La situation devient de plus en plus étrange. En un instant tout à basculé. Victoire, tel un métronome, de la lucidité à la paranoïa. Le traumatisme qu’elle a vécu est toujours présent. La ronge. Jour après jour. À petit feu. Insidieusement. Rien n’y fait.Elle n’est pas guérie. Loin de là. Et la fée alcool est révélatrice de ce malaise, de ce mal-être, de cette déchéance. Elle parle de plus en plus fort, sans gêne. Certes le bar est presque vide, vide si on excepte la barmaid, Victoire et moi-même. Cependant, les propos proférés par la jeune femme sont de plus en plus malaisants. Pour moi. Pour la barmaid. Pour toute oreille indiscrète (quoique, dans ces circonstances, la discrétion n’est plus de mise).
Le fautif de cette incartade est tout trouvé. Le whisky. La bouteille de Jack Daniels demandée par la rouquine, à peine entré dans le bar, comme une drogue, un moyen d’oublier. Les épreuves du passé. La mésaventure d’aujourd’hui. Une valeur refuge. Un faux ami. Qui nous veut du bien, sur le papier, mais qui nous enfonce. Six pieds sous terre. Percevant ce qu’il se joue, je fais signe à la barmaid. Je lui demande de retirer la bouteille et les verres de la table. Ces derniers, qu’ils soient finis ou non. L’alcool a fait suffisamment de dégâts. Dans la précipitation l’un des verres me glisse des mains, se fracasse au sol. Son contenu éclabousse les alentours et se répand, formant une petite flaque. La barmaid s’éloigne. Je sens un regard assassin sur moi. Celui de Victoire. Elle aurait pu attenter à ma vie. Elle l’aurait fait. À coup sûr. Répondant favorablement à un désir insufflé par l’alcool. Heureusement, elle ne passe pas à l’acte. Mais s’insurge contre ma décision de retirer le whisky de la table. Elle garde en mémoire ma supposée couverture de journaliste, mais m’accuse de surcroît de travailler pour la police de la sobriété. À ses yeux, embués par l’alcool, elle est assez grande pour prendre ses propres décisions. Pourtant, ses décisions ne peuvent être qu’embrumées. « Boire plus qu’il n’en faut n’est pas solution. Qu’est-ce que cela t’apporte réellement ? » Je veux la mettre devant le fait accompli. Lui montrer que l’alcool n’est rien d’autre qu’un placebo. Inefficace. La barmaid revient nettoyer le sol et retirer les éclats de verre. Je m’excuse auprès d’elle avec un simple désolé, avant de focaliser toute mon attention sur la pâtissière éméchée.
Pour l’aider, simplement. La sortir de ce mauvais pas. Mais je reçois un fin de non recevoir. Elle me renvoie dans les cordes. Elle ne comprend pas pourquoi je souhaite lui venir en aide. Au prétexte que je ne la connais pas. C’est vrai. Brin de lucidité dans sa paranoïa ambiante. Mais elle ignore que je la connais plus que ce qu’il n’y paraît. Les tourments qu’elle a vécu, sans y être personnellement confrontés, je les connais. Grâce à notre association nous aidons de nombreuses personnes. La confiance se crée. Les langues se délient. Les personnes se confient. Des personnes au parcours aussi tortueux que celui vécu par Victoire, j’en ai rencontré. Je les ai écouté. Longuement. Patiemment. À mon échelle, je les ai aidé. Même si pour certaines, cela a été un vrai parcours du combattant. « Je ne connais pas, certes, mais ton parcours n’est pas plus différent que beaucoup d’autres femmes, d’autres hommes, d’autres enfants, comme l’histoire de Madame Graber ! » Je tente de lui faire prendre conscience qu’elle n’est pas le centre de mon attention, juste une personne comme tant d’autres. Qu’il n’y a pas de complot. Que son histoire est similaire en tous points à beaucoup d’autres. Que j’imagine ce qu’elle a vécu grâce à d’autres témoignages, d’autres parcours de vie. Bien évidemment, je me documente aussi, je suis l’actualité. Comme la mise au jour d’abus sexuel au sein de nombreuses fédérations sportives, en Australie et ailleurs. Je mesure mes propos au regard de ce que je connais, de ce que je perçois.
Malgré tous les efforts que je mets en œuvre pour la convaincre, je suis conscient qu’elle a passé un cap. Empli de doute, de suspicion. Il serait difficile pour moi de la faire revenir en arrière. Pas tant qu’elle a de l’alcool dans le sang. Ce poison qui déforme la réalité. La sentence ne se fait guère attendre. Elle a perdu toute notion de la réalité et a basculé dans un monde conspirationniste. Elle ne me croit pas. Ne crois plus en mon histoire. Aux sévices qui m’ont marqué à vie. À l’image de Saint-Thomas, mais je doute qu’il y ait une once de religion dans tout cela, elle me demande une preuve des sévices que j’ai vécu. Je me mordille la lèvre inférieure. Nerveusement. Mal à l’aise face à sa requête. Un souvenir resurgit. Pas si ancien. Il date de quelques jours. Un passage au sein de l’université de Brisbane. Une rencontre fortuite avec Simon Adams. Et une fin malaisante, résultant d’une question légitime. Les raisons de mon investissement dans l’association de lutte contre les violences faites aux enfants et adolescents. Sans réfléchir aux conséquences, je lui avais montré les stigmates qui parsemaient mon corps. Des cicatrices. Des dizaines. Sans réaction avait été sans appel et cela avait coupé court notre échange.
Face à mon mutisme, la rouquine s’excuse et tente de trouver des excuses à sa demande. Le mensonge d’autrui. Évidemment. Je réfléchis. Longuement. Je me triture l’esprit. Dois-je réitérer l’expérience au risque de créer, à nouveau, un sentiment de malaise ? Ou refuser de donner suite à sa requête ? Choix cornélien. Je pèse le pour et le contre. Mon envie de lui venir en aide l’emporte. Je déglutis difficilement. Inconsciemment, je regarde autour de nous. Personne. La barmaid a disparu. Je ne veux pas attirer les regards. Je ne veux pas être vu comme un monstre de foire. J’inspire. J’expire. Je commence à retirer mon tee-shirt. Peu a peu, les parcelles de ma peau se dévoile à la jeune femme… Et les cicatrices aussi. Je ferme les yeux honteux. Je lui fais grâce de celles qui sont sur mes jambes. Afin de la faire réagir, comme un électrochoc, je sors de ma poche un paquet de cigarette et un briquet et je souffle : « L’arme de prédilection de mon beau-père… Surtout lorsqu’il avait bu je ne sais combien de bières... » Et qu’il n’était plus maître de ses moyens. Que tout pouvait basculer pour le meilleur… Mais surtout pour le pire. Derrière nous, un mouvement. Une exclamation étonnée. Voire choquée. De la barmaid : « Oh mon dieu ! ». Elle est revenue. Elle m’a vu. Elle a vu les marques sur mon corps. Je ferme les yeux. J’ai envie de pleurer sans qu’aucune larme ne daigne apparaître. J’ouvre à nouveau les yeux. J’observe Victoire. Toujours torse nu. Nerveux. Le visage grave. Croira-t-elle ce qu’elle voit ? Peut-être qu’après tout, je ne suis qu’un hologramme.
