L’amour ; le romantisme, la tendresse, la passion, la sensibilité. Ce sont des mots qui n’ont jamais été innés, chez Jacob. Un cocktail incompréhensible qui ne l’inspirait pas du tout, quand il était adolescent. Il ne s’imaginait pas rencontrer une femme, l’épouser et passer le restant de ses jours avec elle. Ça ne l’intéressait pas, car il ne voyait pas comment il réussirait à jongler entre une vie de famille et celle du chef d’entreprise qu’il rêvait de devenir. Quand il a rencontré Olivia, ça n’a pas été le déclic à proprement parler. Il n’arrivait pas à mettre de mots sur ses sentiments, jusqu’au jour où il a compris que les papillons dans son ventre étaient des vérités éclatantes, et que la jeune femme sous ses yeux allait être la raison de tous ses sourires. Il était amoureux d’elle, et quand cette idée s’est incrustée dans son crâne, elle ne l’a plus jamais quitté par la suite. Il est fou amoureux d’elle. Au présent, comme au passé, comme au futur. L’amour qu’il lui porte est intemporel, il traverse les générations sans prendre une seule ride. Au contraire, il s’améliore, se glorifie : aujourd’hui, il l’aime pour ses défauts et ses qualités, pour son caractère doux et fort, pour ses gestes maladroits et attentionnés. Il l’aime pour tout ce qu’elle représente, il l’aime pour toutes ses absences. Il l’aime, et c’est le seul cocktail qu’il semble pouvoir maîtriser à l’heure actuelle. Et malgré les années, il y a un flou qui n’a jamais quitté l’esprit de Jacob, qui n’a de cesse d’embrumer ses pensées : il ne sait pas si Olivia aime réellement les petites attentions – le romantisme – ou si elle ne l’aime que lui, finalement. Il n’a de cesse de se poser la question, et il continuera indéfiniment. Ce n’est pas après quinze ans de relation que l’on demande à une femme si elle est fleur bleue. On ne lui demande pas quinze ans après, ni même au début de la relation – si à l’époque il ne maîtrisait pas son sujet, aujourd’hui, il ne maîtrise que le chapitre « Olivia », il y a encore un tas de choses qu’il ignore, qu’il ne saura jamais. Assis sur le canapé, il jette un coup d’œil à sa montre, il n’est que dix-huit heures et le soleil n’est pas encore couché. Olivia ne devrait pas tarder à rentrer, il le sait. Ce matin, en buvant son café, il lui a demandé ce qu’elle ferait de sa soirée. Ce n’est un secret pour personne qu’ils ont l’habitude de découcher, tant l’un, que l’autre. Ils ne se disent jamais où ils vont, ne disent jamais ce qu’ils faisaient une fois rentrés le lendemain, et ne disent jamais quand est-ce que ça recommencera. C’est pour ça qu’il l’a demandé, pour la prendre au dépourvu : rien, et c’est tout ce qu’il voulait entendre. Parce que si elle n’a rien à faire, si elle le lui dit, elle rentrera. Par obligation, parce que c’est comme ça que ça fonctionne, maintenant. Il se pince les lèvres en regardant tout ce qu’il y a sur le comptoir, se demande s’il a vraiment eu une bonne idée, ou si c’est voué à l’échec.
Elle devait se douter qu’il tenterait quelque chose de nouveau. Jacob est ambitieux, Jacob est têtu, Jacob ne supporte pas l’échec. Il ne sait pas si ce dîner avorté était réellement un échec : il a gagné plus qu’il n'a perdu, ce soir-là. Parce qu’ils ont enfin réussi à se parler – c’était la première fois en deux longues années, et il espère au plus profond de lui-même que ça ne sera pas la dernière avant deux autres. Depuis, le silence a repris sa place dans leur grande maison, le vide aussi : ils se croisent, se regardent. Il l’admire, il l’attend ; parce que maintenant il a conscience qu’elle est capable de marcher à la même vitesse que lui, tout comme elle a conscience qu’il est capable de chuter aussi lentement qu’elle. Ils doivent apprendre à concorder ensemble, à danser ensemble, à jongler ensemble. Mais ce n’est pas ce soir qu’il remettra ce sujet sur le tapis, ce soir, il veut réorganiser la première partie de la soirée qui n’a pas pu être faite, rattraper le temps perdu. Elle était avec Amos au lieu d’être avec lui, il était dans le canapé au lieu d’être avec elle. Ça ne devait pas se passer comme ça, et c’était sûr qu’il allait chercher à rattraper le coup. Quand quelque chose ne lui plaît pas, il efface tout et recommence. Il n’a pas pu le faire avec June, il le fait avec tout le reste : il n’est pas dans le paraître contrairement à la famille Copeland, mais c’est ce que l’on pourrait penser de lui au premier abord. Perfectionniste, ça, peut-être qu’il l’est. Il se lève du canapé et s’approche du panier qu’il a organisé « tout seul, comme un grand ». C’est ce qu’il avait dit à Olivia quand ils se sont retrouvés dans le parc, il y a plusieurs années de cela. Un parc qui menait à un sentier, qui menait lui-même à la forêt, là où ils se sont perdus : c’était un premier rendez-vous remarquable, et il a envie de le revivre. Il veut revivre chaque instant, chaque sensation, chaque souffle, parce qu’il a compris à ce moment-là que cette femme était extraordinaire et qu’elle allait changer sa vie. Il a envie de s’en rappeler, aujourd’hui. Il veut se souvenir à quel point elle a marqué son existence, et à quel point il n’est plus le même depuis qu’il est avec elle. Quinze ans avec la même personne, c’est énorme, incroyable : presque la moitié de sa vie. Comment quelqu’un que l’on a connu seulement la moitié de sa vie peut avoir un impact sur son intégralité ? Trop de questions qui fusent, il n’en sait pourtant rien. Il n’y a pas grand-chose dans ce panier, quelques sandwichs – et il n’a pas toujours appris à tartiner le beurre correctement, quelques bières, quelques serviettes balancées à la va vite. Reproduction parfaite de ce qu’il avait fait à l’époque, il a même une fleur qui fait la tête posée sur le comptoir, à côté, qui attend elle aussi l’arrivée d’Olivia. Il la lui tendra avec un grand sourire, le même qu’à l’époque – même s’il ne traduira pas les mêmes émotions. Est-ce que c’était une bonne idée ? Il se le demande, mais il entend la poignée de la porte d’entrée s’abaisser, et il n’a plus le temps de tout annuler.
Il attrape la fleur – toujours aussi proche de la mort, mais peu importe – et se tourne vers l’entrée de la cuisine, là où elle va surgir d’une seconde à l’autre. Une, deux, trois, et elle entre. Hey. C’est dit doucement, comme pour ne pas la brusquer : elle doit assimiler toutes les informations venues à elle en une fraction de secondes : le panier, la fleur, son mari qui n’est pas dans l’un de ses perpétuels costumes mais qui a ressorti le jean et un simple t-shirt, et le sourire niais qu’il arbore. J’ai eu un élan de romantisme. Il hausse ses épaules en s’approchant d’elle, lui tend la fleur. C’est bizarre, parce que ça fait longtemps qu’il ne lui a pas parlé avec une telle nonchalance – avec tellement d’appréhension, pourtant. J’ai envie de t’emmener là où on était allé pour notre premier rendez-vous. C’était il y a une éternité, mais c’est encore hier pour moi. Et tu m’as dit que tu avais la soirée de libre alors… t’as pas le choix. Derniers mots osés, il le sait ; elle a toujours le choix. En plus je t’ai fait mes meilleurs sandwichs, tu vas te régaler. Et ce sont des paroles enchaînées comme si c’était acté, parce que le choix, il n’a vraiment pas envie de lui laisser. Il la regarde droit dans les yeux, comme il a l’habitude de le faire. Ça, ce n’était pas habituel à l’époque, il regardait partout, posait ses yeux sur elle deux secondes et dérivait à nouveau sur n’importe quoi d’autre, comme si le monde entier pouvait capter son attention, alors qu’il ne rêvait que de la regarder, elle. Il n’a jamais été timide, mais intimidé, par elle, si. Parce qu’elle dégageait une prestance qu’il ne savait s’expliquer, un charisme incroyable, et parce que tout son être ne voulait déjà qu’elle. Comme ce soir, sauf qu’aujourd’hui, tout est différent d’il y a quinze ans. Il a su la posséder, un temps. Aujourd’hui, elle n’a plus rien d’une femme acquise. Au contraire, elle lui file d’entre les doigts, elle disparaît dès qu’il pense la regarder, elle s’évapore dès qu’il rêve de la toucher. Il réapprend tout, et ça lui plaît d’essayer d’entrer dans son esprit comme il avait essayé de le faire à l’époque. Si ça a fonctionné une fois, il n’y a pas de raison que ça ne le fasse pas une seconde.
Olivia Marshall & @Jacob Copeland ✻✻✻ “Est-ce que tu crois en l’amour, Liv ?” Je coupai le moteur du véhicule et suspendis mes gestes au moment d’en sortir, le souvenir fissurant ma mémoire, lointain et vaporeux mais tout de même là. Cette question m’avait été posée il y a de nombreuses années, dans les recoins obscurs d’un gourbi militaire supposé nous protéger du soleil de plomb pouvant se révéler aussi fatal que les balles fusant de toutes parts le reste du temps. Je me souvenais de l’endroit, oui, et de la sensation. Le visage de mon interlocuteur, lui, demeurait flou sans que je n’arrive à en retrouver les traits, mon esprit trop absorbé à me ramener ma réponse de plein fouet. J’avais souri avec légèreté, comme si le sujet l’était tout autant. L’amour existe, je le sais, mais je ne crois pas en lui, ne lui porte aucune foi. “Il ne peut pas te laisser indifférente, quand même.” Non, pas indifférente. Mais on ne peut forcer personne à aimer. Je n’ai jamais réussi en tout cas. L’inconditionnel, l’éternel étaient des termes auxquels je n’accordais aucune valeur. Je les avais vus, trop de fois déjà, bafoués et écrasés par les personnes mêmes supposées nous les accorder sans conditions que je m’en étais détachée, sans peine. “Pourtant, l’amour produit de nombreuses choses, non ? À commencer par cette littérature que tu affectionnes tant. Parfois, on se demande si tu nous laisserais pas mourir pour sauver tes précieux bouquins.” Son rire avait fait écho au mien, cette fois-ci avant que je ne hausse les yeux au ciel. . C'est vrai. La souffrance, la plénitude, la destruction, le sexe, le danger, la poésie, la colère, le bonheur, la vie, la mort aussi. Et toutes ces choses me passionnent mais regarde. J’avais ouvert les bras sans emphase car le lieu ne le méritait pas, un bivouac militaire sans prétention, l’un ressemblant à tous les autres au sein desquels, pourtant, je ne m’étais jamais sentie autant chez moi du haut de mes dix-neuf ans d’époque, croyant tout savoir, persuadée d’obtenir toutes ces choses de cette façon. Dans cette famille rejointe deux ans plus tôt, l’armée dans ma chair à défaut du cœur. Convaincue, oui, que l’amour n’avait pas besoin de moi pour croire en lui, possédant déjà une infinité d’autres disciples dévoués à sa cause, laissant échapper une rebelle de mon genre sans même lutter, ma perte ne lui causant rien. Lui non plus ne croyait pas en moi, je pouvais vivre sans. À dix-neuf ans, je ne savais rien. Je l’avais réalisé un an plus tard, à peine. À dix-neuf, je ne connaissais pas encore Jacob. Je peux vivre sans Jacob. Voilà ce à quoi mes certitudes d’antan ressemblaient aujourd’hui. Et elles sonnaient comme mensonges alors que mon cœur se serrait douloureusement, manquant de s’éteindre à cette seule pensée. Bien entendu que je ne le pouvais pas. Bien entendu que je ne le voulais pas. Je repensais à son arrivée dans ma vie et ne pouvais m’empêcher d’en avoir le vertige, même avec le temps, même depuis quinze ans. Car il avait été cette rencontre capable de me saisir au corps, me faisant passer de la nuit à la lumière, de l’ignorance à l’évidence, investissant mon cœur que je pensais protégé mais qui n’était, avec le recul, que stérile et dépouillé. Avant lui. Je frémissais aujourd’hui, non pas de m’imaginer sans amour, mais sans le sien. Je savais pourtant ne pas parvenir à lui exprimer mes peurs comme elles s’infiltraient en moi.
Je voyais, depuis deux ans, mon incompétence à me dévoiler tisser ses liens autour des incompréhensions et rancœurs creusant le gouffre entre nous deux. Mais j’espérais qu’il le sache, malgré tout. Qu’il le sache, toujours. Parce qu’il avait eu une moitié de vie avant cela pour s’en souvenir et ne pas oublier. Pour deviner que le fait que je m’avance dans l’allée menant à notre maison alors que le soleil demeurait encore haut dans le ciel me coûtait plus que de raison, ignorante de ce que j’allais trouver de l’autre côté de la porte. Mais que j’étais là, tout de même. Combien de fois n’avais-je pas répondu au téléphone alors qu’il était au bout du fil ? Combien de fois nous étions-nous observés de loin, incapables de succomber à l’envie de nous rapprocher, comme avant, car la réalité de ce qu’étaient devenues nos vies avait tout emporté, ailleurs, loin de nous ? Trop de fois pour que nous puissions les compter. Pourtant, ce matin, il m’avait demandé ce que je comptais faire ce soir et je n’avais rien su lui dire d’autre que cela : rien. Et j’avais attendu sans le montrer, qu’il me dise pourquoi, qu’il me donne une indication, n’importe laquelle mais les mots s’étaient arrêtés là comme ils le faisaient souvent. Peut-être étais-je partie sans lui laisser le temps également, je l’ignorais. Peut-être désirait-il me dire quelque chose, mais notre conversation d’il y a plusieurs jours semblait planer entre nous sans avoir encore perdu d’intensité. Peut-être souhaitait-il s’assurer de mon absence ou me prévenir de la sienne, mais nous ne prenions plus la peine de ces choses-là non plus. Je déposai mon insigne et mon arme dans le coffre et redressai mes épaules avant de les laisser dans mon dos, me délestant ainsi d’une partie de moi-même – la seule résistante. Je l’abandonnai pourtant pour le retrouver, lui, puisqu’il était là et que je l’entendais. « Hey. » Il était là, oui, et je m’arrêtai à quelques mètres sans m’en apercevoir, mon regard s’attardant sur le panier posé sur le plan de travail, la pivoine vive et sauvage tenue entre ses doigts, son costume absent et ce t-shirt qu’il ne me semblait pas avoir vu depuis de nombreux mois. Et puisque l’assemblage de toutes ces choses simultanément ne faisait aucun sens, je relevai mes prunelles sur son visage, les sourcils imperceptiblement froncés, car ce dernier, baigné de la lueur dorée du soleil de fin de journée, accentuait encore l’irréalité de la situation. « Tout va bien ? » Ce n’était pas ce que l’on était supposé demander dans ces circonstances, j’en étais consciente. Ce n’était pas ce que j’aurais laissé échapper, avant, de cette voix emplie de perplexité. Pourtant, ce fut tout ce qui me vint malgré le nouveau pas que je fis pour me rapprocher, notant le sien pour en faire de même. Et si cela ne suffit pas pour dissiper le nœud ayant inexplicablement pris place au sein de ma poitrine, il se desserra néanmoins alors qu’il me tendait la fleur l’instant d’après. « J’ai eu un élan de romantisme. » Les mots s’échouaient à mes oreilles avec une familiarité rassurante sans que je ne sache encore les assimiler précisément au souvenir qu’ils évoquaient. J’en ressentais pourtant déjà la chaleur, laissant mes doigts se saisir de la tige, mon regard ne se détournant pas du sien comme s’il était possible ainsi d’y trouver l’explication, celle à laquelle je devais me préparer avant qu’il ne me la donne, avant de ne pas avoir la bonne réaction, encore.
