J’étais resté longuement immobile face à la devanture de ce dojo dans lequel j’avais passé la majeure partie de mon temps libre quand j’étais un jeune adolescent insouciant, voulant absolument être prêt pour intégrer les forces de l’ordre. Ce même dojo dans lequel je n’avais pas remis les pieds depuis mon accident lorsque les médecins – catégoriques – m’avaient interdit de poursuivre cette passion qui en était bien plus qu’une en réalité, c’était devenue une raison de vivre. Mais adieu les combats, adieu les entraînements, adieu les odeurs de tatamis et les heures perdues à ranger le matériel avec le père de Danika. Si je reprenais, j’avais plus de chance de perdre l’usage de mon bras, de finir en fauteuil voir même de passer l’arme à gauche. Alors j’avais limité mes allées et venues jusqu’à ne plus venir du tout. Non pas par lâcheté mais parce que j’étais intimement convaincu que je n’aurais pas la volonté de résister à l’appel du combat.
Poussant les portes du dojo, je restais de longues minutes debout dans l’entrée, offrant un regard circulaire à l’étendue de la pièce, observant chaque recoin qui ne me semblait pas avoir changé. Puis les souvenirs revenaient par centaines, toutes ces heures passées ici, à cravacher, à gémir de douleur mais à ne rien lâcher. Tous ces entraînements où le père de Danika m’avait poussé à bout, m’avait forcé à comprendre l’étendue de la leçon au lieu de vouloir frapper plus fort. Et à force de vouloir jouer au plus têtu, je m’étais retrouvé face à un mur. Puis j’avais appliqué : la précision avant la puissance, l’agilité avant la force et la patience avant l’exécution. Puis les années passants, une troisième tête était venue s’inclure dans les entraînements : Dani. Au début je ne voulais pas me battre contre elle, les différences étant trop importantes à mon goût. Je ne voulais pas lui faire de mal, pas la blesser même si ce n’était pas l’objectif premier… Pourtant son père lui, ne faisait pas dans la dentelle avec elle. Alors j’avais suivi l’exemple, me montrant un peu plus hésitant au début mais il était indéniable qu’elle avait du talent. Puis ce qui était censé être des entraînements étaient devenus nos moments privilégiés, que j’appréciais plus que tout. Certes je comptais sur les doigts d’une seule main les fois où elle avait réussi à me mettre au tapis. Mais ce n’était pas ça que je gardais en mémoire. C’était la complaisance de ce nous.
Mes pensées furent ramenées à la réalité par l’arrivée d’une silhouette que je connaissais bien, dans mon champ de vision : Isaac, l’oncle de Danika. Sans préambules, j’écartais les bras pour l’étreindre, bien conscient de la peine qu’il était actuellement en train de traverser lui aussi. Je restais la quelques secondes, me reculant pour l’observer de bas en haut avant de revenir le serrer contre moi. Je sentais sa main s’abattre dans mon dos à quelques reprises, puis je me reculais, préférant plonger mon regard vers le bureau qui se trouvait à l’étage, espérant que ce dernier soit devenu celui de Danika. Et sans même avoir eu le temps de prononcer le moindre mot, Isaac venait briser ce silence et répondre à mes interrogations : « Danika n’est pas là… Et ne sera plus là… Elle a tout plaqué Keith, alors si c’est elle que tu es venue voir, ce n’est pas ici que tu la trouveras ». Ses mots sonnaient comme un glas. Un mensonge par omission de plus à mettre à son actif. Et cette sensation d’être trahi une fois de plus par mon amie. Pourtant, Isaac avait mis le doigt sur l’objectif premier de ma visite : Danika. Alors sans dire mot, je me contentais de faire demi-tour, m’arrêtant face à la porte que je m’apprêtais à ouvrir puis me tournant vers Isaac, je décidais enfin à lui répondre. « Je repasserais plus tard Isaac… On a des choses à se dire… ». Puis je quittais ce lieu plein de souvenirs, le cœur gros mais l’envie de crever l’abcès bien plus important
J’étais resté stoïque après sa petite visite surprise de la semaine dernière, ressortant des méandres du passé pour rouvrir ces plaies et les laisser béantes en claquant la porte. Et moi, immobile, silencieux, je n’avais pas su la retenir. J’avais voulu être d’une honnêteté absolue avec elle, lui expliquant qu’il n’y aurait probablement jamais rien de plus entre nous si ce n’était cette amitié qui avait été une essence même à mon bonheur. Et ses mots m’avaient transpercé de plein fouet, me faisant presque regretter de lui avoir ouvert mon cœur : Je l’avais perdu depuis longtemps. Je l’avais simplement suivi du regard quand elle s’était approchée des photos avant de les jeter comme si de rien n’était, sans aucun regret sans aucune amertume. Et ses gestes continuaient de m’enfoncer un peu plus. Alors oui je les avais récupérés ces clichés, les rangeant dans leur enveloppe d’origine avant de les glisser dans la poche interne de mon blouson. J’étais bien décidé à mettre les choses à plat et ma détermination ne dégonflait pas au fur et à mesure que je m’avançais dans les rues de Redcliff.
Je connaissais le chemin pour l’avoir emprunté plus d’une fois avec la jeune femme à l’époque encore où elle et moi pouvions nous battre à n’en plus finir pour tout et n’importe quoi. Tout était un prétexte pour Dani de m’emmener au dojo. Alors j’aurais pu faire la route les yeux fermés jusqu’à cette porte qui se trouvait maintenant face à moi. Les rôles étaient inversés mais l’envie n’était pas la même. Je ne partirais pas cette fois-ci. Pas avant d’avoir eu la moindre réponse à toutes ces questions. Ma main s’abattait contre le bois de la porte à trois reprises, forte et ferme, tandis que mon visage perdait toute trace de sourire. J’étais pendu au bruit du cliquetis de la serrure et j’étais prêt à rentrer dans le vif du sujet, habité par la colère que son départ avait provoquer quelques jours auparavant. A peine la porte entrouverte, mes mots brisèrent le silence. « Bonjour Danika. » Le ton ferme était à milles années lumières de celui que j’avais pu employer avec elle auparavant. Mais à quoi bon ouvrir son cœur quand cela correspondait à se le faire piétiner ? Car oui, j’avais pris le rejet de cette amitié comme un affront à ce que nous étions.
Je glissais mon bras dans l’ouverture au moment où elle s’apprêtait à refermer la porte, la poussant fortement pour l’ouvrir un peu plus, tout en m’approchant d’un pas vers elle, nos visages proches. « Ne pense pas t’échapper. Je ne viens pas de faire le trajet du dojo jusqu’à chez toi pour que tu me fermes la porte au nez ok ? » rajoutais-je, ne cachant pas ma colère cette fois-ci mais pas pour les mêmes raisons. « Tu n’as rien oublié de me dire non la dernière fois que l’on s’est vu ? » rajoutais-je lui laissant une dernière chance de s’expliquer. Et sans attendre l’autorisation, je me glissais entre l’encadrement de la porte et elle, venant d’entrer dans ce qui aurait pu s’apparenter à un ring. Mais le combat lui n’était pas gagné d’avance.
Danika avait travaillé la veille comme une poupée mécanique, ses mains préparant des cocktails sans voir les clients, son air sombre empêchant toute conversation. En réalité cela faisait plusieurs jours qu’elle était comme ça. Cette soirée chez Keith semblait avoir brisé quelque chose en elle. Elle avait passé plusieurs heures dans sa voiture à écouter le message de son père, à pleurer toutes les larmes de son corps en essayant désespérément de se raccrocher à quelque chose, sans succès. Elle était allée se coucher en serrant son chien contre elle et celui-ci étrangement n’avait pas cherché à se défaire de l’étreinte qui devait sans doute être étouffante, conscient du besoin d’affection de sa maîtresse. Les jours suivants avaient été encore plus flous que ceux de ces deux derniers mois. Elle se levait tard, promenait son chien et allait travailler dans le bar mal famé qui était son nouveau refuge jusque tard dans la nuit. Ses journées étaient les mêmes, elle avançait sans regarder plus loin que l’heure d’après. Aujourd’hui, la soirée de la veille avait été particulièrement longue si bien qu’elle s’était levée tard et avait choisi de rester chez elle. Elle était habillée de manière décontractée, un short dévoilant ses jambes et son genou droit couvert d’une cicatrice toute en longueur et une chemise en denim un peu trop grande pour elle qui lui donnait plus l’impression d’avoir une robe très courte. Elle était en train de regarder une série tranquillement sur son canapé lorsque trois coups violents avaient résonné contre sa porte d’entrée la faisant sursauter. Elle n’attendait personne.
Elle ouvre la porte sans s’attendre à qui que ce soit. « Bonjour Danika. » Elle reconnait sa voix avant même de réellement le voir. Elle pourrait la reconnaître parmi mille. En l’occurrence elle a l’impression d’être plongée en plein cauchemar. Elle ne peut pas le voir. Ne supportera pas une soirée comme celle d’il y a quelques jours. Elle est épuisée, épuisée par sa peine, épuisée par cette nouvelle vie que tout le monde semble lui reprocher. Épuisée par la déception, par les souvenirs de Keith et de cette soirée, par la solitude aussi.
Elle est déjà prête à refermer la porte, son corps entier tendu, mais le bras de Keith l’en empêche. Il l’ouvre plus grand, dépasse la distance entre leurs corps. Il n’en faut pas plus pour être ramenée à la soirée d’il y a quelques jours, aux retrouvailles et à la déchirure, impardonnable, insupportable. Keith l’empêche de refermer la porte, la force à reculer jusqu’à ce qu’il soit dans l’appartement. Il est allé au dojo. Tout en lui respire la colère qu’elle connait si bien. La même colère qu’il a laissée éclater quand elle avait osé lui dire que son père était mort déjà depuis deux mois et qu’elle ne l’avait pas prévenu des funérailles. Elle comprend immédiatement l’objet de sa colère. Elle imagine sans problème que son oncle a dû remplir les cases manquantes, les non-dits qu’elle n’avait même pas eu le temps d’aborder avant de claquer la porte de son appartement avec l’intention cette fois-ci de ne plus jamais le revoir, quitte à souffrir comme elle avait souffert de son absence les sept dernières années. Son regard se détourne. La plupart des gens ont abandonné, ont arrêté de lui demander de revenir quand il était clair qu’elle n’en était pas capable, qu’elle ne remettrait plus un pied dans le dojo, qu’elle n’enfilerait plus une seule seconde un kimono ou des protections de combat. Pourtant lui est là, en colère, prêt à en découdre sur le pas de sa porte.
Ses premiers mots sont remplis de sarcasme quand elle est forcée de reculer au point qu’il est cette fois-ci complètement dans l’appartement. « Entre je t’en prie voyons. » Son chien Pepsi, un berger australien noir et blanc s’est immédiatement levé, il regarde le nouveau venu d’un air interloqué, conscient de la tension dans la pièce, de la colère qui se dégage des deux humains près de lui.
De quel droit est-il là ? De quel droit ose-t-il lui parler de ça ? Elle ne veut pas de sa colère, elle en a assez au fond d’elle pour deux.
« A ce que je sache, ma vie ne te regarde pas, ça fait sept ans que tu n’en fais pas partie. »
Le ton est glacial, violent. Qu’il parte. Elle ne veut pas le voir. Ne veut pas revivre le désespoir dans lequel il l’avait laissé des jours auparavant. Elle a ravalé ses larmes, il n’aura plus rien d’elle. Elle en a assez. Elle lui a déjà trop donné. Mais elle sait déjà qu’il ne partira pas, le connaît trop bien. Alors elle se dirige vers le salon, passe devant un mur plein de photos qu’elle a prises au fil des années. Elle qui depuis ses quinze ans passait sa vie avec un appareil photo dans les mains quand elle n’était pas en train de s’entraîner. Il fut un temps où il y a en avait de Keith sur le mur. Elle les a enlevées depuis des années. Mais ce qui est plus flagrant est l’absence de photos du dojo, des entraînements, des compétitions, mais surtout de son père. Elle a effacé toute preuve de leur existence. Il n’y en a plus aucune mention. Tout est dans des tiroirs, loin des yeux, loin de son cœur. L’appartement est bien rangé, le seul désordre est sans doute le cendrier trop rempli qui montrait une consommation de cigarettes bien plus importante qu’auparavant. En vérité l’appartement était trop vide, il n’y avait plus de protection de combats qui trainaient, le punching ball qui trônait fièrement dans un coin de son salon avait été détaché et mis dans un coin près du canapé.
Elle sort une bière du frigo, se refuse à lui en donner une. Elle ne fixe, les épaules relevées, digne et froide. « Je n’ai pas à me justifier. Rentre chez toi Keith. Il n’y a plus rien à dire. »
Elle lui avait dit que ne pas l’avoir dans sa vie était plus dur à supporter que toute la peine qu’il aurait pu lui faire. Elle n’en était plus entièrement sûre. Tout son corps avait encore le souvenir violent de ses mots. « Je ne peux pas », « Je ne suis pas de ceux qui couchent une fois sans sentiments » Les mots raisonnent dans son crâne, tournent en boucle sans qu’elle ne puise les arrêter. Il ne ressentait rien pour elle, avait été clair là-dessus. Elle était terrifiée en vérité. Terrifiée à l’idée d’être brisée un tout petit peu plus et peut être cette fois de manière irréparable.
Je n’étais pas du genre violent, je n’étais pas de ceux qui répondait par impulsivité. Du moins c’est ce que le sport m’avait enseigné. J’avais obtenu mon premier dan bien rapidement grâce à l’assiduité et l’engagement que j’accordais à cette pratique. Puis j’avais voulu me diversifier, j’étais parti vers des sports un peu plus violent pour enfin revenir vers mon premier amour. Je ne savais pas si c’était le manque de ces moments passés dans le dojo Riley qui m’avait fait revenir ou si c’était simplement Danika qui me manquait. Car en partant, nos moments s’étaient faits plus rares, voir inexistants. En y repensant, je ne m’imaginais pas à l’époque pouvoir vivre une seule étape de ma vie sans y voir Danika y participer. Mais ce temps là me semblait pourtant si lointain, alors que j’étais en train de forcer l’entrée du domicile de la jeune femme. Je n’avais pas fait tout ce trajet pour rien et encore moins après ce que j’avais appris. Je frôlais son corps en traversant la porte, observant le loft que je pensais pourtant connaître. Malgré tout, j’avais l’impression d’avoir raté beaucoup trop de temps pour me souvenir de quoi que ce soit, ni même d’avoir fait parti de sa vie. Je rejetais d’un revers de main la phrase sarcastique qui m’autorisait à rentrer alors que cela avait déjà été effectué. Puis mon regard se posa sur la masse mouvante qui n’était autre que son berger australien, vers lequel je m’approchais avec douceur, approchant doucement ma main vers lui, pour lui montrer que je ne lui ferais aucun mal. Les chiens avaient le don de me calmer c’était indéniable. Contrairement à Danika qui elle, me faisait totalement vriller.
