Elle reprend de nouveau et toujours Chloe, titube de moins en moins, porte de mieux en mieux. Sa silhouette s'accorde aux notes avec une facilité déconcertante, elle a appris à la dure la même chorégraphie encore et encore au point d'arriver à la décortiquer parfaitement un temps après l'autre. Elle maîtrise chaque geste, elle est capable de les réciter par coeur, de les compter sur le bout de ses doigts. La maniaque du rythme qui ne passerait jamais à la prochaine danse si elle ne se sentait pas entièrement maître de l'actuelle. Elle y consacrerait des heures, elle l'a déjà fait, à peaufiner les enchaînements après sa classe dans un studio complètement vide ou du moins - c'est ce qu'elle croyait pudiquement.  

« Oh je suis désolée… Je ne pensais pas qu’elle allait entrer comme ça. »
« Y'a pas de mal, je t'ass- »
« Lucia je… Je remplace Violet, avec les tout petits et les 5-6 ans. »
« - Chloe, je t'assure tu peux- »
« Mais on va pas te déranger plus longtemps. »

La conversation se précipite et la brune n'arrive pas à articuler la moindre remarque censée dédouaner Lucia. Elle y ajoute même un regard rassurant à travers, un sourire tout autant, elle fait tout ce qu'elle peut pour la retenir ici et l'empêcher d'afficher une mine aussi angoissée. Pourtant ses joues rosissent et ses yeux s'écarquillent de plus belle, à son interlocutrice inopinée. La main de Chloe qui passe dans ses mèches brunes, dénotant quelques noeuds qu'elle délit avec agilité. On la voit à peine faire quand elle finit par ramener le tout en un chignon qui n'en a le nom tellement il reste las au creux de l'une de ses épaules dénudées par le maillot de ballet qu'elle a enfilé il y a une vie déjà.

« Tu danses? » elle jette d'abord un coup d'oeil à Lucia, un supplémentaire aggrémenté du meilleur sourire qu'elle a en banque, avant de s'agenouiller à la hauteur de la petite poupée qui apparement l'accompagne. La gamine aux yeux brillants hoche de la tête de la positive, heureuse comme tout, son expression qui se métamorphose un peu plus la seconde suivante. « Choisis la musique, alors. » du menton, Cohen lui pointe la radio à disposition, avant de pouffer d'un rire aussi candide que celui de la fillette lorsque celle-ci s'élance vers la sélection de CDs pour choisir son morceau préféré. « Elle attend maman? » qu'elle demande, à demi-mot et dans un murmure que seule Lucia entendra. Elle attend maman, encore?

« Bien sûr ! Violet dit même que je pourrais passer dans le groupe du dessus l’an prochain alors que j’ai que cinq ans ! » elle s'emballe la gamine, elle s'emballe et elle accroche le plus immense des sourires sur les lèvres carmin d'une Chloe aussi attendrie qu'épuisée des heures d'entraînement qu'elle s'est imposées. Une petite pause avec elles deux lui apparaît comme la meilleure des façons de relaxer. « Violet a parfaitement raison. » qu'elle confirme, le rire répondant à celui cristallin de la fillette qui tourne et tourne encore, ses petits doigts potelés glissant sur les barres d'équilibre qui longent les murs miroirs de la salle.

La mission musique est donnée, Cohen s'hydrate le temps que Lucia lui confie la suite, faussement terrorisante. « J’espère que t’aimes la Reine des Neiges, parce que y’a neuf chances sur dix que... » sur le bout des doigts de sa main libre, Cohen anime le décompte une gorgée d'eau au bord des lèvres. « Bingo. » un nouveau sourire noie son menton quand sa gourde déborde. Elle l'essuie du revers avant de murmurer, malicieuse et complice, à l'oreille de la blonde à ses côtés. « Toutes mes excuses pour la prochaine heure, au moins. »