Byron qui lui avait coupé l’accès à son breuvage ambré ne lâchait pas l’affaire et lui demandait ce que cela lui apportait d’en boire. Elle lui répondit avec toujours ce regard noir de l’alcoolique à qui on a retiré sa bouteille : « La question c’est surtout qu’est-ce qu’il se passe si je ne bois pas… J’étais à deux doigts de faire une crise d’angoisse, au cas où tu n’aurais pas remarqué ! » Quand il s’agissait de défendre son droit à se saouler, elle était tout de suite beaucoup moins avare en paroles. Pourtant, elle était consciente qu’elle avait un problème avec sa consommation d’alcool, mais elle n’arrivait jamais à rester loin de la bouteille bien longtemps. Elle ne pouvait pas s’en empêcher. Même si aujourd’hui, la boisson avait réveillé sa paranoïa, la plupart du temps ça permettait surtout d’endormir ses angoisses, de déconnecter son cerveau. Il était difficile de vivre avec un traumatisme, mais c’était encore plus difficile si vous étiez de ces personnes dont le cerveau fonctionne en marche forcée en permanence. Les pensées tourbillonnaient sans cesse dans le crâne de Victoire, chacune d’entre elles en entrainant une dizaine d’autres simultanées. Une arborescence fourmillante et bordélique qui anticipait tout, analysait chaque chose et prenait absolument tout au sérieux. C’était épuisant et elle ne pouvait y échapper. Sauf quand elle s’assommait de diverses substances et concentrait le peu d’attention qui lui restait sur un épisode de série ou un film, elle mettait ainsi fin à son introspection incessante et douloureuse pendant quelques instants. C’était sa bataille quotidienne, s’occuper l’esprit en permanence pour ne pas se trouver face à elle-même, pour ne pas revivre son passé en pensée, pour ne plus se torturer intérieurement tout simplement.
Contrairement à ce que devait penser Byron, elle n’était pas saoule. Pas encore. L’alcool n’avait pas eu le temps de faire réellement effet, le soulagement qu’elle avait ressenti était principalement psychologique. Elle était surtout en panique car elle avait commencé à imaginer le pire. Son cerveau était loin d’être en veille et il imaginait et anticipait toutes les façons dont Byron pourrait la tromper, la trahir, lui faire du mal… Après tout comme elle venait de lui faire remarquer, il ne la connaissait pas alors pourquoi voudrait-il l’aider ? Il lui répondit en lui disant qu’elle n’était pas spéciale, que ce qui lui était arrivé arrivait malheureusement à bien d’autres. Femmes, hommes, enfants, Mme Garber… Victoire ne connaissait pas l’histoire de celle qui les avait accompagnés pour la vente de gâteaux. Elle n’avait pas posé la question car tout d’abord, elle ne savait pas si cela se faisait entre et puis surtout, elle n’était pas prête à partager sa propre histoire en retour. Cette réponse qu’il lui avait faite, lui remit un peu les pieds sur terre. Byron ne faisait peut-être pas une obsession sur elle, il n’était peut-être pas journaliste, s’il s’était intéressé à l’histoire de Mme Garber ça n’était probablement ni pour la mettre dans son lit, ni pour écrire un article sur elle. Elle tenta de se raisonner, de se convaincre qu’il voulait sincèrement l’aider. Mais elle avait besoin d’une preuve car cette petite voix s’immisçait toujours dans son esprit, lui susurrant sans relâche l’éventualité qu’il soit en train de la manipuler.
Victoire demanda à voir une preuve, insinuant qu’elle voulait voir une cicatrice ou quelque chose de ce genre. En voyant le malaise s’installer sur le visage de Byron, elle se sentit mal également. Elle se sentit coupable de demander une chose pareille, elle avait vraiment envie de le croire et elle s’excusa d’avoir besoin d’une confirmation pour pouvoir lui faire confiance. Il restait silencieux avec l’air de peser le pour et le contre dans son esprit. *Peut-être que j’ai raison de me méfier, il hésite, il a donc quelque chose à cacher ? Il hésite sûrement car ma demande est juste horriblement déplacée et intrusive… Ou alors, il ment ? C’est vraiment un journaliste ? Il n’a peut-être simplement aucune cicatrice des maltraitances subies… Mais dans la conférence, les violences qu’il évoquait étaient de celles qui laissent des marques… S’il n’a rien à me montrer c’est qu’il ment…* Son cerveau s’emballait à nouveau pendant cette plage de silence pesante et interminable. Elle ne savait plus que croire et elle attendait simplement une réponse de Byron pour arrêter de spéculer.
Mais quand il ouvrit la bouche, aucun son n’en sortit, il inspira et expira profondément et commença à ôter son tee-shirt. Il le retira entièrement sous le regard interloqué de Victoire qui ne s’attendait pas à un strip-tease. Gênée pendant la première seconde, elle vérifia s’il y avait quelqu’un d’autre dans le bar mais non. Puis elle posa à nouveau son regard sur Byron et regarda vraiment son torse musculeux. Des dizaines de cicatrices parsemaient sa peau, les larmes montèrent instantanément aux yeux de Victoire mais par respect, elle s’efforça de les empêcher de déferler sur ses joues. Il avait fermé les yeux, honteux, comme pour ne pas voir la réaction de Victoire. Celle-ci avait le souffle coupé, elle ne s’attendait pas à ce qu’il se mette littéralement à nu de la sorte. Elle se serait contentée d’une manche retroussée pour dévoiler une cicatrice sur l’épaule. A présent, elle se sentait vraiment cruelle d’avoir exigé cela de lui, lui qui ne demandait qu’à l’aider, lui qui l’avait sauvée des griffes de son agresseur quelques minutes plus tôt. Elle le vit sortir un paquet de cigarettes et un briquet : « L’arme de prédilection de mon beau-père… Surtout lorsqu’il avait bu je ne sais combien de bières… »
Un frisson de dégoût parcourut Victoire, dégoût envers cet homme qui avait tourmenté un enfant, dégoût envers elle-même qui avait traîné cet ancien enfant battu par un alcoolique dans un bar, pour s’enfiler du whisky devant lui et lui crier dessus. « Oh mon dieu ! » La barmaid était de retour et elle reluquait les marques sur le corps de Byron avec stupéfaction. Celui-ci ferma les yeux, il souffrait clairement de la situation. Victoire savait que tout ça était de sa faute mais pour l’heure, il serait bien plus libérateur de s’énerver contre la barmaid plutôt que de continuer à se fustiger intérieurement. Elle se leva prestement et s’interposa entre la barmaid et Byron, coupant ainsi le champ de vision de l’employée du bar et elle l’interpela tout en la foudroyant du regard : « Qu’est-ce que vous regardez ? Vous n’avez pas mieux à faire ?! » Puis elle se retourna vers Byron, attrapa son tee-shirt négligemment abandonné sur la banquette et vint le draper sur son torse tentant de couvrir ses stigmates. Premier contact physique entre eux, ses doigts effleurèrent son torse et elle ne réalisa même pas qu’elle avait brisé une de ses règles concernant les hommes. Elle était beaucoup trop près de lui mais elle s’en moquait à cet instant, il rouvrit les yeux et tandis que la barmaid faisait demi-tour pour vaquer à ses occupations, Victoire lui dit : « Excuse-moi, je me sens vraiment comme une merde de t’avoir demandé ça. Rhabille-toi si tu veux, je… Je suis désolée… »
Le regard de Byron était grave, mais Victoire y décela une vulnérabilité qu’elle ne connaissait que trop bien. Cette vulnérabilité, elle avait toujours cherché à s’en défaire, à la faire disparaître de son propre regard mais elle était toujours là, tapie dans l’ombre, prête à ressurgir à chaque élément déclencheur du syndrome post-traumatique. Cette vulnérabilité qui, selon elle, était un signe de faiblesse, une pancarte « Victime » qui la rendait attrayante aux yeux des manipulateurs, des personnes toxiques, des profiteurs, des agresseurs, des prédateurs. Cette vulnérabilité qu’elle compensait toujours par un visage fermé, de l’agressivité, des réactions démesurées pour éloigner les vautours. Ce regard qu’ils s’échangent en silence, à quelques centimètres l’un de l’autre, semble durer une éternité. Ce regard est lourd de sens, porteur d’un message. Ils se sont trouvés, ils se sont vus réellement pour la première fois, Victoire a baissé sa garde et sa méfiance, Byron s’est dévoilé, fragile et blessé. Le regard de Victoire transmet successivement l’excuse sincère et le regret, puis la compassion et enfin la compréhension. Oui, Byron et Victoire sont tous deux taillés dans la même étoffe et s’ils ont évolués différemment car la vie ne leur a pas offert les mêmes opportunités, ils se sont reconnus et ils se comprennent.
