Avril 2011, Londres.

Bailey est en retard.

Nous sommes tous les trois installés à la table du dîner, dans notre ample salle à manger avec la table en bois verni, passée de génération en génération, et les tableaux de maître aux murs. Je jette un regard ennuyé vers le lustre au-dessus de ma tête, puisqu'évidemment, personne n'a le droit de manger tant qu'il ne daigne pas faire son apparition et s'asseoir avec nous. J'entends ma mère gigoter sur sa chaise, et sans me tourner vers elle, je dis simplement : "Il arrive", d'une voix lasse, car on joue ce numéro toutes les semaines, et ça en devient inintéressant au possible. Mon père me lance un regard furieux, comme si c'était ma faute, et je me renfrogne. Je déteste que la faute retombe toujours sur moi. Je peux être aussi irréprochable que je le souhaite, chaque erreur de Bailey est partagée à égalité - comme le sera notre héritage, un jour.

Je vois le gigot d'agneau refroidir sous nos yeux, et ne parlons même pas de la purée de pomme de terre. Heureusement qu'il y a aussi les affreux harengs que mon père affectionne et la salade avec très peu de vinaigrette pour la ligne de ma mère. Je le déteste chaque seconde un peu plus.

Enfin, enfin, il arrive, et je pose sur lui des yeux remplis d'une telle colère froide qu'il devrait s'effondrer et mourir sur-le-champ. Mais non, il se permet un sourire et il s'installe, comme s'il était à l'heure, comme si tout allait bien. Il prend même les couverts pour se servir, et mon père lève sa paume pour qu'il s'arrête immédiatement. La tension dans la pièce grimpe de mille degrés (pas assez pour réchauffer l'agneau froid, malheureusement). "Où étais-tu ?" La voix de papa est si froide et elle transperce le silence jusqu'à Bailey. Je sais qu'il donnera la mauvaise réponse, comme d'habitude, et que nous allons tous nous disputer, comme d'habitude, parce qu'il est incapable de se comporter comme il se doit, et ce depuis des années. Je ne le lâche pas du regard, et le dégoût que j'éprouve à son égard est manifeste sur mon visage.

@Bailey Fitzgerald

Je suis en retard.

Je suis en retard et pourtant, je ne me presse pas. Ce n'est qu'un énième repas de famille ou notre père se vantera des idées brillantes de Sebastian avant de prendre un virage à 360 pour s'attaquer à ma personne et avoir un discours bien moins valorisant. C'est toujours la même histoire, la même rengaine. Cela en devient lassant. Je ne veux pas être le petit chien à l'image parfaite, elle me plaît comme elle est ma vie. Je travaille pour la société familiale et je donne tout mon temps et mon énergie aux différentes artistes et là-dessus papa n'a pas d'angle d'attaque. Alors, il préfère juger ce que je fais de mon temps libre, parce que les frères Fitzgerald ne sont toujours pas mariés malgré leur grand âge et cela fait tâche dans le milieu bourgeois londonien.

Vingt minutes de retard et je passe seulement la porte de la maison. Les cheveux ébouriffés dans tous les sens, la chemise à peine rentrer dans le pantalon et surtout les pupilles encore dilatées de ce que j'ai pu prendre la veille lors de cette soirée un peu sauvage. Ils sont là, autour de la table, en train de m'attendre comme le Messi. Je lève les yeux au ciel et me glisse à ma place. Je crève la dalle et commence à me servir, il y a au moins un avantage à toute cette connerie. « Où étais-tu ? » « Quelque part. » Quoiqu'il arrive, il n'aimera pas la réponse alors autant rester évasif au possible. Mais il ne l’entend pas comme ça mon père. « Tu ferais mieux de me répondre jeune homme. Et sur un autre ton. » Il pense que je suis encore un gamin paumé (il n'a pas tort.) et cherche constamment à me remettre dans le droit chemin. Tout est si bancale que rien ne fonctionne vraiment. Et puisqu’il est si curieux mon paternel, je décide de ne pas l’épargner. L’espace d’un instant, sous l’emprise probablement tardive de l’alcool et des quelques pilules qui ont glissé sous ma langue il y quelques heures à peine, je me sens pousser des ailes. « Je m’envoyais en l’air avec la stagiaire de Lurhmann. » Alors heureux papa ? Je soupire et lève les yeux au ciel. J’ai plus faim. J’en ai déjà marre de ce dîner. « On pourrait pas juste abandonner l’image de la famille parfaite ? » Autrement dit, arrêter les frais et juste partir loin. Très loin. Et je glisse tout de même un regard vers ma mère et m'excuse en silence.

"Quelque part." Allons bon, que les festivités commencent. Mon père, évidemment, est furieux ; ma mère, évidemment, le pardonne instantanément. Nos dynamiques se répètent depuis si longtemps : on dirait un film de Godard ou Rohmer ; on s'ennuie. Il faudrait que le marionnettiste décide d'improviser un peu, mais chez nous, l'imprévu est interdit. Voilà d'ailleurs pourquoi on s'obstine à attendre Bailey toutes les semaines, plutôt que d'accepter sa demande d'annuler les dîners. Ce serait plus simple, et pourtant, on ne fait pas dans la facilité.