Les moqueries sont douces, un temps. Avant qu'elle ne ravale doucement, qu'elle se déteste de poster la question presqu'autant que d'entendre la réponse. « Oui. C’est habituel ? Ca fait déjà deux fois en deux semaines, elle dit qu’elle travaille à l’hôpital et je sais qu’il ne faut pas juger mais ça me fait de la peine. » doucement, elle hoche de la tête de la positive Chloe. C'es tout sauf la première fois, et ça ne sera certainement pas la dernière. « À moi aussi. » elle s'entend souffler, elle qui fût un temps rêvait tellement d'être mère. Elle qui aurait tout donné pour avoir ce rôle, qui s'est vidée et épuisée à ne pas l'être, mois après mois, avant de tout bousiller lorsque le résultat lui a renvoyé un positif. Jamais elle ne pourrait juger. Elle constate, seulement. « Et à elle? » encore une interrogation qu'elle se maudit de faire remonter. Pourtant, Lucia semble comprendre et aux yeux de Cohen, c'est amplement suffisant.

« T'as envie qu'on invente une chorégraphie, toutes ensembles? » une nouvelle suggestion, une nouvelle façon de passer le temps lorsqu'elle profite de la proximité de la gamine pour enlacer ses doigts aux siens et la ramener près de Lucia et elle. Un regard vers son allié d'attente plus tard, elles n'en sont qu'à la troisième fois où la Reine des Neiges s'enflamme au refrain.

« Je sais pas. Elle dit que c’est pas grave, que sa maman travaille beaucoup et j’ai envie de la croire... » le coup d'oeil qu'elles partagent vaut tous les mots qu'elles ne diront pas. S'empêchant de juger, se refusant à apposer de mauvaises intentions sur une mère qui fait probablement tout ce qu'elle peut pour sa fille, les dommages collatéraux qui s'accumulent mais qui se retrouvent pansés par leurs tentatives communes. « Mais on passe aussi le temps à me dire que je suis trop naïve alors j’en sais rien. » elle semble déçue Lucia, elle semble défaite, avec raison. Le coeur de Chloe se serre à nouveau. « J’espère juste qu’elle n’est pas triste. » on lui a appris à ne pas mentir à Cohen, on lui a appris à toujours dire la vérité et l'ironie est telle qu'elle ment à tout le monde, tout le temps. Mais elle n'a pas envie, pas maintenant, quand elle souffle du bout des lèvres comme la prochaine des sentences. « Elle l'est. » mais elle est trop jeune pour associer le sentiment à la raison, elle est trop jeune pour que les séquelles s'additionnent. « Mais elle est forte, aussi. » c'est une gamine, ce n'est qu'une enfant et pourtant elle a déjà une force de caractère incroyable. On le voit de suite.

Une main qu'elle attrape, ses doigts qu'elle entortille en la faisant tourner sur elle-même. La prunelle pas plus haute que trois pommes et l'immense sourire qui s'y additionne. « Toujours sur la même chanson demoiselle je présume ? » elle éclate de rire et le coup d'oeil est complice, elles savent très bien que la suite ne risque que d'être un peu plus légère. Elles l'espèrent. « T’en a certainement marre que ce soit moi qui te donne des conseils. » une mèche qu'elle replace derrière son oreille l'australienne, anticipant la suite d'un rire gêné en s'agenouillant à la hauteur de la vedette du jour. « Tu veux apprendre la chorégraphie de Chloé ? » son hochement de tête de la positive lui aurait presque donné un torticolis si Chloe n'avait pas arrêté le mouvement en lovant sa paume derrière la nuque de la fillette aux yeux si brillants qu'on y verrait des étoiles.

« Encore. » une poignée de minutes plus tard, ou peut-être même une heure qu'elles y sont, qu'elles tentent, qu'elles apprennent, qu'elles pratiquent et retiennent. « Je veux la faire toute seule maintenant. » et elle s'exclame la toute petite, si fière et si grande dans ses ballerines. Désormais elle pousse doucement mais empressée Chloe d'un côté pour se lancer dans un essai et un autre devant un public de deux. « On fait comme si elle avait tout bon, ou on corrige? » à son tour de chuchoter à l'oreille de Lucia, pour une bien plus douce question. Un pas d'un côté, un autre qui suit et la toux derrière elles vend tout de suite la mère qui apparemment a choisi un parfait timing pour arriver. « Qu'est-ce que j'ai manqué? » tout, qu'elle se retient de reprocher, Chloe.

