est trop tard t’as loupé le coche, je suis à la retraite. Tout ce que je peux te proposer c’est une bière. » A nouveau l’humour, comme un mécanisme de défense. Faire comme si de rien n’était, comme si elle n’avait pas coupé tout contact depuis deux mois, en rire. Maintenant qu’il est dans l’appartement, elle sait que cela ne servira à rien de le faire partir.

L’humour pour cacher le malaise, la panique, l’envie presque désespérée de lui demander de partir, de refermer la porte et de le laisser rentrer chez lui. Pour la première fois depuis qu’elle l’avait rencontré, une part d’elle n’avait pas envie de le voir.  Il était le dernier lien avec le karaté.  Elle avait claqué la porte du dojo, foutu ses kimonos au fond d’un sac pour les jeter au fond d’un placard. Elle avait d’abord balancé le sac à la poubelle avant d’être prise d’un élan de regret et d’aller récupérer les affaires, incapable de complètement s’en débarrasser. Elle ne s’entraînait plus, communiquait avec sa famille pour donner signe de vie, refusant toute mention de la fatidique question de son retour.

Retour à la vie normale comme ils disaient. Mais la vie n’était plus normale et Dani ne savait plus comment elle était censée la vivre sans la changer complètement. Swann faisait partie de ces derniers liens avec le passé. Elle se souvient des centaines de conversations où elle lui racontait ses entraînements, les conneries de ses élèves, sa famille, le reste. Elle se souvenait du plaisir qu’elle éprouvait à venir discuter avec l’anglais, à en apprendre plus sur sa famille à lui quand il acceptait de se livrer. Elle en oubliait la douleur parfois présente lorsque Swann manipulait son corps pour essayer de garder ses os et muscles en état de suivre le rythme qu’elle leur imposait.  

Par son métier il est trop lié à l’ancienne vie, à cette partie d’elle qu’elle a décidé d’enfermer dans un placard.   « Si je t’avais donné l’astuce de suite, ça n’aurait pas été très professionnel de ma part. » Elle sourit, sans joie. Il y a deux mois, Swann aurait refait sa journée en débarquant dans son appartement en demandant d’apprendre le karaté. Aujourd’hui, cela revenait à lui foutre une claque. Elle l’entend refermer la porte en se dirigeant vers la cuisine. Son cœur tambourine dans sa poitrine. Pourquoi a-t-elle décidé de le laisser entrer lorsqu’elle sait qu’à un moment ou à un autre elle va devoir expliquer son absence et arrêter de se cacher derrière son humour.  Elle ne lui a pas dit que son père était décédé. Elle lui avait part de ses problèmes de santé avant sa mort, mais sans jamais s’éterniser sur la question, comme si ce n’était pas si grave, juste une mauvaise passe. Son père savait depuis longtemps qu’il était malade, elle-même ne l’avait appris que lorsqu’il n’avait plus été capable de le cacher au reste du monde, trop faible, le cancer trop avancé, un mois avant sa mort. Bien sûr à ce moment-là elle ne l’avait pas su, persuadée qu’il venait de l’apprendre, elle s’était persuadée elle-même que ce n’était pas si grave, qu’aujourd’hui les cancers se guérissaient tous les jours, qu’il n’y avait pas de raison de s’inquiéter. Elle s’en était tellement persuadée qu’elle n’en avait pas vraiment parlé à ses proches non plus. Puis il était mort, et un médecin, pris de pitié face à l’incompréhension totale d’une gamine perdue, avait fini par lui dire que James Riley savait depuis des mois qu’il était malade et avait cherché à la protéger, que s’il était normal que Danika soit surprise, son père, lui, avait pris conscience de sa mort éminente des mois auparavant.

Elle se rend compte qu’elle aurait dû annoncer la mort de son père dès que cela était arrivé, cela aurait évité une conversation qu’elle n’avait aucune envie d’avoir aujourd’hui. Mais c’était une situation qu’elle avait préféré fuir.  Elle lui tend une bière.