Mon père va s'énerver dans trois, deux, un.
"Tu ferais mieux de me répondre jeune homme. Et sur un autre ton."

Bailey va le provoquer dans trois, deux, un.
"Je m’envoyais en l’air avec la stagiaire de Lurhmann."

Je soupire, lassé. Je sais déjà que Bailey couche avec cette femme. Il n'y a rien d'étonnant là-dedans, par ailleurs : c'est la continuation logique de sa stupidité (à Bailey, j'entends, pas à la stagiaire). Cependant, les problèmes que cela peut créer au niveau de l'entreprise sont réels. Si elle profite d'un moment de torpeur de Bailey pour lire ses mails, elle découvrira des informations compromettantes. Voilà pourquoi j'ai eu une réunion confidentielle avec le département informatique du label, pour demander une révision à la hausse de notre cyber-sécurité, avec des changements de mot de passe récurrents, et des niveaux de confidentialité différents (certains mails, comme ça, ne peuvent être vus que si l'appareil est connecté au wi-fi du bureau). Quand je vous dis que je passe ma vie à rattraper les erreurs de Bailey, je ne mens pas. Je ne mens jamais, de toute façon.

Bailey va devenir mélodramatique dans trois, deux, un.
"On pourrait pas juste abandonner l’image de la famille parfaite ?"

Si une fois, juste une fois, je pouvais lui mettre une droite. Dans mes rêves, ça se passe comme dans les films : il s'effondre, K.O., et ne dit pas un mot pendant la demi-heure suivante. Ca suffit à me rendre le sourire, et maintenant mon père nous regarde tous les deux comme des fous furieux. Je reprends une expression neutre et me maudis de m'être laissé aller. Je prends les couverts pour servir, et mon père frôle l'apoplexie. "On attend Bailey pour se servir, tu as dit. Bailey est là." Je respecte les règles, moi - et décoche un regard exaspéré à mon frère. Maman s'agite à côté, mais ne dit rien, car elle sait que se mêler de leur dispute n'est pas une bonne idée. Je la sers, puis me sers. Repose les couverts, dont Bailey se sait immédiatement.

Papa va être agressif dans trois, deux, un.
"Bailey, tu n'as toujours été que déception."

Si j'avais une carte de bingo, je cocherais la case toujours et la case déception. C'était classique, et ça ne faisait plus aucun effet à Bailey, parce qu'il n'y avait pas assez de renouvellement. Je saurais quoi lui dire, moi, mais je fais comme maman : je ne m'en mêle pas. "Mais ça ne va plus durer", tonne mon père, et je relève la tête, car celle-là, on ne l'avait pas entendue depuis longtemps. Qu'est-ce que ça va être, cette fois-ci ? Privé de voiture ? Privé d'argent de poche ? Je prie pour que ce soit : renvoyé définitivement du label.

@Bailey Fitzgerald

Il s’offusque le paternel. Comme s’il ne connaissait pas la chanson depuis le temps. Il me joue le rôle du père désespéré, il cherche à me contrôler et je provoque. Ce n’est pas une partie de plaisir, dans le fond ce n’est pas ma personnalité de tenir tête comme cela, de provoquer constamment pour que l’on s’intéresse un minimum à moi. C’est une dynamique devenue malsaine, mais on se perd dans ce cercle vicieux et rien ne change. Je provoque pour me faire entendre, il décide de sévir parce que je ne rentre pas dans le moule qu’il a forgé pour moi dès ma naissance. Ce dîner ne fait pas exception à la règle bien entendu. Maman est mal à l’aise, Papa fulmine dans son coin. « On attend Bailey pour se servir, tu as dit. Bailey est là. » Et Sebastian prend un malin plaisir à rappeler que lui, il obéit au doigt et à l’œil. Je lui jette un regard noir, lui ça le fait jouir ces repas à la con. Cela lui permet de rappeler aux parents qu’il est le fils parfait, celui qui ne fera jamais un faux pas.

« Bailey, tu n'as toujours été que déception. » « Je sais. » Change de disque papa. Je l’ai tellement entendu cette phrase dans ma vie. Je voudrais être capable de dire que cela ne m’atteint pas, mais c’est tout le contraire. À chaque fois, il réussit à me mettre à genoux avec ces quelques mots. Je me mords la lèvre pour ne pas laisser entrevoir mes émotions, je me dois de lui tenir tête encore un peu. Juste un peu. « Mais ça ne va plus durer » Il pique ma curiosité. Je fronce les sourcils et tourne le regard vers mon père qui semble si fier de sa petite annonce. « Ah oui ? » Je le questionne sans trop pousser la provocation et il me sourit sans rien dire. Le silence s’étire, je gigote sur ma chaise. « Mangeons, c’est déjà froid. » Oh maman. Elle tente de sauver les apparences, elle y croit encore à cette famille parfaite. Et pour ne pas la décevoir tout le monde entame son assiette sans un bruit.