« Oh vous êtes là ! Lisa faisait quelques heures supplémentaires en attendant. »
« Elle progresse bien, c’est une jolie danseuse. »
« Je te vois la semaine prochaine. »

Elle fait tout ce qu'elle peut Chloe, pour ne pas allonger la nuque de curiosité déplacée, pour laisser Lucia gérer la suite aussi bien qu'elle y arrive. Tout y passe, entre les rubans de ses ballerines qu'elle resserre, qu'elle dénoue pour mieux les renouer ensuite. Sa queue-de-cheval qu'elle remonte, son léotard qu'elle ajuste selon le reflet que les immenses miroirs lui renvoient. Ce n'est que lorsque la gamine se retourne vers elles pour leur envoyer un petit signe de la main que Chloe y répond de ses doigts dédiés, le sourire le plus rassurant qu'elle a en banque fièrement hissé sur ses lèvres.

« Je suis désolée qu’on t’ait coupée, mais c’était chouette de m’aider à l’occuper. » le sourire rassurant passe de la silhouette dos de la fillette à une Lucia qui s'adresse à elle toute en douceur. « Tu étais sur la fin du coup ? Tu veux que je te laisse ? » « Pas du tout, non. » qu'elle souffle, inspirant pour se donner une dose de courage qu'elle n'arrive pas à trouver, chassant une mauvaise impression d'un hochement de tête de la négative. « Me restait encore un peu de- » d'étirements, de pas, de danse, de chorégraphie à travailler, il lui restait encore pas mal de travail mais elle n'arrive pas à s'y mettre. Chaque mouvement ralentit, ses mots avec, elle finit par inspirer à nouveau, faisant volte-face vers la blondinette qui n'a rien demandé, mais qui apparemment se retrouve à devoir répondre à la question qu'elle regrette d'office d'avoir posée. « Tu as des enfants? »

Peut-être, peut-être pas, le rapprochement en est obsolète quand l'une ou l'autre des options ne dérange pas la suite. Chloe, elle s'inquiète pour la petite, et rien ni personne n'arrivera à lui enlever sa mauvaise impression de la tête.  « Pardon, je pense encore à elle et c'est pas du tout mes affaires. » elle souffle, s'impose pour s'en vouloir ensuite. « Je suis assistante sociale. Déformation professionnelle, on dira. »

« Non t’en fais pas ! Je suis juste surprise. » elle réalise qu'elle pinçait ses lèvres d'ors et déjà, relaxe sa mâchoire au fur et à mesure que Lucia laisse un sourire orner ses lèvres. « On me demande plus souvent si je suis majeure que si j’ai des enfants. » ses pommettes prennent des teintes de rosée qui la rendent encore plus adorable, encore plus gamine fort probablement. Chloe se garde de le lui souligner, préférant préciser en sentant ses fossettes creuser ses joues. « L'un ne va pas nécessairement avec l'autre, tu sais. » elle ne dédramatise pas et ne gronde pas plus, fait simplement stipuler qu'elle en a vu, des mamans trop jeunes passer sous ses yeux. Ça ne leur enlève absolument rien et au contraire, la majorité des cas qu'elle a accompagnés lui ont prouvé avoir une force de caractère qu'elle admire avec force. « Et non du coup. J’ai pas d’enfants. » docile, elle hoche de la tête de la positive, bien plus pour montrer qu'elle a entendu que pour approuver quoi que ce soit. Son sourire et l'étincelle dans son regard suggèrent qu'elle en veut plus pourtant.  « Pourquoi, on dirait ? » et sa question la trahit, de la plus mignonne des façons. « Tu serais une excellente maman. » qu'elle avance donc Chloe, certaine de sa perception.