« Tu sais quand je te parlais de tes rides du sourire la dernière fois, ça ne sous entendait pas que je te poussais vers la sortie pour autant. »  Un demi sourire étire ses lèvres, plus véritable, presque soulagé qu’il ne réagisse pas plus que ça à son annonce de retraite. Elle arrive même à se persuader pendant un court moment que peut être qu’ils pourraient juste oublier ces deux derniers mois, et faire comme si rien n’était arrivé. Elle se trompe bien sûr.  « C’est une retraite du genre Hermann Maier pour mieux revenir ensuite ? » Une blessure capable d’arrêter une carrière puis un retour triomphant. Non malheureusement ce n’était pas ça. La blessure lui avait ouvert la poitrine, avait broyé son cœur et l’avait enterrée vivante. Elle avait juste choisi de se déterrer vers un autre univers, une autre vie.  Son chien Pepsi, sort de son panier, il dormait profondément mais avait été réveillé par l’arrivée de Swann, il s’approche de lui, battant de la queue prêt à lui dire bonjour.  Danika boit une gorgée. Son ton est neutre presque léger quand elle répond sans le regarder dans les yeux, le regard fixé sur son chien. « Non. J’avais envie d’autre chose. Les arts martiaux c’est terminé. Et puis tu sais bien qu’avec le genou, ce n’est pas conseillé de toute façon. » Elle annonce ça comme si c’était une évidence, comme si cela ne lui importait pas. Alors que son corps aurait pu être brisé en milles morceaux qu’elle se serait battue pour retourner sur le tatami, prête à dépasser toutes les limites possibles pour l’art martial. Elle n’avait juste pas prévu qu’un cœur en miettes mettrait fin à la bataille. L’air se charge d’une tension irrespirable, elle n’a toujours pas prononcé les mots fatidiques. Elle change immédiatement de sujet, retrouve un sourire, se cache à nouveau : « Et puis je t’en fichrais de mes rides de sourire non mais oh. Est-ce que je me suis attardée sur ton sourire de psychopathe moi ? Non parce que sinon on pourrait en parler longtemps, je te vois très bien en fantôme dans une maison à terroriser ses habitants, une carrière à considérer si tu te lasses de la kinésithérapie. »

Il acquiesce ses paroles comme si c’était une évidence. Bien sûr. Ca lui donnerait presque envie de rire. Elle se rend parfaitement compte que la réponse est tout sauf crédible. Qu’il sait plus que quiconque que son excuse est ridicule. Comme si elle avait un jour suivi un seul avis médical qui lui avait un jour dit d’arrêter le karaté. Jusqu’à peu elle était persuadée qu’il lui était impossible d’arrêter. Danika était née dans le sport, élevée dans l’art martial par un homme qui y avait consacré sa vie. Arrêter n’était pas une option, pas tant qu’elle était capable de respirer, pas tant qu’elle était capable de marcher. Même quand son genou s’était brisé elle n’avait pas abandonné. S’il y avait bien eu un témoin de cette passion, de cette envie de se battre c’était Swann. C’était lui qu’elle était allée voir pour une deuxième opinion quand on lui disait qu’il était temps de ranger le kimono au placard. Lui qui avait su trouver les bons mots et les bons gestes pour trouver un juste milieu qui était vivable pour elle. L’arrêt de la compétition, mais pas l’arrêt de l’art martial. Il l’avait conseillé pour adapter l’art martial au mieux, l’avait encadré dans la poursuite désespérée pour rétablir son corps, pour le pousser plus loin encore et encore. Lui annoncer à lui qu’elle avait arrêté, elle considérait ça comme une insulte au travail qu’il avait accompli. Pendant un instant, la honte lui retourne l’estomac alors qu’il ne dit rien, qu’il l’accepte cette excuse qui ne vaut rien. Qu’elle ne donne aucune explication sur son absence durant ces deux mois. Elle n’ose pas affronter son regard.

Elle a l’impression de se perdre derrière l’image qu’elle essaye désespérément de renvoyer. L’image d’une femme qui va bien, qui n’est pas en train de détruire la vie qu’elle avait passé des années à construire. Elle ne sait pas comment s’exprimer, préfère changer de sujet, choisit l’humour comme toujours pour refermer les portes autour de son cœur. Il entre toujours dans le jeu,  elle sourit à sa réflexion.