« J’ai envie de t’emmener là où on était allé pour notre premier rendez-vous. C’était il y a une éternité, mais c’est encore hier pour moi. Et tu m’as dit que tu avais la soirée de libre alors… t’as pas le choix. » Je haussai à peine les sourcils devant le choix de formulation, celui que je n’aurais pu m’empêcher de relever avec amusement il n’y a pas si longtemps : hier peut-être, ou une éternité de cela comme il le disait. À la place, je laissais les pensées se succéder en tourbillon, surprise presque du calme et de la sérénité s’échappant du tournoiement qu’il faisait revivre. Je m’en souvenais, moi aussi, avec une précision saisissante à présent que je me rendais compte qu’il ne suffisait que de cela : retrouver son sourire, moins léger peut-être, mais toujours aussi désarmant et de quelques paroles pour que notre premier rendez-vous renaisse aussi distinctement dans mes souvenirs. Celui-ci remontait pourtant, avec lenteur et douceur, s’imposant entre nous deux sans provoquer d’émotions douloureuses auxquelles nous ne pouvions faire face, nous offrant au contraire le souffle des sentiments nouveaux. « En plus je t’ai fait mes meilleurs sandwichs, tu vas te régaler. » Ce sourire, de nouveau. Et sa voix solide et empreinte d’assurance et d’audace que je lui connaissais par cœur, qui m’avait enivrée dès les premiers instants, me demandant si elle était feinte, même un peu, et dont j’avais appris avec le temps qu’elle était sienne, entièrement et toujours, sans que jamais ses effets sur moi ne disparaissent non plus. J’abaissai mon regard sur la fleur finalement, sans que l’expression sur mon visage n’ait changé depuis ma première interrogation. Elle le devrait pourtant, j’en étais pleinement consciente, mais pour révéler laquelle, à la place ? « C’est ça que tu avais en tête depuis ce matin. » commençai-je simplement en m’approchant d’un pas pour atteindre le panier du bout des doigts. « J’ai passé la journée à m’imaginer toutes sortes de choses. » Et au son de ma voix, il pouvait deviner qu’aucune de ces dernières n’avait été agréable, les plus légères accompagnées à chaque fois des relents du doute quant à leur potentialité. « Mais pas celle-ci. » admis-je sans chercher à le cacher. Je connaissais pourtant sa volonté à toute épreuve et sa ténacité. Cela ne l’empêchait pas de me surprendre à chaque fois de la persévérance à laquelle il continuait de s’employer pour nous réunir, me persuader que nous y avions droit, à ces instants, à ces souvenirs, à ces sourires. Il essayait en tout cas. Ici encore. Et je gagnais du temps, je le savais et lui aussi, mais il était trop tard désormais lorsque je me retournai, son regard accrochant le mien et balayant mes vacillantes réticences. « T’as oublié la nappe, j’espère. » Comme il l’avait fait la première fois, nous obligeant à nous allonger dans l’herbe et nous perdre dans les colchiques. C’est encore hier pour moi aussi. Cela sonnait comme un accord également, tout comme le mince sourire venant s’esquisser sur mes lèvres. Un accord qu’il ne m’avait pas laissé le choix de donner de toute évidence et il avait eu raison, ces derniers ne me venant plus aisément. Celui-ci non plus à vrai dire, mais j’étais prête à me faire violence pour ne pas écouter mes pires échos, désireuse uniquement de profiter de chacune des secondes qu’il était prêt à m’offrir de nouveau. Comme hier.
Les souvenirs ont deux pouvoirs. Celui de heurter, de blesser, d’anéantir. Et celui de raviver la flamme, de faire sourire, de rendre heureux. Deux pouvoirs qui contrastent parfaitement l’un avec l’autre : et ils peuvent attaquer n’importe quand. Autant l’un, que l’autre. Jacob l’a remarqué plus d’une fois durant ces deux dernières années. Dès qu’il tâchait d’oublier sa souffrance, ne serait-ce que le temps d’une seconde, des flashs lui revenaient en tête. Ils étaient là pour lui rappeler qu’il n’avait plus rien d’un père, désormais, que son bonheur était passé et qu’il ne le connaîtrait jamais plus dans son futur. Il y croyait sincèrement, et il finissait toujours dans un état lamentable psychologiquement, sans jamais réussir à en parler à Olivia. Et parfois, quand il était dans l’une de ces phases, il lui suffisait de regarder son épouse pour se souvenir de ses meilleurs moments avec elle – à peu près chaque journée depuis quinze ans – et il réussissait à croire à une nouvelle vie, plus tard : à deux, avec elle, toujours dans un coin de leurs têtes et de leurs cœurs. Avec le temps, il a assimilé qu’il ne pourrait jamais contrôler ces réminiscences-là et qu’il allait devoir apprendre à vivre avec. Il se doutait qu’il n’était pas le seul à le vivre, qu'Olivia devait également jongler avec tout cela sans savoir lui en toucher un mot. Comme lui. Un silence qu’il comprenait, pourtant, et qu’il veut faire disparaître, aujourd’hui. Si ses souvenirs s’amusent à le torturer, il veut être celui qui en ravive un. Puis deux, puis trois, et finalement faire que leur vie d’avant devienne celle de maintenant. Bien sûr, ils ne réussiront jamais à tirer un trait sur tous les drames qu’ils ont pu vivre ces dernières années. Ni l’accident qu’il a eu avec June, ni celui de Lex, ni rien de tout le reste. Mais ils peuvent apprendre, pas à pas, à l’accepter. À accepter qu’il y a toujours de l’espoir, même minime. Qu’ils ne sont pas morts, eux. Qu’ils ont encore tant de choses à vivre et à faire, finalement. Et Jacob pense que s’ils se souviennent suffisamment fort de pourquoi ils s’aiment autant, peut-être qu’ils finiront par y arriver. En attendant que cette idée s’installe dans l’esprit d’Olivia, il est capable d’y croire pour deux. Il doit y croire pour deux. Il n’a pas d’autre choix, que d’y croire pour deux. Parce que si cet espoir s’envole, s’il n’a plus foi en ça, alors il n’y a plus rien : deux étrangers vivant sous le même toit, qui se regardent toujours aussi amoureusement mais qui ne savent pas faire un pas l’un envers l’autre. Un mariage voué à l’échec, qui court à sa perte. Il ne veut pas de ça, et c’est pour ça qu’il n’abandonne pas, jamais. C’est pour ça qu’il a été têtu, une fois de plus. C’est pour ça qu’il a réorganisé ce premier rendez-vous : si de merveilleux souvenirs ne viennent pas l’assaillir avec cette idée-là, il ne saura pas quoi faire d’autre. Il n’y aura plus rien à faire d’autre. Ce sera terminé. Et c’est pour ça qu’il est autant anxieux, c’est pour ça qu’il revit les mêmes émotions que ce jour-là, c’est pour ça que sa femme redevient sa convoitée, c’est pour ça qu’il l’attend en ayant envie de s’enfuir en courant.
La porte s’est ouverte sur une Olivia pleine de perplexité. Il peut le lire dans son regard, le voir dans sa démarche, l’entendre dans sa voix. Tout va bien ? Il ne s’attendait pas à cette question, elle était pourtant évidente : ce n’est plus dans ses habitudes de la surprendre de la sorte. Son incompréhension est compréhensible, c’est pour ça qu’il lui explique. Un élan de romantisme, une envie de revivre des instants magiques entre eux. Il lui impose son choix : elle ne l’a pas, elle. C’est décidé ainsi. Et pour ne pas rester sur un semblant d’ordre, il lui parle de ses sandwichs. Ils sont toujours aussi catastrophiques après des années à en faire, jamais il ne réussira à assimiler qu’il faut sortir le beurre du frigo quelques minutes avant de l’étaler. Il dit toujours qu’il ne faut pas juger un livre à sa couverture, qu’ils sont bons même s’ils ne ressemblent à rien. Et il faut croire qu’il a raison à ce sujet-là, puisque c’est sa corvée depuis des années et bien que taquine, Olivia ne c’en est jamais plainte. C’est ça que tu avais en tête depuis ce matin. Quelques mots, tandis qu’elle s’approche du panier pour pouvoir le toucher. Il est bien réel, il est bien là : le même qu’il y a quinze ans. J’ai passé la journée à m’imaginer toutes sortes de choses. Mais pas celle-ci. Il sent que ce n’était pas des pensées agréables, et d’un côté, il s’en veut un peu. Il sait pourtant que s’il lui avait dit à l’avance, elle aurait eu de longues heures pour trouver un prétexte. Une excuse pour ne pas venir. Ça n’aurait pas été la première fois, ni la dernière. La prendre par surprise était la meilleure solution, il ne reviendra pas là-dessus. Ce doit être bien mieux que tout ce que tu as pu t’imaginer. Dit-il simplement, naïvement : comme s’il n’avait pas compris que ses idées n’étaient pas joyeuses, comme si elle avait passé la journée à se faire des plans plus merveilleux les uns que les autres. T’as oublié la nappe, j’espère. Ses yeux se perdent dans les siens un court instant, il a le même regard qu’à l’époque, quand elle lui avait demandé où il l’avait mise : il est perdu, désemparé. Euh. Il regarde le panier, puis la regarde à nouveau. Oui… Il prononce ce dernier mot comme si l’aveu était énorme, inattendu. Mais tu me crois si je te dis que j’ai pas fait exprès de l’oublier ? Encore, oui. Et il ne sait pas s’il vivra un jour un pique-nique autrement que assis dans l’herbe, tant il ne pense jamais à ça. Il remarque le léger sourire qui se dessine sur ses lèvres, et c’est déjà une petite victoire, pour lui. Il veut maintenant le voir s’agrandir de plus en plus au cours de la soirée, pourquoi pas entendre son rire, même. Il sait que c’est niais, mais à ses yeux, c’est la plus belle des mélodies. Et il déteste en être privé depuis autant de temps, ne plus pouvoir être témoin des instants de bonheur de sa femme. Il y en avait des tas, tous les jours, avant et avec June. Pas après, mais Jacob espère que ça ne saurait tarder.
Tu veux te changer avant d’y aller ? Une question, une attention : peut-être qu’elle veut même passer sous la douche rapidement, il ne sait pas. Lui, il est déjà prêt depuis longtemps. La route dure presque une heure, je ne sais pas si tu te rappelles. Évidemment que si, même s’ils ne sont pas retournés dans ce parc depuis longtemps, elle n’a certainement pas attendu quinze ans avant de remettre les pieds à Logan City. Il secoue sa tête et se rapproche du comptoir, automatiquement d’Olivia, son bras la frôle quand il attrape le panier. Je vais aller le mettre dans la voiture. Il ne bouge pourtant pas tout de suite, profitant un court instant de la proximité qu’il y a entre eux. Il avait attendu la fin du rendez-vous pour pouvoir se permettre un pas en avant, il a l’impression qu’à ce niveau-là, il devra peut-être faire la même chose. Il sait très bien que tout ne se passera pas comme ce jour-là, qu’elle prendra elle aussi ses propres décisions, qu’elle ne va pas subir ce repas et son envie de remonter le temps : il attend de voir comment, et il a franchement hâte. Je t’attends dehors, d’accord ? Il ne sait pas pourquoi sa voix est légèrement plus basse, peut-être le fait qu’ils soient aussi proches. Sans un mot, sans un geste de plus : il s’exécute. Il sort de la cuisine, de la maison, et rejoint la voiture garée dans l’allée. Son regard se perd sur le ciel le temps d’un instant – peut-être quelques minutes, en vérité. Il veut que ça se passe bien, ce soir. Il a besoin que tout se passe bien, à partir de maintenant. Aujourd’hui, demain, et le reste de leur vie. Il sait qu’il mise beaucoup sur ce simple rendez-vous, qu’il se met peut-être trop de poids sur les épaules. S’ils ont pu tenir jusqu’à maintenant avec un dialogue aussi réduit et des gestes bannis, ils pourront survivre à quelque chose qui ne frôle pas la perfection. Il le sait au plus profond de lui-même, mais cette idée l’effraie plus que leur séparation : à quoi bon se complaire dans une relation qui ne lui convient plus ? Il ne veut plus avoir à faire de sacrifices, il ne veut plus que ses désirs soient oubliés, que ceux d’Olivia soient désordres. Il soupire longuement en mettant le panier dans le coffre et referme celui-ci. Ses yeux se lèvent sur la porte qui s’ouvre une nouvelle fois – la dernière avant de longues heures. Elle est là, et ils sont sur le départ. Il peut cocher cette première partie : ça s’est mieux passé qu’il l’avait imaginé, pour son plus grand plaisir. On y va ? Demande-t-il à sa femme, alors qu’il ouvre la portière côté conducteur. Il aime être derrière le volant quand ils partent quelque part tous les deux, peut-être une fierté masculine inavouée.
Olivia Marshall & @Jacob Copeland ✻✻✻ Il fallait recréer le quotidien. C’est ce qui manquait le plus lorsque tout semblait vaciller. C’est ce qui prenait soudainement du relief lorsque l’on regardait en arrière. C’est ce à quoi l’on désirait se raccrocher sans savoir comment. Car il était celui qui avait pris vie aisément il y a des années de cela, nous façonnant, mais qu’il devenait le plus difficile à revivre aujourd'hui. Sa richesse était faite de pâleurs tellement délicates que nous devenions persuadés de ne parvenir qu’à les dissiper par les mots. De toute évidence, les gestes m’étaient parus encore plus traîtres et je m’étais contrainte, dès lors, de croire le passé révolu, les détails passés, les attentions d’hier irréconciliables avec la vie d’aujourd’hui. C’était au quotidien de notre couple d'hier, pourtant, auquel je pensais à chaque fois que je m’éloignais de Jacob. C’était ce qui m’importait sans que je ne m’autorise plus jamais à m’en saisir de nouveau. Rien d’étonnant dans le fond à ce qu’il soit, de nouveau, celui qui osait, qui prenait les devants, qui acceptait de braver les dangers pour nous libérer de l’entre-deux dans lequel nous nous retrouvions piégés depuis la dernière fois. Il faut garder les choses simples pour qu’elles le deviennent réellement. Je n’étais pas sûre d’en être persuadée moi aussi mais, à ma décharge, lui semblait avoir eu le temps nécessaire pour se faire à son idée, à son plan pour notre soirée, à ses émotions. Je n’avais que quelques secondes désormais pour faire face aux miennes, calme et silencieuse, en proie à tout ce que je pouvais bien penser et à ces souvenirs qui envahissaient chaque pore de ma peau. Je comprenais ce qu’il nous proposait, ce qu’il espérait : troquer notre présent contre notre passé, peut-être. Contre notre histoire, surtout, celle qui avait toujours été apaisante aussi bien qu’euphorisante, celle à laquelle nous devions nous raccrocher pour espérer oublier qu’elle avait basculé, oui, mais que cela ne sonnait pas son glas. Pas nécessairement. Pas fatalement. « Ce doit être bien mieux que tout ce que tu as pu t’imaginer. » Et je savais ce qu’il faisait là aussi, tentant d’assainir ce qu’il comprenait avoir été douloureux ces dernières heures, insufflant de la légèreté là où il n’y en avait pas eu. Ce n’était pas facile mais les choses ne l’étaient plus, ou plus autant désormais. Sans doute ne le seraient-elles jamais plus réellement mais sur l’instant, il ne tenait qu’à nous d’essayer de nous en rapprocher, à deux. « Ça l’est. Et j’avais pourtant placé la barre haut. » Ma voix restait songeuse alors que je finis par replier mes phalanges loin de l’osier du panier que j’avais pourtant senti réel sous la pulpe de mes doigts. Il ne s’agissait pas d’une chimère de plus et pour cause, je n’aurais pas su l’imaginer même en m’y étant pourtant forcée toute la journée. Je mentais avec désinvolture mais il savait qu’aucune barre n’avait été placée. J’avais passé la matinée dans un silence pesant, seule avec ma propre personne et mes pensées éparpillées. J’avais songé à une dizaine de choses pour ne parvenir qu’à générer de nouvelles questions dans mon esprit avant de décider de m’en éloigner en me plongeant dans mon travail, comme à chaque fois.