Le moment suspendu passa, Victoire se rendit compte qu’elle avait encore ses mains contre son torse à maintenir le tee-shirt en place. Ce regard et ce geste n’avaient duré en réalité que quelques secondes mais cela avait changé à jamais la façon donc Victoire voyait Byron. Elle retira ses mains, laissant le tee-shirt choir sur les genoux de Byron si celui-ci ne le saisissait pas. Elle se redressa, le regard hagard. Elle avait oublié un instant où elle était, avec qui elle était et tout ce qu’il s’était passé avant. Reprenant ses esprits, elle constata que la barmaid était repartie dans l’arrière salle et les avait laissés seuls. Vic se rassit en face de Byron et elle lui dit : « Je suis désolée que tu aies subi ça dans ton enfance et je suis désolée d’avoir mis ta parole en doute. Je suis à la ramasse… Je t’ai traîné dans un bar, merde ! J’suis vraiment trop conne… » Elle baissa les yeux, honteuse d’elle-même, décidemment merder était sa spécialité, elle devrait en faire une carrière. Elle avait envie de boire mais la bouteille avait disparu derrière le comptoir et elle n’oserait pas la réclamer, pas maintenant, pas devant Byron. Pourtant la tentation était forte, elle savait que ce breuvage qu’elle avait payé était à quelques mètres d’elle et qu’il l’aiderait à oublier momentanément qu’elle était une idiote finie. Elle déglutit en jetant un œil vers les étagères chargées de bouteilles et reporta son attention vers Byron tout en triturant machinalement ses doigts : « Tu veux qu’on se barre d’ici ? C’était pas une bonne idée de venir là… »
Elle ne savait pas où ils iraient mais elle savait très bien que s’ils restaient là, Byron serait gêné vis à vis de la barmaid et quant à elle, elle ne pourrait penser à autre chose qu’à la bouteille de whisky qu’elle n’avait pu finir. Elle aurait voulu l’amener avec elle pour plus tard, après tout elle savait très bien qu’elle n’allait pas arrêter de boire aujourd’hui seulement parce qu’elle s’était humiliée devant Byron et cette serveuse. Si l’humiliation suffisait cela ferait longtemps qu’elle aurait arrêté. Mais devant Byron, elle avait honte de sa faiblesse, alors elle n’en ferait rien. Mais il y a fort à parier qu’elle reviendrait plus tard, penaude, quémander son dû. Pour l’instant, elle essayait d’arrêter d’y penser et de se recentrer sur leur conversation, si Byron s’était montré torse nu devant elle, c’était pour qu’elle s’ouvre à lui. Elle avait beau avoir décidé qu’elle pouvait faire confiance à Byron et avoir senti une connexion se créer entre eux, il ne serait pas facile pour elle de lui parler et de se montrer à cent pour cent honnête. Elle avait tellement pris l’habitude de cacher son passé, de mentir sur qui elle était, de s’inventer une adolescence toute autre que celle qu’elle avait vécue. Alors qu’ils quittaient le bar et que Victoire faisait tout pour éviter de regarder le comptoir du bar et ses bouteilles par centaines, elle ne vit donc pas si la barmaid était là et ne lui adressa aucun au revoir. Ils se retrouvèrent dehors et sans savoir où ils se dirigeaient, Victoire marcha tout droit, plus proche de Byron qu’avant elle pouvait parler à voix plus basse et elle commença à lui raconter son histoire d’une voix tremblante : « Tout a commencé quand j’avais quinze ans. Je suis devenue mannequin. J’ai très vite atterri à New York et c’est dans le milieu que je l’ai rencontré. Il m’a repérée… Il allait faire de moi une star, si je faisais tout ce qu’il me disait… »
Une preuve. Elle veut une preuve des sévices subis.Je ne sais que faire. Me mettre à nu. Rendre ainsi le moment plus malaisant encore. Ne rien laisser paraître et ne pas lui donner la chance de calmer ses angoisses. Pourrais-je répondre à l’ensemble de ses élans de paranoïa ? Je l’ignore. Déjà, elle a mal réagi à ma requête auprès de la barmaid de retirer la bouteille de whisky. Sa réaction ne fait pas de doute. Elle a un problème avec l’alcool. Celui lui permet d’embrumer son esprit pour oublier les horreurs qu’elle a vécu. Un échappatoire. Malsain. Elle trouve une excuse. Une crise d’angoisse. L’alcool pour soigner une crise d’angoisse. Névrose. L’alcool lui fait plus de mal que de bien. Il la rend complètement paranoïaque. Elle me rappelle mon beau-père quand, imbibé par l’alcool, il tenait des propos complètement décousus, incompréhensibles, finissant par lever la main sur moi. Je sens encore le contact de sa main contre ma peau. Ses marques. Ses bleus qui entachaient de manière journalière, ou presque mon corps enfantin. Et ma mère absente. Dans les limbes de ses propres névroses, elle m’entendait gémir, sans réagir. Elle n’en avait cure que l’on s’en prenne à la chair de sa chair. Et ce père que je n’ai pas connu, que j’ai tant idéalisé. Dans ses moments de détresse, il était Clark Kent, Superman. De manière candide, j’espérais qu’il m’entende, qu’il voit la détresse dans laquelle je suis, qu’il vienne me sauver des griffes de mon tortionnaire. Espoirs déçus. Il ne vint jamais. Ni ce père, ni Superman. Face à ses suspicions à mon encontre, j’ai tenté de lui montrer que sa vie n’est pas plus différente que celle des autres. Que ce qu’elle a vécu, d’autres l’ont vécu avant elle. Malheureusement, d’autres le vivront après elle. Elle n’est pas le centre du monde. Le centre de mes attentions. Compte tenu des circonstances, elle l’est un peu. Mais, dans le fonds, pas plus que d’autres personnes en temps normal. Tout cela n’a pas suffit. J’ai pourtant fait preuve de diplomatie, d’écoute. J’ai même fait des courbettes intérieures pour tenter de la rassurer sur mes intentions. Rien n’y a fait. Toujours aussi obnubilée par ma personne. Mes réelles intentions envers elle. Et sa demande sonne le glas de mes tentatives pour la raisonner.
