« C’est pour cela que tu m’aimes non ? » La remarque la prend aux tripes, manque de la faire chanceler. Son regard se détourne. Les joues s’empourprent, si elle avait pu fuir à cent kilomètres elle l’aurait fait. Mais non, elle se force à ricaner, d’un rire trop forcé qui cache le malaise qui l’a soudain prise de court. Comment peut-il dire ça de manière aussi innocente ? En vérité elle savait exactement pourquoi. Parce que Keith n’avait toujours pas compris. Comment aurait-il pu le savoir quand elle ne lui avait finalement jamais avoué. Non il ne savait rien des sentiments encore trop présents dans son cœur, de ceux encore plus violents qui avaient retourné son monde quand elle avait compris que Keith n’était plus le frère qu’elle pensait avoir toujours eu. Non, lorsqu’elle le regardait elle n’avait qu’une envie plonger son regard dans le sien, poser ses mains sur son corps, ses lèvres sur les siennes. Mais pire que tout elle aimait autant son foutu caractère en opposition constante avec le sien tout comme elle aimait tout autant ses qualités. Il était une évidence pour elle. Elle s’était réveillée un matin et avait compris que l’amitié ne serait jamais assez à ses yeux, qu’elle voulait plus, qu’elle voulait tout. Et ça il n’en avait aucune idée et elle n’était pas près de lui avouer à présent. Danika savait pertinemment que si Keith était au courant de l’étendue de ses sentiments, cette amitié aussi passionnée que douloureuse prendrait fin cette fois-ci définitivement.
Mais elle est trop en colère pour y penser plus longtemps, déjà prête à en découdre. Son corps se retrouve entre lui et le frigo pour lui bloquer l’accès, prête à remettre les choses au clair une bonne fois pour toute. Elle en avait assez de cette protection qui semblait la maintenir encore et encore dans ce statut de petite sœur dont elle ne pouvait se défaire. Elle ne voulait pas de sa protection, de ses ordres tous plus idiots les uns que les autres. Elle n’allait pas arrêter le bar. Et surtout elle en avait assez qu’il critique toutes ses actions quand apparemment les siennes ne valaient pas bien plus haut.
Il ne comprenait pas que ce n’était pas une question de capacité. Qu’elle aurait pu tout aussi bien choisir un autre métier qui n’avait rien à voir. Le bar avait été simplement quelque chose qui était déjà dans ses compétences, un boulot qu’elle avait déjà eu l’occasion de pratiquer quand elle était plus jeune. Le bar était une échappatoire comme un autre. Elle ne voulait pas du dojo, pas de la société.
Danika a envie de répliquer, mais il semble déjà loin, perdu dans une tirade qui la frappe de plein fouet, manquant de la faire chanceler. Elle ne dit rien. N’a pas le temps en réalité de répondre trop choquée peut être par ce qu’il vient de lui avouer. La culpabilité devient plus forte alors. Elle n’avait pas été là. Elle l’avait laissé fuir. Danika était revenue en apprenant qu’il était à l’hôpital, mais elle avait vite abandonné après l’accueil qu’il lui avait réservé. Elle ne s’était pas battue pour leur amitié. Elle aurait dû être là. Comment avait-elle pu le laisser vivre la trahison, la perte de son rôle et la violence faite à son corps sans être là pour le soutenir ? Elle ne comprenait pas comment elle avait pu se laisser aveugler par ses sentiments, par la peine qu’il lui avait faite. Ses dents s’étaient serrées en l’entendant parler à la légère de son absence de rééducation, du refus complet de soins. Leurs situations n’avaient rien à voir. Elle ne jouait pas avec sa vie. Lui en revanche avait décidé de laisser son corps à l’abandon comme si plus rien ne lui importait.
Mais elle n’a pas le temps de dire quoique que ce soit qu’il a déjà son téléphone dans la main et elle comprend que le taxi les attend juste dehors. Elle se force alors à calmer sa colère. Ce n’est pas le moment, ils n’ont plus le temps. La conversation devra attendre. Il glisse le paquet de cigarette dans la poche de la chemise trop grande qu’elle porte et elle lui lance un regard assassin. « Tu ne devrais pas parler aussi légèrement à la furie en question. » Elle grommèle avant de boiter lentement jusqu’à sa chambre pour au moins enfiler quelque chose de plus chaud.
Danika lève les yeux au ciel lorsque son nom complet raisonne avec la menace qui va avec. Comme si elle avait l’intention de l’écouter. Keith ne partirait pas de cet hôpital sans se faire occulter. Une fois plus habillée, elle retrouve l’homme dans l’entrée et choisit d’ignorer sa remarque. La culpabilité avait de nouveau laissé place à la colère. Dans le taxi, elle fait une minute la conversation au conducteur et lui indique l’hôpital qui l’avait suivie suite à son accident et qui était aussi le proche d’ici.
Le silence est lourd dans la voiture. Elle refuse de regarder l’homme à côté d’elle, comme incapable de digérer ses paroles. Puis finalement, Danika ouvre les vannes, sa voix de nouveau glaciale, loin de la colère plus légère d’il y a quelques minutes. « Si tu voulais détruire ta vie à petits feux t’avais qu’à pas mettre les pieds dans mon appartement ce matin Keith. Parce que maintenant c’est terminé. » Si elle devait le trainer par la peau des fesses pour qu’il aille faire de la rééducation elle le ferait. Si elle devait l’accompagner à chaque rendez-vous à l’hôpital elle le ferait. Elle avait décidé qu’elle ne lui laisserait plus le choix vu qu’il était incapable de faire le bon.
« Pas aller à l’hosto, pas faire de rééducation… T’es devenu stupide en sept ans ou ça se passe comment ? » Elle le regarde alors, son regard brûlant quand sa voix, elle, est prête à tout déchirer sur son passage. « Ah c’est clair qu’il est loin l’homme que j’admirais si c’est ça que t’as décidé de faire » Elle ricane blessée, déçue. Mais plus que tout elle choisit de cacher cette culpabilité qui était en train de remettre en question toutes ces années où elle l’avait laissé la mettre de côté et l’oublier. Il avait eu raison quand il lui avait dit qu’elle était tout autant responsable de leur absence de contact. Et maintenant elle le payait. Mais elle était incapable de comprendre le comportement de Keith, alors que pourtant sans s’en rendre compte elle faisait la même chose. Pour elle les situations étaient diamétralement opposées, ne se ressemblaient en rien. Le taxi arrive devant l’hôpital. Son regarde ne le lâche plus. « Oui on t’a tout enlevé, oui ton rêve s’est arrêté, oui la femme que t’aimait t’a trahi. A ce que je sache t’es toujours en vie alors que ton corps a été troué de balles. Est-ce que tu te rends compte de la chance que c’est ça ? Parce que moi oui. » Elle savait que sa mort lui aurait été insupportable. L’idée de le perdre avait tout dévasté quand elle avait appris ce qui s’était passé. Danika s’était effondrée dans les bras de son père, qui lui avait depuis longtemps compris l’amour que sa fille portait pour l’homme qu’il avait entraîné.
Le souvenir du craquement de son épaule retentissait encore et encore dans son esprit. Elle ouvre la porte du taxi. La peur renforce sa colère et elle assène le coup final. « Grandis. Trouve toi un autre rêve. Et bat toi. Et si t’es pas capable de le faire pour toi, fait le pour les personnes qui t’aiment et que t’as décidé de repousser par égo ! » Les mots lui sont lancés à la figure sans ménagement alors qu’elle sort de la voiture et ferme brutalement la porte.
Elle n’a pas dit au revoir au chauffeur de taxi, toute politesse envolée dans sa rage. Elle ne l’attend pas pour entrer dans les urgences, Elle était persuadée qu’il allait partir. Pourtant elle ne peut s’empêcher d’être soulagée en l’apercevant finalement derrière elle alors qu’elle explique sa situation à la réception. Il ne semblait pas avoir beaucoup de monde. Elle explique son état de sportive professionnelle (oublie de mentionner qu’elle avait arrêté) et précise que la blessure avait eu lieu pendant un combat. Elle avait la chance d’avoir un très bon contact à l’hôpital avec sa chirurgienne orthopédique et traumatologue qui avait été une amie de son père et qui l’avait opérée il y a quelques années et qui la suivait depuis. On l’informe alors qu’elle a de la chance et que le médecin sera bientôt libre, qu’en attendant ils allaient pouvoir lui faire une radio et vérifier l’état de l’articulation. Danika en profite alors pour asséner : « Vous allez pouvoir en prévoir deux. Il s’appelle Keith Weddington. Il s’est déboité l’épaule en s’appuyant dessus en essayant de se relever. Il a eu la bonne idée de se la remettre lui-même et ne souhaite pas vérifier que tout va bien. Mais il n’a pas le choix. »
Elle plante son regard menaçant dans celui de Keith : « Je te préviens, tu vas faire cette radio, sinon je ne la ferais pas non plus et alors je pourrais dire adieu à l’entraînement pour toujours et je resterais à vie serveuse dans un bar et ça sera de TA faute. » Peut être un poil dramatique mais elle n’en a rien à faire. La femme à la réception les regarde aussi mal à l’aise qu’interloquée par ce comportement qui leur donne clairement d’être aussi bien un vieux couple que deux personnes en train de se détester. Danika croise les bras prête à en découdre s’il cherchait à argumenter. Elle n’allait pas changer d’avis.