Je me redressais, restant dos à elle quelques instants avant de retirer mon blouson et de venir le poser sur le dossier du canapé, puis je décidais enfin de me tourner dans sa direction. Mon visage était fermé, mes traits tirés par la fatigue et ma cage thoracique trahissait cette longue inspiration que je venais de prendre pour me calmer. En vain. « Que je sache, tu as refusé que j’y tienne une place qui ne te convenait – à priori – pas. » Mes mots étaient las et trahissaient la façon dont j’avais vécu sa réaction lors de notre dernière rencontre. Mon regard se posa par la suite sur le cendrier qui débordait, signe de cigarettes à peine allumées une fois la dernière terminée mais surtout sur ce punching-ball qui jadis était attaché et utilisé. Et l’évidence me frappa. Elle avait fait le ménage sur toute traces de son passé qui pouvait la relier à ce qu’elle était, à son histoire et à son père. Je décidais de la suivre avant de m’arrêter face au mur de photos pour lequel j’avais fût un temps servi de modèle. Je ne pus m’empêcher de rire sarcastiquement en m’apercevant n’être qu’un fantôme à ses yeux. Il n’y avait plus de traces de notre histoire, de nos moments, de notre complicité. Me tournant vers elle, un index pointé en direction du mur, je continuais à rire de manière totalement ironique. « Une chose est sûre, tu fais mieux le ménage de tes murs que de ton cendrier ! Et tu n’as pas besoin de te justifier là ! » Je m’étais arrêté de rire une fois ma phrase terminée, m’approchant d’elle d’un pas décidé.
Si elle pensait réellement que j’allais abandonner aussi facilement, elle se mettait le doigt dans l’œil. Je me foutais royalement de l’air qu’elle souhaitait se donner et il fallait qu’elle le comprenne. Alors je lui rendais le miroir de son attitude, le torse bombé et le regard froid. J’étais totalement détaché quand je saisissais avec fermeté la bouteille qu’elle venait de s’ouvrir de bon matin. « On frôle le ridicule là. Tu me la joues à quoi ? La dépravée de service qui plonge dans la dépression ? » lui demandais-je avant de la vider dans l’évier non sans état d’âme. « Et même si à tes yeux, je ne fais plus parti de ta vie depuis sept ans, tu devrais au moins y faire honneur pour celui qui te l’a donné cette vie ». J’étais dur, j’en avais conscience mais je n’avais jamais fait dans la demi-mesure avec elle. Je reposais la bouteille vide entre ses mains, la faisant claquer contre le plan de travail tout en restant à côté d’elle. « Aussi lointain sont mes souvenirs, je ne me rappelle pas que ton père t’ait éduqué comme cela… » rajoutais-je dans un murmure avant de me reculer, ne cachant pas ma déception face à son attitude. « Alors si vraiment tu veux me mettre à la porte, il va falloir que tu m’y forces. » dis-je en écartant les bras, signe que je l’attendais de pied ferme. « Mais à en croire ce que je vois, tu ne te bats plus. Ni pour toi, ni pour ce que tu aimais le plus…. Donc ce sera facile de rester ici et de te dire ce que je pense de tout ça. Tu pourras même m’offrir un café en guise d’hospitalité de ta part… Parce qu’au cas où tu ne le saches pas à cette heure-ci, ce n’est pas de l’alcool qu’on consomme…»
Je décidais donc de venir m’installer sur le canapé, prenant mes aises. « Abandonner le dojo… » soupirais-je en niant d’un signe de tête, montrant par la même occasion mon incompréhension. « C’est quoi la prochaine chose que je vais découvrir ? Et je te le dis d’avance… Apprends le moi de ta propre bouche, au risque que je perde réellement patience. ». Ma menace était belle et bien réelle, je ne supporterais pas apprendre une fois de plus un changement aussi important au sujet de Danika par une tierce personne. Mais après tout, comme elle le répétait si bien, j’avais sept années de sa vie à rattraper. Et je comptais bien le faire depuis son canapé. Ici et maintenant. Qu’elle le veuille. Ou non.
Danika avait refusé la place qu’il lui offrait dans sa vie. Elle avait envie d’en rire. La place d’une sœur. La place de la gamine qu’elle resterait toujours à ses yeux. La place d’une fille qu’il serait capable à nouveau d’abandonner au prochain heurt de leur relation. Après tout il l’avait déjà fait une fois. Mais elle ne dit rien, n’a plus assez d’énergie pour répliquer quelque chose. Qu’il parte. Elle n’a pas à se justifier de son deuil. Ou plutôt de son absence de deuil. Danika ne pensait pas qu’il était capable de la blesser plus qu'il ne l'avait déjà fait. Elle était persuadée au fond lors de la soirée d'il y a quelques jours ils étaient tombés au plus bas et qu’à présent elle pourrait se protéger par son calme et sa froideur. Bien sûr, elle se trompait.
Elle le comprend dès l’instant où il saisit avec fermeté sa bouteille et la vide dans l’évier. Elle ne comprend au ton dur de ses mots qui semblent la frapper. Comment osait-il lui parler d’honneur, d’éducation, comment osait-il mentionner son père et le dojo ? Il s’assoit sur le canapé et semble enfin avoir terminé. Elle s’approche alors. La giffle part avant même qu’elle ne s’en rende compte, claquant sur sa joue avec toute la violence qu’elle n’était plus capable d’exprimer par des mots. Ses yeux sont remplis de larme et sa voix tremble de colère. « Part. » Elle recule comme si c’était elle qu’elle avait blessé et sert sa main contre elle. « Parle pas de lui. » Le ton est aussi teinté de rage que de supplication. Danika lui tourne le dos, sert les poings pour essayer de se raccrocher à quelque chose. Elle tente de prendre une profonde respiration, d’empêcher sa gorge de se serrer et son corps de trembler comme une feuille.
« Tu crois que je ne le sais pas ? » Une pause. Sa respiration est saccadée. « Tu crois que je ne sais pas que je suis en train de foutre sa société en l’air, son dojo, tout l’héritage qu’il m’a laissé pour rien ? » Sa voix est amère et ses mots semblent brûler sur sa langue à chaque fois qu’elle les crache : « Tu crois que j’en ai envie ? Tu crois que si je pouvais faire autrement je le ferais ? »
Elle se force à se tourner à nouveau vers lui, à affronter son regard avec autant de dignité qu’elle le peut. Mais elle n’est pas sûre qu’il lui en reste. Non Keith a arraché son masque en quelques paroles et le visage à découvert est celui d’une gamine brisée.
« Il était tout ce que j’avais Keith. TOUT CE QUE J’AVAIS. » Sa mère était partie et Danika et son père s’étaient attachés l’un à l’autre comme à une bouée de sauvetage. Il était le héros de son histoire, il avait fait d’elle tout ce qu’elle était aujourd’hui. Leur relation avait toujours été fusionnelle. Son père la connaissait par cœur, lisait en elle comme dans un livre ouvert. Elle n’acceptait pas sa mort, parce qu’elle n’était pas capable de vivre sans lui. Elle n’avait jamais appris à le faire.
« Je peux pas respirer Keith. Si je fous un pied dans ce dojo je ne pourrais plus respirer. La simple idée d’ouvrir cette putain de porte, de faire un seul kata sur ce tatamis… » Son corps entier tremble. Elle ne finit pas sa phrase mais l’idée est là elle le sait. Si elle mettait un pied sur ce dojo elle savait qu’elle ne supporterait pas la tristesse. Qu’il n’y aurait rien pour l’apaiser. Entrer dans ce dojo serait l’équivalent d’une noyade mais elle serait définitive. C’était la première fois qu’elle se l’admettait à elle-même. Mais maintenant qu’elle prononçait les mots à voix haute elle savait qu’ils étaient vrais. Qu’en réalité si elle n’allait pas au dojo c’était qu’elle se battait encore mais contre quelque chose de bien plus terrible. Elle se battait contre l’envie de disparaître, l’abandon total d’un espoir d’aller mieux. Elle se battait dans l’espoir que les jours passent et la peine s’apaise. Elle se battait contre l’envie désespérée d’une gamine d’aller retrouver son père. Elle effaçait tous ses sentiments dans l’unique but d’avancer un jour à la fois.
Ses yeux cherchent les siens. Un rire si triste secoue ses épaules qu’elle pense qu’elle va s’écrouler. Au fond elle savait qu’il avait raison. Elle faisait honte à son père. Faisait honte à tout ce qu’il lui avait enseigné, à tout ce qu’il avait mis des années à créer. Il l’avait élevée pour qu’elle reprenne le flambeau. Et elle avait tout laissé tomber. Elle ne serait jamais capable de continuer ce qu’il avait créé. « T’as raison. J’ai arrêté de me battre. »
« J’ai perdu. » Elle avait perdu sa mère. Son père avait été tout ce qui lui restait. Et il était parti trop tôt sans préparer sa fille à son décès, préférant lui cacher la vérité pendant des mois. Elle avait perdu contre sa peine ce soir. Elle avait perdu contre sa colère. Plus que tout elle avait perdu contre Keith et l’amour qu’elle avait pour lui.
« Il est temps de l’admettre tu ne crois pas ? » Danika avait passé sa vie à se battre. N’avait jamais accepté un seul échec. Elle n’avait pas été aussi douée en sports de combats uniquement par l’entraînement. Elle savait qu’elle était allée plus loin et plus vite parce qu’elle avait une détermination sans faille, une envie de toujours se dépasser, de ne jamais s’arrêter. Elle avait entendu son père une fois parler d’elle avant un combat contre une fille plus expérimentée, plus douée, plus grande et plus musclée. Elle se souvenait du dos des deux membres de sa famille et de Keith dans leur discussion sur l’issue du combat qui allait se jouer quelques minutes après. Tout le monde était inquiet. Isaac avait émis des doutes sur sa capacité à gagner ce combat, à gagner la compétition et obtenir la médaille d’or tant attendue. James Riley avait simplement souri. « Elle va gagner parce que sa volonté fait d’elle la meilleure adversaire que j’aurais pu un jour affronter. »La volonté était partie aussi simplement que lui, dans une belle après-midi d’été.
Ces mots étaient sortis tellement naturellement que j’étais surpris par leur portée. J’avais petit à petit frappé là où les murs s’étaient fêlés, me laissant apercevoir la faille que j’avais amorcé il y a de cela une semaine. Je ne pouvais pas la laisser dans cet état. C’était contre mes principes et surtout contre mes envies actuelles. Je ne pouvais pas m’approcher du ponton et la regarder sauter en chute libre sans avoir même attaché de sécurité. Et comme souvent avec Danika, son silence est bien plus parlant que ses mots. Et bien moins que ses gestes… Je l’avais vu s’approcher d’un pas déterminé, j’avais à peine eu le temps de relever le visage que sa main venait s’abattre sur ma mâchoire avec une telle violence que j’en restais scotché. Elle n’avait jamais osé faire cela auparavant… Elle n’avait jamais levé la main en dehors d’un tatami et encore moins sur ma propre personne. Ma main venait passer doucement à l’endroit où la main de Danika avait laissé la trace de son passage, m’obligeant à sentir mon pouls pulser au travers des pores de ma peau. Ma langue vint se glisser sur le coin de mes lèvres pour vérifier que le coup n’avait pas eu comme effet de me l’éclater sur son passage. Mes yeux ne voyaient qu’elle, mon regard assombri et je sentais mon souffle s’emballer, signe que commençais à perdre patience. J’avais l’impression d’avoir un C.D deux titres qui tournait en boucle. Partir. Pas le droit. Voilà les principes qui revenaient sans cesse alors que je venais de lui expliquer, de lui prouver qu’il n’y aurait pas de paroles assez fortes, pas de gestes assez puissants pour me forcer à partir. « Je ne bougerais pas de là. » lui rappelais-je aussi froidement que ses mots l’avaient été. « Et ne pas prononcer le nom de ton père ne te permettra pas de mieux l’oublier. Tu parles d’une fille… Parce que plus tu le nieras, moins tu feras ton deuil... » soupirais-je avant de poser mon regard sur son poing fermé. « Vas-y, reviens-y, je n’ai rien senti… Tu te ramollis… » riais-je presque nerveux, sachant pertinemment que de nous deux, actuellement, je ne tiendrais pas plus de deux minutes face à la jeune femme si vraiment elle décidait de passer ses nerfs sur moi.
Pourtant elle me surprit par sa réaction. Je venais d’ouvrir les vannes sous pression depuis deux mois probablement. Et comme un cours d’eau qu’on avait restreint dans un endroit trop petit pour lui, à l’ouverture des portes la pression était tellement forte qu’elle emportait tout sur son passage. C’est ce que j’avais provoqué en réalité. Et j’étais en train de me laisser emporter dans ce courant de peine, de tristesse et d’errance qu’était en train de vivre Dani. La vérité était parfois frappante et elle se lisait dans le regard qu’elle était en train de me livrer. Je ne pus réellement bouger, réellement lui répondre avant qu’elle ne termine de déverser tout ce qu’elle avait sur le cœur… Si tant est que tout ait été déversé. Bien entendu qu’il y avait une raison derrière cet abandon qui ne correspondait en rien au caractère de Dani. L’amour que lui portait son père valait tout l’or du monde et il s’était amplifié à la suite du départ de sa mère. Je me rappelais que ce jour-là, je lui avais même promis de ne jamais l’abandonner. Je déglutissais à ce souvenir, détournant ce regard que je ne pouvais soutenir plus longtemps. Je n’avais plus la capacité de ramasser tous les morceaux et de les recoller. Je n’étais plus celui qui avait cette chance très probablement. Pourtant en apercevant son corps trembler, je ne pus m’empêcher de venir me glisser contre elle, la serrant aussi fort que je le pouvais comme si cela aurait été suffisant pour l’empêcher de s’effondrer un peu plus. Je restais quelques instants dans cette position, ma main venant se glisser contre sa nuque pour la rapprocher de mon torse, mon menton posé sur le haut de son crâne.