Je ne réalisais qu’à présent m’être trompée sur tout, avoir envisagé le pire sans penser au meilleur. Cela me surprenait-il ? Pas vraiment. Jacob persistait à préférer le deuxième et à me tendre la main. Il continuait de le faire ici malgré les circonstances qui condamnaient et mes réactions qui décevaient. Alors ne le fais pas cette fois-ci, Liv. Ne le déçois pas. Peut-être n’en étais-je pas capable en effet, le réalisant alors que je m’attardais sur les expressions parsemant son visage, son regard qu’il ne voulait pas faire insistant mais que je sentais peser dans le mien. J’avais l’impression qu’une vie entière s’était passée depuis l’insouciance de ce moment recréé, et peut-être était-ce vraiment le cas. Mais je voulais la retrouver moi aussi, aussi fébrilement que lui malgré la retenue dont je faisais preuve, malgré ce sourire bien trop léger apparaissant à la commissure de mes lèvres : je ployais face à l’envie. La mienne associée à la sienne pour la première fois depuis longtemps, bien trop longtemps pour me permettre d’y résister, cédant alors en tirant les mêmes ficelles que les siennes, celles des souvenirs. « Euh. » Et le fait qu’il n’ait pas l’air de feindre l’hésitation aurait pu provoquer mon sourire de nouveau, si celui-ci n’était pas toujours présent, imperceptible peut-être mais tout de même là. « Oui… » C’était encore mieux, n’est-ce pas ? S’il ne prétendait pas. S’il avait oublié, encore. « Mais tu me crois si je te dis que j’ai pas fait exprès de l’oublier ? » Je me souvenais encore de ce même air désemparé sur son visage plus bronzé de l’époque, moins marqué par les épreuves et ce sourire qu’il avait lancé dans ma direction pour se faire pardonner et que j’avais vu réapparaître de nombreuses fois encore depuis. Je lui avais pardonné la première fois déjà, en passant des heures entières avec lui, allongés à l’ombre d’arbres fruitiers que nous n’avions su identifier. Et toutes les fois d’après parce qu’il avait l’air, à chaque fois, véritablement sincère et pris sur le fait. « Je sais pas. » rétorquai-je pourtant en haussant les épaules. « T’as peut-être travaillé l’air contrit depuis. » Il ne l’avait pas fait. Je le savais, contrairement à ce que je laissais entendre mais je tentais de me laisser parler, moi et ma malice piquante, plutôt que tout le reste, tout le mauvais que je le forçais à voir depuis deux ans déjà. Parce que mon sourire commençait déjà à s’effacer mais que je souhaitais garder son expression au bord des yeux. Je souhaitais croire que j’en étais capable avec lui comme je m’étais montrée si adroite à m’évanouir ces derniers mois, d’un battement de cils. Il méritait mon sourire aujourd’hui, pas mon départ. « Tu veux te changer avant d’y aller ? » Je remontai mes cheveux négligemment dans ma nuque tiède sans acquiescer. Oui, me rafraîchir, me changer, prendre du temps, rien qu’un peu pour souffler. « La route dure presque une heure, je ne sais pas si tu te rappelles. » Là non plus, je ne répondis rien en laissant finalement retomber mon bras le long de mon corps. « Je fais vite. » Pourtant, je ne bougeai pas lorsque lui s’y employa, amenuisant la distance entre nous pour ne faire rien d’autre que s’emparer du panier. Seulement cela mais je ne bougeai pas, non, ni pour lui faciliter la tâche, lui facilitant l’accès au comptoir, ni pour échapper à la proximité soudaine et presque abolie sous ce toit. Surtout pas pour cela. « Je vais aller le mettre dans la voiture. » Qu’il fasse cela et je ferai vite. Nous disions des choses que nous n’accomplissions pas pourtant. « Je t’attends dehors, d’accord ? »
Il avait quitté la pièce lorsque je laissai finalement mon regard se poser à l’endroit même où se trouvait le panier quelques secondes plutôt, à l’endroit où il n’y avait plus rien désormais. Un endroit vide, une pièce vide, une maison vide. Et je me mis en mouvement à mon tour pour ne pas céder à mes mauvaises pensées, celles qui me soufflaient qu’il n’y avait jamais rien eu, qu’il ne s’agissait là que le fruit d’une imagination dépassée et déplacée. En m’enfermant dans la salle de bain, j’étais parvenue à les faire taire au profit d’autres, tout aussi encombrantes, peut-être même plus troublantes. Car je le connaissais, mon mari. Je mimais l’inverse depuis des mois pour ne pas culpabiliser, sans succès aucun. Je feignais de l’oublier pour pouvoir m’éloigner mais je le connaissais. Cela avait été le cas hier, l’était aujourd’hui, et le serait demain. Suffisamment pour pouvoir aisément reconnaitre ses expressions et déceler l’émotion qui siégeait dans son regard serein. Il ne l’était pas, ou pas tout à fait en cette fin de journée et je ne pouvais m’empêcher de savoir pourquoi, tout en me préparant. Ses attentes pour cette nouvelle soirée étaient vastes, plus encore depuis que j’avais échoué à atteindre les précédentes à sa première tentative, au restaurant. Je devinais, depuis un certain temps déjà, que sa patience s’effritait, que les réserves de son pardon s’amincissaient. Ne se déparant pas de son indulgence et de sa dignité, il continuait à le cacher, se persuadant peut-être lui-même qu’il persistait à y croire, en moi, à ce que je sois à la hauteur, sa subjectivité lui répétant sans doute que j’y parviendrais. Mais je sentais mon ventre se tordre et ma poitrine se compresser car je savais, moi, le forcer jour après jour à creuser ce trou au fond de lui-même dans lequel il s’évertuait à y dissimuler ses déceptions. Et si j’en étais consciente depuis plusieurs mois, je l’observais réaliser à son tour que ce cachot finirait par déborder à force d’y jeter des attentes que je refusais d’écouter et de combler. Je laissais retomber mes cheveux sur mes épaules presque dénudées en soupirant. J'aurais préféré ne pas réaliser que cette soirée prenait des allures de quitte ou double à ses yeux qui n’acceptaient pas facilement le compromis, l’incertitude, qui ne faisaient que les excuser pourtant depuis deux longues années.
Je me résignais à oublier la pensée aussitôt la porte de la maison refermée derrière moi, comme s’il était possible ainsi d’y abandonner la pression également, se délestant de ma poitrine drapée du tissu léger de mon haut. « On y va ? » « Et tu fais comme si je n’avais pas été longue … » laissai-je échapper en haussant un sourcil comme s’il s’agissait là d’un effort de sa part digne d’être souligné. Je ne l’avais pas été tant que cela. Je ne l’étais jamais vraiment mais Jacob se faisait une joie, avant, de me presser pour le plaisir. Les portières de la voiture claquèrent en un écho assourdi et je laissai mon regard s’égarer dans le rétroviseur alors que le véhicule s’éloignait déjà dans l’allée serpentine. Deux ans et cela me faisait toujours aussi étrange de partir à deux, en voiture, quand nous l’avions fait à trois pendant presque le double. Deux ans et je me surprenais à penser, à chaque fois et une fraction de seconde, avoir oublié quelque chose. Car il nous manquait quelque chose, oui, comme si l’on avait retiré un organe invisible de nos poitrines mais que nous parvenions tout de même à survivre. Nous le devions, aujourd’hui plus que jamais. « Loki est déçu de pas faire partie du voyage, t’aurais dû voir sa tête. » Je rompais le silence dans l’habitacle de la voiture sans m’y forcer malgré les intonations fluctuantes de ma voix. « J’ai pris la faute mais faudra pas t’étonner s’il s’en est pris à une de tes paires de chaussures en rentrant. » Je plaisantai doucement en ouvrant la fenêtre de la voiture, laissant mon regard se perdre dans le feuillage des arbres aux teintes multiples en cette journée d’automne. « Il sait que c’est toi. » C’était toujours lui. Encore ce soir. J’en étais consciente, pas Loki. Je voulais qu’il le sache.
Ça l’est. Et j’avais pourtant placé la barre haut. Et le silence ponctue cet échange qui ne témoigne d’aucune vérité. Il comprend là qu’il n’en est rien, que si une barre a été placé, c’est très certainement dans le sens inverse : imaginer le pire, toujours. Elle a appris à le faire après l’accident, il l’a remarqué dès qu’il est revenu de l’hôpital. Il la voyait pâle quand elle décrochait le téléphone, presque apeurée quand elle devait ouvrir la porte d’entrée. Il était impuissant, il le sera toujours. Il se contente de compatir silencieusement depuis qu’il sait ce que ça fait, depuis qu’il a eu droit au même coup de massue concernant Lex. Depuis qu’il sait que le monde peut s’arrêter de tourner, peut-être même s’écrouler, alors que l’on a juste appuyé sur un bouton vert. Il n’aime pas ce sentiment, cette sensation d’être inefficace, inexistant. Comme s’il n’était pas capable de ressentir, lui aussi, comme s’il n’était pas capable de comprendre. Avec du recul – deux ans, pour être précis – il a fini par accepter l’idée qu’il n’y arriverait jamais. Qu’il ne pourrait jamais plus sonder son esprit, ou son cœur. Qu’il ne pourrait plus y entrer comme à l’époque où ils se comprenaient en un regard. Qu’il ne pourrait plus lire en elle comme dans un livre ouvert. Sa femme est une énigme, pour les étrangers. Elle en est devenue une pour lui, il en est devenu un pour elle. Une énigme, pour lui. Un étranger, pour elle. Il l’aime, pourtant. Mais il a beau le faire de toutes ses forces, de tout son être, ça ne comblera jamais le vide que June a laissé. Et ça, il commence seulement à l’accepter. Ou du moins, à accepter l’idée qu’il finira par réussir à vivre avec, un jour : il abandonnera, acceptera le poids de la culpabilité et des échecs sur ses épaules, déjà bien affaiblies par toutes les autres épreuves et émotions ressenties au cours de ces dernières années. Il y arrivera, peut-être. Sûrement, pour Olivia. Pour l’heure, le sujet a changé, et c’est la nappe qui est au centre de l’attention : la nappe, toujours oubliée. La nappe dont il ignore l’emplacement dans leur maison, finalement. Elle n’a jamais été utile à ses yeux, elle ne l’est toujours pas aujourd’hui : c’est son argument pour justifier ses oublis, et ça fonctionne à tous les coups. Je sais pas. T’as peut-être travaillé l’air contrit depuis. À tous les coups, peut-être pas maintenant. Sa voix résonne dans sa tête, et il l’entend, ce petit air qu’il aime tant : elle joue avec lui, accepte d’émettre des doutes là où ils n’ont pas leur place. Elle accepte d’aborder des sujets sans gravité, accepte de s’amuser avec lui, même s’ils ne rigoleront pas à gorge déployée. C’est peut-être trop tôt, mais l’intention est là. Si tu savais tout ce que j’ai appris, depuis. Et le doute s’installe, dans la pièce : depuis deux ans ou depuis quinze, ça reste à définir. Ce n’est pas maintenant qu’il lui fera la liste de ses nouveaux talents, cependant. Il va aller charger la voiture, et elle va aller se changer. Se préparer – physiquement, certes, mais surtout mentalement. Il sait que ce rendez-vous lui demande des efforts, que de ne pas refuser son invitation lui en a déjà demandé de gros : il veut la préserver, mais la pousser à bout en même temps. Et c’est compliqué de gérer un orage que l’on a soi-même généré, une tempête qui ne cesse de s’abattre depuis vingt-quatre mois, silencieusement pourtant. Je fais vite. Mais elle ne bouge pas. Et lui non plus. Pendant des milliers de secondes en l’espace de quelques-unes : un regard, un frôlement. À l’époque, il l’aurait embrassée, et leur rendez-vous aurait été passablement retardé. Mais ils ne sont plus les mêmes qu’il y a quinze ans, et c’est un triste constat de se dire que leur attraction était plus forte quand ils venaient de se rencontrer qu’après cinq ans de mariage. Mais c’est un fait, et il l’accepte. Et ses yeux dans les siens, c’est presque plus intime que tout le reste. Alors, il s’en contente. et s’en va. Il lui tourne le dos pour la laisser respirer. Il va dehors, il va l’attendre, comme il sait si bien le faire.
S’il la laisse respirer, il se donne le droit de le faire, lui aussi. D’imaginer tous les scénarios possibles. De percevoir toutes les issues qui seront à sa disposition, auxquelles elle devra faire face, contre lesquelles elle devra lutter. Fuir est devenu le domaine de prédilection de son épouse, et il ne doit pas l’oublier. Il doit se rappeler qu’elle aussi, elle a des cartes à jouer. Qu’elle aussi, elle a son mot à dire. Et que elle, surtout, peut ne pas supporter ce rendez-vous et cette absence, si présente, pourtant à peine concevable il y a quinze ans. S’ils avaient su ce jour-là qu’ils auraient un enfant de longues années plus tard, ils auraient sûrement bien rigolé. Ils arrivaient à peine à accepter l’idée de construire quelque chose à deux, comment auraient-ils pu penser qu’ils finiraient à trois ? Finir à trois. C’était l’idée de base. Retourner à deux, c’était invraisemblable, inhumain : aujourd’hui encore. La porte s’ouvre, le tire de ses pensées. Et tu fais comme si je n’avais pas été longue… Olivia est une belle femme qui sait prendre soin d’elle, elle est loin de tous les clichés des femmes policières qui se veulent négligées. Elle, elle sait faire ce qu’il faut, elle sait plaire. Et il aimait rire de cela il y a quelques temps encore. Il aimait lui dire qu’elle était « bien une femme », et qu’elle mettait une heure à se préparer. Parfois dix minutes, qu’il aimait compter à sa manière. Qui te dit que je n’ai pas enclenché le chrono dans ma poche ? Il répond, alors qu’elle arrive à hauteur du véhicule pour rentrer à l’intérieur. Si la taquinerie peut revenir, le reste aussi. Il a envie d’y croire, il a envie d’avoir la foi, en ça, en eux. Il démarre et quitte l’allée. Et même si c’est devenu un automatisme depuis toutes ces années, même s’il pourrait le faire les yeux fermés, ça lui donne une raison d’être concentré dans quelque chose et de ne pas lancer un sujet en premier. Il veut qu’elle se sente à sa place, auprès de lui. Il veut qu’elle trouve le courage de parler, même quand elle n’a rien à dire. Parce que tous les mots qu’ils prononcent ne doivent pas être calculés, parce que leur couple est finalement bien plus qu’une partie de poker qui joue les prolongations, et qu’il en a assez de bluffer. Loki est déçu de pas faire partie du voyage, t’aurais dû voir sa tête. Il jette un coup d’œil vers Olivia, pour être sûr que c’était bien sa voix, pas son imagination. J’ai pris la faute mais faudra pas t’étonner s’il s’en est pris à une de tes paires de chaussures en rentrant. Il reporte son attention sur la route, bien qu’un sourire se dessine sur ses lèvres. Il sait que c’est toi. Cette phrase n’est pas innocente, il le sait. Je prends la responsabilité. Il regarde toujours la route, que la route. C’est toujours moi, il le sait. Et elle aussi, elle surtout. C’est toujours lui qui prend des décisions, toujours lui qui l’entraîne, qui la pousse, qui lui tend sa main. C’est ce qu’il comprend, leur chien n’est qu’une image. Même s’il ne faut pas douter que, en rentrant, il ira effectivement vérifier ses chaussures. Au cas où.