Le temps passe, les examens sont faits. Enfin ils ont rendez-vous avec le docteur Kate Nicolson, la femme qui avait suivi ces dernières années. Elle leur serre la main à tous les deux et les invite à s’asseoir. « J’ai appris pour votre père. Je suis désolée Danika. » Elle lui adresse un demi sourire rempli de peine, acceptant l’excuse qui n’était pas que de la politesse elle le savait. Le médecin regarde la radio, l’invite à s’installer sur la chaise du patient et vient examiner son genou mis à nu, l’attèle enlevée. Ses yeux se font durs en se posant sur le visage de la jeune femme. « Vous avez eu de la chance Danika. La rotule est luxée mais rien de bien grave et pas de complications. Ça aurait pu être bien pire. J’espère que vous n’avez pas repris la compétition ? Votre jambe ne suivra pas et vous le savez. C’est déjà un miracle qu’elle ait récupéré autant après l’opération. Un deuxième coup comme celui-là et vous auriez été bonne pour une nouvelle opération. » Danika baisse les yeux, hoche la tête, laissant le médecin la sermonner. Mais le soulagement enfin se répand et elle sent ses muscles se détendre, réalisant soudain à quel point la blessure lui avait fait peur. « Un mois d’attèle. Et pas de sports pendant au moins six semaines. Je vous reverrais à la fin et c’est seulement si je donne mon feu vert que vous reprendrez l’entraînement c’est bien compris ? » Le médecin avait toujours été particulièrement attentive au cas de Danika, probablement par amitié pour son père. Danika ne regarde pas Keith alors. Elle ne dit pas au médecin qu’elle a tout plaqué, que ça n’a donc pas trop d’importance, se contente d’hocher la tête. « Promis. » Le médecin semble avoir décidé qu’elle a compris la leçon et se tourne cette fois-ci vers Keith avec un sourire qui respire à la fois le calme et la fermeté. « Par contre je ne suis pas sûre d’être ravie que vous ayez trouvé un petit ami qui partage votre passion quand je vois l’état de son épaule. »
« Tu ne devrais pas parler aussi légèrement à la furie en question. » J’observais sa démarche chaloupée, un léger rictus aux lèvres. Si une tempête avait porté son nom, je n’en aurais pas été surpris. Nous avions le talent de détruire tout ce qui nous entourait, nous les premiers. Je restais face à l’étendu de ce salon qui nous avait vu nous transformer, car c’était bien ce qui s’était passé. Adieu toute trace d’intimité, toute trace potentielle d’affection. Nous n’avions été que hargne, colère et douleur. Car trop coupables de nos choix passés, aucun de nous n’avait su ouvrir les vannes de lui-même. Et nous avions encore tant à nous reprocher… C’est ce que je compris en la sentant passer à côté de moi, sans un mot sans un regard. Imaginez la douleur que cela peut représenter, et ce sentiment de malaise environnant quand, dépourvu d’idées ou de mots, je me retrouvais à devoir gérer un silence ambiant dans un véhicule qui m’emmenait vers mon pire cauchemar. Je m’étais installé derrière le siège passager, laissant le siège du milieu en guise de « no man’s land ». Ma tête venait s’appuyer contre l’appuie-tête et mes yeux se fermaient un court instant, bien trop court à mon sens. J’avais tant espéré que ce trajet serait un moment de répit comme le fût notre sieste imprévue. Elle en avait décidé une fois de plus autrement. Je soupirais, lançant un coup d’œil dans le rétroviseur du chauffeur, puis je tournais mon regard vers Danika, ferme. « Pas ici. » Nous n’étions pas obligés de laver notre linges sales en public, du moins pas avec ce pauvre professionnel qui n’avait rien demandé que de faire son travail.
Je soupirais, en me passant une main sur mon visage comme si ce geste allait me réveiller du cauchemar dans lequel elle me maintenait. J’avais l’impression d’être une victime de noyade, que l’on forçait à rester sous l’eau bien plus que nécessaire ou que ses capacités lui offraient. Je me tournais vers elle au même moment où elle décidait de me regarder, enfin. « A croire que le même sort t’a été réservé pendant ces sept années. A quel moment tu ne comprends pas quand je te dis ‘’pas ici’’ ? Serais-tu devenue stupide ? » ripostais en sifflant, la mâchoire serrée. Ma main venait s’accrocher à la poignée de plafond, serrant fortement le plastique comme si cela me permettrait de me canaliser. J’aurais voulu que le trajet s’arrête ici, voir même l’obliger à s’arrêter pour me faire descendre mais je me connaissais. Je n’aurais pas poursuivi la distance qui me séparait de l’hôpital. J’aurais fui encore une fois. Et cela aurait été trop simple pour Danika de me le reprocher. Alors je serrais les dents, j’écoutais, gardant chacun de ses mots en mémoire comme marqués au fer rouge. Son rire était empreint de déception et me faisait froid au dos. Je ne m’étais pas rendu compte d’être si différent de celui que j’avais pu être. Peut-être me voilais-je la face et qu’elle mettait le doigt sur un problème que je n’avais pas encore saisi. Je me comportais comme un enfant selon elle et même le chauffeur semblait d’accord, acquiesçant dans ma direction au travers le rétroviseur, baissant la tête légèrement en entendant la portière du véhicule claquer sur le passage de la furie qu’elle était. Je soupirais, sortant à mon tour avant de contourner le véhicule et de m’abaisser dans sa direction, lui tendant quelques billets. « Gardez la monnaie, c’est pour le dédommagement de cet enfer que l’on vous a fait vivre… » m’adressais-je presque désolé en direction du chauffeur qui souriait, chassant d’un signe de main mes excuses. « C’est plus pour vous que je m’inquièterais mon bonhomme… Parce que lorsque l’on met en colère sa petite amie… Elle a l’air d’avoir un sacré caractère… Je ne sais pas ce que vous lui avez fait… Mais… » Et il laissait ses derniers mots en suspens, tapotant sur mon avant-bras comme pour compatir avec ma situation.
Je restais stoïque face à ses paroles. Petite-amie. C’était donc ce qu’on renvoyait comme image ? J’aurais voulu riposter qu’il y avait mal entendu, que nous étions simplement amis, amis de longue date et qu’il était impossible que ces sentiments amicaux se soient transformés en sentiments amoureux avec le temps. Surtout avec le temps… Celui que j’avais laissé passer ouvertement devant nous. Ce temps pendant lequel j’avais repoussé tout un chacun et où j’avais arrêté de me battre. Elle avait peut-être raison, mais je n’étais pas prêt pour le faire. Pas encore même deux ans après. Je soupirais longuement en restant hésitant face aux portes automatiques avant de décider de me lancer. Après tout nous étions là pour Danika, pas pour moi. Du moins c’est ce qui était convenu à l’origine. Bien avant que je n’entende mon nom prononcé par mon ami, m’obligeant à accélérer le pas, m’arrêtant face au comptoir, accoudé à ce dernier. « Ne l’écoutez pas, tout va bien, c’est surtout la douleur qui la fait dérailler ! Effacez-moi ce nom-là ! » demandais-je en attrapant un des stylos en libre-service pour venir tenter de rayer mon nom de sur la liste des patients, en vain. Je soupirais, tapant du bout de pieds dans le pilier en béton qui se trouvait à côté de moi, énervé.
Je sentais Danika me menacer du regard et je décidais de l’attraper par le bras, l’emmenant dans un coin un peu moins visible de la salle d’attente. « A quoi tu joues la ? » demandais-je sèchement, tirant sur son bras pour la faire pivoter vers moi. « Je t’avais prévenu… Il était hors de questions que je fasse des examens… Plutôt m’hospitaliser au milieu des vieux du service gérontologique que de me faire passer devant un médecin orthopédiste ! » argumentais-je un doigt pointé dans sa direction avant de la lâcher, riant nerveusement. « C’est quoi ça ? Un chantage affectif ? Tu dis que je fous ma santé en l’air et tu veux faire pareil ? Je te pensais plus futée que ça Dani… » ripostais-je tandis que je commençais à faire les cent pas, me laissant envahir par le stress. Je savais très bien que j’appréhendais les résultats, que j’appréhendais la vérité qui allait m’éclater entre les doigts. Pensif, je restais à me mouvoir en silence, levant la tête à chaque fois qu’une personne appartenant au personnel médical entrait dans le corridor, soufflant de soulagement de ne pas entendre mon nom à chaque appel. Puis vint le moment fatidique. « Madame Riley » La voix s’était élevée du couloir opposé, et mon regard se posa sur Danika, comme pour l’encourager à traverser ce moment qui ne semblait pourtant pas l’apeurer. J’aurais pu profiter de cet instant pour fuir, prendre mes jambes à mon cou, mais le destin en décida autrement. « Monsieur Weddington. » Mon cœur s’arrêta et je me tournais vers le point d’origine de ce son – à l’opposé d’où partait Danika. Je regardais la jeune radiologue, grognant avant de m’avancer vers elle, bien conscient que Dani surveillait que je ne fuyais pas face à mes responsabilités.