J’étais incapable de sortir un quelconque mot pour la rassurer. J’aurais voulu lui dire qu’il était encore temps de réussir, encore temps d’essayer et qu’elle ne le ferait pas seule car j’étais là. J’en étais incapable pour la simple et unique raison que je savais pertinemment que ces mots ne trouveraient pas preneur. Je me reculais de l’étreinte que je venais de créer, relevant le regard vers le plafond. Si James Riley m’entend, qu’il m’envoie un signe pour sauver sa fille de ce gouffre dans lequel il l’avait plongé… Ou bien était-ce moi qui l’avait poussé dans ce précipice. « Assez. » Pourquoi réagissais-je à chaud comme cela ? Parce qu’elle était en train d’avouer l’impensable pour moi. Ne pas se battre avec la force de caractère qu’elle avait été un affront à toutes ces personnes qui avaient cru en elle un jour où l’autre. Elle avait perdu. Ces mots avaient tellement de sens qu’ils en étaient perturbants. Mais je préférais ne pas relever pour le moment, restant bloqué sur la question qu’elle venait de me poser. « Admettre quoi Dani ? » lui demandais-je en m’avançant vers le punching-ball qui n’était plus que décoration, m’appuyant sur lui tout en me tournant vers elle. « Que ton père avait tort en répétant à qui voulait l’entendre que sa fille était imbattable car sa volonté la rendait bien trop dangereuse ? » demandais-je sans demi-mesure. « Je pense que tu le sais en effet. Je pense aussi que tu as bien trop peur d’apprendre à vivre seule dans ce lieu qui t’a tout donné tout comme il t’a tout pris... Et tant que tu auras peur, je ne pourrais pas t'aider... »
Je me stoppais quelques secondes, revoyant mes premiers pas sur le tatami, ceux de Dani, nos premiers combats, nos nuits passées là-bas. Cet endroit avait connu toutes les grandes étapes de ma vie. Mon entrée en école de police, le décès de mes parents, mes premières compétitions, mes premières confidences. Il était comme une seconde maison pour moi, mais était la maison de Dani. Elle était promise à un si grand avenir, elle avait tellement de talent, et surtout une force de travail impressionnante. Elle n’avait jamais abandonné. Alors pourquoi maintenant ? « Depuis quand tu abandonnes Dani ? Depuis quand tu te laisses sombrer sans résister ? Elle est belle cette championne dis donc… » soupirais-je avant de reprendre sa direction, me pointant à quelques centimètres d’elle. « Tu as perdu avant même de t’être battue… » lui dis-je en pointant mon index sur sa poitrine. « Et ça, ton père ne l’aurait jamais toléré, tu le sais aussi bien que moi…. » continuais-je. « Comment tu peux faire si rien de tout cela n’avait existé ? Où sont tes protections ? Où sont toutes tes médailles Danika ? » Ma voix commençait à monter légèrement dans les tons, tournant sur moi-même pour observer les alentours que j’avais eu déjà l’occasion d’analyser en entrant. Je savais que rien de tout ce que j’avais demandé ne se trouvait en apparence ici. « Es-tu au moins aller au dojo depuis ? As-tu parlé à ton oncle ? Lui demander comment il allait ? » poursuivis-je en me reculant d’elle. « As-tu vraiment envie d’autre chose ? Tu as l’air de te plaire dans cette vie-là, à en croire ton cendrier… » Je voulais la pousser encore plus loin, encore plus fort pour la faire réellement réagir. J’assumerais de la faire remonter cette pente dans laquelle elle s’était enlisée, quand je serais certain qu’elle en ait touché le fond.
Je la toisais rapidement du regard, un léger rictus aux lèvres. « J’espère au moins que tu sais encore te battre… » Et à ces paroles, je décidais de lui adresser un coup de pieds circulaire, ne prenant pas la peine de vouloir éviter de la toucher. J’en oubliais la douleur que cela provoquait chez moi. Je voulais qu’elle réagisse et je n’avais plus qu’à espérer que ses réflexes n’aient pas disparus deux mois plus tôt…
Elle avait tout laissé se déverser, terriblement consciente qu’elle avait arrêté de se battre mais pourtant incapable de faire quoique ce soit pour y remédier. Le corps tremble toujours et elle ne dit rien quand Keith se glisse contre elle, serrant son corps contre le sien, ses doigts sur sa nuque, sa tête sur la sienne. L’étreinte l’apaise, calme un peu la peine qui l’agite. Elle ne le repousse pas, n’en est pas capable, a tellement besoin de cette étreinte qu’elle aurait pu crier au moment où il s’était reculé et qu’encore une fois son corps abandonnait le sien dans son deuil. Elle pensait qu’il allait la rassurer, que ses mots, aussi bien capables de la blesser que de la réparer, allaient effacer la douleur, lui faire oublier sa peine. Un mot efface tout « Assez. » Les phrases suivantes comme toujours trouvent leur cible et viennent percer son cœur. Il la connait par cœur. Il connait trop bien son histoire. Elle sent la colère dans sa voix. Il lui rappelle ce dont elle n’avait pas envie de se souvenir, ramenant l’image de son père dans la pièce, pointant aussi simplement à tout ce qu’elle avait cherché à cacher. Il avait raison, elle était terrifiée.
Il arrête un instant de parler et Danika se prend à espérer qu’il en a terminé, qu’il ne parlera plus. L’espoir se brise rapidement et ses mots ravivent une nouvelle fois sa colère. Elle lui avait admis l’étendue de sa peine et voilà qu’il lui renvoyait tout à la figure en lui rappelant encore et toujours ce qu’elle avait été. Une championne dont le père avait toujours été fier. Un père qui aurait été horrifié de son comportement, qui aurait été atterré par la facilité à laquelle elle avait foutu toutes ses médailles, toutes les photos, toutes les protections dans des cartons au fond d’un placard.
Elle n’avait pas parlé à son oncle depuis des semaines, n’avait pas mis les pieds au dojo. Ses joues deviennent rouges de honte et de colère. Elle s’était confiée et encore une fois il avait tout balayé, préférant de loin accélérer sa chute au lieu d’essayer de la rattraper.
Un éclair de surprise traverse ses yeux quand il se demande si elle sait encore se battre. Le coup de pied part et le corps de Danika comprend avant elle le mouvement. Même si Dani n’avait pas souhaité réagir elle n’en aurait pas été capable. Elle avait appris à se battre en même temps qu’elle avait appris à marcher. Chacun de ses muscles avait enregistré des centaines d’attaques et des centaines de défense. Elle était tout aussi peu capable de ne pas réagir qu’elle était capable d’arrêter de respirer.
En une seconde son bras est là pour recevoir le coup pied circulaire, son corps ayant reculé dans une position de défense. Elle le regarde comme s’il était devenu fou. Le problème est que son coup de pied lui a donné une excuse pour laisser libre sa colère. S’il y avait bien un moment où Danika était en parfait contrôle de ses émotions c’était sur un tatami. Il n’y avait que dans le combat où tout était maîtrisé et contrôlé. Mais ce soir, ce n’est pas le cas et elle sait. Il y a trop d’émotions accumulées. Trop de colère, trop de rancœur.
Combien de fois s’était-elle battue contre lui ? Elle ne les compte plus. Il fut un temps où ils partaient dans un combat pour un rien, pour avoir la dernière part de pizza ou pour décider du film qu’ils allaient regarder. Elle se souvenait de leurs pères en train de lever les yeux au ciel face à leur chamaillerie. Ils ne les avaient pourtant jamais arrêtés, conscient que la compétition entre eux les avait rendus meilleurs, qu’ils se poussaient mutuellement à se dépasser depuis des années. Elle n’est pas sûre que leurs pères auraient laissé avoir lieu ce combat ce soir. Il y avait trop de chagrin dans les yeux de Danika, trop de colère contre cet homme qui savait trop bien comment la provoquer et la blesser. Le coup de poing part avant même qu’elle n’ait le temps de s’en rendre compte, visant sa tête, il le bloque avant qu’elle n’atteigne sa cible. Sa voix siffle entre ses dents serrées : « Et toi, tu étais où quand il a eu son cancer ? Ca fait combien de temps que tu ne l’avais pas vu ? » Les larmes brouillent sa vision, elle crache les mots comme du poison :
« Peut être que j’abandonne ouais. Mais toi aussi t’as abandonné depuis longtemps. Et tu sais pourquoi Keith ? Parce que t’es terrifié à l’idée que quelqu’un t’aime comme t’as aimé Andréa. T’es terrifié à l’idée de laisser quelqu’un dans ton cœur parce que la dernière fois que tu l’as fait ton corps a été troué de balles. » Elle lance un coup de pied vers sa tête qu’il bloque et qui lui arrache une douleur lancinante à son genou droit qui avait besoin d’être préparé et échauffé pour supporter un mouvement comme celui-là.
« C’est pour ça que tu ne m’as pas laissée rester à l’hôpital. C’est pour ça que j’ai beau ne pas eu de tes nouvelles je pourrais parier t’es toujours aussi seul. » Elle enchaîne avec la même jambe, oubliant la douleur lancinante qui se répand déjà dans sa rotule, comme si elle cherchait à se faire autant de mal que le mal que ses mots allaient causer à Keith. Elle manque sa cible, la douleur empêchant un bon contrôle du mouvement et la fait serrer les dents un peu plus fort.
« Mais tu sais quoi même avant ça t’étais juste lâche Keith. Est-ce que tu lui as un jour dit que tu l’aimais ? Est-ce que t’as un jour admis ça à une fille ? T’es lâche Keith. Et c’est exactement pour ça que tu m’as fait sortir de ta vie dès que tu t’es rendu compte de ce que je ressentais pour toi. »
Le dernier coup part et elle sait qu’il trouvera sa cible. Son poing trouve son solaire plexus, coupant la respiration de l’homme. Elle regrette instantanément son geste dès que le coup se réverbère dans son propre corps et qu’elle croise le regard de Keith. La colère disparait instantanément, comme si elle réalisait ce qu’il venait de se passer, comme si elle prenait conscience de ce qu’elle venait de faire et de dire. Mais c’est trop tard à présent, les mots sont sortis et le poing a trouvé sa cible dans un corps déjà trop meurtri. Elle n’avait rien contrôlé. Elle s’était laissée emportée ce qu’elle avait toujours refusé de faire quand elle se battait. La honte empourpre ses joues. Elle ne peut pas revenir en arrière.
Désamorcer une bombe, j’avais appris. Respirer, analyser le mécanisme, envisager les différents types et agir. Minutieusement, sans faillir et sans craindre de mourir. Retirer le fil, l’œil sur le minuter et espérer que le souffle n’emporte pas tout sur son passage. Mais là, installé contre ce punching-ball, je venais de l’amorcer la bombe. J’avais chargé l’explosif, j’avais enclenché le minuteur et j’étais resté devant, à observer chacune des secondes qui s’égrainaient bien trop lentement pour moi. Alors j’avais accéléré le processus et j’avais enclenché un mouvement qui ne me permettait plus de faire machine arrière. Il fût un temps où ce mouvement n’était qu’humour, taquinerie, chamaillerie et jeu. J’avais arrêté de m’en vouloir de me battre contre elle, et elle me le rendait bien. Elle ne m’avait jamais épargné et avait toujours tout fait pour me pousser dans mes derniers retranchements d’homme machiste à l’égo surdimensionné. Et je ne l’avais jamais réduite à une femme frêle et fragile. Du moins pas sur un tatami. On en était parfois même désespérant, trouvant n’importe quelle raison valable pour se battre. Mais aujourd’hui, le coup n’était pas le même. Si pendant des années, il n’était pas destiné à blesser, celui-ci n’en avait pas la même saveur. Mon talon vint buter contre le bras que venait de tendre Danika et mon regard se braqua sur la jeune femme, presque satisfait. Elle savait encore réagir… Et agir. Instinctivement, ma tête se décala sur le côté, ma main venant bloquer son poing qui avait pour cible mon si joli minois. Et pour accompagner ce juste revers de la médaille, ses mots qui faisaient bien plus de mal que ses coups. « Parce que tu le savais toi qu’il était malade peut-être ? Si tu le savais réellement tu te serais préparée non ? » ripostais tandis que je crachais à mon tour mes réponses du tac-o-tac, la mâchoire serrée, en relâchant son poing. « On parle de sa fille…. Et détrompe-toi, j’avais probablement plus de contact que tu ne le penses. » Oui, j’admettais avoir eu des nouvelles de son père alors que je n’avais même pas pris des siennes à elle. Certes, mes appels étaient plus distants, moins personnels, mais j’avais eu son père… Huit ou neuf mois avant son décès… Il y a donc bientôt un an.
J’osais espérer que ce coup était le seul qu’elle allait me lancer, n’ayant pas riposté à mon tour. Je n’en avais pas la force, et rien que d’avoir voulu jouer au plus malin, je sentais déjà la pointe s’installer dans ma cage thoracique. Mon souffle se coupait. Venait-elle de parler d’Andréa ? Venait-elle réellement de me rendre coup pour coup avec mes pires cauchemars ? Oui, elle avait osé. Et toute douleur naissante était omise par mon cerveau, restant bloqué sur la haine qui m’habitait quand on osait parler de celle qui avait détruit ma vie dans tous les sens du terme. Son pied s’approcha de ma tête, et instinctivement, je vins mettre sur sa trajectoire mes avant-bras pour contrer son coup. Sa force m’arracha un grognement de douleur, sentant mon épaule faiblir sous sa puissance, une grimace que je chassais vite. Instinctivement, mon pied vint rencontrer son flanc opposé qu’elle laissait à découvert. « NE PARLE PAS D’ELLE ! » hurlais-je en esquivant le second coup qu’elle venait d’enchaîner. Reposant mon pied au sol, le regard habité par cette rage qu’elle avait de nouveau recréé, mon souffle était court, signe que j’étais déjà au bout de mes limites actuelles. « Tu ne sais rien d’elle, rien de nous, rien de celui que je suis… » Et pourtant elle avait terriblement raison. Même entouré, je me sentais terriblement seul. Car en plus de perdre mon rêve, de me rendre compte que j’étais aveuglé par un amour qui ne trouverait jamais preneur, je m’étais éloigné de tout ce qui un tant soit peu, me maintenait en vie. « Va te faire… » S’en était trop. Je ne pouvais plus supporter sans agir, sans rien dire toutes ces calomnies qu’elle osait lâcher par colère bien plus que par vérité. Et instinctivement, mon pied vient frapper avec toute la force que je pouvais sur l’extérieur de sa rotule que je savais fragile.
Et dans cet élan de colère, dans ce coup dans lequel j’avais mis toute ma rage, j’en avais oublié l’essentiel : ma garde. Quelle terrible erreur quand on avait en face de soi une femme à l’expérience de Danika. Et sans crier garde, son poing vint percuter mon plexus solaire, coupant radicalement ma respiration. Mes yeux s’écarquillèrent et mon pied vint retomber instinctivement au sol, mon genou fléchissant dans le même geste. Instinctivement mes mains vinrent se poser à l’endroit où le poing de Danika avait laissé sa trace, espérant retrouver un minimum d’air requis pour prononcer le moindre mot. J’avais appris à encaisser les coups, à éviter de me retrouver dans cette position, et pourtant ma jambe d’appui avait cédé et je ne réussissais pas à prononcer le moindre mot. Ma main vint se poser sur la table qui se trouvait à mes côtés, à tâtons, pour tenter de me redresser. En vain, mon épaule ne pouvait supporter l’entièreté du poids de mon corps et elle se déroba dans un craquement que je connaissais tant bien que mal pour que cela se produise trop régulièrement, m’arrachant un hurlement au passage qui me permettait de sentir de nouveau l’air circuler dans ma cage thoracique, brûlant tout sur son trajet. Je profitais de cette douleur pour remettre machinalement mon bras en place, recroquevillé au sol. Il était bien loin le temps où j’étais quasiment intouchable. Je n’avais plus fière allure et pourtant j’osais encore regarder droit dans les yeux Danika, ne voulant pas l’épargner de cette scène. « Je suis… lâche ? » tentais-je de riposter, en reprenant mon souffle. « C’est…toi… » continuais-je dans une grimace, en me traînant sur le canapé tant bien que mal pour m’étendre, une main toujours posée sur mon abdomen. « Parce…que…toi…tu l’as…. Fait ? ». Je lui retournais la question certes, c’était petit, d’accord, mais c’était aussi percutant que le poing que je venais de me prendre. Elle n’avait jamais posé les mots sur ses sentiments à l’époque et je n’avais pris cela que pour une partie de jeu. Alors oui, j’avais fui, oui je n’étais pas pardonnable, et pourtant, elle n’était pas blanche comme neige.