Ils ne sont sur la route que depuis très peu de temps. Il y a encore de longues minutes, et Jacob a envie de lui donner une première issue. Soit elle saute sur l’occasion, soit elle le rassure, lui fait comprendre que sa présence dans l’habitacle est voulue et non ordonnée. Tu sais, si tu ne veux pas y aller, je peux le comprendre. Il ment, il ne peut plus réellement. Mais il est capable de prétexter que si, pour elle. Ça fait longtemps que les excuses et refus qu’il essuie ne sont plus digérés, qu’il fait semblant de. Et ça fonctionne jusqu’alors, bien que ça finira par éclater un de ces jours. Il y a des sujets que je ne veux pas aborder sans avoir pris le temps d’y réfléchir suffisamment. Et ces sujets, ce sont tous les non-dits qu’il y a entre eux, ceux qui planent entre eux depuis l’autre soir. Autrement dit, il ne veut pas un mot sur ce qu’il s’est passé, parce qu’il n’est pas encore capable de le comprendre lui-même. Il s’est ouvert à elle et elle l’a accepté, pour une fois. Mais il n’arrive pas encore à le voir de cette manière, et il n’arrive pas à accepter que ça ait pu lui faire du bien. Il est loin, trop loin de comprendre que tomber a ses avantages, également. Qu’être tout le temps fort ne rime à rien. Enfin bon. Je veux simplement que l’on se rappelle ce que c’est que d’être nous… deux. Il rajoute ce dernier mot à la suite de sa phrase, pourtant trop loin. Deux. Il déteste ce chiffre, ça lui rappelle ce qu’ils étaient, ce qu’ils ne sont plus. Pourtant, ils étaient deux avant d’être à trois. Et c’est ce dont ils doivent se souvenir, aujourd’hui, ce soir. Et c’est ce qu’ils doivent accepter, pour hier, surtout pour demain. Il regarde en sa direction quelques secondes, profite de la ligne droite qu’ils traversent. Ou sinon, tu peux me raconter ce que tu as fait aujourd’hui. Et ça, c’est la deuxième option, pas l’issue de secours : foncer, rester, accepter. Ils ne se racontent plus ce qu’ils font de leurs journées depuis trop longtemps maintenant, surtout depuis qu’il y a des choses qu’ils ne veulent pas se dire, à l’intérieur : des soirées qu’ils passent dans d’autres endroits, dans d’autres bras – même si ça, ce n’est que de son côté à elle. Elle peut aussi lui raconter ce qu’elle va faire demain, ce qu’elle aimerait faire la semaine prochaine. Ce qu’elle a fait hier, ce qu’elle faisait il y a un mois. Il redécouvre sa femme, son jardin secret. Il redécouvre celle qu’il connaît par cœur, pourtant, celle qui est fermée à lui depuis trop longtemps. Et il ne tient qu’à elle de se confier un petit peu plus, de remettre des normes dans leurs échanges. La norme, ça n’a jamais été pour eux : ils étaient différents, toujours, de tous les autres. Ils étaient eux, et ils se foutaient du reste du monde. Ça a été efficace pendant des années, aujourd’hui, ça leur joue des tours. Parce que s’ils ne savent pas se comprendre entre eux, personne au monde ne le peut autour. Il serait inutile d’aller voir une thérapeute conjugale, elle et ses conseils qui iraient à tous les autres couples plutôt qu’à eux. Il est inutile de demander l’avis des amis qu’ils ont en commun, eux qui se contentaient de se regarder les uns et les autres quand ils partageaient des moments de complicité sans les assimiler. Ils étaient eux, particuliers. Ne reste plus qu’à le redevenir, aujourd’hui. Mais il ne veut pas lui mettre la pression, parce que l’amour n’est plus une obligation depuis des décennies, dans leur pays, et qu’il est hors de question qu’il lui impose ses propres choix. T’as pas le choix, qu’il lui a dit un peu plus tôt. J’ai menti. Léger aveu, voix légère également. Tu l’as, le choix. Tu l’as toujours eu. Et quand il se dit ça, il se fait comprendre à lui-même que si elle n’avait pas voulu venir, elle ne serait déjà pas dans la voiture à ce moment précis. Il ne décélère pas le véhicule, au contraire, appuie un peu plus sur la pédale, sans frôler les excès pour autant. Et t’es là. Inaudible, pourtant prononcé dans sa barbe. Il lui lance un nouveau regard, puis bouge légèrement dans son siège pour réajuster son assise. Un sourire se dessine sur ses lèvres, alors qu’elle n’a pas encore ouvert la bouche. Parce qu’elle est là et qu’il a réussi à le comprendre tout seul, bien qu’il ne sache rien de ce qu’elle pense, de ce qu’elle veut, de ce qu’elle s’oblige ou non à faire, de la pression qu’il lui met ou non sur les épaules.
Olivia Marshall & @Jacob Copeland ✻✻✻ « Je prends la responsabilité. » Il la prenait toujours, oui, comme s’il trouvait ainsi la force de ne pas sombrer, de ne pas se noyer. Il avait l’air de croire que tout le monde était capable de s’en sortir, simplement car lui le faisait, simplement car lui refusait d’envisager l’existence autrement qu’en la dessinant à grands gestes volontaires, toujours de manière éclatante, jamais de manière définitive. Il n’était pas sensible à la grisaille ou à l’inertie, voyait des sentiments honorables et leur potentiel fondateur partout, au travers de l’ennui comme de la liesse, de la paresse comme de l’énergie, de la nostalgie comme de l’amour. Il était surtout capable de nous les faire ressentir, de me les faire ressentir. Et puisque je ne le montrais plus, puisque je ne la laissais plus rien percevoir, il ignorait à présent le combat qu’il gagnait aujourd'hui. Il ignorait l’exploit qu’il accomplissait en parvenant encore à me toucher lorsque je me sentais pourtant si lointaine. « C’est toujours moi, il le sait. » Cela aurait sonné comme un reproche autrefois, hier peut-être. Entre mes lèvres également puisque celles-ci n’avaient été capables que de cela durant un temps et que j’avais fini par les garder closes pour ne plus me montrer injuste : c’était toujours lui et j’étouffais. C’était toujours lui malgré que je n’en veuille plus, de ses attentions, de ses preuves d’amour, de ses obligations. C’était toujours lui, et malgré tout ce que j’avais pu lui laisser entendre ou lui faire comprendre, je l’avais aimé autant que réprouvé pour cela, un peu plus à chaque fois. J’avais eu besoin qu’il insiste et qu’il refuse, qu’il s’oppose et qu’il s’évertue car aujourd’hui, j’attrapais sa main tendue en un soupir, prête à me souvenir ce que cela faisait d’avancer avec lui. Prête à essayer de me croire capable d’autre chose que de me comporter indignement lorsqu’il était à mes côtés, ayant déjà vogué trop longtemps dans le désert de notre vie en ne croisant que les mirages de son visage pour comprendre qu’ainsi, je ne faisais que nous étancher jusqu’à l’épuisement.
« Tu sais, si tu ne veux pas y aller, je peux le comprendre. » souffla-t-il comme une note grave de musique et je fronçai légèrement les sourcils avant de fermer les poings sur mes genoux. Déjà, les maisons de notre allée disparaissaient tout à fait, là-bas dans le virage, les bruits de notre quartier s’atténuant, les façades reconnaissables s’éloignant. Cela ne m’aurait pas arrêté il n’y a pas si longtemps, pour faire demi-tour et me dérober, pour tout annuler le laissant me blâmer pour cela, penser qu’il s’agissait de mon choix, de ma faute, comme si tout n’avait pas été annulé bien avant déjà, en un claquement de doigts, en un crissement déchirant sur le bitume. Il ne devrait pas laisser à mes pensées tourmentées l’occasion de s’exprimer de nouveau, elles le faisaient tous les autres jours. Je ne leur demandais que quelques heures de répit à présent, m’arrangeant avec elles pour que lui n'ait pas à le faire. Pour que lui n’est plus à mentir, me disant qu’il comprenait. « T’es pas obligé de dire ça. » Il l’avait pensé fut un temps, avait été sincère, bien entendu. Je trouvais cela admirable cette patience dont il était doté pour observer les gens qui l’entouraient, calmement, humblement, pour en extraire ensuite ce qu’il pensait être le meilleur comme il le faisait de lui-même, déployant ses exigences à son encontre sur tous les autres avec magnanimité. Ne le dis pas si tu ne le penses pas.. J’avais abusé de cette patience car aucune n’était inaltérable. Ne fais plus semblant, je serais capable d’accepter.
« Il y a des sujets que je ne veux pas aborder sans avoir pris le temps d’y réfléchir suffisamment. » Je laissais mon regard se poser sur sa mâchoire presque contractée lorsque tout dans sa voix laissait pourtant suggérer la tranquillité, comme toujours, l’assurance quant à l’équilibre qu’il faisait sien et qu’il avait senti lui échapper l’autre soir. Bien trop pour qu’il n’accepte de desserrer les mailles une nouvelle fois, aussi tôt. N’y avait-il que cela ? Je détournai le regard en cillant lentement, le laissant s’égarer au travers du pare-brise, me ralliant aux nuages orangés capables d’éclairer toute chose d’une quiétude m’échappant, du charme désuet de la nostalgie que mon mari semblait vouloir éveiller. Cela m’irait, pour ce soir. Cela m’irait pour chasser les pensées affleurant à la lisière de mon esprit, celles me rappelant que Jacob n’avait pas besoin de temps, qu’il assimilait chacune des situations avec une rapidité m’ayant toujours déconcertée, pour les tourner à son avantage, les faire siennes, les rendre précellentes. Je le voyais tirer sa force de cette faculté, l’admirant pour cela, l’aimant pour cela. Mais il avait besoin de temps, cette fois-ci, suffisamment. Et je ne pouvais m’empêcher de m’interroger, ou m’inquiéter, sur les sujets occupant son esprit travailleur sans qu’il ne désire m’en faire part pour l’instant, pas avant d’avoir statué de son côté. « D’accord. » Mon timbre ne souffrit d’aucune trémulation lorsque je me contentais d’acquiescer, d’une voix lointaine sans doute puisque c’était ainsi que mon âme semblait vivre, désormais. Au loin. Loin de mon cœur. Loin de mon corps. Loin des siens. Je l’avais cru ignorant, longtemps, de mes tentatives de m’échapper ainsi dans des terres moins hostiles, dans les profondeurs de mon être où le droit m’était toujours accordé de l'aimer, lui. Mais peut-être l’avait-il su depuis le début finalement ou le comprenait-il depuis. Peut-être était-ce cela qu’il tentait de nous apporter : suffisamment de distance pour que l’impossible redevienne imaginable. « Enfin bon. Je veux simplement que l’on se rappelle ce que c’est que d’être nous… deux. » Le mot, le dernier, s’attarda sur mon cœur sans que je ne parvienne tout de suite à l’assembler au précédent. Deux. Je restais impassible, peut-être trop, pour ne pas manifester de recul, de contracture, alors que le reste de sa phrase me paraissait inaudible, déjà. Que voulait-il simplement ? Retrouver le temps d’un bonheur que nous n’avions su retenir, le laissant s’échappant par bribe, menaçant de s’éteindre définitivement jusqu’à nous faire douter l’avoir vécu un jour. Il inclina son visage pourtant dans ma direction, délaissant la route quelques secondes pour attraper mon regard et je le laissais faire, le vert s’alliant au brun sans qu’ils ne faillissent eux, avec justesse et évidence. Nous deux. « Ou sinon, tu peux me raconter ce que tu as fait aujourd’hui. » Je fronçai le nez, là, à peine mais suffisamment pour qu’il ne le remarque avant de se concentrer de nouveau sur le bitume avalé sous les roues du véhicule. Je le faisais souvent lorsque tout était plus simple et qu’il valait mieux, parfois, laisser ce qui occupait mes journées, mon métier au loin. Lorsque cela me paraissait trop sombre, trop brut, pas assez humain pour que je ne le laisse altérer ce que nous vivions à trois. À deux. Plus tard, tu veux. C’était ce que cette moue lui soufflait lorsqu’il ne dérogeait jamais à s’enquérir de ma journée avant, ce que je le laissais entrevoir aujourd’hui aussi pour la première fois depuis longtemps. Ce n’était pas un non. C’était un plus tard.
« J’ai menti. » Il conduisait le véhicule d’une seule main, son bras droit reposant sur l’accoudoir de son siège, à quelques centimètres du mien désormais sans que je ne m’autorise à évaluer la distance, gardant mon regard sur la route défilant, grise devant nous, noire derrière. « Tu l’as, le choix. Tu l’as toujours eu. » J’inspirai lentement, me redressant du fond de mon siège sans qu’autre chose ne parvienne à franchir la barrière de mes lèvres. Rien d’autre qu’une profonde lassitude face aux regrets qui étaient les miens mais qu’il pensait volontaires, assumés. « Et t’es là. » Il avait l’air surpris à présent, à chaque fois que je l’étais, s’obligeant à le dire à haute voix comme pour le réaliser, ma présence devenue plus inconcevable que mon absence désormais. Pour moi aussi, étais-je prête à lui avouer ; cela à défaut de tout le reste que nous ne nous laissions pas évoquer car il avait besoin de temps et moi aussi. Et il n’y eut rien de nouveau pendant un temps, quelques secondes se transformant en minute peut-être comme s’il nous fallait cela pour laisser les sensations revenir, celle de nos présences ensemble parce que nous l’avions choisi même s’il semblait en douter, même s’il s’inquiétait d’avoir forcé ma main. Je voulais lui dire que ce n’était pas mon choix, non, d’abandonner l’espoir de notre rédemption. Qu’en partant, je ne faisais que me briser, entendant les fêlures que je lui provoquais en retour. Je voulais lui dire que même loin, je continuais de graviter autour de son aura comme une étoile orpheline, tournant éternellement sans pouvoir l’effleurer. Je voulais lui dire sans que jamais je n’y parvienne car il ne s’agissait plus de moi et de mes volontés, contrairement à ce que je laissais paraître. « Si j’avais le choix, que je l’avais toujours eu, j’aurais toujours été là, tu sais. » Et je disais tu sais mais il ne savait pas, non. Si j’avais le choix, je ne te quitterai plus. « La plupart des choses que je fais ne sont plus celles dont j’ai envie. C’est seulement les plus faciles. » Peu importe si, en m’y pliant, j’oubliais de vivre, me contentant d’exister, effaçant notre couple par la brume, réduisant notre mariage à une forme sombre en arrière-plan d’un tableau. Cela n’empêchait pas la douleur, la facilité, mais ça permettait de ne pas oublier. « Ça ne l’est pas d’être là. » Facile. Mais j’en ai envie. Et si le tacite ne suffisait pas, je me laissais me tourner lentement dans sa direction, profitant de son attention concentrée sur la route pour porter la mienne sur son profil, m’ancrant à lui pour finalement souffler : « Pourquoi celui-ci ? » Ce souvenir. Je m’interrogeais sur les sentiments qu’il portait dans son sillage, les émotions qu’il espérait convoquer de nouveau. « De tous nos moments, pourquoi avoir choisi le premier ? » Celui qui, à simplement l’évoquer, ricochait déjà contre les centaines d’autres, les milliers d’autres, tous me paraissant capables de me remémorer avec précision ce que j’avais pensé à chacun d’eux, ce que j’avais ressenti, ce que j’avais compris, ce que j’avais aimé.