J’étais resté silencieux en sortant des examens, adressant un simple regard en direction de Danika quand cette dernière me rejoignit dans la salle d’attente du Docteur Nicolson que je ne connaissais guère. J’étais rancunier, Dani le savait, mais un autre sentiment me prenait aux tripes : la peur. Peur de devoir revivre l’enfer que j’avais vécu et dans lequel je m’étais extirpé au dépend de ma santé. Peur de m’entendre dire qu’à terme mon bras ne serait plus utilisable. Pourtant je cessais de réfléchir en apercevant la porte s’ouvrir, laissant apparaître une femme charismatique, qui ne donnait aucunement envie de débattre par rapport au diagnostic potentiellement posé. Je la saluais en la serrant de la main gauche, étant incapable de tendre le bras droit sans aucune douleur. Les mouvements effectués lors de l’examen avaient réveillé la douleur. Je m’installais à côté de Danika, l’observant du coin de l’œil pour apercevoir sa réaction. J’apprenais qu’en réalité la blessure de Danika avait été bien plus grave que ce que j’imaginais, la privant de compétition. « Excusez moi Docteur, mais c’est bien sérieux de lui faire reprendre les entraînements ? » demandais-je tandis que la réponse que j’obtenus ne fus qu’un renvoi à mon propre état de santé, me laissant stupéfait, la bouche entrouverte. De quoi me mêlais-je en quelque sorte…. Puis petit-ami ? Deux fois dans la même journée ? Je m’apprêtais à riposter, mais le médecin reprit la parole.
« Monsieur Weddington, j’ai récupéré votre dossier médical… Quatre rendez-vous manqués depuis plus d’un an… Votre suivi post-opératoire n’a pas été effectué consciencieusement. Si tel avait été le cas, nous nous serions aperçus bien avant de l’atrophie musculaire et de l’état de votre épaule… » Je baissais la tête, conscient que je ne pourrais pas détourner les choses comme bon me semblait. Adieu toute possibilité de manipulation ou de mensonge par omission. « Je suis quelqu’un de très occupé, mais rassurez-vous, j’ai toujours mon rendez-vous de contrôle… » « Ce n’est plus un rendez-vous pour un contrôle Monsieur Weddington, c’est un rendez-vous pré-opératoire. » Sa voix avait été claire et sans appel. Je tournais le regard vers Danika, surpris, m’adressant à mon amie. « Tu as compris la même chose que moi là ? » lui demandais-je en pointant du doigt dans la direction du médecin avant de reporter mon attention sur elle. « Vous plaisantez n’est-ce pas ? C’est une vieille farce ? Vous comptez vraiment me réopérer ? » demandais-je en haussant le ton, me levant de mon fauteuil.
Le médecin resta de marbre, croisant ses mains sur son bureau tout en regardant Danika puis me regardant et elle se mit à acquiescer. « Oui, Monsieur Weddington. Si un jour vous souhaitez pouvoir porter vos enfants, continuer à conduire et ne pas vous retrouvez dans une situation nécessitant une aide de vie, je vais devoir m’occuper de cette rupture de la coiffe des rotateurs. Mais avant cela, il faudrait gérer ce problème musculaire… » dit-elle en pointant à son tour mon épaule. S’en était trop pour moi, je décidais de me lever, sortant du bureau sans un mot, en claquant la porte.
Une fois à l’extérieur, un cri de rage m’échappa et ma main vint s’abattre dans le mur opposé, serrant la mâchoire de douleur. Je décidais de quitter le couloir, me dirigeant vers la sortie d’un pas rapide, ne voulant pas rester plus longtemps entre ces murs. Tandis que je m’arrêtais sur les chaises extérieures pour m’asseoir, je me pris la tête entre les mains, complètement déboussolé. J’avais l’impression d’être enfermé dans un cercle vicieux qui n’avait aucune sortie possible : Danika, ma blessure, mon passé. Mes crises de colère, mon égocentrisme apparent et mon incapacité à gérer cette situation. Puis de nouveau Danika… Je relevais la tête en sentant une présence s’approchant de moi et sans même poser mon regard dans la direction de la silhouette, je savais qui se trouvait en face de moi. « Je pensais que tu m’aurais laissé là vois-tu ? J'ai respecté ma part du marché que veux tu de plus ? Regarde ce que tu as fait… » lui dis-je en relevant le regard vers elle, voulant lui laisser apercevoir l’étendue de mon désespoir. « Je ne me ferais pas opérer et tu le sais… Et ne t’amuses pas à me dire que tu ne porteras pas cette foutue attelle, parce que c’est moi qui vais venir te l’attacher tous les jours. De force. Tu as compris ? » demandais-je en me faisant plus ferme à chaque mot. « Tu es satisfaite ? Tu m’as montré ce que je savais déjà ? Que je ne valais plus rien… » crachais-je en me levant, ne pouvant pas rester plus longtemps à ses côtés. Après tout, quitte à revivre ce que j’avais vécu il y a deux ans, autant le refaire de la même manière non ?
Il n’a pas envie d’en parler elle le sait. Mais elle ne peut s’empêcher alors de l’attaquer de nouveau, faisant fi du conducteur qui les regarde dans son rétroviseur d’un air aussi gêné que compatissant. Danika n’en avait que faire. Elle ne pouvait pas garder les mots en elle plus longtemps, de toute façon il n’avait pas envie de les entendre. Qu’elle les dise maintenant ou plus tard n’y aurait rien changé. Alors elle ne se gêne pas, choisit la dureté quitte à le blesser, quitte à ce qu’il ne la suive pas dans l’hôpital. Pourtant un élan de soulagement l’avait parcouru quand elle l’avait entendu arriver à côté d’elle, elle était restée impassible quand il avait essayé d’argumenter, affirmant qu’il ne ferait pas de radio. Elle n’allait pas lui laisser le choix. Elle ne le laisserait pas sortir de cet hôpital sans savoir ce qu’il en était de son état physique. Elle avait besoin de savoir tout ce qu’il ne disait pas, tout ce qu’il ne savait même probablement pas si elle voulait l’aider. Il était hors de question qu’il continue sur cette voie et laisse son corps se détériorer.
Le diagnostic du médecin la concernant la décharge immédiatement de la tension qui l’avait habitée depuis que la rotule s’était luxée. Danika avait été terrorisée à l’idée que la blessure soit celle de trop, celle dont son corps ne pourrait pas se remettre et qui empêcherait toute rééducation, toute possibilité d’entraînement. Elle qui ne voulait plus mettre un pied dans le dojo n’aurait pourtant pas supporté qu’on lui annonce que la pratique de l’art martial lui soit interdite. C’était son choix si elle reprenait ou si elle arrêtait et voulait que cela le reste. Elle manque de s’étouffer quand le médecin appelle Keith son petit ami, comme si c’était une évidence. Mais n’a pas le temps de la corriger que déjà le médecin se tourne vers lui.
Danika a le sentiment que les nouvelles ne sont pas bonnes avant même de les entendre. Mais c’est en réalité pire que ce à quoi elle s’attendait. Il n’était pas allé à son suivi post opératoire, n’avait pas fait de rééducation. La sentence est radicale, une nouvelle opération. Le cœur de Dani se serre en voyant la surprise dans les yeux de Keith, la colère qui l’habite alors qu’il se lève. Il part en claquant la porte et elle remet son attèle alors aussi rapidement que possible, remettant ses affaires. Elle s’excuse auprès du médecin et se lève, prenant les béquilles qu’on lui a donné. La femme sourit tristement : « Ne vous excusez pas, allez le rejoindre. Je prévois notre rendez-vous dans six semaines et je vous recontacte. Au vu de ce qu’il lui est arrivé, je comprends que la situation soit difficile, mais il est impératif que Monsieur Weddington fasse cette opération. »
Danika sort, passe rapidement à l’accueil du service pour s’assurer que tous les soins avaient été réglés et qu’il n’y avait plus rien à faire. Ils avaient rempli la paperasse nécessaire avant de voir le chirurgien et elle en était soulagée vu le retard qu’elle prenait déjà sur Keith, la marche avec les béquilles n’étant pas des plus rapides. Elle a peur alors. Peur qu’il soit parti, peur de ne pas le retrouver. Peur qu’il ait fuit encore. La jeune femme pousse un soupir de soulagement quand elle l’aperçoit enfin, assis sur un banc à l’extérieur, la tête dans ses mains. Lorsqu’il relève la tête vers elle les mots sont violents. Elle les encaisse. Elle a envie de lui hurler son incompréhension alors. Comment avait-il pu laisser son corps se détériorer ainsi ? Comment pouvait-il aussi simplement que ça abandonner ? L’idée qu’il ne se fasse pas opérer lui retourne l’estomac. Il se lève alors et pour la première fois elle réalise à quel point l’homme en face d’elle est un homme brisé. Que la nuit qui avait détruit sa carrière, avait détruit son corps et qu’il s’était enfermé dans sa solitude. Danika réalise l’ampleur du mal-être qu’il dégage alors, comme s’il n’était plus rien, que sa vie n’avait pas d’importance, que son corps pouvait être laissé à l’abandon.