Une goutte glissa sur mon front, et je fermais les yeux pour chasser la douleur qui continuait à irradier mon corps. Je me concentrais sur ma respiration renaissante, tentant de reprendre le contrôle pour calmer ce mal et surtout afin de retrouver mon souffle. « Tu te trompes sur toute la ligne Danika… Si j’étais lâche… Je ne serais pas revenu… Et je te regarderais sombrer de loin, satisfait… » avouais-je en gardant les yeux clos, déglutissant avec difficulté. J’avais beau essayé de reprendre mes esprits, j’étais bien plus touché que ce que je voulais réellement laisser apercevoir. « T’as raison… C’est peut-être ce que je vais faire. » conclus-je en me redressant, vacillant de m’être levé trop vite, avant de me retourner, attrapant mon blouson, à moitié chancelant. Me tenant au mur, je prenais la direction de sa porte d’entrée, ne pouvant rester plus longtemps ici. « En parlant de lâcheté… C’est l’hopital qui se fout de la charité… Tu as probablement plus de preuve de la tienne, que de la mienne… ». Et ce fût les derniers mots qui résonnaient dans ma mémoire, mon cerveau décidant de se déconnecter de part la douleur, me laissant glisser contre le mur, inconscient.
Les mots touchent leurs cibles, elle le sait à la violence de son cri quand elle ose mentionner Andréa. Le pire, c’est que ça la rend heureuse pendant une demie seconde. Elle avait voulu le blesser comme il l’avait blessée en lui renvoyant sa question, en sous-entendant qu’elle n’avait pas su non plus mais aussi qu’il avait continué à prendre des nouvelles de son père alors qu’il n’en avait jamais pris d’elle. Ils sont tous les deux en train de perdre pieds. Ils n’avaient jamais combattu dans cet état tout simplement parce qu’un combat en entraînement comme en compétition demandait un contrôle pour éviter les blessures. Mais aussi parce que d’aussi loin qu’elle s’en souvenait, jamais ils ne s’étaient parlé de la sorte, n’avaient jamais utilisé la violence qu’ils connaissaient pourtant tous les deux l’un contre l’autre.
Elle avait su dès le moment où il avait enclenché son premier coup de pied que cela allait mal se terminer. Qu’elle n’était en aucun état de se contrôler. Qu’elle en avait même oublié l’état physique de son adversaire, et l’état de son propre corps. Mais la colère, l’envie désespérée de lui faire autant de mal qu’il lui en avait fait l’aveuglait, la rendait incapable de réfléchir, jusqu’au coup final.
Sa rotule se déboite au même instant où elle sent son poing atterrir dans le plexus solaire de Keith. Elle se laisse tomber au sol de son côté gauche pour enlever tout poids de la jambe blessée. Son visage est devenu si blanc qu’un instant elle croit qu’elle va perdre pieds. Mais les yeux écarquillés de Keith la maintiennent dans le moment présent, elle le regarde horrifiée en voyant la respiration qu’elle a coupé, ne s’inquiète même pas de l’état de son genou. Elle est incapable de dire quoique ce soit, trop choquée par ce qui est en train d’arriver. Elle le voit essayer de rester de se redresser, regarde avec horreur son épaule lâcher sous le poids qu’il avait essayé de mettre dessus, son cri de douleur raisonnant alors qu’elle avait tendu le bras vers lui incapable de faire un pas dans sa direction assez vite pour empêcher le drame.
Comment en étaient-ils arrivés là ? Comment leur amitié avait pu tomber aussi bas ? Comment avait-elle pu perdre le contrôle à ce point ? Elle le regarde remette son épaule en place, incapable de parler, incapable de se lever pour l’aider, sa jambe droite est repliée contre elle, elle a peur de l’étendre. Se contente de ne pas lâcher des yeux Keith, n’arrête plus les larmes de honte qui coulent sur ses joues quand il s’étend avec difficulté sur le canapé. Elle avait perdu le contrôle et son comportement avait été à l’opposé de tout ce qu’elle avait appris. Keith reprend son souffle et ses mots sont une énième gifle. Mais les mots ne l’atteignent pas, elle s’en voulait déjà bien assez. « Keith.. » La voix le supplie d’arrêter, de garder ses forces. Qu’il se rassoit. Qu’il n’essaye pas de se lever. Il ne peut pas partir. Pas comme ça. Elle sent la panique se propager, ne réagit même plus aux piques sur sa lâcheté, ne voit que son corps chanceler puis glisser contre le mur avant d’avoir atteint la porte.
L’instinct d’une vie passée à se battre et d’un corps habitué à surmonter les blessures revient au galop. Il faut qu’elle puisse marcher. Elle regarde son genou déformé, la bosse sur le côté, l’ensemble douloureux et bloqué. Ce n’était pas la première fois. Adepte d’un sport à risque et ayant toujours eu une rotule fragile, celle-ci avait toujours eu tendance à se luxer. Mais c’était la première fois suite à l’opération du genou trois ans auparavant qui l’avait laissée à l’arrêt pendant plusieurs mois et qui avait marqué l’arrêt de la compétition. Elle prend une profonde inspiration, chasse les larmes de ses yeux et allonge doucement et progressivement le genou, tout en poussant la rotule vers celui-ci. Elle ne peut s’empêcher de remercier Swann qui lui avait par le passé montré à plusieurs reprises quels étaient les gestes les plus adaptés si cela devait arriver à nouveau. Elle étouffe son cri en mordant le haut de son bras puis se force à prendre une nouvelle inspiration avant de se relever avec l’aide du meuble à côté d’elle, utilisant le haut de son corps pour se redresser.
Elle boite jusqu’à son corps étendu contre le mur et s’agenouille à côté de lui, prenant immédiatement son pouls et étant rassurée de voir qu’il était toujours bien présent. Il s’était évanoui de douleur. Et c’était de sa faute. Les larmes coulent sur ses joues, elle les essuie rageusement. Elle ouvre les boutons de sa chemise pour avoir un meilleur accès à son épaule. Elle est enflée mais il semble avoir réussi à la remettre dans son articulation comme si c’était déjà arrivé par le passé et qu’il était habitué. Son regard se pose sur les cicatrices que les balles avaient laissé sur son corps et sa mâchoire se serre. Comment avait-elle pu oublier, comment avait-elle pu le frapper comme si il ne lui était jamais rien arrivé. La honte et l’inquiétude la ronge et elle se redresse pour aller chercher son portable, prête à appeler une ambulance. C’est à ce moment-là qu’il ouvre les yeux, lui arrachant un sanglot de soulagement. « Keith. » Elle attrape son visage à deux mains, colle son front contre le sien pour tenter de se calmer. « Je suis désolée. » Les larmes coulent, elle ne les arrête plus. « Jamais je n’aurais dû dire ça. Jamais je n’aurais dû me battre avec toi. » Elle se détache de lui, le laisse respirer, son visage est trop pale, elle est consciente que ce n’est pas le moment. « Ne bouge pas. »
Danika s’accroche au mur pour se redresser une nouvelle fois et elle boite jusque dans la cuisine, sort un verre qu’elle remplit. Elle ouvre un placard où elle sait qu’elle va trouver les antidouleurs qu’elle utilisait pour son genou. Cela faisait longtemps qu’elle ne les avait pas utilisés et elle remerciait le ciel d’en avoir encore aujourd’hui. Elle sort deux packs de glace du congélateur et retourne lentement en appui presque complet sur une jambe, les pacs sous le bras et le verre d’eau et la boite de médicaments dans ses mains. Elle fait pâle figure à présent. Elle se laisse glisser avec précaution à côté de lui avec une grimace de douleur. Il semble reprendre un peu plus ses esprits, son corps retrouvant un peu de force. Elle lui tend le verre dos avec un cachet. « Ça aidera pour la douleur. Je les ai pour mon genou depuis que je me suis blessée.» Un accident dont elle ne lui avait pas parlé. Un combat qui avait mal tourné. Une carrière sportive arrêtée. Elle passe sa main dans les cheveux bruns de Keith avec tendresse, toute colère évaporée. Il ne reste plus que la peur, l’inquiétude et la honte.
Elle prend à son tour un médicament dans l’espoir de faire passer la douleur lancinante de sa jambe et l’avale sans eau, tout en essayant d'étendre sa jambe. Puis Danika prend l’un des packs de glace et l’appui sur l’épaule mise à nue de Keith, dans l’espoir d’aider à apaise la douleur qu’elle lit sur son visage. « Je vais appeler une ambulance. Tu ne peux pas rester comme ça. » Elle murmure, le visage ravagé par la peine : « Je te demande pardon. »
Mes yeux s’étaient révulsés et je m’étais senti partir dans les méandres de l’inconscient, un peu trop facilement à mon goût. Je détestais cette sensation, me ramenant à celle que j’avais connu quelques années auparavant. Celle de sentir son corps nous abandonner comme une vulgaire poupée de chiffons. Pourtant qu’elles étaient douces mes pensées à cet instant précis. Elles dénotaient avec le mur glacial qui me soutenait, cette douleur lancinante qui m’habitait. Elle me protégeait, adoucissant de tout ce que mon corps comme mon cœur avaient enduré depuis quelques temps maintenant. Mon prénom résonnait encore dans mon esprit, accompagné de la voix de Danika. Il n’y avait plus de colère, plus de haine mais le vague souvenir de nos corps entremêlés, de son souffle contre ma peau, de mes mains serrant ses hanches et de nos mouvements ne faisant qu’un. Pourquoi mon cerveau me jouait cette scène alors que je venais probablement d’achever le peu de chance que j’avais de recoller les morceaux avec elle. Puis l’évidence me revint à l’esprit, bien moins agréable que mon passé. Les coups emplis de rage tout comme d’amertume. Remplis de tout ces non-dits qui nous avaient tué petit à petit et qui nous avaient emmené à cet instant précis. Celui où nos deux raisons s’étaient enfuies, nous laissant comme deux enfants à l’abandon, face à cette terrible réalité que nous ne voulions aucunement assumer.
A quel moment l’affection s’était transformée en une haine incommensurable ? Depuis quand la colère prenait le dessus sur nos raisons à tel point qu’elle nous consumait à petit feu ? Je l’avais vu tomber. J’avais vu sa jambe céder alors que je me retrouvais dépourvu d’un quelconque souffle. J’avais voulu m’approcher d’elle, l’aider mais j’étais incapable de me gérer moi-même face à son coup. J’aurais pu lui en vouloir de m’avoir mis au tapis mais j’avais obtenu ce que je voulais : je l’avais poussé à bout. Je l’avais entendu me supplier une fois de plus en prononçant mon prénom. Cette supplication que je prenais comme une façon à elle d’abdiquer. Je devais cesser, nous permettre d’arrêter de nous entretuer. Et pour cela il n’y avait qu’une seule chose possible à mes yeux : partir. C’était pour cette raison que j’avais oublié la douleur, voulu mettre de côté toutes les difficultés rencontrées et que j’avais pris le chemin de la sortie, me retrouvant couper dans mon élan par le dur retour des choses. Puis le trou noir.
Je n’avais aucune notion du temps passée, dans cette position, ici, inconscient. Je n’avais pas encore rouvert les yeux que je sentais de nouveau mes membres engourdis, la douleur de mon épaule reprenant le dessus et l’impression que tous mes organes avaient fait le tour de mon abdomen. Instinctivement, ma main vint se porter sur mon épaule et je fus surpris de sentir ma peau nue sous mes doigts. J’ouvrais un œil, puis rapidement le second, tentant de remettre les idées en place, grimaçant en sentant l’hématome présent sur mon épaule rouler sous mes doigts puis très rapidement les mains de Danika autour de mon visage. Je lui adressais un léger sourire, légèrement désorienté, sentant ses larmes couler sur mon visage. « He… Ca va… » lui murmurais-je tandis que mon bras valide venait entourer ses épaules. Mes yeux étaient posés dans les siens et cette proximité une fois de plus me déroutait. Comment pouvais-je être perturbé alors que tout me semblait clair ? Je déglutissais en l’entendant s’excuser alors que j’avais été le principal investigateur de cette situation. Pourtant je ne réussissais pas à prononcer le moindre des mots, ma bouche étant pâteuse, la gorge sèche. Je la regardais se lever avec difficultés, ma main restant le maximum possible sur son corps, la laissant retomber en la voyant s’éloigner comme si la sentir contre moi pouvait me permettre d’apaiser tout ce mal. Puis je restais bloqué face à sa façon de boiter et les souvenirs me revenaient. J’avais moi-même causé cette blessure. Je déglutissais avec difficultés, n’osant même pas me relever ni même parler.
En même temps elle s’était montrée assez autoritaire pour qu’une fois je ne bronche pas malgré le fait que je m’en voulais de lui faire subir cela. Je comprenais mieux pourquoi j’avais décidé de m’éloigner d’elle, ne voulant pas qu’elle me voit dans cet état. Je préférais qu’elle me déteste plutôt qu’elle ne me voit au plus bas. J’avais perdu de ma splendeur, celle qu’elle avait tant admiré, et j’avais honte de cette fragilité naissante, moi le colosse au cœur fragile. Je ne ratais aucun de ses mouvements, me décalant même légèrement pour lui laisser la place à mes côtés. J’avais la gorge nouée, et je la remerciais d’un signe de tête, attrapant le verre de ma main mobile, avalant le cacher en vidant le verre, grimaçant lors de la déglutition. Mon index vint se pointer dans la direction de sa jambe et je tournais la tête vers elle. « Ca fait encore parti des non-dits… Cette cicatrice là… » lui fis-je remarquer tandis que ma voix se voulait beaucoup plus calme. « Je suis désolé… je ne savais pas… je ne voulais pas te… enfin si j’avais su… je ne l’aurais pas fait… » lui avouais-je tandis que ma main vint se poser sur la sienne, glissant mes doigts entre les siens. « C’est ma faute… tu n’as fait que te protéger… Et c’est normal. » soupirais-je tandis que je quittais sa main pour venir ramasser une larme coulant sur sa joue du bout de mon pouce. « Comment on en est arrivé là Dani… » lui demandais-je la gorge nouée avant d’attraper subitement son téléphone, le retirant de sa portée. « Non. Ca va aller. Tu ne préviens personne. Fais-moi confiance. » Je la regardais faire, soupirant presque satisfait en sentant le froid anesthésier toute sensation au niveau de mon épaule. Je décidais de bloquer le pain de glace dans le haut de ma chemise, la refermant en grimaçant sans même regarder ce que je faisais. Je ne supportais toujours pas de voir ces cicatrices à tel point que j’avais envisagé de me faire tatouer pour les cacher, mais je n’avais toujours pas passé le cap.