T’es pas obligé de dire ça. Cette phrase ressemble à une caresse apposée sur une cicatrice, à des papouilles dans les cheveux quand il essaie de s’endormir, à un baiser avant de partir travailler : c’est doux, agréable. Il n’est pas obligé de mentir, surtout quand son corps et son regard le trahissent, disent la vérité. La patience de Jacob a des limites, et son comportement a changé depuis quelques semaines. Olivia n’est pas dupe. Au contraire, Olivia est policière, Olivia sait. Il préfère ne pas relever, continuer sur sa lancée. Il lui dit qu’il y a des sujets qu’ils n’aborderont pas, qu’il n’est pas encore prêt. Il semble l’être constamment : il a toujours de l’avance, sur tout et tout le monde. Comme s’il maîtrisait tout, comme s’il venait du futur et qu’il savait ce que les autres ne savent pas encore. Il a appris à le faire, ça, grâce à Auden. C’est lui qui lui a fait comprendre qu’il a les cartes en mains, et qu’il a la main qu’il veut : qui ira regarder par-dessus pour s’assurer que c’est la vérité ? Il faut avoir confiance en soi, s’élancer, ne jamais regretter, ne jamais reculer. Il le fait très bien, depuis toujours. Plus maintenant, pas aujourd’hui, surtout. Certains sujets sont bannis, et Olivia ne proteste pas, Olivia est d’accord. Elle aussi, elle ne s’exprime plus comme avant. Elle aussi, elle n’est plus capable de prononcer les mêmes mots sans en sentir leur saveur différente. Toutes les couleurs sont différentes, les goûts, les odeurs, leur perception du monde a changé : et ils sont d’accord, tous les deux. Il lui dit qu’elle peut lui raconter sa journée, plutôt. Que si fuir n’est pas la solution qu’elle veut adopter, ils ont des sujets à aborder : la tête qu’elle fait à cette remarque le fait sourire. Ce sont des détails comme celui-ci qui font qu’il l’aime autant, elle et sa manière d’être. Il n’insiste se pas, se perd dans d’autres paroles, dans ses remarques sur le fait qu’elle est là, avec lui. Si j’avais le choix, que je l’avais toujours eu, j’aurais toujours été là, tu sais. Non, il ne sait pas. Il la regarde un instant, avant de se concentrer sur la voiture en face de lui qui, subitement, semble être d’un intérêt fou. Il l’écoute, pourtant. La plupart des choses que je fais ne sont plus celles dont j’ai envie. C’est seulement les plus faciles. Il s’en doutait, au fond de lui-même. Il est plus simple d’affronter la solitude que d’affronter son conjoint, quand on rêverait pourtant de s’effacer dans ses bras. Ça ne l’est pas d’être là. Elle n’avait pas besoin de le prononcer à haute voix, sa dernière phrase le criait à sa place. Il ne sait pas pourquoi, mais ça lui fait un peu mal, d’entendre ces mots. Comme s’il n’avait pas réussi à l’accepter avant de l’entendre réellement. Comme si c’était faux tant que ce n’était pas clairement dit. Comme si ça n’existait que dans ses pensées, tant qu’elle n’était pas prête à l’assumer. Ça ne l’est pas, mais tu es là. Il le souligne, à son tour, à haute voix. Merci, qu’il aimerait dire, qu’il se contentera de penser. J’espère que nos moments redeviendront faciles, à tes yeux. Un jour. Il serre les dents, se contient pour ne pas mettre de limites à ce fameux jour. Pas dans quelques semaines, pas dans quelques mois, pas dans quelques années. Le jour où elle sera prête, le jour où elle le voudra. Et si sa patience a des limites, il est prêt à les franchir, à les dépasser, à les oublier : si elle fait quelques pas en avant vers lui, seulement. Si elle le veut réellement, parce qu’il ne peut pas s’oublier seulement pour l’aimer. Il ne peut pas s’effacer seulement pour la pardonner, elle et ses nombreux torts. Il vient à peine de le comprendre, mais oui, il ne peut pas s’arrêter de vivre seulement parce que June n’est plus là. Elle va devoir l’intégrer, elle aussi, l’accepter. Et il y a du travail, énormément, un chantier monstre : il est pourtant prêt à tout reconstruire, avec elle. Il ne peut pas se lancer dans ce projet seul, il est obligatoire qu’ils soient tous les deux.
Pourquoi celui-ci ? Il regarde un instant dans sa direction, comme il l’avait fait il y a quinze ans. Il revoit la même femme, il ressent les mêmes émotions. Et c’était le but de ce rendez-vous, se souvenir. Se rappeler ce qu’il ressentait à l’époque, ce qu’il veut ressentir aujourd’hui, ce qui devrait tirailler son cœur pour le restant de ses jours. De tous nos moments, pourquoi avoir choisi le premier ? Il se concentre de nouveau sur la route, déjà perdu dans ses pensées. Jacob n’a jamais été un homme très doué pour les grands discours ; il excelle quand il doit présenter un bien ou quand il est à la tête d’une réunion, mais en dehors de la sphère professionnelle, il n’a pas ce talent-là. Exprimer ce qu’il ressent, le rendre véritable et authentique grâce à des mots est un exercice encore compliqué. Il ne sait pas s’il obtiendra un jour une aisance, ou s’il aura ce mal durant le reste de son existence. Il l’aime, Olivia. Il l’aime, et il a pour habitude de le lui dire quand elle ne s’y attend pas, il lui murmure n’importe quand, n’importe où. Pour lui rappeler qu’il ne l’aimait pas seulement le jour de leur mariage, ni le jour où elle a donné naissance à leur princesse, ni les fois où ils s’étreignent durant de longues heures. Il l’aime chaque seconde, chaque minute, chaque heure. Il l’aime à chaque inspiration, à chaque expiration, à chaque battement de cœur. Et s’il a du mal à mettre des mots sur ses maux, il n’arrive pas plus à s’exprimer quand tout va bien. Il va pourtant essayer, cette fois. Essayer, parce qu’elle le lui demande : pourquoi ce moment-là et pas un autre ? Je pensais que tu étais seulement la fille d’un type que mon père aimait bien, quand je suis arrivé à ce rendez-vous. Il commence, se plonge dans ses propres souvenirs pour se remémorer ses vieilles pensées, ses vieux préjugés, ses vieilles surprises. Si je ne le savais pas aussi enthousiaste à l’idée que l’on se rencontre, je pense que je ne serais même pas venu. Il n’a pas honte de le dire, parce qu’il sait qu’ils se ressemblent sur ce point-là. Si son père et celui d’Olivia n’avaient pas eu l’idée de les faire se rencontrer, il n’aurait jamais posé ses yeux sur elle, elle n’aurait jamais pris le temps de l’écouter raconter ses histoires. Je ne m’étais pas fondé de grands espoirs, je me voyais déjà lui dire que c’était sympathique mais qu’il n’y aurait pas une soirée de plus. Autrement dit, il ne voulait pas la revoir avant même de l’avoir rencontré : pour batailler contre son père, encore et toujours. Je ne cherchais rien à cette époque et pourtant, je t’ai trouvé. Il pose une nouvelle fois ses yeux sur elle, de très courtes secondes, il préfère ne pas se déconcentrer de la route trop longtemps. Je pensais à tort que j’avais tout ce que je désirais, à ce moment-là, que l’amour n’était pas fait pour moi et que j’étais comblé, déjà, grâce à ma carrière. En 2006, il était déjà l’homme influent qu’il est aujourd’hui. Ça faisait trois ans qu’il avait monté son entreprise et elle était déjà au sommet de son empire ; les années qui ont suivi, s’il s’est battu et a donné toute cette énergie dans son travail, c’est pour la maintenir en première place. Mais t’as tout bouleversé, ce jour-là. Il cherche ses mots, ça peut se lire sur son visage, il a les sourcils froncés, les lèvres plissées. Ce serait mentir que de dire que je suis tombé amoureux de toi dès le premier rendez-vous, mais j’avais déjà compris que tu allais changer ma vie. Je n’imaginais pas qu’on serait toujours ensemble quinze ans plus tard, ceci dit. Je pensais plutôt que tu allais être ma première vraie histoire et qu’un jour nos chemins se sépareraient à cause de ton métier, ou à cause du mien. Il hausse ses épaules. Mais finalement, tout n’a été qu’une bonne surprise. Et c’est ce dont je veux me souvenir, aujourd’hui. Nouvel échange de regards, plus long : ligne droite, personne devant, il prend le risque. J’ai cru en plein de choses ces derniers mois, pour nous deux. J’imaginais plein de scénarios. Je veux me rappeler à quel point je me suis trompé sur notre avenir à l’époque, à quel point je dois me tromper aujourd’hui encore, et à quel point on a encore de belles choses à vivre. Je veux me dire qu’à partir de ce soir, on signe pour quinze autres années. Et si on doit le refaire en 2035, on le refera. Indirectement, il mentionne le fait qu’il a pensé à se séparer d’elle. Il a surtout pensé au fait qu’elle voudrait se séparer de lui, non l’inverse : il la voyait déjà le quitter, un jour. Sans se disputer, sans claquer la porte, sans faire de valise précipitée. Le quitter, lui dire qu’elle n’y arrive plus. Et il n’aurait rien dit, l’aurait laissé le faire sans se battre. C’est des aveux silencieux, alors qu’il préfère les dissimuler sous ses nouveaux espoirs, ceux qui sont réellement fondés, ceux en lesquels il accepte de croire sans que ça lui brise le cœur. Il regarde à nouveau la route. On est bientôt arrivés. Le temps passe bien plus vite quand on parle que quand on est silencieux, Jacob le remarque. Et s’il s’est un peu livré à elle, c’est à son tour de le faire. Et toi ? Il demande, curieux. Si tu pouvais retourner en arrière, ou si on pouvait réorganiser l’un de nos moments, ce serait lequel ? C’est comme ça que la nostalgie s’empare d’eux, il s’en rend bien compte. Il a pu parler sans penser à June, il espère qu’elle saura le faire, elle aussi. Penser à eux, rien qu’à eux, juste ce soir, pour demain.
Olivia Marshall & @Jacob Copeland ✻✻✻ Lui et moi n’avions pas besoin d’en dire plus désormais pour savoir tous deux pertinemment quelle sensation nous parcourait réellement en prononçant ces mots, en énonçant cette simple vérité, en acceptant de la laisser s’accomplir puisque je ne faisais pas marche arrière, ne m’opposais pas à lui, laissant la voiture filer sans un bruit vers ce que nous avions déjà vécu mais qui ne se déroulerait pas comme la première fois de toute évidence. Comment, alors ? Peut-être avais-je véritablement envie de nous laisser le découvrir, voilà ce que je désirais lui faire comprendre sans parvenir à le dire aussi concrètement. « Ça ne l’est pas, mais tu es là. » Il comprenait ; il ne mentait pas, pas cette fois-ci. Il savait également que je me faisais violence, que je prenais le risque ici de faire face à notre histoire, celle à laquelle j’avais tourné le dos dès le premier jour puisque je n’oubliais rien mais que je n’étais plus capable de supporter les souvenirs, préférant me détacher de toute promesse et de toute sensation. Pas ici, pas aujourd’hui. « J’espère que nos moments redeviendront faciles, à tes yeux. Un jour. » J’aurais aimé me sentir autorisée à l’aimer aussi fort que mon cœur semblait le désirer. Que le temps passe et avec, mon refus de céder aux appels des sentiments, des habitudes. J’aurais aimé ne pas m’en sentir illégitime car mes fautes ne cessaient de me revenir aux yeux à chaque fois qu’il posait les siens sur ma peau. J’aurais aimé, également, que ces simples espoirs ne me ramènent pas irrévocablement à ce que nous avions perdu, rappel douloureux de ce que nous n’avions pas le droit de retrouver. « Ils le sont, aux tiens ? » L’accusation manqua à l’appel lorsqu’elle menaçait toujours de survenir entre nous il n’y a pas si longtemps. Ce n’était pas le cas ici puisque je demandais réellement, me rendant compte que je n’avais pas la moindre idée de la réponse. L’étaient-ils réellement, faciles, pour lui ? Il pouvait me le dire, je ne désirais de lui que la vérité, ne chercherais pas comprendre son secret, n’essaierais pas d’appréhender l’étendue du retard que je prenais sur lui depuis deux ans. Ou faisait-il semblant là aussi, ignorant l’exercice difficile, ignorant ses peines, oubliant sa douleur comme il le faisait si bien, l’enveloppant au fond de son être pour faire comme si elle n’existait pas, comme si elle n’était pas là, comme s’il ne la ressentait pas. Pour lui seul, lui et sa fierté. Je l’avais imaginé très longtemps, les ressentiments menaçants. Pour toi, Liv. Cette pensée-là m’avait accablée et le faisait encore trop souvent pour que je ne sache comment la balayer d’un revers de main, refusant de faire face aujourd’hui aux dégâts qu’elle provoquait en moi. Pour nous. Il me l’avait soufflé finalement, la fois dernière, la première et l’unique fois où nous nous étions écoutés, acceptés depuis longtemps.
J’avais tu de nombreuses d’interrogations au fil de tous ces jours, toutes ces nuits, tous ces moments silencieux que nous nous étions infligés. J’en laissais échapper quelques-unes aujourd’hui, deux uniquement. Deux pour lesquelles j’acceptais finalement de ne pas en posséder les réponses ou de ne pas avoir les inventer, décidant que les miennes n’avaient qu’à devenir les siennes, nous imposant ce très peu, le seul que je pensais pouvoir tolérer, oubliant au passage que j’étais peut-être la seule également à pouvoir le supporter. Et si tu le regrettes ? « Je pensais que tu étais seulement la fille d’un type que mon père aimait bien, quand je suis arrivé à ce rendez-vous. » Ses mots survinrent dans l’habitacle et les regrets demeurèrent absents. « Et toi le fils d’un type que mon père jalousait pour ne pas avoir eu le même. » La réplique arriva presque doucement, l’évidence des circonstances de notre rencontre ayant déjà fait office de vérité malicieuse entre nous à de trop nombreuses reprises pour que la familiarité ne revienne pas ici, le sourire en moins sans que cela n’empêche à la douceur d’une vie de rappeler son existence malgré la culpabilité menaçante telle une douleur entêtée. « Si je ne le savais pas aussi enthousiaste à l’idée que l’on se rencontre, je pense que je ne serais même pas venu. Je ne m’étais pas fondé de grands espoirs, je me voyais déjà lui dire que c’était sympathique mais qu’il n’y aurait pas une soirée de plus. » Nous devions à nos pères ce que nous possédions de plus précieux, ironie douceâtre face à la complexité des liens nous unissant à eux. « Sympathique, c’est déjà plus que ce que j’aurais été prête à lui admettre. » La répartie aussi, celle s’échappant de mes lèvres sans que je ne cherche à la retenir était bien plus que ce que j’avais été prête à nous permettre depuis longtemps. « Je ne cherchais rien à cette époque et pourtant, je t’ai trouvé. » J’inclinai mon visage lentement pour retrouver le sien au même moment, le laissant le détourner l’instant d’après pour retrouver la route sans que cela n’oblige mon regard à en faire de même. « Je pensais à tort que j’avais tout ce que je désirais, à ce moment-là, que l’amour n’était pas fait pour moi et que j’étais comblé, déjà, grâce à ma carrière. Mais t’as tout bouleversé, ce jour-là. » Je pouvais les voir, ses sourcils se froncer imperceptiblement, ses tempes se contracter tout aussi légèrement alors qu’il semblait peser ses mots, réfléchir aux suivants. Ces derniers n’étaient pas choses aisées pour lui, je le savais, n’ayant jamais eu besoin autrefois de les entendre pour savoir ce qui transparaissait pourtant en lui, au creux de sa voix. Elle avait suffi à me faire comprendre tout ce qu’il n’aimait pas avoir à révéler, se nourrissant de silence et de regards. Mais les regards se faisaient rares aujourd’hui et les silences pesants, je savais qu’il réfléchissait pour cela à présent : en venir à bout.
« Ce serait mentir que de dire que je suis tombé amoureux de toi dès le premier rendez-vous, mais j’avais déjà compris que tu allais changer ma vie. Je n’imaginais pas qu’on serait toujours ensemble quinze ans plus tard, ceci dit. Je pensais plutôt que tu allais être ma première vraie histoire et qu’un jour nos chemins se sépareraient à cause de ton métier, ou à cause du mien. Mais finalement, tout n’a été qu’une bonne surprise. Et c’est ce dont je veux me souvenir, aujourd’hui. » Je cillai lentement, demeurant immobile alors qu’il ne semblait pas avoir terminé mais que les souvenirs convoqués étaient déjà présents. Nous avions les mêmes, il ne l’ignorait pas puisque c’était ainsi que nous avions réussi à nous aimer, nos aspirations s’accordant sans que nous nous y attendions pour devenir à l’image de ce qui allait devenir notre couple. La seule différence résidant aujourd’hui dans le fait qu’il les avaient gardés et que je m’en étais démunie pour ne plus avoir à en souffrir. Cela ne marchait pas, en outre. Cela n’avait jamais marché et j’acceptais aujourd’hui de l’écouter nous ramener à ces moments évoqués, ceux de tous les possibles, malgré ma poitrine se soulevant lentement à chacune de ses propres inspirations. « J’ai cru en plein de choses ces derniers mois, pour nous deux. J’imaginais plein de scénarios. Je veux me rappeler à quel point je me suis trompé sur notre avenir à l’époque, à quel point je dois me tromper aujourd’hui encore, et à quel point on a encore de belles choses à vivre. » À quel point il se trompait. Hier. Et aujourd’hui. Il faisait attention aux mots employés, je le savais, et cette conscience ne faisait que rendre plus douloureux encore ceux qu’il laissait percuter mon esprit avec tant de précautions. Et aujourd’hui. « Je veux me dire qu’à partir de ce soir, on signe pour quinze autres années. Et si on doit le refaire en 2035, on le refera. » Je ne m’étais pas autorisée à évaluer la distance séparant nos bras sur l’accoudoir, non, mais cela ne me surprit pas lorsque mes doigts trouvèrent les siens sans avoir à les chercher, s’entremêlant un instant avec délicatesse puisqu’il s’agissait là de tout ce que je pouvais me permettre de répondre, pour oublier ses confidences à demi-mots et leurs empreintes lancinantes ; bien sûr qu'il avait songé à s'en aller ; le retrouver également, tout simplement, pour tout ce qu'il avait dit avant et après, auquel je voulais bien me rattacher car c’était ce qu’il semblait désirer et que mes envies s'accordaient aux siennes de nouveau, pour cette fois. « On est bientôt arrivés. » Je hochai la tête simplement, déliant mes doigts comme l’eau s’échappant de mains en coupe alors que j’emmêlai mes cheveux l’instant d’après comme s'il suffisait de cela pour chasser le trouble, contenir l'émotion. Comme s'il ne connaissait pas cette tactique, la mienne, par coeur. « Et toi ? » Il ne put pas le voir, mon souffle se bloquant silencieusement au travers de ma gorge enserrée, mon cœur manquant un battement alors que je l’avais entendue, cette question, avant même qu’il ne se l’autorise. « Si tu pouvais retourner en arrière, ou si on pouvait réorganiser l’un de nos moments, ce serait lequel ? » C’était logique, pourtant, légitime qu’il demande à son tour alors qu’il possédait tous les droits de m’entendre lui répondre.