Elle le voit prêt à partir et ne peut s’empêcher de prononcer d’une voix tranchante pour le retenir. « T’as promis. » Promis de ne plus fuir, d’être là. Les paroles la ramènent à l’instant de répit sur le canapé il y a quelques heures, puis à cette même promesse qu’elle lui avait balancé à la figure quelques jours auparavant et enfin à un écho de leurs voix il y a dix-sept ans sur la balançoire. Ni elle ni lui n’avait le droit de fuir. Elle pose les béquilles contre le banc et boite en appui sur une jambe jusque lui. Il est dos à elle et elle le force à se tourner, tirant sur son bras. Aussitôt ses mains viennent attraper son visage pour le forcer à la regarder. « Tu vaux tout. » Elle a prononcé ces mots avec passion et rage, ses yeux révélant un amour et une estime féroce, indestructible. Elle se force à calmer sa voix, à retrouver un peu de calme et elle devient douce alors :« Ta valeur n’est pas définie par ce qu’elle t’a fait Keith. » Ses mains refusent de le lâcher, son regard bloqué dans le sien, rempli d’une tendresse, de sentiments qu’elle ne cherche même plus à cacher. Le « elle » en revanche est rempli d’une haine féroce qui la prend à chaque fois qu’elle repense à Andréa. Elle ne prononce pas le nom de la femme qui avait réussi à briser l’homme en face de lui, se refuse même à s’y attarder plus de quelques secondes. Ses pouces caressent doucement ses joues. « Ta valeur ce n’est pas une opération de plus. Ce n’est pas des mois des rééducation. » Elle pose un instant son front contre le sien et doucement se détache de lui, sa main venant cette fois se poser contre son torse. « Ta valeur elle est là. » Sa paume est sur son cœur. « Ta valeur c’est ta loyauté, ton cœur, ta passion, ton foutu caractère. » Un sourire apparait sur son visage et pendant un court instant, ses yeux dérivent vers ses lèvres. Par l’envie irrésistible de l’embrasser de lui montrer que pour elle ces qualités-là valaient tout l’or du monde. Mais elle ne le fait pas et se force même à reculer de peur qu’il ait remarqué. « Ta valeur c’est ce que tu décides de faire du reste de ta vie, du cadeau qu’on t’a fait en ne te la prenant pas ce soir-là. » Un défi lancé, comme une bouée à la mer, comme si elle était prête à nager pour deux jusqu’à ce qu’il soit capable de nager seul. La furie est loin, il ne reste que son amour et sa tendresse, l’envie profonde de l’apaiser, de l’aider, d’effacer toute sa peine et sa colère. « Tu as peur de quoi ? » Peur de quoi en acceptant l’opération, en acceptant de se soigner, en acceptant de reprendre en main son corps, de reprendre le contrôle de sa vie.
J’étais installé là, sur le banc comme si je venais d’apprendre le décès d’un de mes proches. Pourtant j’étais orphelin maintenant depuis de trop nombreuses années pour justifier que mon comportement était dû à un deuil qui me tombait dessus. Même lorsque l’on m’avait appelé durant mon service, que j’avais entendu la voix de mon chef me demandant de rentrer au bureau, j’avais compris. Pas besoin d’écouter les journaux pour comprendre que mon monde venait de basculer dans un tourment. A l’heure à laquelle j’avais été contacté, mes parents devaient être dans un avion direction l’Europe, continent qu’ils ne verraient jamais. Alors j’avais chassé toutes personnes osant m’approcher, toutes personnes osant venir me dire qu’elles comprenaient ma douleur et que je me devais d’être fort. Toutes sauf quelques-unes. Et Danika en avait fait partie. Tout comme Hayden, les deux que j’avais moi-même repoussé quand mon monde fragilement rebâti s’était de nouveau effondré.
Un éclair. Une douleur. Le vide.
Mes mains se resserraient autour de mon crâne tandis que je revoyais de nouveau Andréa de dos à moi. J’avais été stupide ce jour là de la suivre à découvert. Les renforts n’étaient plus qu’à quelques minutes de notre point de chute. Et j’avais foncé dans la gueule du loup. Tout comme aujourd’hui quand Danika m’avait demandé de la suivre pour un stupide examen médical. Il était fini le temps où j’allais pouvoir me débarrasser à l’aide de quelques pirouettes orales et détourner la conversation de son sujet principal. Car c’est ce que j’avais tenté de faire avec elle, en vain. Le résultat était tombé, et elle était assise à côté de moi quand la sentence avait été sans appel. L’opération devait être faite. Et j’avais beau avoir fui de la salle d’attente, j’avais conscience que tôt ou tard la vérité nous rattrapait, c’est ce qu’elle était en train de faire avec moi, de plein fouet. J’aurais voulu pleurer mais même cela, j’en étais incapable. J’avais beau serré ma tête comme dans un étau qu’il n’y avait aucune chance que cette dernière n’explose plus qu’elle ne l’était déjà.
Une ombre. Du sang. Une voix.
Sa voix. Celle de Danika qui me retenait à base de promesse. La corde sensible, elle le savait. Celle qui pouvait encore sauver les meubles si tant est qu’il y ait quelque chose à sauver. J’aurais été le premier heureux d’en être capable, de pouvoir la rassurer, et de lui dire que rien ne m’arriverait. Mais à l’entendre, j’avais surtout la tête de quelqu’un qui était capable du pire plutôt que du meilleur. Je m’étais arrêté, la tête basse tandis que je me forçais à chasser les images que j’avais revu en apprenant la nouvelle. Un terrible retour en arrière. « Je sais… » Ma voix s’était brisée dans un murmure tandis que sa main venait contre mon corps, m’arrachant un frisson. Je n’étais pas à terre, errant dans mon propre sang au milieu de cet entrepôt. Il était temps que je reprenne le dessus sur ces terreurs qui ne me hantaient plus la nuit non, mais en continu. « Dani… » continuais-je en la sentant prendre mon visage entre ses mains, m’obligeant à fermer mes yeux pour éviter de croiser son regard, me sentant au bord du précipice. Celui où mon égo surdimensionné de machiste pur prendrait un coup. Où l’image du stéréotype masculin solide tomberait à l’eau aussi rapidement que les larmes couleraient sur mon visage. Je me retenais encore. Encore quelques instants, accroché au son de sa voix bien plus qu’à ses mots. J’en avais oublié qu’elle-même était blessée. A dire vrai, je ne pensais pas qu’elle m’aurait rejoint. Ni même qu’elle saurait lancer la dernière flèche percutant de plein fouet mon cœur qui battait sans raison depuis maintenant bien trop de temps si ce n’est pour celui de se répercuter contre la main qu’elle venait de poser contre mon torse. Etait-elle en train de me faire une déclaration d’amour ? Non impossible. Pas maintenant, pas dans nos états. Je fabulais. Pourtant elle venait de regarder mes lèvres tout comme mon regard s’était posé sur les siennes. Pourtant mon regard bifurqua de force entre le sien et sa main presque comme habitude ces derniers temps. J’étais muet, du moins, je le voulais… En vain.