Si Lucia cède des informations, il n'y a pas de mal à ce que Cohen fasse de même. « Ça fait quoi exactement une assistante sociale ? » avec douceur elle inspire, des mèches entourant son visage qu'elle replace distraitement derrière ses oreilles sans vraiment y porter attention. « Ça écoute un peu trop aux portes en essayant de sauver tout le monde de tout le monde justement. » elle résume, elle dédramatise, elle reprend des termes dont on l'accuse au quotidien. Elle est celle qui gratte des informations qui font mal et qui s'assure que la vérité aide à avancer et non l'inverse. Elle est celle qui fait arbitre et médiatrice, elle est aimée bien à la fin de son processus et jamais au début. « On m'engage principalement pour aider les familles qui ont besoin d'une pause pour apprendre à mieux faire. » son résumé sert strictement à situer Lucia et non à fermer la conversation. Si elle a la moindre question sur son boulot, elle peut s'amuser à la bombarder. La brune adore parler de ce qu'elle considère bien plus comme une vocation qu'un métier.  

Elle allait partir de son côté et ne pas s'imposer dans la soirée de la danseuse, mais ralentit bien évidemment dans son élan lorsque la blonde l'interpelle au tournant. « Y’a un café un peu plus loin, à quelques minutes à pied, deux minutes en voitures. J’y ai travaillé longtemps, c’est un endroit sympathique. Tu sais au cas où t’aies envie de… Je sais pas, si t’as envie de souffler et de finir un peu plus tôt ce soir. » Lucia prend beaucoup trop de détours pour que ce ne soit qu'une proposition anodine. D'office donc, elle annonce avec toute la franchise du monde : « Oui, j'ai envie. » écouter aux portes sera transposé en "écouter de l'autre côté d'une tasse de café" pour les heures à venir, donc.

Elles ont laissé le studio derrière, profitant de l'air frais pour marcher un peu vers le café que Lucia avait désigné et qui était évidemment hyper facile à trouver. « C'est moi qui offre. » qu'elle annonce, fière d'elle, passant devant un grand sourire sur les lèvres le temps de payer leur commande. « Tu as commencé à enseigner y'a longtemps? » une question mène à une autre, elle leur repère une table où aller s'installer avec vue sur la rue qui passe devant, les lampadaires qui doucement éclairent l'horizon au fur et à mesure du soleil qui s'y couche. « T'étais déjà là quand j'ai commencé mes cours, je crois. » elle s'intéresse Chloe, elle s'intéresse toujours. Le regard timide et les mots qui le sont tout autant de la jeune Whitemore ne font pas exception à la règle.

Aborder son boulot est probablement le premier et unique détail avec lequel elle est aussi loquace. Chloe la secrète, Chloe qui garde pieusement chacun des morceaux de sa vie personnelle des oreilles de qui que ce soit, préférant les laisser s'imaginer son histoire plutôt que de la leur partager à prime abord. « On dirait que tu parles de ma soeur. Elle est psychiatre en devenir elle, mais elle a toujours été comme ça. » « Elle aime son cursus? » psychiatrie et psychologie étaient deux disciplines qu'elle aurait adoré creuser, à l'époque de l'université. C'étaient les cours sous ces bannières qu'elle avait d'ailleurs préféré, durant son cursus à elle.

La brise australienne fait du bien, elle resserre contre ses épaules un peu trop frêles selon ses parents son cardigan de laine aux mailles aussi énormes que confortables. « Ça doit demander des nerfs d’acier non ? » énormément. Bien plus pour devoir gérer les dommages collatéraux que la situation en tant que telle. Ce sont souvent les gens faisant partie de l'entourage des familles avec qui elle médit qui sont pires. Les principaux intéressés, eux, sont presque toujours enclin à s'améliorer et à apprendre. « Tu aides surtout les jeunes parents alors ? Ou les parents tout court ? » la curiosité de Lucia l'attendrit. Ses questions ne sortent pas de nulle part, elle s'intéresse vraiment. Ils sont rares, les gens qui s'osent à lui poser des questions. Encore plus rares sont ceux à qui elle offre aussi facilement des réponses. « Un peu des deux, chacun tente de faire de son mieux mais personne n'a la même expérience ou les mêmes outils. » et elle, elle voit le bon dans tout. Elle tente du moins, son esprit logique lui faisant parfois faux bond durant ce genre de situations.