Mille choses me traversent l’esprit à cet instant. Je me souviens de l’épisode à l’université, avec Simon Adams. Où j’ai tendu la perche pour me faire battre. Il m’avait conseillé à ce moment là, après avoir découvert l’étendue des dégâts sur mon corps, de consulter une cellule d’aide psychologique. À ses yeux, je n’étais que l’ombre de moi-même. Je n’allais pas bien. Je n’ai pas envie de recevoir un nouveau coup de semonce, de Victoria cette fois-ci. Cela serait tellement difficile à entendre, alors que techniquement je vais bien. J’ai surpassé les horreurs de ma vie. Je ne peux pas les effacer. Elles sont indélébiles. Elle font, à jamais, partie de moi, de mon corps, de mon histoire. Atroce. Je regarde la jeune femme suspicieuse. Il faut que je lui vienne en aide. Comme un bon samaritain. Ma décision est prise. Je me dévoile. Elle doit voir. Elle doit comprendre. Voir que l’histoire qu’elle a entendu n’est pas le fruit de mon imagination, d’une quelconque volonté de me mettre sur le devant de la scène. Elle doit comprendre que je suis de son côté. Que je ne suis pas un agent double. Que je veux simplement lui venir en aide. Comme une personne normale le ferait. Après de longues secondes de réflexion, je retire le haut. J’offre à la vue de la jeune femme les stigmates de ma vie passée. Je sens son air gêné. Une nouvelle fois. Nerveux. Je ferme les yeux, pour éviter de croiser son regard, d’entrevoir un quelconque jugement de sa part. Je les rouvre. Son visage est horrifié. Afin d’ajouter de l’horreur à l’horreur, je tire de ma poche un briquet et un paquet de cigarettes. Je lui explique qu’il s’agit des armes de ma torture. Rien de plus. Je regarde les deux. Instantanément, je me revois, le visage tendu, les dents serrés lorsque je sens pénétrer dans ma chair une douleur lancinante. La brûlure de la cigarette contre ma peau. Je me revois, étouffés des cris de douleur pour ne pas montrer à ma tortionnaire que je souffre. Je ne peux me voir dans un miroir, mais je m’imagine très bien, le visage marqué, tendu, les dents serrés. Après avoir longuement observé les cigarettes et le briquet, je lève les yeux vers elle. Sur son visage, un air dégoûté. A t-elle pris conscience de ce que j’ai pu subir ? Comprend-elle que l’alcool peut permettre d’accomplir des actes odieux ? Elle ne répond rien. Certainement sous le choc. Une autre personne n’a pas caché son ressenti. Elle l’a même exprimé à haute et intelligible voix. La barmaid est de retour. Elle vient de voir mon corps et toutes les marques qui le parsèment. Sa réaction est sans filtre. En un sens appréciable, mais qui fait mal. Je ferme les yeux. Je sens les larmes monter, mais je les retiens. Je suis paralysé. Je ne peux plus bouger d’un iota. Je ne sais que répondre. Sa réaction mérite-elle une réponse de ma part ? Sa réaction est légitime. Je ne peux pas la blâmer. Mais Victoria peut réagir. Ce qu’elle fait. Sans ménagement, elle l’envoie dans les roses. Je suis navré de cette réaction, à mes yeux, disproportionnée. Elle n’est pas fautive. Elle n’a rien demandé. Elle ne devrait pas subir les remontrance de la jeune femme. D’une petite voix, je tente de prendre sa défense : « Elle n’y est pour rien. Elle a eu une réaction que je qualifierais de normale ». Une fois les remontrances faites contre la barmaid, Victoire s’approche de moi, attrape le tee-shirt que j’avais négligemment jeté à mes côtés et le porte sur mon torse, pour le recouvrir. En accomplissement ce geste anodin, elle effleure ma peau. Sans s’en rendre compte. Elle s’empresse de s’excuser. Se rabaissant plus bas que terre. Loin de mois l’idée de dire que j’étais satisfait de la tournure des évènements, mais mon action semble porter ses fruits. Elle prend conscience de l’absurdité de ces propos, de ce qu’elle m’a demandé d’accomplir pour faire taire sa psychose. Je ne vais pas enfoncer le clou. Inutile. Improductif. Elle m’invite à remettre mon tee-shirt. Je ne perds pas une minute pour le faire. Les quelques minutes qui précèdent ont été compliquées. Difficiles pour moi. Je perçois, dans le silence ambiant, le regard empli d’excuses de Victoire. Lui ayant dévoilé mon corps mutilé par la cigarette, son regard traduit aussi le regret. Le regret de m’avoir pousser dans mes derniers retranchements. Le regret de m’avoir obligé de me mettre à nu, devant elle, ses yeux, qui ne s’attendaient certainement pas à cela. Elle est désolée que j’ai pu vivre cela. Elle n’y est pour rien. Les seules personnes fautives sont au cimetière et en prison. Chacune dans sa cellule. Je tente de la rassurer lorsqu’elle me propose de partir d’ici : « Non, nous pouvons rester. Ce n’est pas parce que mon beau-père était alcoolique que je dois pas fréquenter de bar, que je dois pas boire d’alcool, que je dois pas fumer… Je considère qu’il faut seulement avoir des actes mesurés. Nous pouvons rester ». Silence. « Sauf si cela te dérange ? ». Si elle souhaite que nous partions, je ne saurais lui refuser. Reprenant, peu à peu, le contrôle de mes émotions, je respire longuement, tranquillement, tout en observant la jeune fille. Elle demeure silencieuse. Pensive. Mon action a-t-elle chamboulé son esprit ? Je l’ignore. Je scrute son visage. Finalement, elle se lève et m’invite à la suivre, à quitter le bar. Inconsciemment, je suis rassuré. Ne serait-ce que pour pouvoir prendre une bouffée d’air frais. Sortir de cet espace clos où l’atmosphère était devenue vraiment pesante. À cause de moi. Nous marchâmes quelques instants, sur la place, avant qu’elle ne lâche la bombe. Elle avait été mannequin, dès quinze ans, et c’est dans ce cadre là qu’elle est tombée sous l’emprise de cet homme qui a abusé d’elle. Il était prêt à l’amener au sommet à condition qu’elle s’adonne à quelques extras. « Et tu es tombée dans l’engrenage ? » Si jeune, si innocente, j’imagine sans ses parents, elle a été pris au piège, dans les serres de ce rapace. Je suis tellement navré pour elle. Elle a été détruite. Je comprends plus encore ses multiples réactions. Elle a été dupée, par un homme, en qui elle avait une confiance aveugle… Et qui a abusé d’elle. « Et… Et… Comment t’en es-tu sortie ? » Question difficile. Elle pourrait très bien l’envoyer dans les roses, de peur de ressasser trop brutalerment son passé. « En tout cas, si c’est un ponte dans le monde du mannequinat… Il a peut-être sévi en dehors des Etats-Unis, et il peut être atteignable par la justice australienne ! » Je remets cela sur la table, comme pour lui montrer que, dans son affaire, il y a encore de l’espoir.