D’un mouvement soudain, je me reculais de son étreinte qu’elle était elle-même en train de rompre, presque gênée, l’obligeant à quitter le contact de mon torse, le regard rempli de regret, mais pas à son encontre, non, vis-à-vis de moi-même et c’était là le plus douloureux. « Si vraiment je valais tout Danika… Si vraiment j’avais de la valeur… Est-ce que je méritais d’être laissé pour mort après neuf années de collaboration étroite ? » demandais-je virulemment, me sentant exploser. « Parce que c’est ce qu’elle a fait Danika. Alors si je ne valais rien, pourquoi la vie m’a donné une seconde chance qu’elle n’a pas offerte ni à ton père ni à mes parents ? » repris-je en levant un doigt vers le ciel, tandis que je riais nerveusement, baissant de nouveau le regard vers le sol. Je ne réussissais pas à savoir de quoi j’avais peur, de quoi je pouvais bien m’inquiéter ni même si tout ce qu’elle avait pu dire était réel. Et je ne voulais pas y croire, c’était bien plus simple de nier l’évidence. « Ton regard est biaisé Danika. Regarde, même ton médecin a laissé sous-entendre que j’étais un cas désespéré. » finis-je par lâcher, me laissant tomber au sol, las et épuisé de la situation. J’avais besoin de rester seul, en silence, et d’accepter ou pas ce qui était en train de me tomber dessus. Pourtant je savais pertinemment que Danika ne me laisserait pas, malgré l’état de sa jambe. Je n’essayais même pas de la convaincre, ni même de dire à voix haute mon souhait de solitude. Après tout, n’était-ce pas ce que j’avais fait il y a sept ans et que je reprochais quasiment à tous ceux qui l’avaient respecté. Je ramenais les genoux vers mon torse, posant mes bras sur ces derniers, tout en relevant le regard vers Danika. « Mon cœur est mort même si l’organe bat encore. Il n’y a plus rien. Voilà de quoi j’ai peur. Du vide. De ce néant qui pourrait assombrir mes pensées. Alors je tiens comme je peux. Me motivant à base de rancœur. Et seul. Par peur que des gens découvrent ça.» dis-je en me montrant d’un mouvement de main, reprenant rapidement sans lui laisser le temps de riposter. « A quoi bon me remettre sur un billard si je ne peux pas récupérer l’intégralité de mes capacités ? A quoi bon m'infliger une rééducation qui ne m'apportera que quinze ou vingt pourcent de mes capacités ? Même un footing de dix minutes m’achève… Je suis fini, que tu veuilles l'admettre ou non. Il est bien loin le Keith flamboyant sur le tatami, je te l'ai dit... » Je la regardais un bref instant dans les yeux, déglutissant pour chasser les larmes. « J’ai peur qu’un jour, quelqu’un d’autre recommence. Et ne me rate pas cette fois-ci. » avouais-je plus par façon imagée que de façon strictement littérale. Car il n’était pas question de balles dans mes propos, mais de trahison. « Tu parles de loyauté, de passion… Mais elle a disparu cette passion. Il ne reste que mon sale caractère et ma loyauté qui me pousse à nous détruire. Regarde nous… La seule valeur que j’ai réellement est celle d’avoir failli te perdre et tout foutre en l’air… » avouais-je tandis que je soupirais, me redressant enfin, pour m’approcher d’elle, la tête légèrement penchée sur le côté, signe que j’étais contrarié.
« Tu perds ton temps Danika… Il n’y a rien à faire du reste de ma vie… Mais je ne te laisserai pas gâcher la tienne. Pour que tu ne finisses pas comme ce que je suis devenu… » avouais-je en attrapant un brin d’herbe que je venais triturer entre mes doigts. « Tu devrais rentrer, te reposer… Je te rappelle un taxi… » dis-je en attrapant mon téléphone, choisissant une fois de plus la facilité. Ne pas aborder plus en profondeur le sujet et continuer à fuir devant mes responsabilités.
Il ferme les yeux et elle maintient les mains sur son visage comme pour tenter de le maintenir ici, avec elle et non vers le souvenir d’il y a deux ans qui avait cassé en deux le colosse d’acier qu’il avait été. Danika comprend immédiatement qu’elle fera tout pour le sauver, peu importe les conséquences pour ses propres sentiments. Si elle devait passer sa vie à nager pour deux elle le ferait. Il se recule et elle le sent sombrer, se livrant un peu plus, incapable de garder ce qu’il était devenu enfermé.
Elle ne savait pas pourquoi la vie lui avait donné une seconde chance plutôt qu’à leurs parents à présent partis. Elle n’avait pas envie d’y penser. Elle avait vécu ces morts comme une injustice que la vie leur avait fait mais contre laquelle ils ne pouvaient rien. L’idée que Keith n’ait jamais survécu à cette nuit fatidique aurait été un cauchemar qu’elle n’aurait pas supporté. Elle n’était pas dans sa situation, ne comprenait pas comment cette vie offerte pouvait être un cadeau empoisonné dont il n’avait jamais souhaité. Il avait raison, son regard était peut-être biaisé par les sentiments qu’elle avait pour lui. Mais ne se rendait-il pas compte que c’était justement dans son regard qu’il aurait dû voir l’homme qu’il était ? L’homme qu’il serait toujours à ses yeux. N’aurait-il pas dû s’accrocher à ce portrait qu’elle lui offrait comme pour tenter de le retrouver ?
Il lui semble si loin, comme si la bouée qu’elle a lancée ne l’atteindra jamais, qu’il est toujours en train de se noyer sous ses yeux et qu’elle ne peut rien faire. La tendresse n’avait pas marché pour le sortir du cauchemar dans lequel il continuait de se placer. Pourtant il y avait tout à faire du reste de sa vie. Danika savait que si elle devait passer sa vie à le pousser à le forcer à affronter ses démons pour avancer elle le ferait. Il allait faire cette opération et de la rééducation même si elle devait être présente à toutes les séances. Le calme et la douceur n’avaient pas marché. Il était temps de le secouer. Il était hors de question de le laisser à sa solitude quand elle avait découvert l’étendu de l’état dans lequel il était, comme un corps encore brisé dans cet entrepôt qui ne s’était toujours pas relevé.
Keith attrape son téléphone, déjà prêt à mettre fin à une conversation devenue aussi douloureuse pour lui que pour elle. Elle serre les gens et fait trois pas rapides qui lui arrachent une grimace de douleur avant de lui arracher son téléphone des mains. « Arrête. » Elle va essayer la douceur, à présent elle avait envie de la secouer comme pour lui faire retrouver la raison, comme pour retrouver l’homme qu’elle avait toujours connu et qui aujourd’hui semblait avoir disparu. La voix est plus sèche alors, comme à l’image de leur conversation dans le taxi. « Alors quoi Keith ? Tu vas faire quoi du reste de ta vie ? Rester seul jusqu’à la fin des temps, de ne plus jamais ouvrir ton cœur ? Tu vas laisser ton corps crever à petit feu jusqu’à ce que tu sois plus capable de te débrouiller seul ? C’est ça que t’es en train de me dire ? »
Elle pointe vers l’hôpital, vers le bureau du chirurgien qu’ils viennent de voir. « Tu sais ce qu’elle m’a dit avant de m’opérer pour ce genou ? Qu’il y avait des chances que ça ne change rien. Que peut être que mon genou serait foutu en l’air définitivement. Plus de compétions ça dans tous les cas mais peut-être aussi plus d’entraînement. Voir même plus de marche sans béquille. » L’idée lui avait été insupportable. L’était encore aujourd’hui étrangement, alors qu’elle semblait pourtant avoir décidé pour de bon d’arrêter l’art martial. « Tu sais ce que je lui ai dit ce jour-là ? Que ça n’arriverait jamais. » Danika était à l’image d’une tornade, pleine de passion et de violence, comme si sa vie était un combat permanent qu’elle avait l’intention de gagner. « J’ai passé près d’un an à faire de la rééducation Keith. Je vois toujours un kiné plusieurs fois par mois. Mais tu sais quoi chaque jour je me suis battue pour retrouver ce corps qu’on avait voulu me prendre. Alors oui j’ai dû abandonner un ou deux rêves au passage. J’ai adapté mes entraînements, j’ai ralenti et arrêté d’essayer de vivre ma vie comme si je devais être en train de faire les jeux olympiques tous les jours. Je n’ai jamais retrouvé ce pique de talent auquel je me suis arrêtée. Mais j’ai repris une partie de ce qu’on avait voulu me prendre. » Une pause. Elle ne se rend pas compte de l’ironie alors, de parler avant tant de passion d’un sport, d’une vie, tout en l’ayant mis entre parenthèses avec une facilité déconcertante. C’était peut-être parce qu’au fond d’elle, elle avait l’espoir d’y retourner un jour, quand la peine serait moins lourde, la tristesse moins insupportable.
Elle soupire, passe une main fatiguée sur son visage avant de replonger son regard enflammé dans le sien, comme prête à réattaquer. Sa voix est ferme et intransigeante. « T’as 34 ans Keith. T’as la vie devant toi. Une vie entière pour te battre et reprendre ce qu’on t’a pris. Une vie pour te découvrir des nouvelles passions. Une vie pour aimer et être aimé. Une vie pour avoir des gamins et les porter dans tes bras. Une vie pour réapprendre à courir plus de dix minutes, pour dépasser tous les pronostics qu’ils ont posé sur toi. BAT TOI MERDE. » Les derniers mots ont été prononcés avec force comme une gifle qu’elle aurait pu asséner. Danika n’a que faire du lieu public où ils se trouvent, les choses semblent trop graves pour que la conversation attende. Elle repense alors à ses premières paroles quand il a mentionné Andréa, quand il a lié sa valeur en raison de la trahison commise. La haine devient viscérale contre la femme qui lui avait tout pris. « Et comment peux-tu encore accorder un seul intérêt à ce qu’elle pensait de toi Keith ? Elle ne t’a pas trahi parce que tu ne valais rien. Andréa t’a trahi parce que c’était un putain de déchet d’être humain. Elle n’a jamais été une bonne personne. C’EST ELLE QUI NE VALAIT RIEN. Tu ne comprends pas ça ? Elle aurait mérité de crever encore et encore. » Les mots sont prononcés avec hargne, révélant toute la haine que Danika porte en elle contre cette femme. « Pourquoi est-ce que tu y accordes encore autant d’importance ? »
Avancer, au milieu des fous, se blesser, encaisser les coups.