« Tu dis ça parce que tu veux que je t’apprenne à faire le même sourire ? Selon la légende, il éloigne les personnes trop curieuses. Ça pourrait t’être utile. » Son regard est fixé sur elle, elle a dû mal à le regarder dans les yeux, murmure un « Clairement. » avec un sourire qui sonne trop faux alors que son chien revient vers elle et qu’elle en profite pour focaliser son attention sur la boule de poils.

La honte revient de plus belle. Elle ne sait pas comment expliquer, comment justifier. Elle n’a pas envie de parler de son père, n’a pas envie de lui laisser voir à quel point elle n’est plus que l’ombre d’elle-même. Mais il est là. Et maintenant qu’il est là, elle a vu l’inquiétude dans ses yeux, l’inquiétude d’un ami qui n’a pas eu de nouvelles en deux mois et aucune explication sur son comportement.  Elle se décide à montrer un peu d’honnêteté, force les mots de sa bouche, les seuls qu’elle arrive à prononcer.

« Je suis désolée de pas avoir donné de nouvelles. » Elle le regarde dans les yeux cette fois-ci. Elle avait été flamboyante et sauvage. Il ne semble plus rien resté de cet éclat. Elle pourrait continuer, expliquer, donner plus de détails. Elle ne sait pas par quoi commencer, elle choisit la facilité, une vérité mais qui n’apportera pas plus d’explications.

« J’ai commencé un nouveau job. Je suis devenue une experte en cocktails, je t’en fais un après la bière pour me faire pardonner ? »

Une vérité qui pourtant en dit beaucoup sur la brune qui avait tout quitté.  Elle n’était capable que de livrer des bribes d’informations. Elle aimerait soudainement que McGrath parle, qu’il monopolise la conversation, que l’attention ne soit pas sur elle qui ne sait pas réparer l’absence de ces deux mois sans avoir le sentiment de devoir se briser. Elle cherche à justifier son absence par son nouveau boulot, sans se rendre compte que le nouveau boulot en question n’a aucun sens pour une femme qui gérait une entreprise et un dojo avec son père depuis plusieurs années maintenant et pour qui le travail avait été une passion dès le premier jour.

Il ne dit rien, ne semble pas juger l’absence d’explications, le changement de vie brutale. Elle le voit observer l’appartement pendant qu’il cherche ses mots.

Il ne regarde pas le mur derrière lui, seul mur décoré d’une multitude de photos qu’elle avait prise au fil des années. Le reste de l’appartement est d’un style plutôt épuré à l’exception de ce mur remplis de souvenirs. Sinon il aurait vu la disparition des photos liées à l’art martial, remplacés par d’autres de paysages, de visages d’amis ou même laissées vides comme si elle n’avait pas pris assez de photos pour pouvoir les remplacer. Il n’y a plus aucune mention du sport qui avait défini sa vie. Plus aucune mention du père décédé trop tôt. Toutes les photos le représentant avaient été mises dans un tiroir. Elle n’était plus capable de le regarder. Préférait de loin vivre dans cette espèce de déni dont elle s’était entourée comme une bulle protectrice.  Non déni n’était pas le mot juste. L’oubli était plus approprié. Elle avait tout effacé pour tenter de se construire une autre vie. C’était pour ça qu’elle n’avait pas donné de nouvelles. Et si elle devait se l’avouer à elle-même, elle n’était pas sûre de lui en donner après qu’il soit parti. Il était trop lié à l’art martial. Même si leur amitié avait dépassé le stade professionnel, elle ne pouvait s’empêcher de revoir dans chacun de ses regards, une discussion sur ses entraînements, des conseils pour l’adapter au mieux lorsqu’elle se blessait, la confiance sans faille qu’elle lui accordait pour s’assurer que son corps puisse aller chaque jour un peu plus loin.

Elle n’arrive pas à donner plus d’explications. Semble faire un pas en avant pour trois pas en arrière. Elle a envie de lui dire, de lui expliquer. Pourtant les mots ne franchissent pas sa gorge serrée. Elle est obligée de changer de sujet, de parler de sa nouvelle carrière. Servir de cocktails. Comme si elle n’avait pas une société à son nom qui régnait sur le marché des sports de combat en Australie. Comme si elle n’avait pas un dojo renommé dans le karaté qui attirait chaque année des nouvelles personnes. Elle a toujours les parts, Ils lui appartiennent et pourtant elle les a complètement abandonnés pour servir des cocktails dans un bar. Son père aurait sûrement honte de cet abandon de l’héritage familial. Il n’aurait pas compris. Mais malheureusement son père n’est plus là pour la sermonner.