La réaction de la barmaid avait mise Victoire hors d’elle et elle ne s’était pas faite prier pour la remettre à sa place. Byron quand à lui essaya de prendre sa défense en qualifiant sa réaction de normale… Peut-être qu’il avait raison, mais la rousse n’allait certainement pas s’excuser, la barmaid aurait pu se contrôler, si elle n’avait pas parlé, Byron n’aurait pas vu l’expression sur son visage puisqu’elle était apparue dans son dos. Cette colère contre l’employée du bar ne suffisait pas à submerger son immense sentiment de culpabilité. Byron essaya de la rassurer en lui disant qu’il pouvait fréquenter des bars, boire de l’alcool, fumer des cigarettes qui avaient pourtant été l’instrument de la torture qu’il avait subi. « Nous pouvons rester » répondit-il à la proposition de Victoire de quitter le bar. Mais la pâtissière n’avait pas du tout envie de rester, elle était incapable de ne pas penser à tout cet alcool qu’elle pourrait ingérer sur cette banquette de bar. Elle était trop faible face à la bouteille. Alors que Byron reprenait ses esprits et essayait de faire disparaître les émotions et la vulnérabilité de son visage, Victoire resta silencieuse. Il lui avait demandé si ça la dérangeait de rester et elle finit par avouer : « Je préfèrerai ne pas rester là… » Elle désigna du menton l’étal de bouteilles tentatrices qui était juste sous son nez, la narguant. Elle avait bien conscience qu’elle était en train de dévoiler sa faiblesse à Byron, une vulnérabilité extrême qu’elle s’efforçait de cacher habituellement. Il avait entrouvert la digue et Victoire avait envie de se laisser porter par le courant, d’arrêter de mentir à elle-même et au monde entier.
Il la suivit dehors et après avoir marché en silence pendant quelques instants, elle lui lâcha une dose d’informations très importantes sur elle et son passé. Le mannequinat, New-York, les promesses et l’emprise… Elle s’était laissée porter, elle avait ouvert la bouche et parlé tout simplement. Bien sûr, elle n’en était pas à donner des noms ou à avouer sa véritable identité, mais elle se livrait réellement. Devoir se plonger dans son passé pour faire ce récit était très douloureux et pourtant, derrière cette douleur, un certain soulagement se faisait sentir. Le fameux soulagement dont tout le monde parlait quand il s’agissait de mettre des mots sur ses traumatismes, de se confier. Le sentiment n’était pas le même que lorsqu’elle parlait à sa psychologue. Il lui demanda si elle était tombée dans un engrenage. Elle réfléchit un instant, oui, l’on pouvait probablement parler d’engrenage. Elle acquiesça et précisa : « Ca devait être ma façon de rendre la pareille à ma mère… Pour tous les sacrifices qu’elle avait fait pour moi. De lui offrir une belle vie et du repos… »
Sa voix se brisa quand elle évoqua sa mère. Au final, le procès l’avait fait dépérir à petit feu. Victoire se reprochait la mort de sa mère, elle s’en voulait d’avoir laissé le photographe s’immiscer dans sa vie, elle s’en voulait de l’avoir dénoncé et de se retrouver sous les feux des projecteurs… Elle essuya la larme qui s’était frayé un chemin jusque sur sa joue et se concentra sur la discussion actuelle, Byron lui demandait comment elle s’en était sortie. Elle pensa à celle qui l’avait sauvée, sa barmaid, son amie, sa colocataire, son crush… Elle se contenta de répondre : « J’ai aussi rencontré une bonne personne… Elle m’a ouvert les yeux, elle m’a aidé avec mes addictions, elle m’a même trouvé une psy… Et je me suis rendue compte qu’il suffisait que je lui dise merde, ma carrière était déjà lancée… » Repenser à Kate était un crève-cœur, cette fille avait été parfaite jusqu’à ce qu’elle réagisse très mal au baiser que lui avait volé Victoire. La rousse baissa les yeux et ajouta : « Mais au final, elle et moi avons eu quelques… différends… »
Byron évoqua à nouveau l’idée qu’il avait pu sévir en dehors des frontières des Etats-Unis et peut-être en Australie également. Il insistait encore sur la possibilité qu’il soit poursuivi en Australie, sa fameuse mission. Victoire se raidit, elle n’y croyait vraiment pas. Et pourtant, elle savait que son impunité était en grande partie ce qui l’empêchait d’avancer. Elle soupira de lassitude et répondit : « Deux ans après m’être débarrassée de lui, je l’ai croisé avec sa nouvelle victime et j’ai décidé de le dénoncer. Ca a été le début du calvaire. » Elle se lança alors dans l’énumération des diverses étapes qu’elle avait dû surmonter ou subir. Sans le vouloir, le ton de sa voix devint peu à peu coléreux, pour finir son discours avec une véritable hargne : « Le dépôt de plainte : horrible, jamais je ne veux revivre ça... Puis, la presse me traitait de menteuse, d’affabulatrice et m’accusait de vouloir lui extorquer de l’argent car ma carrière était soi disant finie. Le procès : absence de preuve, un cauchemar. Les paparazzis, l’humiliation, la condamnation pour diffamation… Je n’y ai rien gagné, personne n’y a rien gagné ! »
Victoire sentait que les quelques verres de whisky qu’elle avait ingérés commençaient à faire effet sur son organisme. Mais elle n’en avait pas assez bu pour que l’alcool joue son rôle de somnifère-anxiolytique, mais pour le versant désinhibition, c’était en plein dans le mille. Si elle continuait à se laisser trop porter par le courant, elle n’allait pas pouvoir faire demi-tour et elle allait dégringoler la cascade de ses émotions. Elle en dirait trop, elle réagirait de manière trop épidermique. Elle était à deux doigts de fondre en sanglots en plein milieu du quartier des affaires, envisager un nouveau procès c’était inimaginable pour elle, en tous cas à cet instant…
Un engrenage. La promesse d’une vie meilleure. Pour elle. Pour sa mère. Un espoir de reconnaissance. La disparition d’une crainte. Celle des soucis de fin de mois. Pour sa mère. Après tous les sacrifices consentie. Et le piège s’est refermé sur elle. Prise dans la toile d’araignée de ce prédateur. Qui lui a fait croire monts et merveilles. Qui lui a fait miroité tant de choses. Mais toujours avec des contreparties. Et elle, si jeune, si innocence, que pouvait-elle faire ? Se plier à ses exigences. Se mettre à genoux. Espérer des jours meilleurs, malgré la toxicité de leur rapport. Accepter, pour sa mère, qui lui a tant donné. Elle a voulu rendre la pareille. Ce détraqué sexuel a profité de cette faiblesse pour asseoir sa domination sur la jeune fille qu’elle était.
Je perçois des trémolos dans sa voix. Sa mère. Une seule pensée la concernant et elle semble bouleversé. J’ai envie de la serrer dans mes bras. Pour la réconforter. Mauvaise idée. Je ne veux pas recevoir un soufflet. Pourtant, elle souffre. Sa mère a une place particulière dans sa vie. Elle est son phare dans l’obscurité, sa bouée de secours dans l’océan déchaîné de la vie. J’entrevois une larme s’échapper. Je saisis. J’ose verbaliser le drame qu’elle a vécu: « E...lle e-s-t mor...te ? » Avec toutes les précautions pour ne pas qu’elle redevienne une furie.
Avant de réorienter la discussion sur la manière de se libérer de cet engrenage malsain. Comme souvent, il a suffi d’une personne. Pour qu’elle réalise qu’elle n’avait pas besoin de lui. Une personne lui avait tendu la main, montrer la voie. Comme mon père d’adoption. Je me mordille la lèvre lorsqu’elle m’annonce que des différends ont eu raison de leur amitié. Dommage. D’autant qu’un lien indéfectible la lie à cette personne. Elle est et restera celle qui l’a sorti du chaos. Sans mon père d’adoption, je ne serais rien. Pas cuisine. J’aurais certainement sombré. Dans l’alcool. La drogue. Que sais-je encore. À l’heure qu’il est, je serais peut être six pieds sous terre à nourrir les chrysanthèmes. La vie est ainsi faite. Une rencontre peut tout changer. Pour le meilleur et pour le pire. Mais certaines peuvent avoir des saveurs et une place particulière. Indélébile. « Différends irréconciliables ? ». Renouer des contacts. Mettre de l’eau dans son vin. Faire table raz du passé peut l’aider dans sa thérapie. Surtout si cette personne a une place très particulière dans sa vie. Il ne faut pas passer à côté de quelque chose, d’une belle amitié, d’une belle entente, d’une belle rencontre, pour des problèmes futiles, après réflexion, et mettre son égo de côté, et retourner vers elle, peut-être le meilleur. Je ne suis pas à sa place, j’ignore les tenants et les aboutissants de cette rencontre.