Je fuis par facilité, par lassitude à force de courir après des rêves dès ma plus tendre enfance, ces rêves que j’ai appris à dompter et dont la vie m’a privé. J’aurais voulu que quelqu’un me prenne la main au moment où je m’enfermais dans ce cercle vicieux pour m’en extirper. Pour me secouer comme tentait de le faire Danika, là, au milieu de la cour de cet hôpital, comme si le monde avait cessé de tourner et que nous n’étions plus que tous les deux. Deux contre le reste du monde, voilà ce que nous espérions les nuits de pleine lune, dormant à la belle étoile à refaire le monde. Elle était loin cette utopie quand on y repensait. Par pur égoïsme, je l’avais laissé sur le bord du chemin, décidant de bifurquer à droite quand celle-ci souhaitait partir à gauche. Elle avait perdu tout autant que moi, voir bien plus à son jeune âge. J’oubliais parfois cette différence quand je l’observais. Tant de maturité gagnée au fil des années. J’aurais pu lui ouvrir mon cœur et lui dire que j’étais fier malgré tout plutôt que de trouver n’importe quel prétexte pour lui reprocher ses gestes et ses faits. Peut-être avais-je trop de regrets en repensant à tous ces appels au secours que je n’avais pas lancé. Parce que j’y ai pensé avant de me laisser tomber dans ce gouffre profond où j’avais l’impression d’être enlisé.
Elle aurait pu être cette corde à laquelle je m’accrochais mais chassez le naturel et il revient au galop. J’avais donc essayé de me débarrasser de sa présence, prétextant un repos forcé. Je n’étais pas de ceux qui auraient tenté le diable en pensant au pire non. J’appréciais parfois le fait de me morfondre en silence, avant qu’un électrochoc ne vienne me saisir. Cet électrochoc à priori, arrivait avant même que je n’ai le temps de me complaindre plus longtemps. Je l’observais du coin de l’œil, tendant la main dans sa direction pour récupérer mon téléphone. « Rends-moi ça. » ripostais-je fermement. S’il y avait bien une chose que je n’appréciais pas que l’on m’emprunte, c’était bien mon téléphone. J’insistais en tendant la main pour le récupérer dans un soupir, l’entendant devenir plus dure. Je pointais un doigt dans sa direction, mon portable en main. « Ne lève pas la voix Danika. Parce que tu es mal placée pour parler du reste de ma vie quand on voit le chemin que tu as choisi. Et on ne va pas reprendre cette discussion, car c’est celle-ci même qui nous a emmené ici ! » répondis-je en lui montrant d’un mouvement circulaire les alentours.
Je profitais du geste pour m’apercevoir qu’une fois encore, les gens s’arrêtaient sur leur trajet pour nous observer. Nous étions en train de nous donner en spectacle, chose que je détestais. Je levais ma paume de main dans sa direction pour lui demander d’arrêter mais une fois encore, la machine était lancée comme elle l’avait été dans le taxi, et je savais que c’était peine perdue pour la faire arrêter, ayant déjà essuyé un échec quelques heures auparavant. Je croisais donc mes bras contre mon torse, attendant qu’elle me laisse l’occasion de placer le moindre mot, l’écoutant attentivement pour autant. Je savais qu’elle avait une force de caractère que je n’aurais probablement jamais. C’était sa marque de fabrique depuis son plus jeune âge, tandis que j’étais de ceux qui abandonnait facilement. Le comportement d’un enfant unique aurait dit mon père. Celui d’un fataliste riposterait ma belle-mère. Un vaincu, aurais-je tranché. Vaincu par la douleur, vaincu par la peine et vaincu par la vie. Je profitais du silence enfin retrouvé pour enfin lui répondre, lassé de devoir me justifier. « Je ne suis pas toi, Danika. Je ne l’ai jamais été. Il y a bien longtemps que l’élève a dépassé le maître. Je suis plutôt dans l’expectative du « faites ce que je dis mais ne faites pas ce que je fais. » » avouais-je à demi-mot tandis qu’elle reprenait, me donnant plusieurs raisons pour me battre, selon elle.
Je grimaçais à chaque explication tandis que son cri m’arracha un murmure de stupeur. Instinctivement j’observais les alentours attrapant son poignet pour l’emmener avec moi, à l’abri des regards indiscrets. Malgré la poigne ferme que j’avais autour de son bras, je prenais soin de marcher à une allure qui pourrait lui convenir, ne voulant pas aggraver sa blessure. « Cesse de crier… » lui demandais-je tandis que je me glissais dans ce qui s’avérait être un cul de sac, la poussant contre un des murs, restant à proximité d’elle pour ne pas hausser la voix. « Ma vie n’a plus aucune raison d’être. Et je suis désolée si cela te semble égoïste, mais je ne me bats plus depuis longtemps. Je ne vis pas, je survis. Tu crois vraiment que c’est à 34 ans que quelqu’un voudra de moi ? Avec toutes mes casseroles pendant derrière ? Je les ai acceptés ces pronostics, les médecins ne se trompent jamais. » avouais-je en la regardant, le regard vide de toute émotion. « Comment veux-tu que je tire un trait sur neuf années de sentiments non partagés ? Comment veux-tu que je ne me remette pas en question quand aucune de mes relations n’a fonctionné… Tu ne l’as jamais réellement apprécié Danika, et je n’ai jamais compris pourquoi tu lui vouais une haine si prononcée. » admettais-je en réfléchissant quelques instants avant de reprendre, ne voulant pas lui laisser l’occasion de repartir dans un monologue digne de la tirade de John Caffey. « Parce qu’elle peut être n’importe où sur cette Terre Danika. Comment veux-tu que je fasse le deuil d’une femme encore en vie ? Parce que tous les jours en croisant mon reflet dans le miroir, je vois les marques qu’elle a laissé sur mon corps meurtri. Tu as raison… Je vais laisser mon corps crever à petit feu car il ne m’appartient plus. Je l’ai perdu en lui laissant me toucher. En lui laissant l’occasion de me tuer car mon cœur m’a rendu déraisonnable. Tu veux la vérité ? » lui demandais-je en soupirant, me reculant contre le mur opposé pour m’y adosser.
« Je n’ai pas attendu les renforts cette soirée-là. Ils étaient en route, je les avais appelés… Et pourtant j’ai eu peur pour elle… en la voyant partir dans cet entrepôt… On n’était pas équipé pour intervenir… Je n’avais pas de gilet, je n’avais rien et pourtant, j’y suis allé. Inconscient… ou amoureux. Le cœur a ses raisons que la raison ignore… N’est-ce pas ce que l’on dit ? » lui demandais-je un léger sourire sur le visage. « Je suis sûr qu’un jour quand tu tomberas amoureuse, tu comprendras pleinement cette phrase… » avouais-je avant d’inspirer longuement. « Je le regrette… Avant que tu ne veuilles m’engueuler d’avoir débranché mon cerveau… sache que je le regrette… Et d’un côté, tant que je ne saurais pas pourquoi elle a fait ça… Pourquoi elle ne m’a jamais vu comme moi je la voyais… Je n’aurais aucune raison d’avancer… Aucune raison de tourner cette page et d’écrire ma nouvelle histoire… » conclus-je la tête basse, venant taper mon talon contre le mur à maintes reprises, comme pour chasser le stress qui me prenait. Je commençais à réaliser ce qui venait de se passer. Mon épaule, ces années perdues et la sentence : je n’allais pas bien.
Pour la première fois, j’avais peur de sa réaction. Je relevais un regard suppliant dans sa direction, ne voulant pas une autre salve de reproche. « J’ai assez donné pour la journée… Je ne tiendrais plus à une nouvelle mise en spectacle accompagnée de tous reproches, aussi fondés soient-ils… » avouais-je. J’avais besoin de bras, d’alcool et d’oublier le temps d’une soirée que je n’étais qu’un déchet moi aussi. Un déchet encore amoureux d’un fantôme très probablement. Un déchet égaré. Un déchet cherchant sa fuite.