Trouverait-il cela compréhensible également le silence que je laissais s’installer sans faillir, sans manifester la moindre intention de le rompre aussitôt ? Je l’ignorais mais il le fallait pour que le visage de notre fille, sa présence omniprésente n’accepte de me laisser du terrain, celui nécessaire à ma respiration. Pour que son prénom inscrit sur nos coeurs, destiné à durer aussi longtemps que la stèle de marbre sur laquelle il était gravé n’accepte de s’estomper, jamais longtemps, juste suffisamment pour me permettre de me tourner vers ailleurs. Vers lui. « Les yeux, sur la route. » laissai-je finalement échapper sans n’avoir aucune idée du temps écoulé avant que je n'y parvienne, l’ordre mutin ressemblant dans le fond à une demande. S’il te plait. Il le fallait pour que je puisse répondre, pour ne pas laisser son regard m’interrompre. « Tous ceux où l’on se retrouvait, au début. » Je plissai les yeux un instant dans sa direction avant de poursuivre. « Où mes permissions finissaient enfin par arriver alors que je ne les avais jamais attendues, avant toi. » Où il prenait le temps, lui aussi, de se détourner de ses affaires pour nous l’accorder lorsque je revenais. Où le temps de nos absences, de nos présences loin de l’autre, s’évanouissait, consumé par l’évidence de nos retrouvailles. « Parce qu’avant toi, j’avais peur de tout ce qui pourrait bien me détourner de ce que j’avais prévu. Et qu’ensuite, la seule peur qui me restait était celle de passer à côté de tout ce que je n’avais justement pas prévu, comme toi. » Je haussai les épaules lentement, m’autorisant à le regarder, lui, puisqu’il continuait de respecter ma demande, la route comme seul paysage. « N’importe lequel de ces moments, oui. Où tout ce qui était supposé nous séparer devenait tout l’opposé à l’instant même où tu posais tes mains sur moi. Jusqu’à ce que je n’aie plus eu envie de partir du tout. » Jusqu’à ce qu’aucune autre question ne me paraisse indispensable, jusqu’à ce que je ne me rende compte de ce seul fait incontestable, ma présence auprès de lui et notre relation à construire puisque le reste n’importait pas, ou pas autant, que le reste n’avait pas de consistance, ou pas la même. J’avais quitté l’armée pour lui et m'étais trouvée tout de même car il n’aurait pas permis l’inverse. Si j'avais eu à choisir, j'aurais voulu me souvenir ce que cela faisait d’abandonner une guerre pour autre chose, pour un meilleur. « Le premier compte aussi. » conclus-je en inspirant non sans peine, laissant un sourire vague s’esquisser sur mes lèvres. C’était celui où nous nous étions trouvés, il fallait bien cela avant de retrouver. « On est arrivés, maintenant. » Ma main sur la poignée et la voiture arrêtée, il n’avait pas besoin de l’entendre pour le savoir alors que l’étendue de verdure sauvage se profilait au loin. Mais j’avais fini, ma demande prenait fin également.
L’espoir à peine formulé, ses pensées explosent en un milliard de questionnements. Il s’efforce de ne pas mettre de limitation temporelle ; demain, dans un mois, dans un an. Il la savait capable de monts et merveilles, et bien que ses certitudes se soient envolées, il veut ne plus avoir à douter. Ni d’elle, ni de leur couple, et encore moins de lui-même : il n’a jamais dit que c’était facile, pour lui. Il ne s’est jamais vanté d’avoir fait son deuil, et depuis la mort de June, il n’a jamais réussi à poser ses yeux sur Olivia sans que ce soit douloureux. Ils le sont, aux tiens ? Il regarde le bitume que le véhicule avale, mètre par mètre. Il regarde le paysage. Il regarde le ciel. Il regarde les nuages. Il est devenu le meilleur ami de toutes les futilités, de toutes les distractions : car il ne sait pas ce qu’il peut répondre, ce qu’il veut répondre. Mentir, ce n’est pas une solution. Omettre la vérité non plus. Il désire de la sincérité de la part d’Olivia, elle mérite la réciprocité. Pourquoi faire simple quand on peut faire compliqué ? C’est l’expression qui semble les définir le mieux, depuis deux ans : il aurait été simple qu’ils se séparent, qu’ils s’éloignent, qu’ils disparaissent de la vie de l’un et de l’autre. Il est plus compliqué de rester et de composer avec une autre personne, tout aussi détruite que soi-même. C’est pour toi, Liv. Cette phrase résonne dans son crâne, comme un mantra, comme s’il se devait de lui répéter aujourd’hui : il l’a dite le soir de leur anniversaire de mariage, quand elle lui avait exprimé ne pas comprendre comment il faisait pour paraître aussi fort. C’est pour elle, s’il a choisi de se battre un peu trop fort, s’il a choisi de ne rien laisser transparaître, s’il a choisi de ne pas sombrer. C’est pour eux, parce qu’il a choisi que leur histoire valait le coup, suffisamment pour se battre de toutes ses forces, même seul. Mais il ne préfère pas ajouter un seul mot, ça ne servirait à rien. Ils ne sont pas là pour ressasser les mauvais souvenirs, ni pour parler de ce qui fait encore souffrir leurs cœurs actuellement. S’ils sont dans cette voiture, s’ils vont dans ce parc, ce n’est que pour les bons moments. Il faut les privilégier, eux. Les protéger, eux. Pourquoi avoir choisi le premier ? S’il devait classer tous ses souvenirs avec elle, il sait que celui-ci n’obtiendrait pas le moindre prix. Il ne serait pas le plus marquant, ni le plus intéressant, ni le plus émouvant, encore moins le plus beau. Et pourtant, ça a été le plus important : tout s’est passé parfaitement bien. S’il y avait eu un seul dérapage, il ne l’aurait jamais revu. S’il y avait eu un seul dérapage, il serait passé à côté de l’amour de sa vie. Il se lance dans ce – presque – monologue qui lui explique pourquoi ce moment et pas un autre. Et il aime la manière dont elle lui répond, cette complicité frôlée, presque retrouvée. Il n’a pas l’habitude des grands discours, à leur mariage non plus il n’a pas su trouver les mots justes : ce qu’il pensait réellement se trouvait au fond de ses yeux. Elle a toujours été la seule à comprendre tous ses regards, toutes ses expressions. Le fait qu’il soit derrière le volant l’oblige à parler, plus qu’il ne le fait normalement, à s’ouvrir, à raconter leur histoire comme si elle n’en était pas l’un des protagonistes. Et bien qu’il en doutait, il a su se faire entendre, mieux, se faire écouter : il le comprend lorsque la main d’Olivia vient s’emparer de la sienne, doucement. Un contact court, doux, dont il avait finalement besoin. Il ne la regarde pas, cette fois-ci, il se contente de sourire légèrement. Et si la seconde d’après le contact est rompu, ce n’est pas le cas de la confiance, qui règne en maître dans l’habitacle. Peu importe ce qu’il se passe lors de leur rendez-vous ce soir, il a déjà un peu gagné, parce qu’il la retrouve, enfin.
Et c’est à son tour de lui demander le moment qu’elle aurait choisi, si elle avait elle-même organisé ce rendez-vous. Le moment auquel elle pense quand elle veut faire un résumé de ces quinze dernières années. Le moment qui a tout changé, ou presque. Il se doute qu’il ne la prend pas au dépourvu : au fond d’elle, elle devait savoir qu’il allait lui retourner la question. Pourtant, il ne s’offusque pas face au silence qui semble s’étirer, prendre de la place : la question n’est pas simple. Les années se sont écoulées, les souvenirs se sont multipliés, la joie s’est décuplée. Et s’ils ont eu deux longues années pour se les remémorer puisque tout a été mis sur pause, ça ne veut pas dire qu’ils peuvent en parler sans avoir à y réfléchir auparavant. Rien n’est simple, pas même ça. Les yeux, sur la route. Il fronce les sourcils et tourne très légèrement son visage vers elle, pour pouvoir la regarder. Bien que ça y ressemble, il sait que ce n’est pas un ordre, que c’est une demande : sans ça, en devant subir son regard, elle n’y arrivera pas. À vos ordres. Il lâche ces quelques mots dans un souffle, un sourire aux lèvres, avant de reporter son attention sur la route. Le silence s’installe à nouveau, quelques secondes, comme si elle vérifiait son obéissance, avant que sa voix le percute de nouveau. Tous ceux où l’on se retrouvait, au début. Où mes permissions finissaient enfin par arriver alors que je ne les avais jamais attendues, avant toi. Et à ce moment-là, il comprend un peu mieux sa demande. Car si elle ne l’avait pas obligé à se concentrer sur sa conduite, il se serait tourné une nouvelle fois vers elle. Pour lire ses paroles au fond de ses yeux, pour entendre ses mots bien avant qu’ils se forment sur ses lèvres. Parce qu’avant toi, j’avais peur de tout ce qui pourrait bien me détourner de ce que j’avais prévu. Et qu’ensuite, la seule peur qui me restait était celle de passer à côté de tout ce que je n’avais justement pas prévu, comme toi. Il peut la voir le regarder, du coin de l’œil. Ne pas se priver, tandis que lui n’en a toujours pas eu l’autorisation. Pourtant, ça ne le gêne plus. Il l’écoute, et les sensations qu’il ressent sont différentes : s’il ne s’exprime pas beaucoup sur ce qu’il ressent, elle non plus, ne le fait pas à foison. Les moments comme celui-ci étaient rares quand tout allait bien entre eux, aujourd’hui c’est le plus précieux des trésors. N’importe lequel de ces moments, oui. Où tout ce qui était supposé nous séparer devenait l’opposé à l’instant même où tu posais tes mains sur moi. Jusqu’à ce que je n’aie plus eu envie de partir du tout. Et elle n’était plus partie, après. Il n’avait plus à l’attendre, elle était là. Le premier compte aussi. Et heureusement, parce que c’est vers celui-ci qu’ils se dirigent. Il coupe le moteur et tourne son visage vers elle, au moment où elle semble lui donner l’autorisation. Il voit sa main sur la poignée, mais il n’a pas envie qu’elle sorte tout de suite. On est arrivés, maintenant. Il la regarde comme s’il ne l’avait pas vu depuis des années. Son visage en entier, ses lèvres, ses yeux, ses joues rosies. Il se tourne un peu plus dans son siège pour être dans sa direction, l’une de ses mains détachant sa ceinture de sécurité tandis que l’autre vient se déposer sur sa joue. On pourrait jouer dans un super film romantique, là. Il hausse ses épaules alors que son pouce caresse sa peau, doucement. C’est bon à savoir que tu n’as toujours pas envie de partir, que tu veux encore rester. Dans tout ce qu’elle a dit, c’est ce qu’il a réussi à comprendre, sans qu’elle ait besoin de le prononcer : à l’époque, leurs moments ensembles lui a donné l’envie de rester auprès de lui, et aujourd’hui, si elle est toujours là, c’est que ça ne s’est pas encore envolé. Il y aurait pourtant eu tout un tas de raisons, mais ça n’a pas suffi. L’amour a vaincu, pour une fois. De son côté, il pourrait rester là durant des heures à la regarder, comme hypnotisé. Il se fait violence pour reculer sa main, pour détourner le regard, pour ouvrir sa portière. Il lutte, mais il y arrive, et sort du véhicule. Il s’étire légèrement une fois sur ses deux pieds, puis soupire longuement. Je te confirme que c’est que nos pensées qui sont reparties quinze ans en arrière, mon corps lui, il a bien vieilli. Autrement dit, lui – ou son corps – n’a pas apprécié rester assis autant de temps. Il va ouvrir le coffre, récupère le panier. Tu te rappelles où est-ce qu’on était allé, précisément ? Le parc a effectivement plusieurs sentiers prédéfinis, mais ils ont préféré couper par des chemins inexistants : c’était la seule manière d’être totalement seuls, et de profiter pleinement de l’un et de l’autre. Il connaît les quartiers de Brisbane par cœur mais son sens de l’orientation lui fait rapidement défaut quand le béton n’est plus le maître, quand il y a un peu trop de verdure. Jacob sait qu’ils sont complémentaires sur ce sujet-là, comme bien d’autres : si ce n’est pas son fort, c’est déjà bien plus celui de sa femme, qui sait bien mieux se repérer que lui. Il verrouille la voiture et range les clés dans sa poche, avant de se mettre à marcher à ses côtés. Il n’a pas envie de laisser place à des silences, bien qu’ils soient parfois bénéfiques. Ils sont ici pour se remémorer, et il aimerait que ça continue comme dans la voiture. Il se pince les lèvres, pas sûr de ce qu’il a envie de lui demander, malgré tout. Si tu devais modifier quelque chose pour le réarranger, en mieux, ce serait quoi ? Autant dire qu’en quinze ans, ils ont vécu tout un tas d’aventures, et que même s’ils ont su rebondir à chaque fois, il y a des choses qu’ils auraient aimé remanier. Il lui lance quand même un regard, pour pouvoir lui communiquer sans avoir à le prononcer : tout, sauf ce soir-là, sauf l’accident, bien que ça lui semble évident.
Olivia Marshall & @Jacob Copeland ✻✻✻ Ses yeux se détournant de la route à présent et s’échouant nulle part ailleurs que sur mon visage me soulagèrent pour ce que je pus y lire, consciente néanmoins d’avoir bien fait de l’en avoir empêché l’instant d’avant sous peine de ne jamais trouver la force de finir ce que j’avais commencé. Jacob me regardait et ce qui s’en suivait ne s’expliquait pas, ce qui se produisait appartenant à des moments éblouis, ceux que nous chérissions auparavant sans retenue aucune, cette dernière aujourd’hui présente dans chacun de nos gestes ou de nos mots. Nous voulions l’abolir à cet instant, je le sentais à sa façon de me retenir en se tournant dans ma direction, à mes doigts se déliant de la poignée pour retrouver les siens avant que ceux-ci ne s’ébranlent de nouveau dans les mèches de mes cheveux pour atteindre ma joue. Sa main suffisamment grande pour la contenir tout entière, son geste doux pour l’effleurer et les seuls traits de son visage suffirent à éveiller en moi les souvenances de cette trinité m’ayant toujours apaisée. Il en avait l’air lui aussi et je respirais un peu mieux car il les acceptait, ces mots que j’avais tant eu de mal à laisser échapper, ces mots que nous ne nous étions plus laissé entendre depuis trop longtemps pour en imaginer l’impact. La faute me revenait presque entièrement et j’en étais consciente, Jacob n’ayant fait que préserver sa patience pour ne pas nous heurter, réserver ses gestes tendres pour l’instant où je les accepterais. Je m’étais surprise de nombreuses fois depuis à l’imaginer se détourner de mes absences, se désintéresser de ces secrets qu’il respectait sans désirer les deviner. Nous imaginer incapables de nous parler sans nous blesser, sans atteindre précisément ces parts inavouables que nous portions en nous était de mon fait certainement. De ma faute. Puisque je venais d'accepter les confidences et que l’impact se révélait finalement délicat, ce dernier ne causant aucun mal et n’égratignant pas nos cœurs puisqu’il me retenait avant de regagner l’extérieur, nous préférant l’habitacle clos et préservé des regards pourtant inexistants pour abriter la revivance de caresses oubliées. « On pourrait jouer dans un super film romantique, là. » Son pouce effleurant le haut de ma pommette recréa un sourire aux commissures de mes lèvres. Un sourire plus facile à accepter que les battements de mon cœur ralentis, un sourire pour ne pas faillir alors que je désirais le retrouver moi aussi, oublier que nous n’avions jamais désiré devenir les premiers rôles de ce film romantique mais triste, à la fin empoignante lorsque notre fin à nous n’avait jamais été imaginée dès l’instant où nous nous étions dit oui, un oui bien avant notre union officielle. « Ça fait longtemps que je n’en ai plus vu un. » rétorquai-je sur le même ton en laissant mes doigts s’enrouler autour de son poignet pour le toucher aussi, ma joue se relâchant lentement au creux de sa paume. Il avait raison cependant et je comprenais ce qu’il exprimait à demi-mots. Nous n’étions pas les plus expansifs lorsqu’il s’agissait de formuler ce qui siégeait au sein de notre cœur, adeptes de ces instants où parler devenait se taire et préserver le silence devenait éloquent. Nos gestes et nos regards suffisaient à s’exprimer pour nous et à témoigner de l’amour même et non plus son appel, et non plus sa demande.
