Je me fais silencieux et discret sur le trajet du retour. Papa semble être de bonne humeur et je ne voudrais pas venir gâcher le moment. Ils sont en pleine discussion avec maman et dans ce genre d'instant, c'est comme si on n'existait plus vraiment avec Sébastian. Il s'en fiche lui, il en profite pour écouter tout ce qui se dit. Il adore les ragots et les rumeurs mon frère, il s'en délecte et il veut toujours être le premier informé de tout. Moi ça ne m'intéresse pas tout cela. Je ne comprends pas où se situe le plaisir de détruire la vie de quelqu'un au travers d'une rumeur. Je comprends les conflits, mais ne les valide pas et souhaite encore moins y être mêlé plus que de raison. Les ragots de la bourgeoisie très peu pour moi.

Et on se retrouve seuls dès que l'on arrive à la maison. Je sais que je devrais aller me mettre dans mon lit sans faire de bruit, mais je ne cesse de penser au moment passer avec mon frère durant cette soirée et je voudrais le faire perdurer encore un peu. Techniquement, je n'ai pas le droit d'entrer dans sa chambre depuis plus de deux ans maintenant. Avant, il tolérait encore un peu, puis il a grandi et il a décidé que je n'avais plus le droit de venir sans son accord. Je m'annonce malgré tout et me faufile jusqu'à son lit. En un regard, je comprends que je le gêne, mais je persiste. « Je suis occupé, Bai. » C'est plus fort que moi, je lève les yeux au ciel. « Aller juste deux minutes. » Je soupire. « La rumeur sera toujours là demain, hein. » Il a beau cacher son cahier sous son oreiller, je sais bien ce qu'il y note. Je ne suis pas bête. « Fine. » « YEESSS » Et, peut-être que j'aurais dû contenir ma joie, parce qu’il n’aime pas ce genre d'effluve Sébastian. Pourtant, il se lève et par chercher dans ses vinyles. Je m'installe un peu mieux contre l'oreiller et tente de me faire tout petit comme si cela allait aider mon frère à complètement oublier ma présence. Il place le disque noir sur la platine et revient vers moi à l'instant même où la musique démarre. « T'entends comme c'est parfait ? Pas une note qui dépasse. » Je ferme les yeux et apprécie l'instant présent. Le bruit si familier du diamant qui gratte le vinyle, le froissement des draps et soudainement le son de l'orchestre qui s'élève. Le départ sonne si grave et solennel que j'en frissonne déjà. Puis soudainement, le ton change, la mélodie prend un tout autre caractère quelque chose de bien plus fougueux, bien plus impulsif et ça me plaît. Je me laisse porter par la musique et si nous n'avions pas été les deux frères Fitzgerald, si distant et réservé, je serais probablement en train de m'allonger tout contre mon frère. Mais je reste dans la retenue, à ma place, si petit contre l'oreiller si immense soudainement. « J'aime bien. » que j'avoue à demi-mots trop craintif de briser le moment. « Ça t'irait bien d'être directeur d'Opéra. » Je l'imagine mon frère, à la tête d'un lieu de prestige, engageant les meilleures troupes, pour les meilleures des représentations. « C'est quoi que t'aimerais faire comme métier ? » Et je me doute qu'il va me parler de l'entreprise familiale, mais je tente quand même. J'ouvre de nouveau les yeux et me tourne un peu pour observer le profil de Sébastian. « C'est vraiment dur le Lycée ? » Parce que je repense à notre conversation autour de mon bulletin et parce que chez moi, les questions ne s'arrêtent jamais. Et peut-être aussi que je n'ai pas vraiment envie de me retrouver seul dans ma chambre. Peut-être que je cherche à faire durer le moment par tous les moyens.

Bailey fait trop de bruit. Il prend trop de place. Si j'ai appris depuis longtemps à me rendre invisible pour mieux observer et entendre, il a au contraire toujours tenu à montrer exactement ce qu'il ressent. J'aimerais tant qu'il comprenne à quel point ça fait de lui une proie facile. Il y a tant de leçons que j'aimerais encoder sans son cerveau. Je sais, pourtant, que si j'y arrivais, ce ne serait plus vraiment Bailey. Ce serait une version miniature de son frère, et je suis une version miniature de notre père. Je le laisse donc s'écrier de joie, et de toute façon, mon attitude est assez lasse pour qu'il comprenne le message : ce n'est qu'un sursis, et après il retournera dans sa chambre.

Il écoute attentivement l'ouverture de Don Giovanni, et ça me réconforte. D'habitude si bavard, cette fois il laisse place à la musique, et c'est inouï comme nous ne nous chamaillons pas pendant quelques minutes, alors que nous sommes seuls et pourrions facilement nous entretuer. Il ferme les yeux, et je l'imite. Mes pensées se font moins rapides, et suivent le rythme de la musique : c'est ça, peut-être une composition parfaite, un ensemble de notes qui vous prennent par la main et vous donnent une autre cadence. Quand il reprend la parole, Bailey parle doucement, et je suis tout de suite plus enclin à répondre. "J'aime bien", me dit-elle, et je me tourne vers le vinyle pour dissimuler un sourire.