Je n’oublie pas ce que mon père a dit, j’attends la sentence, mais il semble en avoir décidé autrement. « Alors Sebastian, comment se déroule la mise en place de cette tournée et les derniers événements marketing ? » Il fait durer le suspense. Il sait que je ne quitterai pas la table maintenant, que je resterai jusqu’à ce qu’il décide de me faire connaître la fin de mon sort. En attendant, il me rappelle que je ferais mieux d’être comme mon frère, parfait sous toutes les coutures, irréprochables. Un pantin désarticuler que personne n’aime et qui n’aime personne. « La tournée est déjà planifiée. » que je rappelle au cas où quelqu’un aurait oublié que je travaille aussi avec eux. La planification, je l’ai prévu avec l’artiste et quelques membres du label. « Je peux savoir pourquoi ça ne va plus durer. » Parce qu’on passe notre vie à parler boulot, maintenant, je voudrais savoir ce que mon père mijote.

"Mais ça ne va plus durer."
Ah oui ?
"Ah oui ?"

Je regarde mon frère, une pointe d'amusement dans mon regard. C'est rare qu'on pense la même chose au même moment, dernièrement. Quand mon père fait de grandes nouvelles, ceci dit, il nous prend souvent de court. Je lance mes neurones. Il ne virerait jamais Bailey du label, pour l'image. Il ne l'enverrait pas non plus dans un autre pays, pour l'image. Réfléchis. Bailey travaille bien. Les problèmes qu'il crée sont de l'ordre de l'image. Il fait la fête, il boit, il se drogue, mais surtout il est pris en photo avec d'innombrables conquêtes. La vie d'un célibataire. La vie d'un célibataire. Oh.

"Mangeons, c'est déjà froid." Oh, maman, arrête d'arrondir les angles, et mets des limites à Bailey : c'est seulement comme ça qu'il grandira. Je fais néanmoins comme on me demande, et je mange. L'agneau froid a la texture d'un pneu mal fondu. La purée glacée pourrait être un nouveau parfum de sorbet pour l'été. Si seulement la colère pouvait réchauffer les aliments. "Alors Sebastian, comment se déroule la mise en place de cette tournée et les derniers événements marketing ?" Ah, c'est à moi. "La tournée est déjà planifiée." Je vais le tuer. "Je peux savoir pourquoi ça ne va plus durer." Ceci étant dit, moi aussi je veux savoir. Je suis partagé entre deux impulsions. Ma loyauté à mon père l'emporte. "La tournée est prête. Nous avons cinq événements marketing sur les deux prochains mois. Je passe voir l'équipe chaque jour. Il n'y aura aucune bévue." Je le sais, parce que certains ont pris la manie de bégayer quand j'entre.

Mon père acquiesce, et un silence se fait. Il fait semblant de se concentrer sur sa nourriture ; il prend son temps. C'est comme un cours d'intimidation. Je regarde, j'écoute, j'apprends. Je dois faire pareil. Personne ne parle. Je sais que si on se tait, il finira par le dire. Et enfin, il relève les yeux, avec un minuscule sourire ravi. "Tu te souviens des McGrath, Bailey ?" Mon cerveau tourne. Amis de nos parents, deux filles, un fils. Vieille école, comme nous. "Tu te souviens de leur fille Ginny ?" Bon. Ca a le mérite d'être clair. Je me tourne vers Bailey. Est-ce qu'il a compris ?

@Bailey Fitzgerald

« La tournée est prête. Nous avons cinq événements marketing sur les deux prochains mois. Je passe voir l'équipe chaque jour. Il n'y aura aucune bévue. » Je lève les yeux au ciel si fort que j’en ai mal au crâne. Il était obligé de venir dire que tout est parfait, que tout le monde le craint au studio et que par conséquent, il en a déjà fait ses petits moutons qui lui obéissent au doigt et à l’œil. C’est à vomir, mais je ne réplique pas. Non. J’attends que papa continue à parler de son plan. Il a forcément un plan. Il ne laisserait pas le silence retomber autour de la table de cette manière si ce n’était pas le cas. Il est en train de monter son petit suspense. Il pense m’avoir m’intimidant, pour le moment, il arrive seulement à m’exaspérer.

Le repas est gelé, mais je mange par politesse. Quelques bouchées, un sourire en coin pour maman. Sebastian s’impatiente tout autant que moi. Il est probablement en train de rêver à mon renvoi lorsque nos regards se croisent par-dessus la table. Papa fait durer le silence et je me retiens de soupirer bruyamment à l’instant où il relève enfin la tête de son assiette. La sentence va tomber… « Tu te souviens des McGrath, Bailey ? » Vaguement. Des amis de la famille, ils sont Australien, on a souvent vu les parents à Londres, jamais vraiment les enfants. « Tu te souviens de leur fille Ginny ? » Vaguement, elle n’était qu’une gamine à l’époque. « Pas vraiment. » Je réponds vite. Je ne sais pas où il veut en venir, mais déjà, je sens cette angoisse monter en moi. Ce n’est pas l’une de ses ‘punitions’ habituelles. « Disons que Virginia c’est mise dans une situation quelque peu non-acceptable. » En d’autres termes, la plus jeune des McGrath, est enceinte. Je ne me souviens plus vraiment de son âge, mais elle est plus jeune que moi. Je me souviens d’une gamine de six ou sept ans, pas bien plus. « En quoi ça me concerne ? » Je ne suis clairement pas responsable de sa situation comme le dit si bien mon paternel. « J’en ai longuement discuté avec Isaïah et Marianne. Tu vas te marier avec Virginia, Bailey. » Et a cet instant précis, le monde s’écroule à mes pieds. « Emerson. » Elle murmure à peine maman. Oh maman qui essaye encore de sauver les meubles.