« Tu sais avec la note que j’ai ici, un millefeuille de plus ou un de moins… C’est la spécialité de la maison. » elle rigole, alors Chloe fait de même. « J'insiste quand même. Pour la note et pour le millefeuille. » tout autour d'elles s'étalent des guirlandes lumineuses qui rendent l'endroit un peu plus féérique. Au creux des prunelles de l'australienne, on y voit autant d'étincelles que de paillettes - c'est à se demander si elle n'est pas enfin un peu heureuse aujourd'hui. Elle l'est, si on le lui demande. Elle l'est toujours - relativement.

Les commandes sont passées et les filles s'installent l'une face à l'autre. « Non, ça fait qu’un mois que je donne quelques cours. Mais j’y ai été élève pendant des années. Quand la propriétaire de la salle a appris que j’étais de retour à Bayside, elle m’a proposé quelques heures de cours pour arrondir mes fins de mois. » doucement, Cohen porte son café à ses lèvres, prenant le temps d'enregistrer chaque information quand c'est désormais son tour à elle d'être intéressée par le discours de Lucia. « Mais je cherche autre chose. Je sais juste pas encore quoi. Tu fais de la danse depuis longtemps ? » elle est de retour dans le coin donc. Chloe n'est pas assez fouineuse pour lui demander d'emblée d'où elle vit d'origine ni quel choix de carrière l'intéresserait un peu plus que celui qu'elle a actuellement ; ce serait bien trop délicat pour des tas de raisons qu'elle comprend aussi bien que Lucia pourrait les vivre. « Pas très longtemps. C'est un vieux rêve de gamine auquel j'ai décidé de donner une petite chance d'exister. » elle recommence du début Chloe. Elle a repris la liste, celle qu'elle avait enfant, et y passe étape par étape en se disant qu'ainsi elle se retrouvera peut-être au vol. Pour l'instant, ça ne fonctionne pas du tout. Mais elle est persévérante, elle l'a toujours été.

« Tu aimes? Brisbane. » à tâtons, elle bifurque la conversation vers un sujet qu'elles ont en commun. Un sujet qu'elle prend de front pour éviter à la blondinette de devoir le faire si elle n'en a pas l'envie. « J'ai grandi à Melbourne, toute ma famille y est encore. »

The only way out is in
Lucia Whitemore & @Chloe Cohen  - Septembre 2019

« Elle aime son cursus ? » Ma soeur ? La réponse est une évidence même si bien que je réponds sans même réfléchir, les mains plongée dans les poches de ma veste qui ne sera plus nécessaire dans quelques semaines à peine. « Je crois. On se parle peu, ou plutôt plus. » Parce que ce n’était pas le cas avant, parce qu’avant, les gens nous confondaient pour des jumelles et que notre complicité en était autant la cause que notre ressemblance. « Mais oui, je te dis, elle a toujours été psy, il lui manquait plus que le diplôme. » Elle était déjà intrusive comme elle est empathique. Elle a toujours tout voulu décortiquer et si je déteste ça chez elle, ce que Chloé m’apprend de son propre métier me donner l’impression qu’il est complémentaire avec celui de ma soeur mais bien plus empathique. « Psychiatre et assistante sociale, ce sont deux côtés d’une même pièce non ? » Je préfère le sien de côté, sans nul doute. Alors je m’intéresse, je pose des questions sans rougir puisqu’elle a ce quelque chose qui me met à l’aise, une certaine douceur qui me fait sortir de mes retranchements facilement. « Un peu des deux, chacun tente de faire de son mieux mais personne n'a la même expérience ou les mêmes outils. » Je hoche la tête. « C’est pas trop difficile ? Psychologiquement ? » Comment reste-t-elle assez détachée, assez pour ne pas ramener la douleur du monde avec elle lorsqu’elle finit sa journée et qu’elle retrouve la chaleur de son appartement ?