Je préfère enchaîner sur une possible poursuite judiciaire en Australie. Je sens qu’elle est amère. Qu’elle n’est pas prête à se lancer dans de nouvelles aventure. Elle a déjà vécu un calvaire. Elle ne veut pas revivre un chemin de croix. La justice est ainsi faite. Les victimes, malgré leur statut, sont lynchées sur la place publique, leurs paroles sont décrédibilisées, souvent par les langues de vipères de la partie adverse. Comme si elles n’étaient rien. Un simple gravillon perdu dans les rouages de la mécanique judiciaire. La plainte. Un traumatisme. Je sens qu’elle défaille, à la seule pensée de cet acte pourtant légitime après ce qu’elle a vécu. Elle parle de la presse. Encore elle. « Les journalistes sont de vrais charognards, à la recherche du moindre bout de gras qu’ils pourraient se mettre sous la dent, pour redorer leur image auprès de leur rédaction ou faire exploser l’audimat ». A cause de certains journalistes peu scrupuleux, à la recherche de scoops infondés, je suis dans l’œil du cyclone, avec cette photo paparazzée de Céleste et moi. « Dès qu’ils ont trouvé un interstice, une fissure dans laquelle pénétrer, ils en profite, sans éprouver aucun scrupule, même s’ils font mal aux gens ! »
Je sens qu’elle est au bord du précipice. Perdue. J’y suis allé trop fort, en revenant à la charge sur un énième procès. Elle n’est pas prête. Elle ne veut pas. Cela serait bien trop difficile à supporter pour elle. « Je suis désolé de remuer le couteau dans la plaie. Pardon ! ». J’ai l’impression qu’elle est dans le vague. Absente. Elle marche, dans le quartier des affaires, sans réel but. Je reste près d’elle. Je sens qu’elle va choir. Psychologiquement. Physiquement. Les deux. « Victoire ? Toujours parmi nous ? » M'inquiète-je Ses pas devinrent moins assurés. L’alcool ingurgité quelques minutes auparavant semble, peu à peu, faire son petit bonhomme de chemin, dans ses veines. Est-elle encore maîtresse de ses gestes, de ses émotions ? Dans le doute, je reste à proximité, au cas où elle perde pied.
Byron avait prononcé la question avec plus de pincettes que s’il était en train de désamorcer une bombe. Elle acquiesça, oui sa mère était décédée. Elle ajouta même d’une voix chargée d’émotion : « Elle a pas supporté tout ça… Elle a beaucoup culpabilisé… » D’autres larmes roulèrent sur ses joues mais elle les essuya aussitôt. Ce n’était pas l’endroit ni le moment de fondre en larmes, c’était une activité qu’elle réservait à sa solitude nocturne dans l’intimité de son appartement, flanquée de ses deux acolytes Boisson et Fumette.
Le souvenir de Kate ne fit que remuer les regrets de sa vie passée. Leurs différends n’étaient probablement pas irréparables, surtout après tant d’années, de l’eau avait coulé sous les ponts comme on dit. Mais Victoire restait gênée de ce qu’il s’était passé et elle ne pourrait jamais oublier le regard que Kate lui avait lancé quand elle l’avait embrassée par surprise. Et les changements dans son comportement après cette soirée. Elle ne s’était pas montrée méchante ou étroite d’esprit, mais elle avait voulu prendre ses distances, retenir ses gestes d’affection envers Victoire, lui parler différemment avec moins d’effusions. Elle avait probablement fait ça pour Victoire, pour ne pas lui laisser un espoir, pour ne pas la faire souffrir sur la durée en lui laissant croire qu’il pouvait se passer quelque chose entre elles. Rien de tout ça n’avait été fait avec animosité. Mais à cette époque où elle avait le plus besoin d’une amie proche, elles avaient perdu cette complicité, cette tendresse et ce réconfort dont elle manquait cruellement. Entre cela et la honte d’avoir été rejetée, Vic n’avait trouvé qu’une solution, sa préférée : la fuite. Elle répondit à Byron : « Ca ne sera plus jamais pareil avec elle… Je voulais plus que son amitié et finalement, je l’ai perdue… »
La pudeur de Victoire était en train de s’envoler, son alcoolémie y était pour quelque chose bien sûr, mais aussi, elle commençait vraiment à apprécier parler à Byron. Même si elle s’énervait parfois, même si elle pleurait un peu, même si ça faisait mal, ça faisait surtout beaucoup de bien. Il était comme un miroir qui lui renvoyait une image bienveillante, il était elle mais en différent, en « réussi ». Elle avait envie de tout lui dire, elle avait envie qu’il lui dise tout, elle voulait devenir lui et arrêter de faire de la merde. Sa colère à l’idée de devoir encore se rendre devant la justice, elle n’était pas dirigée vers lui mais vers le reste du monde, vers le monde entier. Il paraissait étrangement très virulent envers la presse, avait-il eu affaire à eux également ? Victoire ne rebondit pas dessus car elle venait de régurgiter toute cette colère qu’elle couvait depuis des années, qu’elle n’avait pas vraiment extériorisée depuis tout ce temps. Elle était dans un état second et Byron se rendit compte qu’il était allé trop loin et il s’excusa. Elle lui bredouilla : « C’est pas grave… »
Elle faisait tellement d’efforts au quotidien pour anesthésier ses émotions, pour intérioriser, pour se taire. Elle avait changé de nom, elle se cachait du monde et elle se cachait beaucoup de choses à elle-même aussi. Elle n’avait pas prononcé son vrai prénom depuis deux ans. Juliette, qui es-tu ? Victoire ? « Victoire ? Toujours parmi nous ? » Elle réalisa qu’elle avait déconnecté de l’instant présent, elle regarda Byron avec un air un peu perdu. Il avait l’air inquiet, prêt à la rattraper si elle vacillait. Pendant une seconde, elle eut envie de perdre l’équilibre et de tomber dans ses bras. Elle avait besoin d’une étreinte, d’un contact humain, de tendresse et de réconfort. Il n’y avait personne ici à Brisbane qui comblait ce besoin qui la rongeait. Elle n’aurait jamais cru qu’elle voudrait retrouver cela dans les bras d’un homme, alors qu’elle évitait toujours tout contact avec la gent masculine. Ce n’était pas son genre d’accorder sa confiance aussi vite, mais selon ses standards, elle venait presque de lui raconter toute sa vie. Certains pourraient dire qu’elle avait à peine parlé, mais elle avait révélé une foule d’informations que personne ici à Brisbane ne connaissait. Avait-elle bien fait ? Elle pensait que oui…
Réalisant qu’elle était encore partie se perdre dans ses pensées, elle interrompit sa démarche incertaine à côté d’un banc. Elle répondit : « Je suis là, oui… » Elle s’assit sur le banc en laissant une place pour que Byron puisse s’asseoir aussi et elle lui indiqua d’ailleurs par un geste d’invitation qu’il était le bienvenu. Contrairement à quelques minutes auparavant quand elle s’était sentie envahie dans son espace vital. Elle fixa un point indéfini à l’horizon et dit d’une voix blanche : « Je ne sais même pas quel est le sens de tout ça… Pourquoi je me met dans des états pareils ? Pourquoi continuer de lutter pour survivre dans ce monde de merde, dans cette vie de merde ? » Finalement, elle ne put retenir ses larmes plus longtemps, elles déferlèrent sur ses joues et l’agitèrent de sanglots silencieux. Elle glissa brusquement sur le banc pour se rapprocher de Byron qui avait volontairement gardé ses distances en s’asseyant. Elle posa sa tête rousse sur son épaule, soupirant de soulagement : « Pourquoi je viens de faire ça ? Pourquoi j’ai envie de te faire confiance et de tout te raconter ? Pourquoi ça fait si mal d’en parler et pourtant tant de bien une fois que c’est sorti ? Quand est-ce que ça ira vraiment mieux, bordel !? »
Ils restèrent ainsi pendant de longues minutes et les larmes de Victoire continuaient de couler. Toutes ces émotions et ces larmes, ça l’avait vidée. Vidée de beaucoup de choses qu’elle devait expulser mais aussi de son énergie. Elle finit par redresser la tête et dit à Byron : « Je veux rentrer chez moi… Il vaudrait mieux pas que je prenne le volant… » Elle n’osait pas lui demander directement de la ramener chez elle et s’il ne se proposait pas, elle dirait qu’elle allait prendre les transports en commun. Bien sûr, elle n’en ferait rien. Elle était incapable de s’entasser contre des gens dans une rame de métro ou dans un bus, encore moins dans l’état où elle se trouvait actuellement. S’il ne la raccompagnait pas, elle prendrait sa voiture avec toute l’irresponsabilité que cette décision représentait, mais elle avait besoin de dormir. Elle était tellement épuisée qu’elle espérait même ne pas avoir à s’assommer de substances pour trouver le sommeil.