« Je te rappelle que mon frère tient un bar, je serai donc intransigeant à propos de ce fameux cocktail. »Son sourire lui réchauffe le cœur. Elle ne peut s’empêcher de grimacer avec humour « Tu risques d’être déçu, je ne suis pas sûre que ce changement de carrière était le plus judicieux au vu de mes talents de barmaid ». Elle se débrouillait et ses cocktails étaient peut être au-dessus de la moyenne parce qu’elle s’appliquait mais il fallait l’avouer elle n’avait aucun talent particulier pour la chose.  « J’ai réussi à passer plus de deux heures sans me disputer avec Martin, on a explosé l’ancien record des quinze minutes. » La remarque fait sourire Danika, Swann s’était souvent plaint de son collègue et cela l’avait toujours amusée.  « Et j’ai une amoureuse aussi. Elle s’appelle Mathilde et elle a quatre ans, elle me cueille des fleurs au moment de l’entraînement.J’entraîne les plus jeune maintenant, avec une amie à moi. On a tous un peu raccroché le sport, tu vois, mais ce n’est pas pour autant qu’on s’en éloigne. »

La remarque lui arrache un sourire bien plus triste cette fois ci. Même enseigner lui paraissait être une tâche impossible aujourd’hui. Dans chacune de ses paroles, elle entendait la voix de son père.  Elle est derrière le plan de travail de la cuisine, fouille dans les placards pour chercher des ingrédients. Il lui annonce qu’il est allergique aux agrumes et elle lui agite un citron de loin. « Comment tu oses rejeter mes citrons qui n’ont rien demandé ! » Elle rigole bien sûr et range les citrons dans le bol contenant des fruits frais. Elle est plus calme lorsqu’elle prépare le cocktail, ne se rend pas compte du silence qu’elle laisse s’installer, ne remarque pas le masque enjoué qui tombe de son visage, laissant apparaître la tristesse et la fatigue. Comme si elle n’arrivait plus à se battre. Elle relève la tête une fois le premier cocktail préparé : « Je suis sûre que tu fais un super coach. Moi je ne pense plus que j’aurais la patience de le faire, il valait mieux arrêter avant de tuer un gamin. Je ne sais pas comment mon père faisait. » A nouveau l’humour et un mensonge éhonté. Si Danika avait toujours été régie par ses émotions et sa colère, sur le tatami elle savait qu’elle avait une patience d’acier. Elle était douce et intransigeante, s’adaptait facilement à ses élèves en déterminant ce dont ils avaient besoin pour avancer. S’il fallait qu’elle soit gentille ou dure. Elle avait appris ça de son père. Elle ne se rend pas compte du temps qu’elle a utilisé pour prononcer les mots. N’a pas entendu l’usage du passé comme distraite par ses souvenirs.  Elle lui tend un cocktail, le regarde enfin dans les yeux et semble soudain se rendre compte de son erreur révélatrice. Elle grimace et se force à prononcer les mots cette fois, ses yeux revenant sur le deuxième cocktail qu’elle est en train de préparer. « Il est mort. Il y a deux mois. »

Elle ne pensait pas que cela l’excusait tout. Son comportement ces deux derniers mois avait été déplorable. Comme si elle tentait d’échapper à sa vie entière, à rejeter chaque personne qui en faisait partie. Danika aurait voulu sortir de sa peau, de ce corps et ne pas y revenir. Changer de vie. Changer ses souvenirs. Tout effacer.