C’est la question que je me pose alors que je pousse la porte du Pelican’s Nest, dévoilant autant de guirlandes à l’intérieur qu’à l’extérieur. On m’a toujours dit que l’endroit m’allait bien lorsque j’y travaillait : qu’il me ressemblait. « J'insiste quand même. Pour la note et pour le millefeuille. » « Ça me va. J’imagine que comme ça tu seras obligée d’accepter qu’on remette ça pour que je puisse te renvoyer l’ascenseur. » Je souris en m’installant à table. Je souris en passant commande des spécialités de la maison, je souris parce que c’est l’expression qui s’affiche le plus souvent sur mon visage, la candeur. « Pas très longtemps. C'est un vieux rêve de gamine auquel j'ai décidé de donner une petite chance d'exister. » « C’est courageux. » Mes rêves de gamines à moi étaient d’être vétérinaire, puis danseuse classique, puis admise à Poudlard, de rencontrer le prince charmant et, dans l’ensemble, rien d’autres que des rêves d’enfant. J’ai accepté de lâcher prise et de les laisser s’en aller depuis longtemps : depuis j’évolue, j’avance, je me perds et, plus récemment, j’ai reculé en revenant vivre chez mes parents. « Tu aimes? Brisbane. J'ai grandi à Melbourne, toute ma famille y est encore. » « J’ai toujours aimé. Je suis née ici, j’ai grandi ici et, à Sydney, j’ai rien réussi à être de plus qu’une étrangère. » Sous l’emprise de mon compagnon, je n’ai réussi à tisser aucun lien fort ou véritable. Je n’ai pas conservé de job stable non plus. « Je veux rester ici maintenant. Et toi, pourquoi t’es partie ? »

« C’est pas trop difficile ? Psychologiquement ? »
« Aujourd'hui ça l'était. La danse aide. »

Il y a des journées avec et il y a des journées sans. Elles sont nombreuses, celles qui sont difficiles psychologiquement - mais Chloe a appris à jouer la carte de l'objectivité en toutes circonstances. C'est bien plus facile d'utiliser la carapace de la déformation professionnelle pour justifier le masque qu'elle garde bien en place quand un seul sourire en coin se niche contre ses joues. Elle est brisée Cohen, elle l'est bien plus qu'elle ne le montre. Mais quand elle porte sa tasse à ses lèvres et que Lucia la suit dans son changement de conversations axé sur leur amour en commun des desserts, tout va pour le mieux. « Ça me va. J’imagine que comme ça tu seras obligée d’accepter qu’on remette ça pour que je puisse te renvoyer l’ascenseur. » elle éclate de rire la brunette, forçant une mine déconfite sur son visage de porcelaine l'instant d'après. « Quelle horrible obligation. » sa fourchette joue avec un coin du millefeuille puis un autre. Elle a l'air d'une gamine l'aînée, quand au final la prochaine bouchée est encore meilleure que la précédente.

Le ballet, c'est une entente qu'elle avait prise avec elle-même enfant. « C’est courageux. » d'un haussement d'épaule, Chloe essaie de banaliser la chose. Probablement que ça l'est un peu, probablement aussi que toute forme de courage s'est noyée dans son quotidien depuis qu'elle a tout changé d'un claquement de doigt en se disant que l'herbe serait plus verte ailleurs. Et c'est le cas ; une journée sur deux. Comme Melbourne l'est, l'était. « J’ai toujours aimé. Je suis née ici, j’ai grandi ici et, à Sydney, j’ai rien réussi à être de plus qu’une étrangère. » ses sourcils se froncent une seconde une seule, elle s'en voudrait presque de montrer une telle réaction à Lucia. S'en voulant surtout pour la pression qu'elle lui mettrait en pointant qu'il y a potentiellement quelque chose qui cloche dans son discours.

« Je veux rester ici maintenant. Et toi, pourquoi t’es partie ? » oula. « J'avais besoin de plus. C'est comme si j'avais l'impression d'avoir fait le tour de quelque chose, tout était trop connu. On aurait dit un éternel déjà vu. » on remonte à loin. On remonte à Chloe la fierté des parents, on remonte aux soeurs Cohen qui avaient toutes un avenir parfaitement bien tracé. On remonte au cursus scolaire planifié et à toutes les belles choses que maman et papa avaient prévues pour elles trois face auxquelles elle s'est fatalement rebellée durant les dernières années. « Je venais pour les études, à la base. » elle aurait dû y retourner après son diplôme, et elle aurait dû continuer à y grandir. La vérité c'est qu'elle n'avait jamais voulu suivre le chemin qu'on lui avait tracé, ni à l'époque et encore moins aujourd'hui.