Et les mots de mon père tournent en boucle dans ma tête. « Tu vas te marier avec Virginia, Bailey. » Il va me marier à une inconnue. Il va me marier pour sauver la petite image parfaite de ses amis. Il aura tout fait. Absolument tout. Je le savais cruel envers moi, je ne pensais pas que l’on en arriverait à un tel point. Je pourrais me rebeller, mon être tout entier a envie de hurler, mais rien ne vient. Je reste là, incapable de croire ce que je viens d’entendre. Je lâche ma fourchette qui retombe dans un bruit assourdissant au fond de l’assiette en porcelaine. Il ne peut pas me faire ça. « Tu n’as pas le droit. » Il ne peut pas forcer une fille à traverser le globe pour se marier avec moi. Ils ne peuvent pas autant s’immiscer dans nos vies. C’est impossible.

Tout se met à tourner trop vite, je le sens que ma respiration se fait de plus en plus hacher alors que mon regard reste fixé sur la silhouette de mon père. Il est fier de lui et c’est probablement ce qui fait le plus mal, ce qui me déchire de l’intérieur. Il n’a jamais compris. Il n’a jamais cherché à me comprendre. Pour lui, je ne suis qu’un moins que rien, une constante déception. Il s’en fiche de ma détresse, de ce qui me bouffe depuis des années. Il n’en a rien à faire de ses enfants, il ne nous voit que comme des héritiers. Sebastian se verra léguer le trône. Bailey sera marié de force pour l’enchaîner a jamais, le faire taire, le faire disparaître. Et je perds pied. Il vient de donner le coup de grâce. Je n’ai plus la force de me battre…

S'il y avait le moindre doute sur la stupidité de mon frère, il n'y en a plus aucun. Les incertitudes sont balayées, et mon mépris est roi. "Pas vraiment", c'est tout ce qu'il trouve à répondre, alors que les questions de mon père ne peuvent aller que dans une direction. Peut-être que c'est l'alcool et la drogue qu'il a dans le sang qui l'empêchent de raisonner ; espérons. "Disons que Virginia c’est mise dans une situation quelque peu non-acceptable." Je ris rarement, mais là je pouffe, puis tousse pour dissimuler. Papa ne marie pas seulement de force Bailey ; il le marie de force à une femme qui attend un enfant. Il va épouser une inconnue et élever un bâtard. C'est magique. C'est Noël. "En quoi ça me concerne ?" Je soupire si bruyamment que les trois autres se tournent vers moi. Il m'enlève tout plaisir à refuser de comprendre la situation. Quand va-t-il réaliser et prendre un air accablé, ou crier, ou se jeter sur notre père pour essayer de l'étrangler ? Peut-il être envoyé en prison pour tentative de parricide ?

"J’en ai longuement discuté avec Isaïah et Marianne. Tu vas te marier avec Virginia, Bailey." Ah, le visage de mon frère change. Ca y est. L'avion a atterri. "Emerson." Je ne me tourne même pas vers maman, dont l'avis, à ce stade de l'opération, est inutile. C'est notre père qui prend les décisions de vie majeures, et sa sentence est tombée. C'est tout. "Tu n'as pas le droit." Carte du bingo : entourer Bailey pleurniche. Mes yeux se plissent, cependant, quand je réalise qu'il a du mal à respirer. Ce n'est pas la première fois qu'il nous fait ça, mais à chaque fois, ça met tout mon corps en alerte. Je l'observe calmement, je compte les secondes entre ses inspirations et expirations, et finalement je me lève et le rejoins, parce qu'on passe du côté critique de l'attaque de panique, celle qui peut devenir dangereuse s'il ne se calme pas. "Bailey, arrête. Regarde-moi." Mon père jette sa serviette sur la table et quitte la pièce, probablement agacé par les jérémiades de mon frère. Notre mère nous regarde, puis ses yeux se tournent vers la porte. "Vas-y, maman, je m'occupe de Bailey." Et elle n'aura, comme d'habitude, aucune reconnaissance, mais ce n'est pas grave. Elle sort en vitesse.

Plus que nous deux dans la salle à manger. Je retire ce que j'ai dit tout à l'heure : c'était un dîner pas du tout comme les autres, pour une fois. Changement de scénario ; ça tourne. Je pose mes doigts sur le poignet de Bailey pour prendre son pouls. "Calme-toi. Tout va bien se passer. Les personnages de Jane Austen et Charles Dickens l'ont fait avant toi. C'est dans l'ordre des choses."

@Bailey Fitzgerald

« Tu vas te marier avec Virginia, Bailey. » Le couperet tombe, tranche dans le vif.
« Tu vas te marier avec Virginia, Bailey. » La sentence est irrévocable.

Et tout bascule. Tout se mélange, tout s’accélère. Il ne me laisse pas le choix mon père, il impose et il ne reviendra pas en arrière. Je vais devoir me marier avec une inconnue pour bien faire, pour perpétuer l’image de la famille parfaite. Il m’enchaîne encore plus, entrave les dernières libertés qui me restait. Je devrais me battre, je devrais renâcler, me secouer, hurler, frapper, dire quelque chose. Je devrais, mais j’en suis incapable. C’est à cet instant précis qu’elle fonctionne l’intimidation. Il ne me laisse aucun choix. Je vais me marier. Et personne ne dit rien, tout le monde laisse faire.