Sa mère est une personne importante à ses yeux. Je le vois. Je le sens. Son langage corporel ne laisse planer aucun doute. Je comprend qu’elle n’est plus. Avec toutes les précaution qui s’impose à moi pour ne pas que la furie reprenne, je demande si elle est morte. Elle m’explique Elle n’a pas supportée la pression. Tous ces regards, ces jugements portés sur sa fille. Je n’ose imaginer son désarroi. Perdre sa mère dans de telles circonstances. La goutte d’eau qui fait déborder le vase. Une épreuve de plus pour la jeune femme.Qui ne l’aide probablement pas. Je ne veux pas enfoncer le clou plus longtemps, rouvrir cette cicatrice qui peine, déjà, à se soigner pleinement. Je me mets à sa place. Le coup de grâce. Perdre sa mère, avec qui elle avait potentiellement un lien indéfectible, son premier soutien tandis qu’elle était dans la tourmente, n’a certainement pas du faciliter les choses. Voyant qu’il s’agissait encore d’un sujet sensible, de peur qu’elle se renferme, qu’elle sombre plus encore, je préfère détourner la conversation. Sur un autre sujet, moins intime, qui éviterait qu’elle broie du noir.
Je profite de la perche tendue lorsqu’elle me parle d’une rencontre. De cette rencontre qui change une vie, d’autant plus lorsqu’elle ne tient qu’à un fil. La jeune femme refroidit rapidement mes ardeurs de m’engouffrer, de profiter de cette fenêtre de tir. Elle est en froid avec cette personne qui a tant compté pour elle. Elles ont des différends. Certains peuvent être insurmontables. D’autres, au contraire, si chacun met un peu d’eau dans son vin, peuvent se résoudre. Si la résolution n’est pas l’affaire d’une personne, celle qui s’en donne les moyens. Les sentiments s’en sont mêlés. Ils se sont perdus. Une nouvelle épreuve pour elle. Hélas. Un amour à sens unique. Pour autant, il vaut mieux mettre les choses au clair dès le départ. Pour ne pas décevoir, faire souffrir, faire croire des choses qui, concrètement, ne verront jamais le jour. « Peut-être est-ce un mal pour un bien. Une relation à sens unique peut être toxique… Ce qui compte c’est l’aide qu’elle a pu te prodiguer pour te donner la force de dire ‘Non’ à ton tortionnaire ». Ce n’est peut-être pas ce qu’elle veut entendre. Peut-être que son cœur est encore en souffrance. Cela ne fait pas de doute. Elle devait réellement tenir à cette personne qui l’a renvoyé dans les cordes.
Lorsque je vois l’effet engendré par ma proposition de poursuivre l’homme qui a brisé sa vie, sa mère, sa famille, j’ai une envie soudaine de me faire minuscule, oublié. Je ne veux pas qu’elle sombre. Je regrette. Je lui demande pardon, après m’en être vertement pris à la presse. Je n’oublie pas les soucis créés. De grâce, elle ne relève pas. Et ne porte pas de jugement sur ma volonté farouche de l’aider à foutre le prédateur sexuel qui lui a fait tant de mal derrière les barreaux des geôles australiennes (puisque la justice américaine est juste incapable de défendre comme il se doit les victimes d’agressions sexuelles). Je la vois absorbée dans ses pensées. Le regard dans le vide. Mutique. Je lui parle. Je lui demande si tout va bien. Aucune réponse. Elle a sombré. Dans les souvenirs douloureux probablement. Elle finit par répondre. D’une petite voix. Elle s’installe sur un banc tout prêt. D’un geste amical, elle me propose de la rejoindre. Je reste de marbre quelques instants. J’ai peur qu’elle ait une réaction démesurée quelques secondes plus tard. Chat échaudé craint l’eau froide.