Une gorgée de café de plus, un sourire avec. « Si t'as envie, ça pourrait devenir une tradition. » qu'elle propose, un peu sans filet, décidéement sans plan de fuite. Elle l'aime bien Lucia, elle aime encore plus leurs discussions sans prise de tête. « Le réconfort après l'effort. » le réconfort qui se réduit à quelques maigres bouchées restantes, désormais.

The only way out is in
Lucia Whitemore & @Chloe Cohen  - Septembre 2019

C’était une journée difficile aujourd’hui et c’est presque impossible à deviner sous le masque que semble porter la jeune femme et, comme toutes les femmes qui font preuve de force alors que tout s’écroule, elle déclenche chez moi une vague d’admiration. Je le lui dirait bien, qu’on ne dirait pas et qu’elle est douée pour faire semblant, mais ce qui sonne comme un compliment dans mon esprit risque d’être interprété différent une fois que les mots seront sortis de ma bouche et je n’ai pas envie qu’elle pense que je l’accuse d’être insensible : ce n’est pas le cas. Alors je hoche la tête. « C’était pareil pour moi avant. La danse, c’était un exutoire. » Maintenant l’idée d’enfiler à nouveau des chaussons et de dépasser des pas de débutant me tétanise et je me cache derrière des excuse du genre ”et si mon genoux lâchait ?” quand tout le monde sait que j’ai juste peur de ne pas être à la hauteur après une pause forcée et une subie à cause de mon manque de confiance et de courage.

« Quelle horrible obligation. » « De manger avec moi ? C’est ce que mes soeurs ont dit pendant des années à chaque dîner. » J’esquisse un sourire, je tente une touche d’humour que je trouve peu convaincante alors que j’enfonce ma fourchette dans la pâtisserie. Je la regarde en faire de même, presque tétanisée à l’idée que cela ne lui plaise pas comme si je m’étais engagée à quoi que ce soit en lui conseillant ce dessert là plutôt qu’un autre. Mais l’assiette se vide à bonne vitesse, j’en déduis que je peux respirer tranquillement. « J'avais besoin de plus. C'est comme si j'avais l'impression d'avoir fait le tour de quelque chose, tout était trop connu. On aurait dit un éternel déjà vu. » Je ne comprends pas le sentiment mais je hoche la tête. « Tout m’a au contraire semblé si effrayant dans l’inconnu. » Lorsque j’ai déménagé à Sydney, je ne précise pas. Peut-être n’étais pas en bonne compagnie pour me lancer dans une aventure cela dit, peut-être que la ville n’a jamais eu la moindre chance et que j’aurais reproché exactement les mêmes choses à Melbourne, Wellington, New York, Rome ou Paris. Peut-être que, sous la coupe de mon petit ami - bien que je ne l’admette pas encore - je n’aurais pu m’épanouir nul part. « Et ça te manque jamais ? T’as déjà eu envie de faire marche arrière ? » Le choix des mots n’est pas anodin : si je ne me sens moins prise à la gorge j’ai l’impression d’être revenue à la case départ à vingt cinq ans et c’est douloureux. « Je venais pour les études, à la base. » Je hoche la tête, comme si ça expliquait tout.

« Si t'as envie, ça pourrait devenir une tradition. Le réconfort après l'effort. » J’esquisse un sourire. « Parce que les millefeuille est encore mieux que je l’avais vendu ? » Je préfère plaisanter que d’affronter le fait qu’un simple compliment puisse me faire rougir à ce point. « Ou à cause des guirlandes lumineuses ? Ils les enlèvent jamais. » Tant pis pour la planète, je n’ai jamais eu une grande conscience écologique : moi je me réjouis de cette consommation inutile d'électricité parce que ça brille. « Oui, avec plaisir, j’ai plus grand monde ici. » Les lieux sont les mêmes, les gens aussi finalement, mais moi je les ai terriblement déçus.