Elle monte l’angoisse, la panique. Elle me submerge sans prévenir. Les mains qui tremblent, la respiration qui se coupe. Les battements du cœur qui s’accélère au point que je n’entende plus que cela, mon cœur qui semble vouloir sortir de ma poitrine, et la voix de mon père qui impose. Je le vois jeter sa serviette et sortir de table, mais le manque d’air occupe tout le reste de mon esprit. Je me sens partir. « Bailey, arrête. Regarde-moi. » C’est la voix de Sebastian. Il sonne inquiet. Il ne l’est jamais. Mes mains se serrent sur le rebord de la table. J’ai besoin d’aide. Il faut que je respire, il faut que je crie. Mon propre père ne peut pas me faire une chose pareille. Je ne suis que déception pour lui, je le savais depuis longtemps, mais là… Tout change. Tout prend un autre tournant. Et plus mon esprit se le répète, plus la panique semble intense. Je ne sais plus où je suis, je ne sais plus qui m’entoure. Je sens des doigts s’enroulent autour de mes poignets et je tressaute. « Calme-toi. Tout va bien se passer. Les personnages de Jane Austen et Charles Dickens l'ont fait avant toi. C'est dans l'ordre des choses. » Sa nonchalance et son sarcasme sont le coup de trop.

Je ne contrôle en rien l’impulsion qui suivra. En une seconde, je me suis défait de l’étreinte de mon frère pour venir enrouler les doigts de ma main droite autour de son cou et serrer. Serrer pour qu’il se taise. Serrer pour qu’il paie. Je souffle comme un bœuf incapable de reprendre une respiration normale, incapable d’y voir clair dans mon jugement. Je serre. Jusqu’à ce que l’un d’entre nous fasse tomber un couvert et que le bruit me fasse sortir de ma transe. Je lâche tout, recule de plusieurs pas, manque de tomber à la renverse et souffle encore plus fort, encore plus vite. « Aide-moi. » Je me sens partir.

La respiration de Bailey ne s'adoucit pas, et la mienne est prise en étau entre ses doigts. A ce rythme-là, nous allons frôler la mort tous les deux. Je reste calme, tandis qu'il m'étrangle, car j'ai deux certitudes : la première est que je dois conserver mon oxygène ; la deuxième est qu'il finira par s'arrêter. Pourtant, lorsque l'air vient trop à me manquer, j'ai un bras qui bouge instinctivement, et une fourchette tombe dans un fracas étrange - il n'y avait que nos souffles, et maintenant Bailey me lâche, et je sens un vertige tellement l'air revient vite dans mes poumons et mon cerveau. Mon corps a immédiatement envie de se venger, d'attaquer, de le mettre K.O. en une seconde, ce qui ne serait pas difficile, étant donné sa fragilité actuelle. Mais mes pensées sont très claires. "Aide-moi", et c'est évidemment ce que je vais faire, malgré la colère que j'éprouve. Je l'aide à s'asseoir par terre, plus proche du sol - on s'évitera une chute inopinée - et je fais couler un verre d'eau froide sur sa tête, lentement, avec un bras levé au cas où il déciderait de m'attaquer de nouveau.

Puis, je m'assois en face de lui, et je prends de profondes respirations pour qu'il m'imite. "Un", j'inspire, "deux", j'expire. Je répète cela plusieurs fois, sans le quitter des yeux. Il va s'apaiser. C'est mécanique. J'ai lu de nombreux articles sur le sujet parce que je sais que Bailey est enclin à l'anxiété : ce qui lui arrive aujourd'hui était prévisible, et il aurait dû mieux se préparer, mais il n'en a pas eu besoin, car je m'en suis occupé, comme toujours. "Bailey, de quelle couleur est le tapis ?" Il faut qu'il se concentre sur la pièce, sur le moment présent, qu'il sorte du trou noir dans lequel il est plongé. "Combien de fenêtres et de portes y'a-t-il dans cette pièce ?" Je continue à respirer lentement, et j'accompagne cela d'un geste de la main qui monte et descend, pour qu'il ait l'impulsion visuelle et sonore de m'imiter, de revenir. C'est presque fini. Je le sais. Il faut juste qu'il me fasse confiance, et c'est le principal défi.

@Bailey Fitzgerald

En aucun cas, je ne contrôle mes gestes. En aucun cas, je n’ai réellement voulu étrangler mon frère. Il était là, il était si proche, il a pris pour les autres, il a absorbé la colère, la haine, et tout le reste. Et le bruit de cette fourchette qui heurte le sol me coupe de cette boucle presque hallucinatoire, me ramène brutalement à la réalité de la situation. Je suis chez moi, mon père vient de me vendre comme un bout de viande. Je ne suis plus rien. Alors, je me raccroche à la seule personne encore présente dans cette pièce : Sebastian.