Elle ne faiblit pas, son regard reste fixé sur celui de Swann. Non elle ne faiblira pas, car elle est devenue une experte à ignorer la douleur sourde et muette, à détourner le regard face à son cœur en miettes et à prétendre que tout va bien. Alors elle ne faiblit pas, s’entoure de ce vide émotionnel comme pour se protéger de ce qui va suivre. De la pitié et du reste. Elle ne sait pas comment il va réagir. Elle ne voulait pas de la pitié, de la tristesse, de cette compréhension soudaine d’une absence de deux mois quand il aurait pu lui en vouloir. Comme si le deuil excusait tout. Mais il ne la prend pas dans ses bras et intérieurement elle l’en remercie, consciente que le vide salvateur était fragile, prêt à se briser par l’affection d’un ami. « Il aurait été fier de toi. »
Elle veut protester. Non il n’aurait pas été fier. Pas de son comportement après sa mort. Pas de ce qu’elle faisait de sa vie. Mais elle n’arrive pas à le dire alors. Parce qu’il n’y avait pas de solution au problème tant elle était incapable de revenir à la vie d’avant. Mais il lève sa bouteille au ciel et toaste à son père et un demi sourire étire ses lèvres. Elle lève le cocktail qu’elle a fait et en boit une gorgée.

« Je ne te dirai pas de reprendre le sport si tu n’en as pas envie. Ce que je peux te dire, par contre, c’est qu’au-delà qu’il soit ton père il est surtout celui qui t’a fait découvert ce monde-là. Je suis désolé. C’était quelqu’un de bien. Fais ce qui te rends heureuse, pas ce que les autres préfèrent pour toi »

Il est le premier à ne pas questionner son choix, à ne pas le remettre en question. Le soulagement se répand dans son cœur. Elle était fatiguée de devoir se justifier, d’affirmer qu’elle n’y retournerait pas. Fatiguée de devoir expliquer qu’elle n’était pas capable d’y retourner, incapable de respirer à l’idée de franchir la porte du lieu de son enfance. Le bar ne la rendait pas particulièrement heureuse mais était mieux que l’alternative du désespoir que le dojo lui apportait alors que pendant vingt-sept ans il avait été la source de ses plus grandes joies. Elle passe près de lui, sa main venant serrer un court instant son épaule comme un merci, qu'elle n'arrivait pas à prononcer.

C’est peut-être le fait qu’il n’a pas questionné son choix qui la pousse à s’ouvrir, à ne pas fermer le mur qu’elle mettait entre elle et le reste du monde. Elle s’approche de la fenêtre, l’ouvre et allume une clope. Elle cherche ses mots. « Je ne suis pas si sûre qu’il aurait été fier. Chaque jour j’ai l’impression d’insulter sa mémoire un peu plus. Et pourtant, je suis incapable de faire autrement. » Elle le regarde un instant, puis regarde l’horizon lui cachant à moitié son visage. « T’as déjà eu l’impression d’être en train de te noyer perpétuellement sans arriver à reprendre l’air ? » Le cœur se serre, le vide n’arrive plus à cacher entièrement la peine. Swann et elle étaient proches oui, mais il y avait des sujets dont ils n’avaient jamais parlé. Comme les cicatrices qu’elle avait un jour aperçu sur ses poignets et qu’elle n’avait jamais osé questionner. Mais c’est peut-être pour ça qu’elle s’ouvre alors, comme si elle a le sentiment désespéré que lui, plus que tous les autres comprendra les mots qu’elle essaye d’exprimer. « J’ai l’impression que chaque jour je me noie un peu et que je ne peux rien y faire. » Elle ne comprenait pas comment la peine était devenue si forte, comment elle qui avait toujours été une battante avait été vaincue aussi facilement par la vie.

Il est à côté d’elle. Sa présence la rassure comme un point fixe dans un univers qui est devenu flou, instable. Elle est consciente de l’erreur de l’avoir éloigné, lui qui était trop proche à ses yeux de l’art martial et qui aujourd’hui lui permet de respirer un plus facilement. « Ca m’arrive tous les jours. »  Le regard de Danika cherche le sien comme s’il allait apporter la solution à tous ses problèmes. Comme si par miracle il allait lui dire comment il arrivait à vivre avec ce sentiment qui la bouffait chaque jour un peu plus sans qu’elle ne comprenne pourquoi. La peine aurait dû s’apaiser. C’était le cours de la vie, un enfant était voué à voir un jour ses parents disparaître. Elle n’avait juste pas été prête à le voir partir si tôt, avait été prise de cours, comme dans si on l’avait coupée dans son élan. Il dérobe une cigarette et elle esquisse un demi sourire.  Elle lui tend son briquet sans un mot et se tourne vers la ville toujours en ébullition alors que pour eux, le temps semblait en suspens.