Aidé du mur, je me redressais en prenant une grande inspiration, restant soutenu contre ce dernier, immobile le temps que mon oreille interne prenne la mesure de la situation. Puis je tendais une main vers Danika, pour l’aider à se relever. « Laisse moi m’occuper de ta jambe… » lui demandais-je comme pour signer une trêve dans ce combat qui ne menait et ne mènerait à rien. « C’est la moindre des choses que je peux faire. » J’avais toujours la tête qui tournait mais je m’efforçais à faire bonne figure face à elle comme je l’avais toujours fait dans le passé. « Je suis le pire des salops que la terre puisse porter actuellement… » lui avouais-je en la soutenant avant de me diriger vers le canapé. « C’est à moi de te demander pardon… Mais il faut que tu sortes tout ça… » lui dis-je en posant une fois de plus ma main sur son cœur. « Et s’il faut que j’endosse le costume du déclencheur et que j’encaisse toute cette colère… Je le ferais. » lui dis-je tandis que je l’aidais à s’allonger, ses jambes sur mes genoux, tandis que je regardais sa jambe qui semblait gonflée. « Il faut la maintenir… Je suppose que tu as une attelle quelque part ? » Ma main restait sur sa jambe, le naturel de ce geste me frappant de plein fouet, avant de la retirer. Je ne devais pas faire comme si de rien n’était, pas lui faire subir ce qui pourrait s’apparenter à de la torture, même si le contact m’apaisait, je ne devais pas me montrer égoïste cette fois-ci. J'attrapais le bloc de glace, venant le reposer sur son articulation. « Tu as raison… on va appeler une ambulance. Mais pour toi… Moi j’ai rendez-vous chez mon chirurgien bientôt… Je lui en parlerais si cela peut te rassurer. » Doux mensonge si elle savait que j’étais le plus insoucieux vis-à-vis de mon traitement et de ma rééducation. « Danika… Je… Tu as raison… je ne peux pas rester comme ça. Pas en te voyant te détruire. Et même si tu ne veux pas de moi, je serais là… ». Je m'arrêtais quelques instants, reprenant mon souffle avant de reprendre. « Tu te rappelles cette promesse que je t’ai faite, assis sur cette balançoire… Celle faite à cette petite fille que je m’étais engagé à ne pas abandonner… Laisse-moi la respecter… Vis-à-vis de la femme que tu es.»
Je tendais mon petit doigt à l’attention de Danika, comme l’adolescent avait pu lui tendre des années auparavant. J’avais probablement failli à mes débuts, mais la route était encore longue et je ne supportais pas rester sur un échec. C’était peut-être à moi de l’aider à retrouver cette volonté.
La peur l’avait pris aux tripes quand il était tombé. La flemme de sa colère s’était éteinte brutalement. Le craquement de son épaule revenait en boucle dans son esprit, tout comme son air surpris quand son souffle avait été coupé. Ces deux dernières semaines, leur amitié était tombée au plus bas, jamais ils ne s’étaient traité de cette façon, avec aussi peu de respect pour l’autre.
Il n’y a qu’un pas de l’amour à la haine. Soudain, Danika comprenait cette phrase avec clarté. Elle l’avait aimé à s’en déchirer, à perdre tout ce qu’elle était. Elle avait utilisé tout ce qu’elle savait sur lui pour le blesser en retour, pour lui faire autant de mal que son absence avait causé. Elle n’avait pas supporté les paroles de cet homme qui la connaissait depuis trop longtemps et qui savait exactement comment l’atteindre. Elle l’avait détesté pour lui rappeler tout ce qu’elle avait abandonné, lui renvoyant ses choix à la figure. Il avait été la première personne à le faire et malheureusement elle savait pertinemment qu’il avait raison.
Il n’y qu’un pas de la haine à l’amour. Danika s’en rend compte dès que le corps de Keith s’écroule sur le sol et que plus rien d’autre ne compte. Elle ne veut pas le perdre et n’est pas capable de ne pas l’avoir dans sa vie. Leur amitié lui manque, leur innocence aussi. Elle a besoin de son ami. Elle décide alors qu’elle n’a pas besoin qu’il l’aime. Elle a juste besoin qu’il soit là avec elle, qu’il aille bien. C’était ces sentiments de trop qui les avaient mis dans cette situation, qui les avaient poussés à bout aussi bien l’un que l’autre. Il ouvre les yeux et le soulagement déferle dans sa poitrine. Elle s’accroche à son visage comme si elle avait peur qu’il disparaisse, laisse les larmes couler librement. Danika est désolée, si terriblement désolée qu’elle est incapable à de réfléchir pendant un court instant. Puis elle se reprend, et se relève avec difficulté pour aller chercher ce dont il a besoin à cet instant, et qui n’était certainement pas une fille prête à l’étrangler dans son étreinte de soulagement et à le noyer dans ses larmes.
Quelques instants plus tard elle est de nouveau assise à côté de lui et essaie d’étendre sa jambe tout en s’occupant de Keith. Il mentionne un non-dit et Danika regarde son genou avec amertume. Il était rouge et enflé mais la douleur était loin d’être au stade où elle avait été trois ans auparavant quand il s’était brisé. Il s’excuse et elle pose sa main sur sa joue, la caresse doucement pendant un court instant puis se reprend. Il ne tarde pas à poser sa main sur la sienne et elle le regarde d’un air désolé. « C’est pas ta faute Keith, tu ne pouvais pas savoir. Il aurait sûrement lâché à un moment ou à un autre. Il y a trois ans à une compétition à Sidney il s’est fracturé. On m’a donné un choix, soit j’arrêtais la compétition, soit j’arrêtais de marcher. » Elle prononce les mots d’un ton amer mais lointain. Elle s’était habituée à la perte de ce rêve-là. Elle avait préféré protéger son corps, laisser de côté l’envie de gagner pour se concentrer sur ce qui comptait et c’était de pouvoir continuer à s’entraîner pour le reste de sa vie. « La championne elle est loin tu vois. » Elle lui sourit tristement. Il est temps qu’ils aillent aux urgences, l’épaule de Keith avait l’air en piteuse état et elle n’était pas beaucoup mieux. Elle appuie le pack de glace sur son épaule et s’apprête à ‘appeler les urgences mais Keith a déjà placé le téléphone hors de sa portée, annonçant qu’il n’en avait pas besoin. Elle fronce les sourcils, ne comprenant pas sa réaction. Mais Danika ne dit rien. Elle-même n’a pas spécialement envie d’appeler l’ambulance tout de suite, souhaitant profiter de ce moment de répit.
Elle proteste quand il se relève mais est incapable d’en empêcher, sa jambe ayant ralenti tout son corps. Elle finit par se relever aidée de sa main et du mur et grimace de douleur lorsque le genou se plie pour faciliter le déplacement. Elle priait pour que les médicaments fassent bientôt effet. Ils se dirigent vers le canapé et Keith s’excuse à son tour. Elle ne dit rien, s’allonge sur le canapé, tentant d’ignorer la chaleur de ses mains sur sa peau, les souvenirs qui allaient avec. Elle se force à les chasser. C’était terminé. Ses sentiments avaient tout gâché, avaient transformé leur amitié en champ de bataille. Elle venait de prendre la décision de faire de son mieux pour les mettre de côté.
« J’ai une attelle rangée quelque part dans ma chambre, ca peut attendre. » Elle dit ça pour ne pas qu’il parte, qu’il reste près d’elle. Son regard enregistre la main qui se retire de sa peau, elle ne dit rien, choisit plutôt de fixer le pack de glace qu’il vient de poser sur son articulation. La froideur apaise immédiatement la douleur et elle soupire.
Elle essayait de cacher qu’elle était inquiète, ne voulait pas le faire culpabiliser encore plus. En réalité, elle était terrifiée à l’idée qu’on puisse lui dire que cette fois-ci c’était terminé, que le corps avait atteint sa limite. Cette peur étrangement lui réchauffe le cœur. Cela voulait dire qu’elle avait encore quelque chose à perdre. Que l’idée de ne plus jamais s’entraîner lui était insupportable. « Pas besoin d’appeler une ambulance. J’irais aux urgences cette après-midi pour regarder tout ça. » Elle fait une pause, le regard d’un air innocent : « Tu pourrais peut-être venir avec moi ? » Elle sait qu’en l’incitant à venir parce qu’elle avait besoin de lui il y avait plus de chance qu’il l’accompagne et qu’il serait alors plus facile de le convaincre de se laisser examiner.
Danika sent sa gorge se serrer quand il lui rappelle la promesse qu’il lui avait faite. La promesse qu’elle lui avait renvoyé à la figure il y a quelques jours. Une nouvelle promesse. Un nouveau départ. Cela impliquait qu’elle laisse de côté tout ce qui était bien plus que de l’amitié, qu’elle laisse les sentiments sur le champ du combat qu’ils avaient mené pour ne garder que l’amitié qui elle les avait toujours liés. Elle sent son cœur se serrer mais ne dit rien. Elle savait que dès l’instant où il était tombé elle avait la décision qu’il était impératif qu’il soit dans sa vie, quitte à ce qu’elle ne soit jamais capable de l’oublier. Mais pour lui, elle pouvait essayer de mettre son amour de côté pour ne garder que ce dont ils avaient besoin tous les deux. Alors elle se redresse et son petit doigt se tend en réponse, comme un lointain souvenir, et un demi sourire éclaire son visage quand les doigts se lient l’un à l’autre. Elle murmure sans le regarder « Tu m’as manqué. » Elle plonge son regard dans le sien et continue les excuses qu’elle avait commencé. « Je suis désolée de ne pas t’avoir appelé dès qu’il est décédé. J’étais trop blessée pour admettre que j’avais besoin de toi ce jour-là. »
Un peu plus tard elle se force à se relever, reposant lentement sa jambe au sol. « L’attelle est dans la chambre, tu peux m’aider ? » Elle ne lui dit pas d’aller la chercher à sa place, trop indépendante pour cela. Ses bras s’agrippent à l’appui qu’il lui tend et se force à ignorer leurs corps proches l’un de l’autre. Arrivée dans la chambre, elle se dirige vers l’un des placards qu’elle n’a pas ouvert depuis longtemps. Dedans s’entassent les kimonos, les protections, des cartons de médailles et de photos. Elle hésite en voyant le regard de Keith posé sur la vie qu’elle avait choisi de mettre de côté. « J’aimerais te dire que je vais y retourner Keith crois moi. Mais pour l’instant je n’en suis pas capable. »
Elle tire la protection et manque de s’écrouler contre lui, la douleur, la fatigue lui faisant tourner la tête à son tour. Ses mains s’agrippent à son bras valide. Sa tête vient se poser un instant contre sa poitrine. Elle prend une grande inspiration. « Ca va t’inquiètes. Un évanouissement c’est déjà bien assez comme quota pour une journée. » Elle rit. Mais se force à s’assoir sur le lit. « Je suis juste fatiguée, une fois que j’aurais dormi ça ira mieux. J’ai travaillé tard. » Devant le questionnement qu’elle lit dans ses yeux elle ajoute : « Je bosse dans un bar. » Elle grimace soudainement en pensant à ce soir. Elle n’allait jamais pouvoir travailler avec le genou dans cet état. « Va falloir que je leur dise que je ne peux pas bosser ce soir. »
Certains penseurs auraient écrit durant des siècles trop lointains pour m’être connu qu’on ne saurait demeurer amis longtemps si on ne se pardonne réciproquement aucun défaut. Tout comme le fait que toute amitié rompue d’un côté l’est des deux ou bien même que l’amitié une fois rompue n’est jamais bien ressoudée. Je détestais ces citations tout comme je détestais ceux qui voulaient penser pour tout un chacun. Je restais maître de mes choix, de mes pensées et de mes envies. Du moins c’est ce que je prônais jusqu’à ce que la vérité ne m’éclate en pleine face. Nous n’étions rien sur cette terre et encore moins quand il s’agissait de sentiments. Amitié ou amour, la complexité de ces derniers nous plongeait dans un tourbillon émotionnel que je n’avais pas su gérer face à Danika. Je n’avais pas su voir sa peine derrière sa colère, ni même le manque derrière l’indifférence. Et nous étions là, comme deux inconnus, à se balancer un tas d’insanités pour lesquelles on ne devait pas penser un mot sur quatre comme si le but était simplement de se toucher à ne plus pouvoir se relever. Parce que chaque mot que j’avais jeté à la face de Danika ne touchait pas qu’elle, non, il me blessait moi-même. Car je sentais ce point de non-retour poindre, la fameuse goutte d’eau, cette ligne à ne pas dépasser et vers laquelle je m’avançais à vive allure. J’étais un kamikaze qui n’avait plus rien à perdre si tant est que ses mots à elle était vrai. Car dans ce cas-là, je l’avais déjà perdu depuis longtemps.
Pourtant comme un subtil coup du destin, les choses nous avaient ramené à la réalité aussi terrible soit elle. Nous nous apprécions au point de nous détruire. Nos pères nous l’avaient parfois fait remarquer : nous avions deux forts caractères et ne cessions aucunement à la place de l’autre. C’était d’ailleurs pour cela que tout était une raison pour se battre. Mais pas au point de porter les coups de cette façon. Celle où la rage se libérait en sentant le contact, celle où le principe même du mouvement n’était pas de contenir l’autre mais de le blesser. Pour la première fois, nous nous battions réellement. Et dieu que la senteur était aussi amère que le sang qui aurait pu couler dans ma bouche si ses coups avaient trouvé leur cible dans l’intégralité. Pourtant c’était bien le sel de ses larmes qui venait glisser sur mon visage. Ces larmes que je voulais retirer une à une, panser sa peine pour fermer ce flux. On ne devrait jamais laisser un regard si profond se perdre dans les abysses de la tristesse. Mes doigts venaient parcourir sa joue avec délicatesse, voulant la rassurer par ce geste qu’elle brisa bien rapidement, peut être trop même à mon goût. Mais une fois encore, s’aider l’un l’autre était une évidence que j’apercevais dans chacun de ses gestes tout comme je pouvais avoir vis-à-vis d’elle.
Mon regard s’était posé sur son genou enflé, croisant son regard quand elle m’apprenait qu’elle aussi s’était vue amputée de son rêve par le destin. J’avais de la peine pour elle, peine de voir que probablement j’avais causé plus de dégâts que ce que j’avais imaginé. Mes doigts serraient les siens comme pour lui montrer à quel point je compatissais et comprenais ce qu’elle avait vécu. « Elle n’est pas si loin que cela… Tu l’es toujours et cela se prouve avec le choix que tu as fait…» relevais-je directement après elle avant même de l’empêcher de se saisir de son téléphone, l’observant me fusiller du regard, geste que je repoussais d’un signe de la main. « Ne me regarde pas comme ça Dani, il n’est pas encore né celui qui m’emmènera de nouveau de force dans un hôpital… » ironisais-je en guise d’explications. Oui, j’étais encore capable d’ironiser dans ce moment. C’était probablement pour faire passer plus facilement la douleur du mouvement, ou la culpabilité d’avoir de nouveau immiscer cette proximité entre elle et moi, installés sur son canapé à analyser l’état de son genou. Je grimaçais à sa remarque, m’apprêtant à me rendre dans sa chambre avant de me rétracter.