Il n’est pas parti lui. Il n’a pas levé les yeux au ciel en pensant à une énième crise qui restera passagère, il est là, il attend, il guide. On se retrouve au sol et l’eau qui ruisselle sur mon visage me permet de concentrer toute mon attention sur l’effet qu’on les goutte d’eau sur ma peau. C’est froid, c’est humide, c’est tangible. L’angoisse, elle n’est que fumer, trouble et tremblement. « Un » On inspire. « Deux. » On expire. Suivre le rythme de la voix de Sebastian, ne jamais lâcher son visage du regard. Se raccrocher a ce qui est là, pas aux pensées qui angoisse et qui aspirent. « Bailey, de quelle couleur est le tapis ? » Bleu. Non… Non. Vert. Il est vert. Tu le sais Bailey, tu l’as vu toute ta vie ce tapis. Vert. Je peux le dire. Je dois le dire. « Vert. » Ma voix tremble, prononcer ce simple mot est douloureux, mais déjà le rythme des battements cardiaques s’apaise un peu. « Combien de fenêtres et de portes y'a-t-il dans cette pièce ? » Une pour la cuisine, une pour le salon. Tu le sais. « Deux portes. » La baie vitrée qui donne sur l’immense balcon. « Trois fenêtres. » Et une nouvelle fois, le cœur qui ralentit sa course. La voix de Sebastian qui guide les respirations, mon esprit qui devient un peu plus claire. Ma main qui vient se glisser sur mon ventre tandis que je murmure à moi-même. « Pousser sa main avec son ventre. » Je canalise le peu d’énergie qu’il me reste dans cette action. Suivre la voix de mon frère, pousser ma main avec mon ventre. Retrouver une respiration normale, enfin.

J’ai mal de partout, le crâne prêt à exploser. Je pourrais m’allonger sur le tapis et y dormir pendant des heures. Je ferme les yeux, inspire longuement avant d’expirer enfin dans ce qui semble être une respiration digne de ce nom. « Qu’est-ce que je vais faire ? » Dis moi Sebastian. Guide moi.

"Vert." C'est bien, Bailey. Continue. (Vous pouvez toujours courir pour que je dise ces mots à haute voix.) Je vois les grimaces de mon frère, car chaque mot lui coûte tant. Il doit juste continuer à se concentrer. "Deux portes. Trois fenêtres." Bon. Il est vivant. Son cerveau tourne. Son coeur et ses poumons fonctionnent. Nous pourrions bientôt recommencer à nous détester cordialement. "Pousser sa main avec son ventre." Voilà, il prend le relais. Je vais bientôt pouvoir rejoindre nos parents et leur poser des questions supplémentaires. Quand aura lieu le mariage ? Pourquoi cette famille précisément ? (C'est-à-dire : qu'est-ce qu'on y gagne ?) Il faudra aussi que je leur réitère que je ne souhaite jamais me marier, et que je suis prêt à tout pour cela. Ce qu'ils veulent, je le ferai ; tout sauf ça.

Bailey prend une profonde respiration. "Je te laisse, alors." Je vais pour me relever, mais - "Qu’est-ce que je vais faire ?" Je me doute qu'il ne parle pas de la soirée, car il a clairement besoin d'une douche et d'une nuit de repos. Il mangera demain, lorsque ses émotions se seront calmées. Je mangerai ce soir, lorsque je pourrai me remettre au travail. Je sais qu'il parle de son avenir, du mariage, de sa vie qui vient de se transformer irrémédiablement et pour toujours. "Tu vas épouser Virginia McGrath", je dis, et ma voix est calme, "ça ne changera pas grand-chose à ta vie. Tu sortiras moins, il y aura moins d'alcool et de drogue. Tu pourras te concentrer sur ce que tu prétends être ta passion depuis toujours : la musique." Il travaille bien, mais il pourrait faire tellement plus. "Tu t'y habitueras. Vous trouverez une entente, une façon de coexister." Je n'ai en revanche pas de réponses sur le fait d'élever l'enfant d'un autre ; ça me semble abyssal.

"D'accord ?" Je lui tends un verre d'eau, pour qu'il le boive, cette fois, mais je maintiens ma main pas loin, parce qu'il est possible qu'il le laisse tomber ; ses réflexes moteurs ne sont pas encore tout à fait revenus.

@Bailey Fitzgerald

« Je te laisse, alors. » Je le retiens in extrémiste mon frère aîné. Je le supplie de rester encore un peu. Le supplie de me guider dans ce destin qui semble désormais être mien. Pour une fois, j’ose espérer que Sebastian sera de mon côté, qu’il essayera vraiment de m’aider. Il a toujours la réponse à tout Sebastian, non ?

« Tu vas épouser Virginia McGrath » Il tranche aussi sévèrement que notre paternel. Il n’hésite même pas, il affirme, sans trembler. « Ça ne changera pas grand-chose à ta vie. Tu sortiras moins, il y aura moins d'alcool et de drogue. Tu pourras te concentrer sur ce que tu prétends être ta passion depuis toujours : la musique. » Un rire nerveux m’échappe. Comme si sortir, boire et me droguer était une vie qui me faisait réellement rêver. Lui aussi, il n’a jamais rien compris. « Tu t'y habitueras. Vous trouverez une entente, une façon de coexister. » Je hoche la tête complètement anesthésié, incapable de savoir où se situe mes émotions. J’acquiesce tel un pantin. Il est mon aîné Sebastian, il est celui qui en saura toujours plus que moi, celui qui m’a toujours guidé dans l’ombre. Il a probablement raison. Je vais épouser Virginia. Et on verra, non ? Je ne sais plus vraiment. J’ai mal au cœur, mal à la tête. « D'accord ? » Une nouvelle fois, je hoche de la tête. « Oui. » J’abandonne. Je l’écoute lui. Pour une fois.