« Je n'ai jamais connu mon père mais du peu que je sais en la matière, le tien ne t'en aurait jamais voulu de douter. Ça fait parti du processus, j'imagine » Elle n’aurait jamais pu imaginer ne pas connaître son père, elle qui en avait le héros de son histoire. Mais elle pouvait imaginer ce qu’il devait ressentir à se prendre à imaginer la mort d’une personne qui finalement n’avait jamais fait partie de sa vie et à penser soudain à l’effet que cela aurait sur lui. Elle se prend à imaginer la mort de sa mère alors et pendant une demie seconde souhaite que les rôles soient inversés, souhaite que sa mère qui a disparu de sa vie depuis maintenant dix-sept ans soit décédée et qu’on lui rende son père, lui qui avait toujours été là.

« Tu voudrais venir à l'entraînement des juniors ? Je ne te demande pas de faire quoi que ce soit, le pire qu'il pourrait se passer c'est que l'une d'elles te demandent de refaire leur couette. » Elle se force à lui sourire, comme pour le rassurer, comme pour se rassurer aussi un peu. Sur le fait que la vie va reprendre son cours. Sortir ne lui ferait pas de mal.  Elle sait aussi que sans ses rendez-vous dans son cabinet, cela lui ferait une excuse pour le voir plus souvent.  Leurs rendez-vous avaient toujours été un point fixe dans leur relation. Elle savait qu’ils n’avaient plus depuis longtemps besoin de ça pour se voir, mais cela restait dur d’imaginer ne plus le voir aussi souvent. Elle murmure alors : « Pourquoi pas. » Elle pouvait passer du temps à refaire les couettes de gamines, cela ne la dérangeait pas. Elle avait beau se mentir à elle-même, l’enseignement lui manquait, les gamins aussi.

« Ce n'est pas parce que tu penses que tout va mal à un moment que ça le sera toute ta vie. Crois moi. » Danika regarde de nouveau l’horizon. Il avait raison bien sûr. Le problème c’est que cela faisait deux mois et la peine était tout aussi forte. Elle s’en était protégée en quittant le dojo, en changeant de boulot, en mettant de la distance avec ses amis. Mais pourtant la douleur restait et dès qu’elle s’y attardait un peu trop elle avait l’impression de revivre le moment où elle avait appris sa mort encore et encore. Elle fume sa clope. Son regard se pose de nouveau sur lui avec affection. Elle avait été stupide de le repousser pendant deux mois quand la simplicité de ses mots et sa force tranquille la stabilisait, calmant ses émotions.

Elle ne sait pas trop ce qui l’incite à faire le pas suivant, en sachant que lui avait toujours plus de mal à parler de lui. Elle n’a jamais osé lui demander. Ses doigts viennent se poser délicatement sur son poignet, là où sont les cicatrices. Son regard calme se plante dans ses yeux. C’est peut-être parce qu’elle n’a jamais été aussi vulnérable devant lui qu’elle ose ce soir. « Je peux te demander pourquoi ? » Elle se demande quelle a été la cause de tant de malheurs. Une question pour pouvoir poser une question. Il n’était pas obligé de répondre. Sa voix lui laissait le choix. Elle ne s’en offusquerait pas s’il préférait changer de sujet. Elle avait trop l’habitude de fuir en détournant les conversations qu’elle était capable de comprendre qu’on puisse vouloir faire la même chose. C’était son choix. Tout comme lui ne lui avait pas voulu, elle l’accepterait également.

« Ca semblait la meilleure chose à faire. » Son regard vient s’ancrer dans le sien, sa tête se penchant légèrement sur le côté dans l’attente de la suite, celle qui viendrait contredire ses paroles qui lui serraient le cœur. Comme un instinct de protection, qui faisait qu’elle aurait voulu le connaître à cette époque. Qu’elle aurait voulu être là,  comme lui qui était venu frapper à sa porte malgré deux mois d’absence. « Même si on finit toujours par se rendre compte que ce n’était finalement pas le cas. » Il n’explique pas les raisons. Peut-être qu’il n’y en a pas.  La peine, la solitude, le sentiment que rien n’était suffisant, de ne pas être assez, naissaient parfois sans aide, amenés par une vie qui mettait aussi facilement les gens à terre qu’elle était capable de les élever plus haut qu’ils n’auraient jamais imaginés. Elle ne le pousse pas,  le laissant aller à son rythme. Elle n’allait pas insister s’il ne souhaitait pas continuer.