« Je… D’accord si tu veux, mais tu gardes la glace » ripostais-je sans cacher mon mécontentement. Si elle prenait sa blessure à la légère, ce n’était pas mon cas. D’accord, c’était l’hôpital qui se foutait de la charité, mais il était forcément plus simple de s’inquiéter pour autrui que pour soi-même, surtout quand cette personne comptait un minimum à vos yeux. Pour être certain qu’elle ne retire le bloc de glace, je le maintenais contre sa jambe, changeant par moment l’endroit de l’application, tout en regardant sa peau frissonner sous le froid, me rappelant l’occasion d’autres frissons. Je fermais les yeux, secouant légèrement la tête pour chasser ces idées, me concentrant de nouveau sur la voix de Dani. « Je t’y emmènerais oui. » Je ne lui laissais pas l’occasion de douter de ma venue et compris bien rapidement que derrière ce semblant d’innocence devait se cacher une idée bien précise en connaissant le spécimen que j’avais entre les mains. « Mais on y va pour toi Danika… Je n’en ai pas besoin, je te préviens d’avance. » J’étais resté calme, un léger rire s’échappant même de mes mots tandis que ma main se levait dans sa direction.
J’étais littéralement pendu au moindre de ses gestes ou de ses mots et j’attendais une réaction de sa part. Et quel ne fût pas mon soulagement en sentant sa prise autour de mon doigt, aussi enfantin que le geste pouvait paraître, il avait tellement de signification pour moi, pour nous. C’était la promesse d’un renouveau pour nous, d’une rédemption pour moi et d’une renaissance pour elle. Car oui, par ce geste, je m’engageais à bien plus que d’être simplement là pour elle. Je voulais l’aider à faire son deuil, à avancer et à avoir la vie que mérite une femme aussi forte qu’elle. Et cette volonté était renforcée en sentant son regard se poser sur le mien, faisant s’envoler la moindre pointe de colère qui aurait pu se trouver encore en moi. Ma main attrapa la sienne, la portant vers mes lèvres pour y déposer un léger baiser en guise d’acceptation. « Tu n’as pas à l’être… Pour faire une relation il faut deux personnes. Que ce soit en amitié ou dans la vie de tous les jours, tu ne dois pas porter les torts des deux parties. » Je voulais la rassurer, lui montrer que j’étais prêt à avouer mes torts à mon tour. « J’aurais du te parler plutôt que de fuir… Et je suis désolé de ne pas avoir su mettre des mots… Tu l’as dit, quand il s’agit de me livrer, je suis toujours le plus lâche. » Dans toute cette colère il n’y avait pas eu que des insanités, non, elle avait relevé certaines vérités pour lesquelles je ne pouvais plus nier. Mais je n’avais pas envie de repartir dans cette discussion, n’étant pas prêt encore à tout. Je préférais glisser mes doigts le long de son tibia, caressant instinctivement sa peau pour me rassurer comme un enfant caressant avec frénésie l’oreille de son doudou avec lequel il se sent invincible. Sentir Dani me donnait le courage et la force que j’avais perdu en brisant les derniers remparts. Et à priori cette force semblait reprendre sa place en elle, alors qu’elle tentait de se lever.
« Reste là, je vais… tu m’épuises Dani ! » soupirais-je en m’apercevant que quoi que je pourrais bien lui dire, il était inimaginable pour elle de rester immobile. Je me contentais de la soutenir du mieux que je le pouvais, avançant à son rythme vers sa chambre. Si j’avais pu la porter pour alléger son poids, je l’aurais fait et je m’en voulais de ne pas être dans mon état normal. « Dis moi où c’est et assieds toi… » lui demandais-je une fois de plus alors qu’elle se dirigeait déjà vers un des placards, m’arrachant un soupir. « Ma parole… T’es têtue bon… » Je m’étais arrêté une fraction de seconde en m’apercevant que le placard qu’elle venait d’ouvrir était l’autel à l’effigie de sa vie passée avant de reprendre. « …sang… Dani, tu ne devrais pas… Enfin, le jour où tu te sentiras prête… on y retournera ensemble… » lui soufflais-je tandis que je la rattrapais du mieux que je le pouvais, la sentant chanceler. S’en était trop et même si je restais immobile, ma main valide venant se poser sur sa nuque que je caressais avec délicatesse pour l’encourager à prendre le temps dont elle avait besoin, je me surpris à rire à sa tentative d’humour. « Assieds toi, je m’en occupe. » lui ordonnais-je pour ne pas lui laisser le choix.
Je me décalais donc vers le placard, soulevant les kimonos, sortant les caisses qui pouvaient se trouver face à moi avant de mettre enfin la main sur l’objet convoité. « Voilà… » murmurais-je tandis que je rangeais tout ce qui avait pu être sorti auparavant, refermant le placard comme pour soulager Dani et ne pas la forcer à y penser même si j’étais certain qu’elle n’avait pas besoin de voir ces souvenirs pour laisser ses songes voguaient dans ces eaux-là. Je m’agenouillais face à elle, posant l’attelle à ses côtés, avant de passer ma main chaude sur son genou, voulant sentir l’articulation sous mes doigts et surtout voir si cela restait toujours aussi douloureux. Oui, j’avais espoir que les cachets fassent effet. « Allonge toi Dani… » lui demandais-je tandis que je me redressais pour m’asseoir au bord du lit. Mon regard s’était fermé, concentré sur ce que j’étais en train de faire, mais surtout pour tenter de masquer mon inquiétude, habitude que j’avais depuis mon adolescence. J’étais du genre à me renfermer quand je n’avais pas la main mise ni la solution sur la situation qui se trouvait face à moi. Je me forçais à utiliser mon second bras, tentant de me dégourdir auparavant en levant légèrement le bras à maintes reprises. Je levais un regard vers elle, conscient d’avoir éludé la partie où elle me parlait de son nouveau boulot. J’attrapais l’attelle, la défaisant minutieusement, observant le sens d’application tout en soupirant fortement à destination de la jeune femme. « Je m’occupe d’abord de ta jambe et après je te dis le reste, ça te va ? » lui demandais-je plus par ironie alors que j’étais déjà en train de soulever sa jambe avec délicatesse pour faire glisser l’attelle que je refermais par la suite. « Dis-moi si elle est trop serrée… Mais il faut qu’elle te maintienne quand même. » lui fis-je remarquer dans un sourire.
Mon regard se posait autour de la pièce pendant quelques instants, apercevant le panier de son chien dans lequel il s’était caché probablement apeuré par notre comportement. Je décidais d’escalader par-dessus Dani, prenant soin de ne pas toucher sa jambe blessée ni même de m’appuyer sur mon bras douloureux et je me laissais tomber à côté d’elle, mes mains croisées sur mon torse, le regard posé vers le plafond. « On va rester là. Et tu vas dormir. Moi je te surveille… » lui dis-je en tournant la tête vers elle avant de perdre le sourire qui s’était dessiné quelques secondes auparavant. « Et tu ne remettras plus les pieds dans ce bar compris ? Enfin… Moi vivant, je ne te laisserais pas gâcher ton potentiel derrière un comptoir Dani… Tu peux faire tout ce que tu veux, mais je t'interdis de continuer à faire ça... » J’étais dur avec elle car j’avais toujours voulu voir plus que quiconque dans ses capacités et croire en elle pour deux. « Puis… Malfamé comme l’est le milieu de la nuit… crois moi je connais des serveuses qui sont peu fréquentables ! » Leah entre autres… rien que l’idée de savoir Danika dans ce milieu que je n’appréciais guère m’horripilait. Je soupirais en m’apercevant cependant que j’étais encore en train d’hausser le ton. Je me coupais net, lui adressant un léger sourire désolé avant d’écarter mon bras le plus proche d’elle pour le glisser sous sa nuque. « Je suis désolé. Pour tout… » murmurais-je en embrassant son front d’un long baiser délicat tout en refermant mon bras autour d’elle, mes yeux clos. Si la fatigue la prenait, le contre coup de mon malaise lui, se faisait de nouveau ressentir.
La championne n’est pas si loin. Ca elle n’en est pas si sûre. Mais elle ne dit rien, ne partage pas les doutes à voix haute, elle qui ne se reconnaissait plus dans le miroir depuis plus de deux mois maintenant. La Danika d’il y a quelques mois n’aurait pas parlé de cette manière, elle n’aurait pas déversé sa colère dans un combat dans lequel elle n’avait exercé aucun contrôle. Non son comportement lui avait fait honte. Et la main dans la sienne qui pardonnait tout n’arrivait pas à effacer ce sentiment.
Elle n’était pas sûre qu’ils soient les personnes les plus intelligentes maintenant qu’ils étaient là sur ce canapé à refuser tous les deux d’appeler une ambulance. Mais contrairement à lui qui n’avait pas envie de se rendre à l’hôpital, elle savait que c’était nécessaire. Elle pouvait imaginer qu’au moins six semaines en attèle l’attendait. Danika s’inquiétait aussi de l’état d’épaule de l’homme qui prétendait à présent qu’il n’avait pas besoin de soins. Keith avait toujours caché ses faiblesses, mais là il semblait cette fois-ci refuser une attention médicale dont elle était sûre qu’il devait avoir besoin. Elle ne pouvait s’empêcher de s’en vouloir de ne pas avoir été là après l’accident. Si elle avait été là elle ne l’aurait jamais laissé prendre aussi à la légère son état qui semblait encore fragile. Elle aurait pu l’accompagner pour la rééducation. Aurait pu l’aider à vivre la perte violente et soudaine de ses rêves, peut être aussi à passer au-dessus de la trahison d’Andréa. Danika ne peut s’empêcher de penser qu’avec des peut être elle aurait pu refaire le monde. Elle n’avait pas été là et il ne l’aurait pas laissée être là. Elle n’allait pas refaire le passé. Elle pouvait cependant arrêter de fuir et décider de ne plus jamais le laisser la sortir de sa vie. Malgré la peine qu’il lui infligeait, malgré ses sentiments qu’il écrasait si facilement, Keith faisait partie des personnes qui avaient marqué sa vie, elle avait passé plus de temps à ses côtés que sans lui et son absence lui paraissait insupportable. Il avait accepté de l’emmener à l’hôpital dans les heures qui allaient suivre et pour Dani c’était une victoire suffisante, elle se débrouillerait bien pour qu’il se fasse examiner une fois sur place, après tout elle était tout aussi têtue que lui. Aujourd’hui assis sur ce canapé, il était temps d’oublier les sept années qui les avaient déchirés, ou tout du moins de les accepter et de passer à autre chose.
Alors elle laisse son petit doigt se lier au sien avec un sourire à l’image de celui de la gamine sur la balançoire. Le sourire d’une confiance en une amitié qui avait toujours été le pilier de leur relation. Ses lèvres sur sa main lui arrachent un frisson, elle se force à oublier ce geste qui la blesse sans qu’il ne s’en rende compte. Danika choisit de se concentrer sur ses paroles, sur les excuses qu’il apporte en retour et que cette fois, elle décide d’accepter d’un geste de la tête. Se rend-il compte des mains qu’il pose sur sa peau comme si elle n’appartenait qu’à lui, comme s’il ne voyait qu’elle ? Sans doute pas…Elle se décide alors à stopper ce moment, choisissant d’aller chercher l’attèle dans sa chambre sans lui laisser le choix, indifférente à ses remarques, se contentant de lui adresser un sourire moqueur. « Ca va je suis pas encore handicapée à ce que je sache ! » Danika avait toujours été trop indépendante pour laisser une autre personne prendre soin d’elle, mais en l’occurrence, les émotions de la journée commençaient à la rattraper.
Elle chancèle doucement contre lui, son front contre sa poitrine, essayant de retrouver pieds. Elle respire lentement et comprend que son indépendance devra perdre cette fois-ci, son corps avait été trop violenté par les émotions de ces derniers jours. L’ordre alors est sans appel, si bien qu’elle s’assoit en levant les yeux au ciel par principe mais sans vraiment être offusquée. Elle est épuisée. Épuisée par leur conversation, leur combat, par les larmes et la colère, épuisée aussi par le douleur toujours bien présente dans sa jambe qui lui rappelait qu’elle aurait dû aller aux urgences, s’assurer que tout allait bien. Elle n’allait pas l’admettre mais elle avait peur d’y aller, c’était sans doute pour ça qu’elle repoussait le moment. Pour s’être déjà luxé le genou, elle avait le sentiment que cette fois-ci n’avait pas été trop grave, la douleur ayant été moins violente que les précédentes. Mais elle avait peur de l’impact d’une nouvelle luxation sur les opérations qui avaient été faites et ce qu’on allait lui dire.
Elle le regarde ranger les affaires sans rien dire, l’écho d’un passé qu’elle a préféré enfermer dans un placard, qu’elle n’avait pas ouvert depuis deux mois. C’était peut-être déjà une victoire en soi de ne pas les avoir jetés ? De les avoir simplement mis de côté ? Il avait toujours été facile pour Dani d’effacer les souvenirs douloureux, les enfermant à l’intérieur de son cœur pour ne plus jamais les ressortir. Elle l’avait fait quand Keith était parti, elle était probablement en train de le faire aujourd’hui alors qu’il était agenouillé face à elle, ses mains sur sa peau nue. La douleur toujours présente dans l’articulation mais atténuée par les médicaments est ce qui la maintient dans le moment présent, l’empêche de laisser son esprit divaguer vers la nuit d’il y a sept ans quand c’était ses lèvres qui avaient touché la peau de ses cuisses. Keith s’assoit à côté d’elle et lui demande de s’allonger et elle se laisse faire simple poupée de chiffon entre ses doigts, sa tête allant toucher ses oreillers.
Le calme est tel entre eux, qu’elle ose à peine bouger, comme si le moindre geste, la moindre parole allait le briser. Mais ce n’est pas elle qui cette fois-ci brise la paix retrouvée. Elle le regarde d’abord avec surprise quand il annonce qu’elle ne remettra plus jamais les pieds dans le bar mais doucement elle sent l’écho de sa colère se réveiller. Évidemment qu’elle n’allait pas arrêter le bar. C’était la seule chose qui lui changeait les idées. De quel droit pouvait-il lui interdire ? Ses remarques sur les serveuses peu fréquentables l’agacent encore plus. Peut-elle faisait partie de ces serveuses peu fréquentables ? Ce genre de comportement l’avait toujours profondément énervé chez les hommes, comme s’ils pouvaient décider de la vie des femmes et porter des jugements de valeur sur celles qui faisaient le plus souvent du mieux qu’elles pouvaient et sur les autres pour qui ce métier était une véritable passion. Elle a surtout le sentiment encore une fois qu’il la traite comme sa fille, comme sa sœur, comme sur quelqu’un sur qui il a une autorité qu’il ne possède clairement pas. Elle s’apprête à se redresser, à réagir au quart de tour mais elle le voit se couper net et s’excuser. Elle n’a pas le cœur alors, pas le cœur de s’énerver une nouvelle fois quand son bras se glisse sous sa nuque, que ses lèvres se posent sur son front et qu’elle se retrouve blottie contre lui.