Il me donne un verre d’eau que j’attrape fébrilement. Je bois une longue gorgée alors que Sebastian se relève et que la porte du salon claque dans un bruit assourdissant. « Tu as fini ton cinéma Bailey ? » Et même pas, il me prend au sérieux papa. Je ne lui réponds pas, fixe mes chaussures. Je ne suis pas capable de ne l'affronter pas ce soir. « Les McGrath seront là dans une semaine. » qu’il annonce sèchement. « Je te veux clean, sobre et présentable. » Chef, oui, chef ! Je hoche la tête une nouvelle fois et sens bien que je ferais mieux de faire profil bas. Ne plus rien dire, simplement accepter. En boucle. « Réponds-moi ! » « Oui papa. » Oui. Tout ce que tu veux. Laisse moi tranquille.

Je m’enfuis dans ma chambre en chancelant. Je voudrais dormir, mais tout continuer à tourner dans ma tête en boucle et en boucle. Les minutes, les heures défilent, le mal de crâne s’intensifie, les minis crises d’angoisse s’enchaînent. Je me lève difficilement pour aller chercher une aspirine dans la salle de bain et tomber sur Sebastian. « Il a dit quoi ? » Parce qu’il a été poser des questions mon frère, il a cherché à comprendre, j’en suis certain.

Bailey accepte. Il se plie à mes conseils pour la première fois depuis une décennie au moins. Je suis étonné, mais ne le montre pas. Je ne cherche pas à profiter de son moment de crise, au contraire : je cherche à l'apaiser en lui faisant simplement accepter la réalité. "Tu as fini ton cinéma, Bailey ?" Bon timing, et je soupire ; mon frère est calme, mon père est cassant : nous sommes de retour dans la normalité, même si la réalité est un peu différente d'hier, juste un peu. Au fond, ce n'est qu'une nouvelle obligation, une punition un peu plus extrême. Les mécanismes ne changent pas. "Les McGrath seront là dans une semaine." Si tôt ? Depuis combien de temps prépare-t-il cette union ? Pourquoi ne m'a-t-il pas mis dans le secret ? J'ai des questions, tant de questions. "Je te veux clean, sobre et présentable." Bonne chance, je pense, amèrement, car ce n'est pas arrivé depuis trop longtemps. Mais papa insiste, et Bailey se soumet, enfin, avant de quitter la pièce.

Mon père va pour partir aussi, mais je le retiens, "Papa ?" Il soupire ; il sait ; il me connaît. Il s'assoit à table et se sert de salade et hareng, comme si de rien n'était, comme si ça allait l'aider à lui faire passer le temps pendant que je poserai des questions qui ne l'intéressent pas. "Ca fait combien de temps ?" Ses yeux ne se lèvent pas vers moi tandis qu'il répond : "Ce n'est pas la bonne question. Je reste debout, je réfléchis, je me tais. Si la suivante n'est pas satisfaisante, il ne répondra plus à rien ce soir. "Qu'est-ce qu'on gagne en échange ?" Il acquiesce, mais ne sourit pas. Il mange. Les conversations avec mon père prennent toujours tant de temps, et je devine quarante-six possibilités de réponses avant que finalement il ne pose sa fourchette sur l'assiette. "La paix", une pause, je sais qu'il n'a pas fini, "et des contrats exclusifs sur la Grande-Bretagne". Il a vendu mon frère comme on échangeait un troupeau de chèvres contre une épouse. Rien d'étonnant, là-dedans, mais j'avais besoin de la confirmation. "Est-ce que tu te souviens de ce que tu m'avais dit ?" Je m'efforce de ne pas laisser trembler ma voix, car s'il change d'avis, mon futur sera ruiné. "Est-ce que j'ai déjà oublié quoi que ce soit ?" Sa voix est tranchante. Il se lève et sort. Inutile de le suivre.

Je monte à l'étage où Bailey et moi avons nos chambres, et reste un temps à réfléchir sur mon fauteuil, le faisant tourner distraitement tandis que je calcule la suite. Je me rends ensuite dans la salle de bains, et sors le nécessaire pour me raser. J'ai beaucoup à faire demain, et il faut que j'ai l'air irréprochable. Mon frère entre. Nos regards se croisent dans le miroir. "Il a dit quoi ?" J'aimerais lui mentir et dire que c'est une décision prise pour son bien. J'aimerais inventer des histoires qui l'apaiseraient. A la place, je grimace et me tourne vers le rasoir, que je passe sous l'eau chaude. "C'est une décision d'entreprise. Ca va aider le label." Je sais que cela ne fera qu'empirer l'état de mon frère, mais je ne sais pas quoi dire à part la vérité. Je dois avoir l'air sûr de moi, sûr du fait que c'est la bonne démarche, car sinon il s'écroulera de nouveau. "C'est comme ça que marche le monde, Bailey. Je te l'ai toujours dit." Oui, vraiment, ce n'est pas faute de l'avoir prévenu.