Danika n’a que faire de se donner en spectacle. Prisonnière de la colère, incapable d’arrêter le flot de parole. Elle se laisse pourtant entraîner en ayant juste le temps d’attraper les béquilles posées à côté d’elle avant qu’il ne la traine dans un cul de sac loin des gens qui passaient. Elle se retrouve adossée au mur, s’appuyant derrière elle pour enlever un peu de poids de sa jambe. Elle avait envie de crier que elle, elle aurait toujours voulu de lui. Qu’après sept ans elle en était toujours au même point. Qu’elle s’était contentée de mettre les sentiments qu’elle lui portait dans une boite comme les kimonos dans son placard. Qu’il avait suffi qu’il lui ouvre la porte de son appartement pour que tout lui claque à la gueule comme dans un mauvais rêve. Il était incapable de voir à quel point sa vie n’était pas terminée, à quel point son inaction était une insulte à ceux qui avaient perdu définitivement l’usage de leur corp ou de leur esprit, une insulte à ceux qui étaient morts quand lui était vivant, capable de marcher, capable de bouger, capable de vivre. Elle essaye de s’accrocher à une seule émotion dans son regard et n’y voit que du vide. Elle ne sait plus quoi faire pour essayer de sortir de sa propre tête, pour lui faire comprendre que sa vie ne faisait que commencer.
Danika manque de rire face à l’ironie quand il parle d’Andréa. Keith n’arrivait pas à tirer un trait sur ses sentiments non partagés. Danika alors aurait voulu lui dire, qu’elle non plus n’arrivait pas à tirer un trait. Qu’il était à nouveau dans sa vie et que ses sentiments étaient toujours aussi présents, malgré l’absence, malgré la peine, malgré la colère. Elle se serait crue dans une comédie Shakespearienne si la situation n’avait pas été tragique. Lui amoureux sans retour de la traitre Andréa. Elle toujours à lui courir après sans qu’il ne s’en rende compte. Danika haïssait la femme de tout son être. Elle l’avait jalousée en comprenant les sentiments de Keith. Puis elle l’avait détestée quand elle avait compris que ces mêmes sentiments n’étaient probablement pas réciproques si Keith ne l’avait jamais présentée comme sa petite amie. A présent c’était une haine féroce qui grandissait à chacun des aveux de Keith, révélant l’étendu des dégâts que les balles et la trahison avaient fait. Elle n’arrive pas à croire que l’homme qu’elle avait toujours connu est prêt à oublier sa vie, à tout laisser derrière lui. Elle ne peut rien faire pour apaiser la peine, aussi elle se force à l’écouter, priant pour une note d’espoir qui lui annonce qu’il était toujours en vie derrière cette apparence brisée.
« Je suis sûre qu’un jour quand tu tomberas amoureuse, tu comprendras pleinement cette phrase ». La phrase l’achève sans un bruit. Remarque-t-il alors que son visage se décompose ? Le fait qu’il soit toujours aussi aveugle à ses sentiments était un miracle qu’elle ne comprenait pas. Un miracle ou un cauchemar en réalité elle n’en était plus si sûre. Danika ne pouvait le laisser piétiner ses sentiments plus longtemps elle le savait. Elle, qui avait toujours voulu qu’il la voit, allait faire le choix du non-retour. Elle savait que dès l’instant où il avait prononcé ces mots, elle avait pris la décision de lui dire. Elle ne pouvait plus le laisser croire qu’elle n’était pas en mesure de comprendre sa peine tant elle la comprenait dans tous ses détails. Elle avait toujours su que Keith avait aimé Andréa. Elle ne s’était pas attendu pourtant à ce que lorsqu’il lui admettrait enfin, les mots soient aussi durs à entendre. Une partie d’elle aurait voulu être loin et oublier cette journée qui n’avait fait que les marquer au fer rouge. Pourtant elle se force à garder son regard fixé sur lui, incapable de faire autrement que d’accepter la vérité de chacune de ses phrases.
Ses dernières paroles sont une supplication. Il demande la fin du combat, la trêve qu’ils semblaient incapable de garder. Elle ferme les yeux alors, prend une profonde respiration comme pour calmer le cœur qui tambourine dans sa poitrine. « Tu dis que le jour où je serais amoureuse je comprendrais. » Sa voix est plus douce alors, pleine d’une peine qui se transforme vite en amertume, comme si elle n’avait jamais fait son deuil. « Crois-moi s’il y a quelqu’un qui comprend ici c’est moi. Parce que toi ça fait plus de dix ans que t’es aveugle. » Son regard finalement croise le sien et elle choisit d’arrêter de prétendre, laisse même un rire silencieux secouer ses épaules pour souligner l’ironie de cette situation. « Tu m’as toujours vu comme ta sœur Keith. Tu ne t’es jamais dit que peut être que moi ça fait des années que je ne t’ai pas vu comme ça ? Pourquoi tu crois que je t’ai embrassé il y a sept ans Keith ? Si ça n’avait été qu’une question d’attirance je n’aurais jamais pris le risque de briser notre amitié. »
Elle détourne le regard, est incapable de regarder son visage quand elle prononce les paroles suivantes, le cœur mis ànu, ne cachant plus rien des sentiments qui la dévorent depuis des années. «Ca faisait déjà quelques années je pense à l’époque. J’ai juste mis du temps à le réaliser…A quel point je t’aimais. Pas comme un frère Keith. Pas comme un ami. » Les mots sont sortis. Elle ne pourra plus jamais les reprendre. Danika se force à continuer, laissant libre cours aux mots douloureux qu’elle retenait depuis des années.
« Ca fait plus de dix ans que je suis amoureuse d’un homme qui ne m’aimera jamais autrement que comme une sœur. Crois-moi si je pouvais arrêter je l’aurais fait. Je l’aurais fait dès le moment où j’ai compris qu’il n’y avait qu’Andréa qui comptait à tes yeux que c’était sûrement à elle que tu pensais cette nuit-là. Je l’aurais fait quand tu as fait le choix de me jeter hors de ta vie. Je l’aurais fait la semaine dernière quand tu m’as dit que tu ne me verrais jamais autrement. Plus que tout je le ferais maintenant plutôt que de t’entendre dire une seconde de plus que plus personne ne t’aimera jamais, pour t’entendre parler d’elle comme si elle était la seule femme que tu seras capable d’aimer. » Sa voix est amère et se brise au fond de sa gorge, chaque phrase un peu plus résignée, comme si elle réalisait qu’il n’y avait plus rien à faire. Que tout comme lui ne valait plus rien, elle avait été brisée par les sentiments qu’elle portait pour lui.
Elle le regarde enfin, plonge un regard dur dans la sien, la femme digne revient au galop, comme pour contrer l’élan de vulnérabilité, l’abandon total à la vérité qui une fois de plus a été un plongeon dans le vide. « Alors n’insinue pas que je ne pourrais jamais comprendre. Parce que moi mon cœur a toujours refusé d’écouter la raison quand il s‘agissait de toi Keith. Sinon je n’en serais pas là aujourd’hui. » Cette fois-ci c’est elle qui a fait le choix de sauter de la falaise. Elle sait qu’il est trop tard. Trop tard pour revenir en arrière, pour remettre un pied sur la terre ferme et oublier cette conversation. Son cœur se serre, elle sait que la réponse qu’il donnera pourra la briser un peu plus et ne comprend pas comment à chaque fois il trouve encore des morceaux entiers de son cœur à lui arracher.
Mon cœur rata un coche. Puis un second. Et malgré ces hauts le cœur que je subissais, je sentais les pulsations battre contre mes tempes. Pourvu que mes jambes ne me lâchent pas tandis que j’étais adossé contre ce mur qui me semblait si fragile. A part si c’était moi qui l’étais en réalité ? Pour l’une des rares fois depuis cet accident, j’avais évoqué mon ressenti et ce qui s’était réellement passé entre ces murs. Ces souvenirs qui revenaient sans cesse avec plus ou moins de clarté. Et j’avais beau savoir que celle que j’aimais du plus profond de mon être aurait pu causer ma perte, je ne réussissais pas à la haïr. J’aurais voulu le faire avec la même facilité que Danika, avec cette même force, cela aurait probablement été plus simple actuellement. Pendant un temps, je sentais mes mains devenir moites, la sensation de chaleur qui me reprenait comme si les coups de feu venaient en réalité d’être tirés et que très prochainement, mon dos viendrait buter contre le sol, me laissant immobile dans une mare de sang. Je me pinçais l’avant-bras, grimaçant sous la douleur qui me ramenait à l’instant présent avec une telle force que je me sentais encore plus secoué.
Mon regard restait attaché à celui de Danika, ma tête suivant les mouvements de ses lèvres, signes de l’élévation de ses mots qui eux, me clouaient au sol. Instinctivement, je me pinçais de nouveau, grimaçant une fois de plus face à la trace légèrement rouge. Je n’étais pas en train de rêver non. Mais qu’était-elle en train de faire ? N’y avait-il plus de non-dits selon elle ? A priori, il restait des choses à m’apprendre. Mais j’aurais préféré ne pas l’entendre ici, pas aujourd’hui, pas comme ça. Je fermais les yeux, secouant la tête horizontalement comme si ce mouvement me permettrait de repousser chacune de ses paroles qui m’étaient destinées. « Danika… Il doit y avoir erreur… » lui demandais-je comme pour la faire arrêter. Pourtant tout semblait s’éclaircir au fur et à mesure que ses paroles se déversaient. Bien entendu que je l’avais toujours vu comme une sœur. J’avais grandi avec elle, n’ayant pas moi-même la chance d’avoir une petite sœur, je m’étais rabattu sur Danika. Combien de fois lui avais-je piquer ses poupées juste pour l’embêter tandis que je râlais quand elle venait démonter ma voiture télécommandée dans un tronc d’arbre. Elle m’aimait. Les mots étaient posés, elle avait eu le courage de les énoncer… Et moi, j’étais là, immobile, impassible, ne réussissant pas à prendre pleinement conscience de ses dires. Un changement de trop dans ma vie chaotique. Celui qui faisait déborder le quota d’acceptation. « Je… Je ne sais pas quoi te dire… » avouais-je pour tenter de briser le silence.