Elle est fatiguée de se battre et plus que tout de se de se battre contre lui. Alors elle ne dit rien, laisse son corps se détendre contre le sien. Elle savait qu’elle n’aurait pas dû rester si proche de lui. Elle savait pertinemment que pour lui cette étreinte resterait toujours celle qu’il aurait faite à une amie, à une sœur. Alors qu’elle, blottie contre lui, enfermée dans l’étreinte de son bras, son cœur était en train de tambouriner contre sa poitrine. Elle sent la peine alors, celle de l’amour perdu et se force à fermer les yeux pour la faire disparaître. Ça sera la dernière fois. Si elle voulait rester son amie, si elle voulait qu’il soit là, si elle voulait être dans sa vie, ça ne pourrait plus durer. Parce qu’être contre lui lui rappelait uniquement tout ce qu’elle n’était pas. Elle n’était pas Andréa. Elle ne serait jamais aimée comme il l’avait aimée. L’étreinte lui rappelait douloureusement que les sentiments qu’elle avait cherché à mettre de côté en son absence étaient toujours là, violents et cruels. S’il n’avait pas repoussé son baiser la semaine précédente, elle aurait sûrement rapproché son visage du sien, poser ses lèvres sur les siennes comme dans une supplication désespérée. Mais elle ne fait rien, incapable de briser le moment, de les faire revenir en arrière, de supporter encore une fois d’être rejetée. Elle ne sait pas combien de temps passe mais son corps lentement finit par se détendre dans le silence, et alors que l’antidouleur apaise enfin la douleur de sa jambe, elle arrive enfin à s’endormir. Dans le sommeil les instincts de son corps reprennent leurs droits et elle se tourne, sa tête venant se loger dans son cou, ses mains venant s’accrocher à sa chemise comme désespéré par un besoin de proximité et de réconfort.
Elle ne sait pas combien de temps passe, probablement entre une demi-heure et une heure et ses yeux lentement s’ouvrent. Comme à chaque fois qu’elle se réveillait Dani avait le sentiment de perdre pieds. Les souvenirs de ces deux derniers mois revenaient au galop et elle se souvenait son père était mort, qu’elle avait quitté le dojo et que Keith était revenu dans sa vie. Comme si à chaque fois qu’elle s’endormait, elle arrivait à oublier. Comme toujours le retour à la réalité est brutal et elle se redresse comme si on l’avait attaquée, grimaçant à la douleur qu’elle vient de cause par inadvertance à sa jambe. Elle passe une main fatiguée sur son visage, l’angoisse qui alourdissait sa poitrine à chaque réveil ne disparaissait pas malgré les jours qui passaient. Danika semble réaliser alors la présence de Keith à ses côtés et le souvenir de leur combat la ramène à la réalité. Elle tente de lui sourire alors : « Tu as réussi à dormir un peu ? ».
Danika repense alors à la conversation qu’ils avaient eu avant de s’allonger sur ce lit et cette pensée finit de lui remettre les idées au clair. Son visage s’assombrit mais elle se force à rester calme, souhaitant cette fois-ci éviter la confrontation. « Ce que tu disais toute à l’heure Keith… Je ne vais pas arrêter le bar. J’aime ce que je fais. Je ne suis pas en train de gâcher mon potentiel. » Une pause, elle garde l’agressivité sous son contrôle en prenant un ton ferme lui faisant clairement comprendre qu’il n’allait pas la faire changer d’avis. « Je sais que tu essayes de me protéger, mais je ne suis pas sans défense. Il est hors de question que j’arrête de travailler. Clairement je fais partie de ces serveuses que tu appelles peu fréquentables sans aucun respect pour le boulot qu’elles font. »
C’était fou comment un esprit, malgré tous les efforts que l’on pouvait fournir, avait la faculté de garder en mémoire des choses que l’on pensait oubliées, enfouie à tout jamais. Il suffisait d’un déclic, d’un geste, d’un mot qui nous propulsait au sein du tourbillon de nos souvenirs et faisait que les habitudes reprenaient leur place. Protéger Danika était une habitude que je pensais être devenue lointaine. Enfin, la surprotéger en l’occurrence. Comme un enfant protégeant ce qu’il a de plus précieux. Car la seule chose qui me retenait à mon passé maintenant s’avérait être Danika et ces cicatrices que j’arborais sur mon torse meurtri. C’était pour cela que mes mains retrouvaient rapidement le chemin de son dos, mes doigts venant parcourir son échine comme si ce mouvement me permettait de me bercer. C’était tellement évident pour moi de pouvoir lui apporter le minimum de répit qu’un ami pourrait lui apporter. Mais est ce que cette proximité était celle d’un ami ? Jusqu’à cette fameuse nuit, il n’y avait jamais eu le moindre sous-entendu dans ces gestes tendres. Que ce soient mes mains sur sa peau qui la caressaient pour chasser toute peur ou son poids sur mon dos, l’entendant rire à outrance de m’avoir dompté. Alors pourquoi aujourd’hui, je sentais mon cœur s’emballer ? La peur oui, il n’y avait que ça. Celle que le calme ne soit que celui qui cache la tempête. Mais j’avais envie de profiter de cette pause que l’on s’offrait. Celle qu’elle acceptait sans rechigner malgré le fait que je venais de lui interdire une fois de plus d’effectuer quelque chose. Foutue habitude.
Machinalement, je gardais ma bouche contre son front, mes yeux clos, sentant mon rythme cardiaque s’apaiser au fil du temps. Je me surprenais même à chantonner les paroles que j’avais eu souvent l’habitude de lui chanter quand elle était plus jeune, après le départ de sa mère et que le sommeil l’avait emporté pour être certains qu’elle ne m’entende pas par fierté. « If you ever find yourself lost in the dark and you can’t see » je m’arrêtais une fraction de seconde pour reprendre mon souffle, ma main remontant sur le haut de son épaule avant de murmurer à son oreille. « I’ll be the light to guide you ». Et je laissais à mon tour le sommeil m’emmener vers son plus beau trésor : la sérénité. Mon étreinte se resserrait et dans un semi-sommeil profond, les images revenaient dans des flashs incessants, frustrants à cause de leur manque de netteté. Pourtant la pénombre qui s’était installée dans mon esprit, ce souffle chaud que Dani expirait contre mon corps, sa main accrochée à ma chemise, tout me ramenait de nouveau à cette nuit. Mes mains se serrèrent autour de ses hanches, un léger sourire se dessinant sur mon visage endormi avant que mon cerveau décide de me rappeler que cette nuit là n’avait existé que parce que mon cœur avait été brisé par Andréa. Le néant. Un flash, un bruit, une douleur. Mon souffle s’arrête, me raidissant. « Andréa… » un murmure que je laissais le souffle court tandis que mon rythme cardiaque s’accélérait. Le visage de mon ex-collègue apparut dans mes songes, suivi d’une seconde détonation et de cette douleur lancinante, me réveillant en sursaut, complètement désorienté.
Le souffle court, le front humide, je prenais le temps d’observer les alentours, me rendant compte que Danika était encore profondément endormie contre moi. Ce n’était qu’une fois de plus un mauvais rêve. Un énième. Je me laissais retomber au milieu des coussins, restant à fixer le plafond sans oser retourner au pays des songes. J’observais Danika qui commençait à bouger, m’en voulant d’avance de l’avoir réveillé, mais il n’en était rien non. Elle s’installait simplement, m’arrachant un léger rire tout en continuant de masser délicatement sa nuque, sentant sa peau rouler sous mes doigts. Je l’observais dormir, un léger sourire attendri dessiné sur mes lèvres tandis que les minutes passaient. J’aurais pu rester là pendant des heures, n’imaginant pas combien de nuit compliquée elle avait dû passer en réalité. Je ne le savais que trop bien, mon sommeil ayant été perturbé par le décès de mes parents. Et toutes ces nuits blanches, je les passais avec Hayden. C’était tellement agréable d’avoir quelqu’un qui nous écoutait, qui apaisait cette douleur et qui nous rendait serein. Je voulais être cette personne pour Danika. Je me redressais en la sentant sortir petit à petit de l’inconscient, la voyant se redresser subitement, faisant écho à mon réveil difficile d’il y a une demi-heure maintenant. « Dani, hey… Ca va aller… » lui dis-je en attrapant sa joue pour pivoter son visage dans ma direction, acquiesçant à sa première question tandis que mon regard se posait de nouveau sur son genou, grimaçant. « On va aller maintenant aux urgences… J’appelle un taxi. » lui dis-je, prenant de nouveau les décisions pour elle. Je ne voulais pas qu’elle mette en danger sa santé, surtout si j’en étais le responsable, je ne le supporterais pas.
Pourtant je me stoppais dans mon mouvement, me tournant vers elle, un sourcil haussé. Le sommeil n’avait-il pas effacé mes quelques vaines paroles de prévention que je lui avais adressé ? A priori, non. Avait-elle envie de remettre cela sur le tapis ? A en croire sa réflexion, oui. Je soupirais, penchant la tête en arrière, tout en riant. « Tu n’es pas croyable… » lui fis-je remarquer en m’asseyant sur le rebord du lit opposé à elle, restant dos à elle. Mes mains se serraient sur la couette, tandis que je commençais à battre du pied, geste que je faisais généralement quand ma patience atteignait ses limites. « Tu te fous en l’air Danika. Tu as une société et un dojo. Rappelle moi pour quelle raison tu as suivi des cours de management déjà ? » lui demandais-je de but en blanc en me relevant, me tournant vers elle, mes mains tournées paumes vers le ciel pour marquer mon incompréhension. « Certainement pas pour apprendre la recette du Sex on The Beach ! » rajoutais-je accompagné d’un rire jaune. Je secouais la tête en contournant le lit pour revenir face à elle. Elle avait gardé sa colère de coté, je me devais d’en faire autant. Mais l’entendre dire ces absurdités avait le don de me rendre hors de moi. « Mais qu’est ce que tu pourrais contre ces requins qui hantent le bar dans lequel tu bosses tous les soirs ? » lui demandais-je en pointant du doigt sa jambe avant de relever mon doigt vers elle. « C’est ça que tu aimes ? Te faire dévorer du regard ? Entendre des insanités sur ta personne pour un foutu salaire de misère ? Tu veux te faire mousser en fait ? » J’étais rude mais ma voix était désemparée, presque désespéré. Il n’y avait pas dix milles solutions pour qu’elle refuse de m’écouter. Elle avait rencontré quelqu’un la-bas. A moins qu’elle ne veuille en réalité que me tenir tête.
Croisant mes bras contre mon torse, je penchais la tête légèrement sur le côté, l’observant du regard sans le moindre sourire. « Je veux te protéger oui. Peu importe de quoi, peu importe de qui… Il s’appelle comment ? » demandais-je subitement, la mâchoire serrée, tout le corps tendu. « Tu pourrais faire autre chose Dani… Relance la société de matériel… Mais ne perds pas ton temps dans ce milieu… » je la suppliais presque du regard, avant de soupirer. « Donc la bière le matin, c’est une habitude ? Combien de cigarettes ? Et qu’est ce que je vais encore découvrir si j’ouvre ton frigo… Que tu ne te nourris plus et qu’il n’y a de l’alcool ? Tiens, je vais profiter de ton immobilité, je vais aller vérifier par moi-même ! ». Je concluais mes mots en prenant la direction subitement de la sortie, me dirigeant vers sa cuisine en espérant qu’elle ne me rejoigne pas. Je profitais de mon trajet pour attraper son cendrier et le jeter au passage dans sa poubelle, laissant trainer l’objet dans son évier pour le nettoyer par la suite. Ma main se posait sur la poignée du frigo quand dans mon champ de vision, la silhouette de Dani apparut. Je laissais mon front se poser sur l’appareil électroménager, riant légèrement. « Qu’est ce que tu fais debout ? Oui je te couve et alors ? » anticipais-je en tournant ma tête vers elle. « Tu as peur de ce que je vais découvrir peut-être ? Je te laisse une chance de me l’apprendre plutôt que je le découvre par moi-même un peu comme tout dernièrement. Au passage assieds-toi. Tu devrais pas t’appuyer sur ta jambe… Mais tu es grande et tu n’es pas sans défense… » ripostais-je avec ironie, ma main prête à tirer sur la poignée de la porte du réfrigérateur.
Mon regard était tourné dans la direction de Danika, sans la moindre pointe de colère mais plutôt de la déception et une soudaine pointe de supplication. Car si nous voulions repartir sur de nouvelles bases, j’avais besoin de son honnêteté. Et de lâcher-prise. Mais ça c’était une autre affaire.
L’instant aurait pu durer. Un moment de calme où elle était juste restée dans ses bras, où il n’y avait eu ni la peine ni la colère. L’instant lui avait rappelé la nuit qu’ils avaient passé ensemble où là aussi elle s’était endormie la tête dans au creux de son cou. Du moins jusqu’au réveil où tout lui était revenu en quelques secondes et qu’elle avait senti son cœur se serrer violement dans sa poitrine. En un instant ses mains sont sur ses joues, la ramenant dans l’instant précédent, son regard l’ancrant et lui permettant de retrouver son calme. Elle hoche la tête quand il décide d’appeler un taxi, l’angoisse de ne pas savoir l’état de son genou commençait sérieusement à lui donner le vertige. C’est dans ce moment de pause qu’elle décide finalement d’aborder le sujet du bar. Elle n’avait plus rien à cacher, mais il allait falloir qu’il comprenne que ses remarques n’avaient pas été appréciées et qu’elles seraient encore moins respectées.
La colère revient alors avec facilité. Ils ne semblaient pas être capables de passer plus d’une heure sans avoir une raison de s’engueuler. Danika avait fait de son mieux pour garder son calme tout en étant ferme. Mais les paroles de Keith la blessent, la ramènent plus d’une heure plus tôt à la dispute qui les avait déchirés. Elle serre les poings, tente de garder patience. Elle ne voulait plus parler ça. N’avait pas envie de laisser de nouveau la colère l’emporter tant elle était incapable de la contrôler avec lui. Elle avait l’impression qu’il arrivait à rentrer sous sa peau sans qu’elle ne puisse rien faire, incapable de rester indifférente à ses remarques. Il avait une telle façon de parler des hommes qui venaient au bar, comme si ils étaient tous des prédateurs auxquels elle était incapable de faire face toute seule, comme si ce n’était pas déjà ce qu’elle faisait depuis des années. « Oh je sais pas non vraiment qu’est ce que je pourrais faire contre les requins qui vont courir après la pauvre jeune femme sans défense que je suis. Après tout ce n’est pas comme si la pauvre femme sans défense était je ne sais pas moi…hmm TROISIEME DAN DE KARATE AYANT TOUCHE A TOUS LES SPORTS DE COMBATS INIMAGINABLES » Elle a fini sa phrase en criant.