« Maintenant ça me rappelle une période compliquée de ma vie pourtant je n’ai pas envie de l’oublier. Ça a été difficile mais ça m’a permis de grandir. »

Allait-elle penser de la même façon de ces derniers mois d’ici quelques temps ? Comme une période compliquée mais nécessaire à la faire évoluer, à la faire grandir ? Elle n’était pas sûre d’être en train de grandir, prise dans une fuite, refusant de faire face à l’absence, refusant de remettre le pied dans son dojo où il l’avait élevé, incapable de prendre la place qu’il lui avait laissée elle le savait. Sa place, dans le bureau de son père, à prendre soin de la société, du dojo qu’il avait créé, héritage qu’elle refusait pourtant, incapable d’apprendre à vivre sans lui.   Mais en écoutant les mots de Swann, elle sentait une pointe d’espoir naître dans le creux de son cœur à laquelle elle décida de s’accrocher. La peine finirait par s’apaiser.

« J’ai toujours essayé d’être parfait et aux yeux du monde, je l’étais souvent. Ça demande beaucoup d’énergie que d’être quelqu’un d’autre. Ça draine à peu près tout, en fait. »

La douceur vient effacer la peine dans ses yeux. D’une certaine manière elle pouvait comprendre le sentiment.  Elle qui aujourd’hui avait décidé de se créer une autre identité. Une nouvelle Danika, barmaid et loin du karaté. Cela faisait deux mois et c’était épuisant.   Sa main revient se poser sur son poignet, comme si elle aurait voulu pouvoir avoir été là pour empêcher les marques qui avaient été laissé sur sa peau, plongeant ses prunelles marrons dans son regard sombre. Elle se contente de murmurer comme si c’était évidence pour elle : « T’as pas besoin d’être parfait, tu es toi. » Et il y avait tant d’affection dans ce dernier mot, elle qui avait toujours eu la loyauté d’une lionne, s’attachant à ses amis,  prête à tout pour les protéger. Et lui plus que d’autres avait une place importante. Parce que si la mort de son père avait été le pire moment de sa vie, l’abandon de sa mère le deuxième, en proche troisième venait la fin de la compétition et un genou en miette. Si l’amitié de cet homme lui était importante c’était peut-être parce qu’il avait su être le pilier sur lequel elle s’était appuyée pour se relever sur le tas de ses rêves brisés, l’homme qui avait su lui rendre une grande partie de ce qu’elle avait perdu par une rééducation qu’elle avait pris avec un sérieux et une détermination sans failles, prête à tout pour pouvoir au moins s’entraîner à nouveau.  L’inconnu qui lui avait ouvert les portes de son cabinet ce jour-là avait été le calme apaisant la tempête pleine de rage et d’injustice qu’elle était alors.  Elle espérait qu’il savait son importance à ses yeux. « Ma sœur t'aurait conseillé d'adopter un chiot. Je commence à croire que ce n'est pas une si mauvaise idée, tu sais. » Elle sourit alors, finissant la cigarette. Elle donne un coup de tête vers le panier de son chien, à présent endormi. « Si Pepsi t’entend il va me faire une crise de jalousie. » Elle rit alors tentant de retrouver sa légèreté. « Il va me falloir un plus grand appart si je veux agrandir ma famille de chiens. En fait ce n’est pas barmaid que j’aurais dû faire, ouvrir un élevage aurait été une meilleure idée ! »

Danika retourne vers le plan de travail, pour boire une gorgée de son cocktail, allant s’installer sur le canapé, étendant un instant sa jambe droite, massant sans même s’en rendre compte l’articulation de son genou, vieille habitude. Un silence, un sourire triste, puis un aveu enfin. Elle choisit d'être honnête comme il l'avait été. « Si j’ai disparu depuis deux mois,  ce n’est pas parce que je n’avais pas envie de te voir Swann ou parce que j’ai décidé de ne plus prendre les rendez-vous au sérieux. C’est surtout parce que finalement tu es lié au dojo. Et je me suis dit que te voir ça me ferait trop de mal. Je crois que j'avais un peu honte aussi... »