Je m’en voulais d’être aussi maladroit face à tant d’années de sentiments déposées sur un plateau d’argent. J’aurais voulu avoir des mots pour la rassurer, ceux qu’elle devait tant avoir envie d’entendre. Mais même face à cette évidence, je ne réussissais pas à y croire. Avais-je été si égoïste pour ne pas voir cette ressemblance frappante entre elle et moi ? Je savais la douleur que cela représentait quand nous devions mettre nos sentiments au fond d’un placard pour ne pas risquer déjà le peu que nous avions. Et même si ce peu était énorme évidement que la vérité fait mal. Avions-nous laissé le mensonge s’installer ? Oui, des années avaient été bâties sur ce sol mouvant. Les gestes n’avaient plus la même saveur, et je comprenais enfin que cette proximité pouvait être une torture que je ne voulais lui faire endurer. Je restais pourtant à l’observer, à détailler chacun de ses traits. La fossette marquant son menton, ses pommettes relevées et le regard qu’elle tentait de détourner. Pourquoi nous infliger ça ? Je me haïssais de ne pas savoir quoi faire. Pour l’une des rares fois, j’étais entre deux eaux, ne voulant la blesser et ne sachant comment la rassurer. Une sœur. Les mots résonnaient et je comprenais enfin le changement d’attitude qui l’avait pris quand j’avais prononcé ces mots quelques jours plus tôt. Bien entendu que je n’aurais pas supporter d’entre ces paroles de la bouche d’Andréa. Alors oui, je comprenais, oui j’acceptais, oui je l’excusais. J’étais prêt à tout lui excuser en sachant que j’étais probablement le responsable de son malheur. C’était triste à dire quand tout ce que nous voulions été de protéger l’autre. De le protéger de soi même et de ses sentiments qui risquaient de la détruire si ce n’était pas déjà fait.
Les secondes étaient passées et je n’avais pas bougé, ayant même arrêté de taper du pied contre le mur. J’étais immobile, surpris et le silence me paraissait apaisant de mon côté mais devait être monstrueux du sien. Alors je décidais de faire un pas vers elle. Pourquoi me rapprocher quand tout ce que je voulais c’était de prendre mes jambes à mon cou ? Parce que j’avais déjà été assez lâche pour partir après une nuit torride qui me hantait plus que de raisons. Je ne voulais plus être comme la majeure partie de ces hommes que je ne portais pas dans mon estime. Il était temps de faire les choses comme il se devait. Du moins essayer. Ma main se leva dans la direction de son visage, avant de s’arrêter en chemin. Elle n’avait peut-être pas envie que je la touche à vrai dire, et je ne savais même pas si elle supporterait ma présence face à elle. Alors je laissais retomber ma main contre son bras, laissant courir mes doigts le long de sa peau avant de les glisser entre les siens. « Danika… Je suis désolé. » Ma voix était pleine d’honnêteté et j’étais en train de me faire dans mon esprit tous les mots que j’aurais voulu entendre de la propre bouche d’Andréa si la réciprocité n’était pas vraie. En vain, tout ce qui me venait n’était qu’hypocrisie de sa part. Danika avait raison, elle n’était pas honnête et je ne réussissais pas à la haïr.
Je fermais les yeux quelques instants avant de reprendre dans un murmure. « J’aurais voulu le voir plus tôt. J’aurais voulu partager cela pour que tu ne souffres pas de cette situation. Je t’aime moi aussi. Sache-le. Peut-être pas avec la même intensité. Pas avec les mêmes intentions. » poursuivais-je en resserrant mon étreinte autour de ses doigts. « Je suis perdu Danika. Je suis un déchet au milieu d’un carrefour qui est prêt à arrêter d’avancer. Je ne peux pas te combler, je ne peux pas passer outre toutes ces années où je t’ai vu grandir. Il est temps que l’on t’aime pour ce que tu es Danika. Tu mérites tellement mieux que moi… » lachais-je tout en quittant sa main, me reculant. Je devais partir. Avant de m’effondrer au point de non-retour. « Je… dois y aller. J’ai besoin de réfléchir… Seul… Je ne t’abandonne pas. » lui fis-je remarquer en levant la main dans sa direction. « Parce que vivre loin de toi c’est presque m’obliger à mourir… » repris-je en laissant tomber mon bras, venant embrasser longuement sa tempe, geste banal pour moi qui venait d’oublier tout l’impact qu’il pourrait avoir sur elle. « Prends soin de toi Dani... » lui demandais-je en m’éloignant enfin de son corps, de son cœur et de ses mains. « Je t’appelle plus tard. » lui dis-je en quittant la ruelle.
Il fait un pas vers elle alors. Danika regarde sans bouger la main qui se lève vers son visage et qui s’arrête à mi-chemin, venant finalement lui prendre la main. Son corps est pétrifié incapable de bouger.
Son je t’aime sonne comme une insulte. Le cœur se serre violemment, elle refoule ses émotions alors, celles qui sont en train de la détruire à petit feu. Elle tente de retrouver l’apparence glaciale, tente de reconstruire les murailles autour de son cœur. Mais il n’y a rien à faire ses doigts agrippés aux siens l’en empêchent, laissant son cœur à vif. Elle ne veut pas l’entendre dire qu’il l’aime quand ça ne sera jamais le même amour.
Elle méritait mieux que lui. C’était sans doute vrai. Elle méritait mieux que les sentiments sur lesquels il avait marché. Elle méritait mieux que son absence pendant sept ans. Le problème c’est qu’elle ne voulait que lui. Qu’elle ne voulait qu’une seule chose qu’il arrête de la toucher tout en voulant ne plus quitter le contact de son corps. Mais à présent à chaque fois qu’il touchait sa peau, la torture était plus forte renforcé par le fait qu’il savait ce qu’elle ressentait. Il l’embrasse sur la tempe et elle le repousse alors comme un animal effrayé en comprenant qu’il allait partir encore une fois. La laisser seule. Ce n’était pas un abandon et pourtant c’était exactement pareil.
Le corps est en chute libre alors. Il ne la rattrapera pas. Elle ne sait pas à quoi elle s’attendait alors. Ce n’était pas comme s’il allait lui dire que ses sentiments étaient réciproques, ça elle l’avait toujours su. Mais elle ne voulait pas de sa pitié. Elle ne voulait pas de ses belles paroles.
Danika ne dit rien, plongée dans un silence douloureux. Son regard ne le quitte pas des yeux quand il s’éloigne. Elle n’essaye pas de le rattraper.
Elle rit à cette scène qui la remplit de désespoir, le rire s’étrangle dans sa gorge. Elle se force à déglutir pour faire disparaître les larmes qu’elle sent monter. Non elle lui a assez donné. Elle pouvait accepter qu’il marche sur son cœur sans savoir qu’il était sous ses pieds. C’était autre chose de le voir faire le choix de le jeter aux ordures consciemment, après avoir entendu chacun des mots qu’elle avait mis tant d’années à prononcer. Elle passe une main fatiguée sur son visage.
Elle repense aux heures précédentes, à son visage colérique quand elle lui avait ouvert la porte de son appartement. Elle n’aurait pas dû le laisser entrer. En quelques heures il avait réussi à le mettre en attèle pour un mois et à écraser une nouvelle fois son cœur. Elle aurait dû le laisser hors de cet appartement, loin d’elle, loin des murailles qu’elle avait dressé autour de son cœur et qu’il détruisait avec une facilité déconcertante. Il fallait qu’elle arrête de passer sa vie à courir après un homme qui ne voulait pas d’elle. Il était temps d’oublier cet amour qui ne lui avait apporté que du malheur et des regrets.
Qu’il parte. Promis. Promis. Promis. Le souvenir de la promesse raisonne encore et encore dans sa tête comme une litanie qu’elle est incapable d’arrêter. Combien de fois allait-il l’abandonner ? Combien de fois allait-elle encore l’accepter ? Elle se prétendait être une femme forte, indépendante, inatteignable et pourtant encore et encore elle se laissait malmenée par cet homme comme si tout était pardonnable. Danika reste un long moment les yeux fermés adossée au mur. Puis elle reprend ses béquilles et lentement sort de l’impasse, laissant les débris de son cœur derrière elle.