Les paroles suivantes sont celles de trop. Celle d’un homme bien trop protecteur qui était en train de diriger sa vie. Keith avait toujours été protecteur d’aussi loin qu’elle s’en souvenait. Mais jamais il ne l’avait considérée comme fragile. Mais cette fois-ci cela semblait différent. Il avait une façon de parler de l’idée qu’un homme puisse la dévorer du regard comme si l’apocalypse était en train d’arriver et qu’elle allait se faire emporter. Elle lève les yeux au ciel, la colère empourpre ses joues et elle crache avec un agacement qu’elle ne cherche même plus à contrôler : « ET ALORS ESPECE DE PAUVRE MACHO ?! Si c’est ça que j’aime qu’est-ce que tu vas faire ? qu’est-ce que ça peut te faire qu’on me dévore du regard ? Et même si j’avais envie de coucher avec le premier venu qui viendrait me draguer dans ce bar, ça serait mon droit ! Ce n’est pas un homme qui va me l’interdire ! Ou c’est quoi tu nous fais une petite crise de jalousie ? »
L’idée lui semblait impensable. Lui qui l’avait rejeté il y a moins d’une semaine, qui lui avait clairement fait comprendre qu’il ne serait jamais intéressé par plus qu’une amitié. Il n’avait aucun droit sur elle ou sur son corps. Non Keith ne pouvait pas être jaloux. Pourtant, lorsqu’il demande le nom d’un homme, elle ne peut s’empêcher d’ouvrir des grands yeux, prise par surprise. « NON MAIS JE REVE tu fais une crise de jalousie en fait ! »
Danika regarde le corps tendu de Keith, elle commence à se rapprocher du bord de lit, détestant avoir l’impression d’être faible et fragile quand il est debout à la dominer de toute sa hauteur. Elle ne comprenait pas pourquoi l’idée qu’elle puisse travailler dans un bar lui était insupportable, sa réaction lui paraissait complètement disproportionnée. Elle lève les yeux au ciel quand il mentionne de nouveau la bière et les cigarettes, la remarque était facile il l’avait déjà faite, mais elle n’a pas le temps de réagir qu’il est déjà hors de la pièce et qu’elle se retrouve en train d’hurler. « Keith je te préviens si tu touches à mes affaires, ce n’est pas l’épaule que je vais te déboiter c’est la tête ! »
Sa menace semble sans effet et elle grogne d’énervement, boitant lentement mais sûrement vers la cuisine. L’effort la fatigue. Son comportement l’épuise. Elle remarque immédiatement qu’il a nettoyé le cendrier et reprend son souffle quand enfin elle est face à lui. Elle soupire alors avec presque une pointe d’affection : « J’avais oublié à quel point tu étais insupportable. » Mais l’affection ne dure pas. Il était temps d’arrêter tout de suite le petit show machiste qu’il était en train de jouer et qui commençait sérieusement à lui taper sur les nerfs. Alors Danika s’approche en boitant venant planter ses 1 mètre soixante sous ses yeux, son regard prêt à l’assassiner. « Alors on va remettre les choses au clair tout de suite. JE décide de ma vie de laquelle TU n’as pas fait partie pendant sept ans. Et même si tu en avais fait partie TU n’aurais RIEN à en dire. Je bois ce que je veux à l’heure que je veux. Je bosse où je veux. Je me fais mater par les mecs que je veux. Et si j’ai envie de devenir la serveuse la moins fréquentable de Brisbane et d’aller montrer mes fesses à la ville entière JE LE FAIS. » A chaque phrase elle avait asséné son indexe sur sa poitrine son visage à quelques mini mètres du sien. Elle se force à prendre une profonde inspiration, ce qui lui permet de retrouver un semblant de calme.
Elle soupire alors mais sa voix reste ferme. « Je ne suis pas en train de foutre ma vie en l’air. J’ai juste besoin de temps. Et tant que je n’aurais pas décidé que je suis prête je ne retournerais pas bosser au dojo ou dans la société. Et si ça n’arrive jamais et bah ça n’arrivera jamais.» Elle le sent déjà prêt à répliquer mais elle lève la main pour montrer qu’elle n’a pas fini de parler et qu’il a intérêt à ne pas l’interrompre.« Je n’ai plus rien à cacher. » A part ses sentiments mais c’était une histoire qu’elle n’était pas prête à admettre. « PAR CONTRE toi clairement oui. Tu ne vas pas me faire croire que cette épaule n’a pas supporté le simple fait que tu t’appuis dessus sans aucune raison. Est-ce que tu fais de la rééducation depuis l’accident ? Pourquoi tu ne veux pas la faire examiner ? T’as peur de quoi, que je me rende compte qu’en mon absence t’as tout autant foutu ta vie en l’air ? »
L’espace d’un instant, je m’étais pris au jeu de cette tendresse retrouvée, de cette proximité apaisante et de ce sentiment de plénitude d’avoir retrouvé Danika. Le temps d’un trop court instant. La peine semblait disparaître et nous nous complaisions dans ce cocon que nous venions de créer. Il était temps de quitter son appartement, de reprendre bonne conscience et d’aller faire contrôler sa jambe. Je voyais ses grimaces quand elle devait bouger sa jambe, et j’avais conscience qu’en plus de la douleur physique, celle psychologique jouait probablement sur le ressenti de Danika. C’était souvent clair que la douleur semblait plus supportable quand toutes pistes graves étaient écartées par de simples examens médicaux. Et s’il fallait pour cela que je devienne le plus raisonnable de nous deux, j’étais prêt à le faire pour elle. Après tout, n’était-ce pas mon rôle depuis que mon regard s’était posé la première fois sur elle dans ce berceau ?
Pourtant, les sentiments se déplaçaient plus vite que la lumière ou même le son. De la peine à la colère, de la lassitude à l’exaspération, de la sérénité à l’implosion il n’y avait qu’un pas. Et ce n’était pas ma main posée sur sa joue, mon pouce caressant sa pommette qui l’empêcherait de nous faire franchir de plein fouet ce pas, nous ramenant à notre propre reflet : nous avions encore tant à nous reprocher. J’avais beau m’accrocher à sa voix qui se voulait poser à contrario des fois précédentes, je ne réussissais pas à faire de même. Alors je faisais ce que je savais faire de mieux : Lui interdire, lui reprocher et lui prouver par A+B mon manque accru de confiance. Non pas en elle mais dans la gente masculine. Je connaissais parfaitement mes compères pour savoir que bien souvent leurs idées ne sont en aucun cas toutes blanches. Pourtant sa justification eut le don de me rendre fou. Savoir se battre ne la rendait pas invincible. Encore moins si dans l’histoire, de quelconques armes entraient en jeu. Je ne le savais que trop bien. Et tandis que je me forçais à ne pas rentrer dans son jeu, que je restais concentré sur mon idée qu’elle était perturbée par le décès de son père et qu’elle ne pensait pas un mot de ce qu’elle pouvait raconter, je perdais pieds. « J’avais oublié que cela te rendait immortelle ! Mais bien sûr qu’est-ce que je suis con, rien n’est au-dessus de toi ! J’aurais dû me battre face aux balles qui ont été tirées dans ma direction c’est vrai ! Toi tu sais le faire peut-être ! » Je m’arrêtais une fraction de secondes avant de reprendre. « Tu sais combien de cadavre de femmes j’ai ramassé dans des bennes à ordure derrière des bars miteux en neuf ans de carrière ? PARCE QUE TU CROIS QUE LA MORT DE MES PARENTS ET CELLE DE TON PERE NE SUFFISENT PAS POUR QUE LA TIENNE VIENNE COURONNER LE TOUT ?» abandonnais-je face à ses cris, las. Je ne valais pas mieux qu’elle en haussant le ton en guise de répartie, mais c’était trop. Le calme avait duré bien trop de temps et j’avais l’impression que n’importe quel propos que j’avais pu dire me serait renvoyé de plein fouet.
Je détournais le regard quand elle évoquait ma possible jalousie, laissant mon corps réagir à cette attaque. Non je n’étais pas jaloux, c’était impossible d’être jaloux pour une personne que l’on considérait comme son amie d’enfance, un membre entier de sa vie. J’étais simplement inquiet, et je m’inquiétais pour deux maintenant qu’elle se retrouvait seule. Je chassais les propos d’un signe de main pour lui retirer l’idée qui semblait pourtant bien ancrée dans sa tête. Je finissais par suivre du regard le mouvement qu’elle entamait pour se redresser, ne cillant pas. « Cesse de dire des stupidités. Pourquoi serais-je jaloux ? Du moins de qui devrais-je l’être ? » lâchais-je en partant vers sa cuisine. Je profitais du trajet dans le couloir pour riposter à sa menace. « Avant que tu ne réussisses à me déboiter la tête, ton joli postérieur sera posé sur la banquette du taxi ! ». Ni elle ni moi n’étions en état de menacer l’autre, mais je ne perdrais pas de ma répartie sous la contrainte. J’étais têtu, elle le savait. A priori j’étais même insupportable selon ce qu’elle venait de me lâcher dans l’encadrement de la porte. « C’est pour cela que tu m’aimes non ? » demandais-je sans penser le moindre du monde que mes propos pourraient avoir une portée plus lointaine que celle que je voulais leur adresser. Celle de l’affection amicale. Celle qui nous permettait de nous sentir protéger, aimer et invulnérable quand on savait que quoi qu’il advienne quelqu’un serait là pour nous. C’était forcément cela qu’elle aimait autant qu’elle détestait chez moi.
Je l’observais se glisser entre le réfrigérateur et mon corps, m’obligeant à baisser la tête pour croiser son regard noir, prêt à en découdre. Et avant même qu’un son ne puisse sortir de ma bouche entrouverte, les mots vinrent frapper aussi fortement que ses coups l’avaient fait auparavant. Elle était en train de s’affirmer, de montrer son indépendance et de se détacher de l’image de petite fille que j’avais du mal à effacer de ma mémoire. Son doigt venait cogner mon torse et mon regard jonglait entre son regard à elle et son geste ferme. Je grimaçais à chacune de ses vérités, grognant presque en l’entendant affirmer qu’elle était libre de son corps et de ses envies. Mais l’imaginer nue face à la ville entière ne m’enchantait guère. Je voulais riposter, sentant son visage s’approcher une fois de plus. La proximité ne me rendait plus si mal à l’aise que cela, donnant simplement l’impression que le temps s’arrêtait. J’ouvrais la bouche pour riposter mais elle en décidait autrement. Il fallait que je trouve un moyen de la couper dans ce monologue qui était en train de redistribuer les cartes, abordant le sujet que je ne voulais absolument pas aborder, du moins pas aujourd’hui. Mon cerveau était d’ailleurs trop obnubilé par le plan d’extraction de cette situation pour écouter la fin de ses mots. Ce ne fût que de longues secondes après qu’elle eut terminé de parler que je me rendis compte que le silence était revenu. « C’est bon ? Tu as fini ton pseudo monologue psychodramatique ? » demandais-je en croisant mes bras sur mon torse sans pour autant reculer.
Une main vint se poser à côté de son visage contre la paroi de l’appareil électroménager, ne pouvant lever l’autre bras pour venir faire de même. J’inspirais longuement, gardant cette proximité que je commençais à maîtriser, un léger rictus aux lèvres. « Permets-moi de douter de ta capacité à aller montrer tes fesses à la ville entière… » murmurais-je en venant lui adresser un clin d’œil tout en décidant de me reculer enfin, préférant m’affairer au lavage du cendrier. « Tu as bien d’autres capacités que de jongler avec un shaker. Ca c’est mon rôle de te le dire, que cela te plaise ou non. Et ce n’est pas une question de jalousie, mais quand je vois à quel point tu ne te rends pas compte du gâchis… Je n’ai peut-être pas fait partie de ta vie, mais il est peut être temps que quelqu’un te secoue de nouveau… » avouais-je en rinçant le cendrier, le retournant sur le rebord de l’évier pour le faire sécher. J’attrapais un torchon pour me sécher les mains, ne voulant pour l’instant pas croiser son regard. Enfin, une fraction de seconde jusqu’à ce que me revienne en esprit, ses allégations que je pensais erronée. Je décidais de me retourner, laissant ma taille appuyée contre le meuble, les bras croisés face à elle. « Et si c’était pour ça que je t’avais laissé sur le bas côté justement ? Si c’était pour que tu me laisses détruire ma vie à petit feu comme je l’entendais ? » lui demandais-je subitement. « Comment réagirais-tu si je te disais que depuis que je suis sorti de l’hôpital, je refuse d’y retourner ? » Elle avait ouvert les vannes. Elle venait de me pousser à lui confier l’impensable, sans même le moindre haussement de voix. J’étais juste là, immobile, le regard planté dans le sien et mes mots étaient froids et dépourvus du moindre regret. J’avais agi stupidement, comme un automate voulant courir à sa perte. Et le paradoxe voulait que je l’empêche à elle de faire la même chose. « Il me semble qu’aussi loin que remonte mes souvenirs, je te servais d’exemple. Il est temps que les choses changent Dani. Si je suis si dur avec toi c’est pour éviter que tu ne deviennes ce que je suis devenu… » avouais-je tandis que mon téléphone vibrait dans la poche de mon jean. Je décidais de laisser l’appareil à sa place, le laissant vibrer à maintes reprises. Je voulais continuer cette discussion car elle avait le droit à une explication tout autant que je devais l’avoir avec moi-même. « Je n’ai peur de rien non, vu que l’on m’a tout enlevé ce même jour. Alors qu’ai-je vraiment à perdre ? Pourquoi m’embêter à poursuivre cette rééducation, à envisager certains traitements si tout cela ne me ramènera en aucun cas à ma vie passée ? Ce que tu ressens vis-à-vis du dojo, j’ai la même sensation quand il s’agit de me rendre dans un hôpital. Et tant que je n’aurais pas décidé si je suis prêt à avancer, à prendre ma santé en main, je n’y retournerais pas, du moins pas pour moi. Et si ça n’arrive jamais… » Je m’arrêtais quelques instants, ayant volontairement repris ses mots pour la faire réagir. « … Bah ça n’arrivera jamais. » Conclus-je en décrochant à temps avant la dernière sonnerie mon portable.
« Weddington j’écoute ? » J’avais gardé la fâcheuse habitude de décrocher de cette façon depuis que j’étais entré dans la brigade criminelle. Je calais le téléphone entre ma joue et mon épaule, me dirigeant vers le canapé où se trouvait encore ma veste pour l’attraper, me tournant vers Danika enfin. « Très bien, nous arrivons. » conclus-je en raccrochant puis en rangeant mon portable dans la poche intérieure de mon blouson. « Le taxi est devant. Je te laisse cinq minutes pour te changer, il nous attend. » lui dis-je tranquillement, attrapant le paquet de cigarette qui trônait sur le buffet pour le glisser dans sa poche. « Ne t’inquiète pas, je ne le jetterais pas dans la benne à ordure… C’est juste pour que tu ne l’oublies pas, je ne voudrais pas devoir gérer une furie dans les couloirs des urgences… » ironisais-je en me dirigeant vers la porte d’entrée. « Et je te préviens d’avance Danika Riley » criais-je pour qu’elle m’entende depuis l’endroit où elle était. « Il est hors de questions que je me fasse ausculter… Ou tu me le paieras ! ». J’ouvrais la porte pour adresser un signe de tête au chauffeur, lui faisant le signe trois avec mes doigts pour lui indiquer de patienter encore un peu de temps. Puis ouvrant la porte en grand lorsque Danika s’approcha enfin de la sortie, je l’observais une fraction de seconde, murmurant sur son passage. « Je n’ai plus la force de te faire la guerre… Mais ne m’oblige pas à reprendre les armes par pitié… ». Plus qu’une demande, c’était une supplication. Si elle avait besoin de temps, j’en avais tout autant besoin qu’elle. Et ne serait-ce que l’accompagner était déjà un énorme pas que je faisais.