Ce n’était pas grave s’il fallait l’oublier un moment pour laisser les mots se presser à nos lèvres lorsque l’autre en faisait la requête, ce n’était pas grave s’il fallait cela pour délaisser l’abîme du manque que nous avions créé, accepter que nos mains ne se lèvent de nouveau pour recréer la caresse n’étant plus depuis trop longtemps, retrouver la mémoire d’une peau dont la saveur avait disparu, accepter nos regards où la complicité ne demandait qu’à renouer. C’était encore plus précieux si, comme il le faisait, l’émotion ne s’exprimait pas en retour avec de grands mots mais des intimes, plus légers, plus subtils. « C’est bon à savoir que tu n’as toujours pas envie de partir, que tu veux encore rester. » Il en avait douté, je l’entendais dans sa voix, il ne cherchait pas à le cacher. Je n’avais rien fait pour le rassurer, j’en étais consciente. Ce n’était pas l’image que je renvoyais, celle que je lui laissais sans doute sur l’empreinte de son palais à chaque fois que je ne rentrais pas, le laissant s’imaginer que je préférais l’absence à ne pas combler, que je privilégiais le doute et le trouble grondant dans nos poitrines au dialogue qu’il tentait de renouer. Partir n’avait jamais rien fait d’autre que m’effrayer pourtant, tourmentée de mon côté par cette décision que je l’imaginais prendre lui sans jamais parvenir à agir pour le retenir. « On verra ce que tu en penses, en 2035. » Je l’avais entendu, ce vœu formulé. À partir de ce soir, on signe pour quinze autres années. Ce vœu auquel je n’avais pas réagi autrement qu’en retrouvant ses doigts entremêlés aux miens mais que je reformulais à présent, différemment, car je l’avais entendu. Le reprendre pour ne pas le laisser s’évanouir dans le silence, me permettant d’en douter plus tard, de l’imaginer fruit de mon imagination lorsque de nouveaux silences surviendraient et qu’il ne serait pas près de moi pour qu’un regard dans sa direction ne suffise à m’en rappeler. Je l’observais encore durant de longues secondes de nouveau mais nous avions l’habitude d’étirer le temps et le silence à notre guise, ou contre notre gré. Contre notre gré, de plus en plus. Mais il méritait que cela soit à sa guise, ce soir. Sa main s’éloigna finalement et la mienne retrouva la poignée de la voiture que nous quittâmes à deux malgré l’envie d’y rester, malgré le besoin de préserver ce que nous venions de recréer. Le besoin plus grand encore de continuer, de poursuivre, d’en réinventer d’autres dans le temps et l’espace se devait de primer et les portières claquèrent à l’unisson alors que je retrouvais le sol sous mes pieds engourdis. « Je te confirme que c’est que nos pensées qui sont reparties quinze ans en arrière, mon corps lui, il a bien vieilli. » Sa silhouette s’étirant de l’autre côté de la voiture alors que j’en regagnai l’arrière, l’étincelle amusée au fond du regard alors qu’il exagérait son soupir. Quinze ans plus tard, beaucoup de choses avaient changé mais l’allure de Jacob aujourd’hui n’éveillait en moi rien de différent que celle de sa vingtaine.
« Tu te rappelles où est-ce qu’on était allé, précisément ? » Le claquement du coffre m’indiqua l’approche de Jacob dans mon dos et je ne me retournais pas, laissant mon regard s’éloigner par l’avant, à l’endroit où les derniers rayons de soleil se chargeraient bientôt de faire saigner le ciel orangé avant l’obscurité. Au printemps d’il y a quinze ans succédait l’automne aujourd’hui sans que cela n’enlève rien à la chaleur du souvenir. Mon épaule effleura le torse de Jacob derrière moi alors que j’indiquai d’un signe de tête le chemin s’enfonçant dans les herbes à droite. « Je voulais partir par-là parce que ça me semblait plus dégagé. T’as insisté pour aller de ce côté-ci et j’ai bataillé parce qu’il était hors de question que je te laisse prendre la main dès le premier rendez-vous, par principe. » Je n'aurais pas imaginée l’image aussi précise de l’affrontement complice d’autrefois sur lequel s’étaient ensuite ricochés les rires et l’entêtement. Entêtée, je l'avais été, la tête dure selon ses mots sans que l’envie d’adoucir ce côté-ci de mon tempérament ne m’ait effleurée, l’exagérant même pour prévenir quiconque s’approchant de trop près à l’époque. « T’as fini par me convaincre en me disant que l’ouest était par là et qu’on allait manquer l’heure. » Il avait géré, ça et tout le reste. À l’ouest pour le coucher du soleil, celui qui se profilait encore aujourd’hui à l’horizon masqué par la lisière du parc mais que l’on pouvait observer de certains endroits préservés. Je me décalai finalement en me retournant vers lui pour retrouver son regard alors que je reculais déjà d’un pas pour amorcer l’avancée. « Un homme qui savait où se trouvait l’ouest de l’est, c’était déjà presque gagné. » laissai-je échapper en haussant les épaules avec le plus grand des sérieux lorsque rien dans cette phrase n’énonçait une vérité applicable à personne d’autre que lui, avant de retrouver le sens de la marche et son profil à mes côtés pour les mètres suivants. « Si tu devais modifier quelque chose pour le réarranger, en mieux, ce serait quoi ? » Son regard s’attardant sur mon visage n’eut pas besoin de beaucoup pour que je le ressente, léger mais pesant sur ma tempe que je dégageais à cet instant, une main emmêlant mes cheveux en leur sommet comme à mon habitude. Je ne lui rendis pas tout de suite, me contentant de continuer d’avancer en inspirant lentement. Tout depuis. Rien avant. Je n'en dis rien pourtant, me contentant de le penser fort, trop fort. Pour combien de temps encore ? Il allait l'entendre dans tous les cas, le deviner dans mon silence. Je ne voulais plus avoir à occulter, à lui mentir mais il restait pourtant encore tant de choses que je lui dissimulais. Celle-ci en ferait donc partie puisqu'il me l'avait demandé, d'un regard. Et s'il avait pu tout de même l'entendre, je tentais d’atténuer quelques secondes plus tard en haussant de nouveau les épaules pour le regarder. « Peut-être le fait d’avoir oublié ta tante à l’aéroport la veille de notre mariage. Ta mère m’en veut encore. » J’exagérais à peine. Rien de ce qui s’était passé ce jour-là n’avait besoin de l’être, à la différence près que je ne réarrangerais rien, non, que je revivrais tout tel quel et qu’il le savait. Je plissai les yeux en concédant peu après puisqu'il le demandait : « Prendre le temps de voir le monde ensemble plutôt que séparément. » Ces voyages que nous avions accompli au cours de nos carrières respectives, celle que nous avions toujours voulu voir s’épanouir l'un chez l’autre. S’accompagner partout où il était possible de le faire plutôt que de se retrouver ensuite : entre les non-dits et l'humour à peine soufflé, il méritait une vérité.
Elle est la seule à lui faire cet effet-là. Quand il croise son regard, il s’envole sur une autre planète, dans une galaxie différente, là où tout est calme, là où tout est doux, là où rien ne pourrait le brusquer, le secouer ou lui faire du mal. Rien ne le peut, tant qu’elle le regarde ainsi. Tant qu’elle pose ses yeux sur lui, tant qu’il garde toute son attention, rien ne peut s’immiscer. Ça a toujours été le cas, dès les premiers jours. Ils se sont compris instantanément, et il ne leur en fallait pas plus pour installer cette complicité qui, quinze ans plus tard, est toujours là. Elle est plus difficile à invoquer ces derniers mois, mais il arrive toujours à la ressentir. Aujourd’hui particulièrement parce que, pour une fois, elle fait l’effort de soutenir son regard, de l’accepter et de lui rendre. Elle le regarde, elle l’écoute, et il n’avait besoin que de cela. Comme toujours quand ils sont comme ça, le temps s’est allongé, peut-être même arrêté. Si quelqu’un courait à côté d’eux, il irait possiblement au ralenti. Les minutes refusent de défiler, et il apprécie cette idée. Il apprécie être maître de l’univers et de tout le reste, jusqu’au moment où il perd de vue ses iris verts. Il ne peut s’empêcher de lui faire remarquer qu’ils pourraient jouer dans un film romantique. Là, ce serait l’une de ces scènes où les héros découvrent leur amour l’un pour l’autre. Et si eux n’ont pas besoin de le découvrir, ça ne leur fait pas de mal de s’en souvenir, pour une fois. De se rappeler pourquoi leur cœur s’acharne à battre quand ils aimeraient pouvoir l’arrêter. Ça fait longtemps que je n’en ai plus vu un. Cette phrase semble avoir plusieurs sens, et il a l’impression de les comprendre. Ça fait longtemps qu’ils n’ont pas été les acteurs de leur propre comédie romantique, et il espère que c’est en voie de changer. Qu’ils vont enfin réussir à évoluer, malgré les circonstances, malgré les bâtons qu’ils se mettent eux-mêmes dans les roues. Il lui dit qu’il est content de la voir rester, de la savoir le vouloir. Parce qu’il en doutait, oui, évidemment. Il n’a pas besoin de le dire mot pour mot pour qu’elle le comprenne. Elle ne lui envoyait plus de signaux, il doute d’ailleurs qu’elle ait tenté de le faire une seule fois depuis le début de ce cauchemar. Peut-être qu’elle l’a fait, mais c’était ceux qui lui indiquaient qu’elle avait besoin de temps, d’être seule. Il a réussi à l’accepter partiellement, ça. C’est à son tour d’accepter peu à peu l’idée de leur réunification, qu’ils redeviennent le couple qu’ils étaient auparavant et non pas ces deux inconnus dormant côte à côte, sans jamais se toucher, sans jamais se voir, sans jamais s’entendre. On verra ce que tu en penses, en 2035. Et elle l’a entendu, cette fois. Elle a entendu son souhait, qu’il n’a absolument pas cherché à dissimuler. Il veut être à ses côtés dans quinze autres années. Il veut finir sa vie avec elle, et même s’il vient de lui avouer que ça n’a pas toujours été le projet durant leur relation, ça l’est depuis qu’il est sûr de ses sentiments. Il croyait être un homme voué à l’échec sentimentalement parlant, qui allait passer de femmes en femmes jusqu’à l’âge de la retraite. Elle lui a prouvé qu’il pouvait être bien plus que cela – un mari, un père, un homme sur lequel on peut compter et que l’on adore retrouver à la fin de ses journées. Et même si quelques arguments ne sont plus aussi convaincants aujourd’hui, faute de preuves, il accepte de toujours les entendre, de toujours les imaginer, de toujours les ressentir. On fera de belles choses, cette année-là. Il est incapable de se projeter aussi loin mais s’ils restent tous les deux, s’ils réussissent, il n’y a pas de raison que ce ne soit pas merveilleux. Son voyage avec elle l’a été, du début jusqu’à maintenant, même s’il y a eu des moments orageux. S’il ne pense qu’à elle, qu’à eux, qu’à ce qu’ils sont tous les deux.
On dit que toutes les bonnes choses ont une fin, et ils ne peuvent pas rester indéfiniment dans la voiture. Leur premier rendez-vous ne ressemblait pas à cela, et ils ont mieux à faire, à l’extérieur. Ils quittent un cocon pour en retrouver un autre, là où ils ont appris à se connaître, à se faire rire et à se comprendre. Il ne doute pas que dans quelques minutes, son cœur aura toujours autant envie de s’enfuir de sa cage thoracique, détestant ces moments où il est trop amoureux pour entendre raison, pour se calmer. En dehors du véhicule, il lui demande si elle se rappelle le chemin emprunté. C’était il y a des années, lui n’en a aucun souvenir. Je voulais partir par-là parce que ça me semblait plus dégagé. T’as insisté pour aller de ce côté-ci et j’ai bataillé parce qu’il était hors de question que je te laisse prendre la main dès le premier rendez-vous, par principe. Il regarde le chemin qu’elle lui montre, son torse presque collé à elle, une légèreté dans les mouvements qu’il apprécie particulièrement. Il écoute son histoire avec un léger sourire au bord des lèvres car, maintenant qu’elle lui raconte, ça lui revient en tête. Elle n’a pas cherché à se cacher derrière une image qui ne lui correspondait pas, au contraire, elle a imposé son fort caractère dès le départ. Et c’est l’une des choses qu’il a le plus aimées chez elle, bien que ça en aurait rebuté plus d’un. T’as fini par me convaincre en me disant que l’ouest était par là et qu’on allait manquer l’heure. Un homme qui savait où se trouvait l’ouest de l’est, c’était déjà presque gagné. Il se souvient de son père lui apprenant l’emplacement du soleil, comment se servir d’une boussole, et toutes ces choses-là. Il n’a jamais trop aimé le camping – c’est peut-être pour ça qu’il oublie toujours quelque chose quand il prépare un pique-nique – mais il a bien aimé ces cours-là. Et il est bien content d’entendre que ça lui a servi, autrefois, à la charmer. Bien qu’il se doute que ça ne concerne que lui, que si un autre homme lui avait dit la même chose, elle n’aurait pas réagi comme avec lui. Eux d’eux, c’est très loin d’être une évidence et pourtant, il pense qu’ils étaient destinés dès le départ à se retrouver. Il le doit à son père, à celui d’Olivia, mais ils se le doivent surtout à eux-mêmes d’avoir tout arrangé à leur sauce, de s’être écoutés eux, et non les autres. Donc l’ouest te fait de l’effet, je note. Il ne peut s’empêcher de presque susurrer cette phrase avant de se mettre en route à ses côtés, car cette fois-ci encore la phrase est applicable : s’ils ne se dépêchent pas, ils vont manquer l’heure. Et ce serait bête de ne pas profiter des belles couleurs du ciel et du soleil qui s’éteint, alors qu’ils vont là-bas justement pour ça – et pour ses sandwichs légendaires mais ça, il ne faut pas trop le dire.