"Ca t'irait bien d'être directeur d'Opéra", ose-t-il, et ma tête se tourne lentement vers lui, tandis que je cligne des yeux, surpris. Je n'ai pas le droit de me poser ce genre de questions, d'imaginer des rêves, et pourtant aucun futur possible n'a eu cette résonance en moi jusqu'à maintenant. Si c'était possible pour moi physiquement, je serais parcouru par un frisson. A la place, je le fixe, sans savoir quoi dire. Et il continue. "C'est quoi que t'aimerais faire comme métier ?" Ca, c'est plus facile, car je l'ai appris par coeur ; c'est ma leçon. "Grimper les échelons du label jusqu'au jour où papa trouvera que je mérite de prendre sa place." Je suis le bon élève, le fils modèle.

"C'est vraiment dur, le lycée ?" Je penche la tête, tandis que mon année de cours défile sous mes yeux. "Pas vraiment. Je m'ennuie un peu, ceci dit. J'ai lu tous les livres en avance, alors maintenant quand les professeurs parlent pendant les cours, je sais déjà ce qu'ils vont dire. Si je te dis un secret, tu le dis à personne ?" Et Bailey semble si émerveillé et d'accord que je souris. "J'emprunte des livres à la bibliothèque du lycée et je les mets sur mes genoux pendant les cours pour lire. Je fais semblant de prendre des notes sur mon cahier. Personne n'a remarqué, parce que j'ai des bonnes notes à tous les contrôles." Si quelqu'un l'apprenait, cependant, je serais puni. Puni pour vouloir apprendre plus. Certaines conventions de ce monde me dépasseront toujours.

Je vois à quel point il s'efforce de ne pas prendre de place, et je ne sais pas si c'est le secret que je viens de lui dire ou le fait qu'il ait parlé si bas, mais je nous sens projetés des années en arrière. Curieusement, je n'éprouve pas d'animosité à son égard en cet instant précis. Je m'allonge, et le lit est assez large pour que nous puissions tenir confortablement à deux. "Si t'éteins la lumière, tu peux dormir ici." Je ne pose une condition que pour qu'il comprenne à quel point c'est exceptionnel.

@Bailey Fitzgerald

La musique envahit la pièce et je prends le temps d’écouter ce morceau que mon frère semble tant aimer. C’est à l’opposé de mes goûts et c’est probablement pour cela que c’est aussi intéressant. J’ai eu la même éducation classique que lui, je connais mes opéras, le fonctionnement d’un orchestre et le génie de compositeur tel que Mozart ou Beethoven. Je respecte cette musique qui a fondé ce que nous sommes capable de produire aujourd’hui, mais pour moi cela reste une musique occasionnelle. Des morceaux que l’on doit écouter au bon moment, au bon endroit et avec les bonnes personnes. Ce soir, dans l’intimité de la chambre de mon aîné, le moment semble parfait.

Je profite de cet instant suspendu dans le temps pour parler bien plus calmement avec mon frère. Je ne crie pas, je ne sautille pas dans tous les sens. Je reste allongé près de lui et je murmure presque comme si on partageait des secrets. « Grimper les échelons du label jusqu'au jour où papa trouvera que je mérite de prendre sa place. » Et mon cœur se serre à sa réponse. Je tourne la tête vers Sebastian et croise son regard. Il est convaincu de ce qu’il avance. Il ne fera rien d’autre que ce que papa a déjà prévu pour lui et je trouve ça triste. Je pourrais argumenter pendant des heures et des heures, mais ce soir, je comprends que c’est complètement inutile. Sebastian n’envisagera plus jamais rien d’autre. Je ne sais pas s’il cherche à se convaincre que c’est ce qui lui plaira ou s’il est déjà convaincu que rien d’autre ne pourra jamais lui convenir. Je voudrais lui rappeler que le monde entier est à nos pieds et qu’il pourrait rêver de plus, mais il se braquerait et le moment serait perdu. Alors, je préfère poser une autre question et pour une fois mon frère semble réellement enclin à y répondre. « Pas vraiment. Je m'ennuie un peu, ceci dit. J'ai lu tous les livres en avance, alors maintenant quand les professeurs parlent pendant les cours, je sais déjà ce qu'ils vont dire. Si je te dis un secret, tu le dis à personne ? » Je hoche la tête si fort que je pourrais m’en coincer la nuque. « J'emprunte des livres à la bibliothèque du lycée et je les mets sur mes genoux pendant les cours pour lire. Je fais semblant de prendre des notes sur mon cahier. Personne n'a remarqué, parce que j'ai des bonnes notes à tous les contrôles. » Et peut-être que j’ai les yeux qui brillent un peu trop alors que mon frère me partage ce petit secret. Peut-être que mon esprit de gamin de douze ans l’idéalise un peu trop, mais ce soir, à cet instant précis, Sebastian est quelqu’un que j’admire avec force. « Tu m’apprendras ? » Il fronce les sourcils. « À avoir des bonnes notes à tous les contrôles. » Tu m’aideras si j’en ai besoin Sebastian ? C’est probablement utopique, mais j’ai encore envie d’y croire un peu.


Il se fait tard, désormais, mes yeux me piquent, mais je refuse de bouger de ma place. Pas tant que Sebastian m’accorde de son temps, je veux profiter du moment encore un peu plus. Il s’allonge mon frère et je m’attends à ce qu’il me vire de sa chambre. « Si t'éteins la lumière, tu peux dormir ici. » Je voudrais sauter de partout, mais je me force à rester le plus nonchalant possible. Je me glisse sous la couette tout en restant le plus près possible du bord pour ne pas déranger mon aîné avant d’éteindre la lampe de chevet. Plongé dans le noir, on se retrouve comme dans un autre monde ou seules nos respirations se font entendre. Je m’installe confortablement et tourne la tête vers mon frère. « Merci Sebastian. »