Prudemment, je m’assois à ses côtés, gardant une certaine distance avec la rouquine. Chacun son espace. Ses propos me font froid dans le dos. Un appel au secours. Un appel de détresse. Des idées suicidaires. Dans l’instant, je ne sais que répondre. Je respire. Doucement. « Tu as connu des épreuves que peu de personnes connaissent. Il est compliqué pour le commun des mortels de s’imaginer ce que tu as vécu. Ta réaction peut paraître disproportionnée, mais c’est un moyen de défense comme un autre. À toi de desserrer, petit à petit, la vis… T’ouvrir aux autres ! » Tout le monde ne lui veut pas du mal. Il faut qu’elle réapprenne à faire confiance. C’est, semble-t-il, une épreuve pour elle, mais elle n’a pas vraiment le choix. Il faut qu’elle retire cette carapace. Houlà ! Sans m’y attendre, je la sens déposer sa tête sur mon épaule. Je panique. Intérieurement. Je retiens ma respiration. Un mouvement de travers et elle peut sortir ses griffes. Une nouvelle fois. Elle continue à pleurer pourtant. Je n’ose rien faire, de peur de la brusquer. Je suis mal à l’aise. Et elle commence à s’interroger, se poser des questions existentielles. Sur ses réactions, sur ses confessions, sur la confiance qu’elle semble vouloir m’accorder. Enfin. Mes tentatives pour la convaincre que je ne suis pas un mauvais bougre, comme certains hommes. Ce qui ont abusé d’elle. « Il faut que tu te libères de ce poids. Te confier est une bonne solution… Pour choisir ce que tu as envie de dévoiler de tes tourments, de tes épreuves ! » Silence. « Et si tu as besoin d’une oreille attentive, qui ne te jugera pas. Je suis là ». Je peux être un canne sur laquelle elle peut s’appuyer, une bouée de secours lorsqu’elle en ressent le besoin. Elle continue à pleurer. Je n’ose la prendre dans mes bras, pourtant, j’ai envie de la consoler, de la réconforter. Je crains sa réaction. Déjà, je ne suis toujours pas à l’aise avec sa tête sur mon épaule. Je reste là. À la soutenir. En silence. De longues minutes. Sur ce banc. Soudain, elle relève la tête. Je n’ai fait aucun mouvement brusque. Elle m’annonce qu’elle veut rentrer chez elle. Elle reconnaît ne pas être en état pour prendre la voiture. Moment de lucidité. Je ne peux pas la laisser dans cet état là. Ni prendre la voiture. Ni prendre les transports en commun. Elle serait une proie facile, si des personnes malintentionnées décident de s’en prendre à elle. « Je peux te ramener. Sans problème. Donnes-moi les clefs de ta voiture ! » Mais avant de partir. Et je m’en veux terriblement de ne pas m’être impliqué dans cette vente, il faut prévenir Madame Garber. La pauvre. Seule à vendre des pâtisseries. Je la rejoins quelques instants. Sans entrer dans les détails, je lui explique que Victoire ne va vraiment pas bien, que je préfère la ramener chez elle. Pour qu’elle se repose. Elle comprends. Je lui promets de revenir rapidement afin de l’épauler pour finir cette vente caritative et tout ranger. Je retourne vers Victoire. « Tu es prête ? Tu es garée où ? ». Demande-je tandis qu’elle me tend les clefs de sa voiture. Elle me montre le panneau d’un parking situé non loin de là. Nous commençâmes à nous diriger par là-bas, dans le silence.
Toutes les paroles de Byron étaient méticuleusement choisies, cela se sentait dans sa façon de les prononcer. Il marchait sur des œufs et craignait de déclencher une crise de larmes ou de cris chez Victoire. C’était presque attendrissant cette précaution avec laquelle il s’adressait à elle. Il disait être là pour elle et Victoire sentait qu’il pensait chaque mot et ne faisait pas de promesses en l’air. Elle a sa tête sur son épaule et les larmes coulent jusque sur le t-shirt qu’il avait retiré plus tôt dans le bar. Elle répondit à son offre de recueillir ses confidences avec un sourire triste : « Merci mais prépare-toi à en avoir marre des dramas de Victoire… »
La fatigue que ressentait Victoire était tellement pesante qu’elle avait l’impression qu’elle aurait pu s’endormir là, sur l’épaule de Byron. Mais elle n’en ferait rien, elle avait besoin de la sécurité de son appartement pour s’abandonner au sommeil, et même dans son environnement ça lui était toujours difficile. Elle se leva et demanda de manière à peine déguisée à Byron s’il pouvait la reconduire chez elle. Il se proposa tout de suite en lui demandant ses clés. Victoire les lui donna sans se faire prier et ils se dirigèrent tous deux vers le stand de pâtisseries. Elle avait laissé ses tupperwares et sa veste sous la table. Byron était en train d’expliquer la situation à Mme Garber tandis que Victoire aurait voulu disparaître. Elle se sentait mal d’obliger Byron à abandonner la vieille dame, de l’avoir abandonnée elle-même et lorsqu’elle s’approcha pour récupérer ses affaires, leurs regards se croisèrent. La rousse se contenta de lui dire, honteuse : « Excusez-nous, c’est de ma faute… »
Celle-ci lui adressa un sourire bienveillant en lui assurant qu’il n’y avait aucun problème. Elle leur fit même remarquer qu’il n’y avait presque plus de pâtisseries et une caisse déjà bien remplie, qu’elle pourrait donc bientôt rentrer chez elle. Victoire enfila sa veste en faux cuir et empila les récipients en plastique dans ses bras. Byron se retourna vers elle pour savoir vers où ils devaient se diriger et elle lui indiqua l’entrée du parking où elle était garée. Ils dirent au revoir à Mme Garber et la remercièrent à nouveau pour enfin s’éloigner du stand.
En approchant du véhicule, Victoire regretta d’avoir déjà donné les clés à Byron, elle aurait aimé presser le pas et prendre de l’avance sur lui pour cacher sous les sièges certains éléments qui jonchaient le sol de sa voiture. Peut-être qu’il ne verrait rien, la majorité des preuves incriminantes se trouvaient sur le sol, au pied de la banquette arrière. Il enclencha l’ouverture automatique quand Victoire lui désigna le véhicule et elle accéléra légèrement le pas, ouvrit la porte passager arrière et déposa avec empressement les tupperwares sur les sièges. Elle repéra tout de suite sa bouteille de secours, celle qu’elle gardait toujours à portée au cas où… Au cas où elle en ait besoin pendant sa pause déjeuner, au cas où elle en ait besoin quand elle sortait de chez elle tout simplement. Elle la glissa aussitôt sous le siège, honteuse. *Tu fais bien d’avoir honte, tu fais pitié…* se fustigea-t-elle intérieurement.
Puis ils prirent place à l’avant du véhicule. Victoire avait oublié le cendrier, il débordait de mégots de joints et la voiture empestait un mélange de tabac froid et de cannabis. Elle le referma prestement et se contenta de marmonner, en faisant comme si de rien n’était : « Désolée pour le bordel… »
Ils roulèrent dans le calme, parlant à peine et de sujets bien plus légers que leurs conversations antérieures : la météo, les quartiers de Brisbane… Victoire somnolait accoudée à la portière, bercée par la conduite souple de Byron. Enfin, ils arrivèrent devant son immeuble. Il gara la voiture de Victoire sur sa place de parking et ils en sortirent tous deux. Il y eut un instant de gêne, comment allaient-ils se dire au revoir ? *J’espère qu’il ne s’attend pas à un baiser car il va être déçu...* Chargée de ses boîtes en plastique, Victoire, épuisée, adressa un sourire sincère à Byron : « Merci beaucoup… Pour tout… Désolée si je t’invite pas à monter. » Son petit rire fatigué vint souligner le fait qu’elle avait tenté un trait d’humour. Elle s’assura qu’il avait un moyen de rentrer chez lui et finit par lui tendre la main. Victoire fit durer leur poignée de main un peu plus longtemps que de coutume puis, à la fin, elle serra la main de Byron un peu plus fort et la relâcha. C’était l’équivalent d’un câlin de remerciement, mais sans avoir à laisser les bras d’un homme l’entourer.
Puis elle s’éloigna vers son bâtiment. Une fois arrivée dans son appartement, enfin seule, elle regarda la bouteille et la drogue qui encombraient sa table basse. Elle ressentit encore de la honte, comme si Byron était derrière elle et s’apprêtait à lui confisquer également cette bouteille-ci. *Tu peux pas continuer à vivre comme ça… Tu te détruis à petit feu* Elle pensa pendant une seconde à aller vider la bouteille dans l’évier, mais à la place, elle se dirigea vers sa chambre, se dénuda et s’écroula sur son lit. Elle était si fatiguée qu’elle sentait le sommeil prêt à l’envelopper toute entière. *C’est pas grave, demain je les viderai toutes les bouteilles*, ce fut sa dernière pensée avant de s’endormir profondément. Elle partait pour dormir de longues heures sans interruption, d’un sommeil réparateur et paisible qu’elle n’avait pas connu depuis bien longtemps.