@Bailey Fitzgerald

Allongé sur mon lit, je fixe le plafond en tentant d’apaiser les battements de mon cœur. J’aurais voulu me mettre de la musique pour me concentrer là-dessus, mais un poids m’empêche complètement de me lever comme si quelqu’un était venu s’asseoir sur mon torse. Les paroles de mon père et de mon frère tournent en boucle dans mon esprit. Je vais devoir épouser Virginia. Je n’aurais pas le choix. Le fait qu’elle soit une inconnue, le fait qu’elle ne veut probablement pas de cette union elle aussi ne rentre pas en compte. Il faut honorer la famille, Sebastian me l’a bien fait comprendre. Ce sera mon rôle pour le reste de ma vie, offrir le mariage parfait, élever l’enfant d’un autre, rester malheureux dans mon coin. Il a probablement raison mon frère, on finira par s’y habituer, non ? Cela deviendra une nouvelle routine. Je tente de m’en persuader, mais l’angoisse et la peur ne cesse de venir reprendre le dessus. Je ne connais pas Virginia. Elle est enceinte, elle ne voudra jamais se marier avec moi, je ne suis pas le père de son enfant. Je me souviens de ses parents, vaguement. Des gens riches et puissants. L’union de deux familles de haut rang. L’opportunité parfaite.

Je voudrais dormir, mais un mal de crâne m’empêche même de pouvoir m’apaiser. Et je tombe nez à nez avec mon frère dans la salle de bain. Il est en train de se raser à cette heure-ci et cela me surprends à peine. Il a discuté avec papa, je le sais, et je veux savoir. [color=#000000]« C'est une décision d'entreprise. Ça va aider le label. » Une décision d’entreprise. On s’en fou de l’humain, on le laisse dans un coin. Je dois me taire, hocher la tête et accepter la situation sans broncher. « C'est comme ça que marche le monde, Bailey. Je te l'ai toujours dit. » Un soupir m’échappe. « Votre monde. » Pas le mien. Pas celui que je cherche depuis des années sans jamais réellement le trouver. J’y accède parfois, au cours d’une soirée, je m’éloigne de la bourgeoisie pour y revenir de plein fouet dès le lendemain au moment où je passe la porte du label. Je suis épuisé, mais une question me démange. « Tu as passé quel genre de pacte avec papa pour échapper à tout ça ? » demandais-je alors en croisant son regard une nouvelle fois dans le miroir. Je ne le croirai pas s’il me dit qu’il n’y a rien. « Tu m’aideras ? » Si je me perds, si je me noie, tu m’aideras Sebastian ?

Bailey soupire.
« Votre monde. »

Je secoue la tête. Il n'y a pas plusieurs vérités ; il n'y a pas plusieurs réalités. Il n'y en a qu'une, et elle est régie par les lois animales des prédateurs et des proies. Pour faciliter la chasse, nous avons mis en place des contes et des légendes, des prières et des rituels, pour que ce soit plus acceptable, plus tolérable. Il n'y a qu'un monde et son histoire est celle d'une longue tragédie grecque où se promène un héros aux mille visages. "Notre monde à tous, que tu l'acceptes ou non." S'il l'avait accepté, justement, il ne serait pas contraint à des obligations qu'il n'a pas choisies. Il aurait su négocier, il aurait su poser ses limites. Le déni l'en empêche.

« Tu as passé quel genre de pacte avec papa pour échapper à tout ça ? » Je pose mon rasoir, je passe de l'eau sur mon visage, et j'ai conscience d'être tellement comme notre père lorsque je prends mon temps pour répondre. Il y a des facteurs qui jouent dans ma réponse ; je réfléchis toujours avant de parler. J'essuie mon visage sur une serviette d'une douceur inouïe. "J'ai juré de n'accepter aucune offre d'emploi, de consacrer ma vie au label, d'être là où le travail le demande, de ne pas me laisser distraire. En échange, j'ai le droit de ne jamais me marier." Ma mâchoire se durcit. Je me souviens des heures passées dans le plus grand secret à regard les offres d'emploi dans les opéras et les orchestres, dans le département du management. J'aurais pu gérer les équipes, budgets et emplois du temps de mes oeuvres favorites au monde. Ce n'est pas grave. On négocie. On pose ses limites. On survit.

« Tu m’aideras ? » Je pose la serviette et me tourne vers Bailey, mes yeux dans les siens. "Est-ce que je n'ai pas passé ma vie à le faire ?" C'est plus qu'un serment ou des mots qui nous relient : c'est le lien du sang, du nom de famille. Nous serons toujours dans la vie de l'autre, même lorsque Bailey disparaît pendant des jours entiers Dieu sait où. Même là, je l'observe et je prends soin de lui, à ma façon. "Je vais bâtir un dossier sur Virginia McGrath. Est-ce que tu voudras que je te le transmette ?" Je m'attends à ce qu'il refuse, parce qu'il n'est pas friand de mes façons d'obtenir des informations ; il préfère apprendre à connaître les êtres humains en leur parlant. Une perte de temps, selon moi. "Tu as une semaine pour faire la fête", je dis avec le plus petit sourire, "profites-en." Ce que je veux dire c'est qu'il peut disparaître quelques jours, et que je le couvrirai auprès des parents. Qu'il profite de ses derniers instants de liberté.

@Bailey Fitzgerald