Et pour que le silence ne s’installe pas trop, pour qu’elle ne puisse pas se perdre dans ses pensées et se dire que ce moment à deux est mal, il lui pose une nouvelle question. Le but est de se plonger dans les souvenirs, du positif, un peu de négatif, mais de penser à eux. Il lui demande ce qu’elle aurait aimé modifier, si elle en avait le pouvoir. Peut-être le fait d’avoir oublié ta tante à l’aéroport la veille de notre mariage. Ta mère m’en veut encore. Cette phrase le fait rire, parce qu’elle est dénonciatrice d’une vérité : sa mère lui en veut encore, véritablement. Elle ne loupe jamais un prétexte pour le mentionner et ça n’a jamais été un sujet de discorde, au contraire, aujourd’hui ils en rigolent tous ensemble. De ça, et du reste. Rappelle-moi une seule chose qui s’est bien passée, la veille et le jour de notre mariage ? Il la regarde un instant, avant de sourire. Tu m’as dit oui, c’est peut-être le seul point positif… le reste, il y a eu que des problèmes, mais je t’avoue que ça me gêne pas, c’est peut-être mieux ainsi. Ils ont eu galères sur galères, ces jours-là, et il se dit que ça aurait été presque triste que tout se passe à la perfection. Il en aurait de merveilleux souvenirs et de merveilleuses photos, mais il préfère rire des situations cocasses dans lesquelles ils se sont trouvés, elle, lui et les invités. Il y a de quoi raconter des anecdotes inédites sur plusieurs générations, selon lui. Prendre le temps de voir le monde ensemble plutôt que séparément. Elle lui répond d’une manière plus sérieuse, cette fois-ci. Et il est d’accord, là encore. Parce qu’il a vu pas mal de choses avec ses voyages pour ses agences, elle également lors de ses missions. Mais tous les deux, les vacances ont été rares voire inexistantes. Il y a eu des jours de repos consécutifs, à la maison, chez les parents, avec des amis. Rien à l’autre bout du monde où ils pouvaient oublier être un Copeland et une Marshall, simplement être Jacob et Olivia. Tu sais qu’il n’est pas trop tard, pour ça ? Il regarde devant lui, cette fois-ci, là où il marche. Pas dans l’immédiat, évidemment, mais on a largement les moyens de se prendre une semaine ou deux loin de tout, loin du reste, que pour nous. C’est un souhait qu’il avait déjà avant qu’elle aborde ce sujet, alors ça lui fait plaisir de pouvoir en parler. Je t’avoue que j’ai toujours rêvé d’aller dans un pays avec toi et d’y visiter que la chambre d’hôtel. Bon, c’était il y a des années mais il y a des souvenirs qu’on peut encore se construire, sans avoir à revivre les anciens. Il hausse ses épaules, continue à marcher. Il reconnaît plus ou moins les endroits et sait qu’ils sont bientôt arrivés, que bientôt il n’y aura plus d’arbres mais une vue dégagée sur le ciel, sur la nature, sur leurs fantômes d’il y a quinze ans. Il ne se risque pas à répondre à la question qu’il a lui-même posée il y a quelques secondes puisque lui-même n’a pas la réponse. Les voyages, c’est peut-être le sujet qu’il cherchait sans réussir à le trouver. Il idéalise bien trop sa relation avec Olivia pour se dire qu’il faut changer quelque chose, pour lui tout a toujours été parfait, elle est bien plus réaliste concernant ce sujet-là – sans pour autant les rabaisser, il sait qu’à ses yeux, il n’y a rien de plus précieux également.
Olivia Marshall & @Jacob Copeland ✻✻✻ Il y avait eu nos échos de rire et des flambées de souvenirs. Des moments où, malgré le chagrin et la distance, j'étais parvenue à fouiller ma mémoire pour rejeter à la surface des bribes de bonheur. Il était dans chacune d’elles et je m’en étais voulu, à chaque fois, pour ne pas avoir à oublier la peine. Sa voix était présente, toujours, et je l’avais fait taire, à chaque fois, par peur de ne plus pouvoir entendre notre fille. C’était ainsi que, quelque part entre l’accident et aujourd’hui, nous avions tout perdu, tout délaissé, tout évité ; nos regards entendus et notre complicité, nos rires échangés et nos secrets partagés, nos promesses les plus solides et nos désirs assouvis. Nous avions tout perdu, dans mes absences et mes silences, trop tourmentée par la pensée qu'un rien suffirait à tout nous rappeler, à tout nous ramener. Parce qu'ensuite, quoi ? Pas d’ensuite sur l’instant, pas d’après à présent. Pas encore. Car malgré tout cela, Jacob nous faisait un cadeau aujourd’hui, nous offrait l’ébauche de l’espoir d’un avenir à venir, d’un bonheur à reconstruire ; m’offrait un temps mort dans la bataille que je menais contre moi-même, contre lui également car il devait en être ainsi, mon âme étant la sienne depuis l’éternité étant la nôtre, bien trop longue pour parvenir à les dissocier. Je n’avais pas la force de me soulever contre cette évidence aujourd’hui et, plus que cela, je n’en avais pas envie. Je partageais la sienne, cette fois-ci, de me souvenir de notre amour plus fort que le poids des épreuves, plus fort que ces fragments de mosaïque qu’était devenue notre vie mais qu’un regard échangé, accepté, assumé, suffisait à rassembler. « On fera de belles choses, cette année-là. » Comment faisait-il pour en être persuadé ? Comment faisait-il pour employer le futur, encore, lorsque je n’avais fait que lui souffler le conditionnel, jour après jour depuis maintenant deux longues années. « Tu crois ? » Jacob avait été patient et admirable, m’avait caressée avec délicatesse et attendue avec attention ; je m’étais rétractée pourtant, la première fois suivie de toutes les autres, me détachant sans un mot ou celui de trop, trop véhément, trop agressif, trop injuste. Aucun de ceux-là n’avait été pensé mais tous avaient été prononcés. J’entendais ses espoirs et me demandais, oui, comment faisait-il pour parvenir encore à y croire, à se souvenir de la femme qu’il avait épousée lorsque je ne lui avais plus présentée que celle-ci, habitée d’absence, cousue d’attentes et de colère face aux réponses inexistantes, aux coupables introuvables. J’entendais ces doutes envers moi-même marteler ma poitrine lorsque je songeais à cette vérité que nous occultions tous deux sur l’instant mais nous ne laissions pas l'occasion au silence, cette fois-ci, d’y répondre pour nous. Je fermai la portière en descendant de la voiture et entendis la sienne en faire autant alors qu’il s’emparait déjà du panier, le regard tourné vers l’horizon pour que le reste demeure derrière nous.
J’acceptais d’en faire de même en revivant l’instant vieux de quinze années, celui-ci retrouvant toutes ses couleurs quelques secondes à peine après avoir laissé mon regard s’attarder sur l’espace face à nous, remonter dans le ciel d’automne changeant que le soleil avait su réchauffer, à peine ocellé de nuages blancs. Il saignerait bientôt de rayons orangés avant de s’assombrir, comme il l’avait fait pour notre première fois. Je m’en souvenais, oui, pour la capacité de Jacob à distinguer l’ouest de l’est peut-être. Ou peut-être était-ce pour cette phrase qu’il avait prononcée, murmurant que l’arrivée du crépuscule était plus belle depuis le centre de la clairière sans même feindre de l’observer réellement, tout occupé à me regarder, moi. Moi qui en avais fait de même, qui n’avais fait que cela. « Donc l’ouest te fait de l’effet, je note. » Ses intonations me firent sourire, légèrement, haussant cependant les épaules, l’air de me dédouaner au fond des yeux alors qu’aucun mot ne franchit plus la barrière de mes lèvres. Pour dire quoi ? Des mois aujourd’hui que je n’avais plus senti ses mains brûlantes dans la nuit, au creux de notre lit, dans le froissement de nos draps. Des mois aujourd’hui que ses lèvres sachant tout de moi avaient cessé de m’y rechercher, lassé sans doute de n’y trouver que mon incapacité à les lui rendre ; ce mur étanche dressé entre nous, incapable de supporter le désir comme tous les autres sentiments, bien trop forts, bien trop grands, risquant bien trop de prendre de la place alors que toute cette dernière était dédiée à June. Tu notes quoi, Jacob ? À quel point j’étais désolée ? Il l’imaginait peut-être, certainement pas à la hauteur de mes regrets, suffisamment pourtant pour ne pas s’y appesantir, pour continuer à m’entraîner sur le chemin de notre relation avant que celle-ci ne se mette sur pause. « Rappelle-moi une seule chose qui s’est bien passée, la veille et le jour de notre mariage ? » Tu m’as dit oui. « Question piège et tu le sais. » Il m’avait dit oui et, dans cet instant si particulier, le souvenir ne faisait pas mal, y penser ne blessait pas, au contraire. Il m’avait dit oui après que j’en aie fait de même et jamais ne l’avais-je regretté depuis, jamais. « Tu m’as dit oui, c’est peut-être le seul point positif… le reste, il y a eu que des problèmes, mais je t’avoue que ça me gêne pas, c’est peut-être mieux ainsi. » Ça l’était, nous le savions. Comme si les imprévus liés à cette journée n’avait fait que la rendre plus mémorable, plus évidente. Comme si ce que nous avions réussi à surmonter, à arranger avait permis de transformer l’instant en cette unité épousant très exactement notre reflet, bien au-delà ce que l’on aurait cru possible, car nous l’avions fait à deux. « Ça aurait pu être pire, j’aurais pu me retrouver sans robe si Lex ne s’était pas découvert des talents insoupçonnés dans l’urgence … » Ma voix aurait pu se perdre dans un souffle presque inaudible tant le souvenir touché ici pouvait faillir, m’échappant sans que je ne m’en rende compte avant de l’entendre. Elle ne le fit pas néanmoins, s’évanouissant simplement dans le calme environnant entrecoupé de chants d’oiseaux dérangés dans leur asile. Enceinte d’un peu plus de trois mois le jour de notre mariage, le ventre naissant invisible aux yeux de tous, avait pourtant refusé, à quelques heures de la cérémonie, de s’effacer derrière le tissu soudainement trop tendu de ma robe. J’aurais pu me retrouver sans robe oui, si Lex, dans la confidence, n’avait pas su l’arranger au dernier moment. Et si l’anecdote se revêtait de couleurs nouvelles à ces quelques mots, j’en choisis d'autres pour lui répondre, pour ne pas laisser celles-ci nous faire défaut.
Rien, à vrai dire, ne nous avait fait défaut tout au long de notre relation avant le départ de June. Pas même ce que je me laissais aller à suggérer d’une voix dénuée de tout regret. « Tu sais qu’il n’est pas trop tard, pour ça ? » Je n’en savais rien non, hier encore, j’étais prête à l’entendre pourtant sur le moment. « Pas dans l’immédiat, évidemment, mais on a largement les moyens de se prendre une semaine ou deux loin de tout, loin du reste, que pour nous. » Je laissai mon regard remonter jusqu’à sa joue creusée de ce sourire discret m’ayant manqué. Je ne pouvais m’empêcher de me demander s’il les avait pensés, ces mots, bien avant que je ne les prononce, bien avant qu’il ne se laisse aller à suggérer ceux-ci. Je ne pouvais m’empêcher de me demander combien y en avait-il encore, gardés pour lui par simple crainte de me voir les rejeter. « Je t’avoue que j’ai toujours rêvé d’aller dans un pays avec toi et d’y visiter que la chambre d’hôtel. Bon, c’était il y a des années mais il y a des souvenirs qu’on peut encore se construire, sans avoir à revivre les anciens. » Sa voix calme, enveloppée dans la quiétude retrouvée de l’instant, vint atteindre mes oreilles que je dégageai d’un geste non calculé, emmêlant mes cheveux en arrière alors que nous nous frayâmes un chemin dans les herbes plus hautes à cet endroit, les laissant derrière nous pour apercevoir l’éclaircie finalement, la clairière au même endroit, le soleil se dressant toujours haut à cet endroit du ciel dégagé. « J’aurais dit oui, tu sais. Peu importe où, j’aurais dit oui. » Peu importe le pays, peu importe le voyage, peu importe la chambre ou la nuit à la belle étoile. Je haussai les épaules à mon tour en le regardant une seconde avant de poursuivre de quelques pas jusqu’à l’endroit désiré. « On aurait construit n’importe où ce qu’on a construit ici, on le sait maintenant. » Le cours de notre vie inventée à deux, modelée à notre image avait été bouleversé, semblant amenuiser toutes nos certitudes. Celle-ci demeurait pourtant : rien n’aurait pu m’empêcher de reconstruire tout ce que nous avions construit, avec lui, de la même façon, partout et ailleurs. Ce fut mon tour, ensuite, de tendre la main vers le panier qu’il tenait toujours pour m’en saisir. « La chambre d’hôtel de quel pays ? » demandai-je tout en posant le tout au sol, l’air de ne pas y toucher, le sourire esquissé avec douceur aux coins des lèvres pourtant. Où voulait-il aller ? Où serait-il prêt à aller, aujourd’hui ? « Un endroit plus ou moins chaud qu’ici à cette période de l’année ? » Le sourire n’avait pas encore disparu en prononçant ces mots suivants, plus amusé peut-être malgré l'innocence feinte. « Attends que le soleil se couche pour me répondre, qu’on puisse voir la différence entre notre rencontre en plein été et aujourd’hui. » L’automne à Brisbane ne figurait pas parmi les plus rudes de cet hémisphère. La petite vingtaine de degrés ressentie demeurait agréable au contraire, la différence avec les hautes températures de notre premier rendez-vous me donnant pourtant l’occasion de m’en amuser quelque peu ; de nous, de lui, comme avant. L’hiver aurait pu survenir que cela n’aurait rien changé, mes journées souffrant du crépuscule depuis bien trop longtemps déjà pour résister au besoin d’en vivre un, de nouveau, avec lui.
Il regarde Olivia, et il se dit que cette femme a un véritable pouvoir sur lui. Il le savait déjà il y a quelques années, quand un rien suffisait à l’amuser, quand un rien le faisait sourire, quand un rien le faisait l’aimer. Aujourd’hui, il le voit à travers les torts qu’il arrive à pardonner, la patience qu’il s’efforce d’accumuler, les espoirs qu’il ne cesse de fonder et refonder, inlassablement. Dès que la certitude que rien ne va et que rien n’ira plus pointe le bout de son nez, il suffit d’un mot, d’une attention ou d’un regard – comme cette fois-ci – pour qu’il oublie tout, pour qu’il recommence à y croire. Il peut penser une minute que tout est terminé et être certain de finir ses jours avec elle durant celle d’après. Il peut vouloir partir définitivement et rêver de la serrer contre lui dans la même journée. Il peut détester tout ce qu’ils ont actuellement et continuer de l’aimer malgré tout, c’est peut-être ce qu’il fait de mieux. Aujourd’hui, elle ne bouscule pas les idées qu’il avait en se réveillant. Il voulait rappeler à eux de vieux souvenirs, de vieilles sensations, de vieux moments trop enfouis sous la couche de peine et de colère accumulées ces deux dernières années. Il voulait voir s’il y a un moyen de creuser suffisamment en profondeur pour se sortir de ce pétrin-là, pour ne plus jamais s’y embourber. Il a eu le temps de regretter, c’est vrai, au cours de la journée. De se dire que c’était une mauvaise idée de la prendre au dépourvu et qu’il pouvait très bien tenter – une énième fois – de lui donner le choix. Mais il est resté sur ses positions, finalement, et il ne peut qu’être content de lui-même, maintenant. Content d’avoir refréné toutes ses pulsions d’autodestruction envers lui-même, envers eux, pour en arriver à cet instant. Ses yeux plongés dans les siens, ses doigts qui touchent sa peau, ce silence qui n’a rien de pesant. Il lui dit qu’ils feront de belles choses en 2035, dans la continuité des espoirs fondés, de ce qu’il veut pour eux. Tu crois ? Elle a l’air moins sûre, moins formelle. Ils ne seront toujours que tous les deux en 2035, ou peut-être pas. Il a bien compris qu’il ne contrôle pas le destin et qu’il peut se passer tout un tas de choses, tout ce qu’il sait c’est qu’il n’y aura plus jamais June, et que ça peut l’empêcher de le penser, de le vouloir. Ils ne la verront pas majeure, dans quinze ans. Ils n’auront pas vu sa crise d’adolescence, son premier copain, ses meilleures amies, son envie de conduire des voitures pas très belles, son besoin d’indépendance, et toutes ces choses-là. Ils ne se rappelleront que de ses doudous pour dormir, des petites histoires qu’ils lui lisaient chacun leur tour, de ses éclats de rire, de ses pleurs nocturnes, de ses câlins constants. Ils n’auront rien de plus que ce qu’ils ont actuellement, dans quinze ans, mais il l’aura elle, elle l’aura lui. Alors dans cette optique-là, oui, ils pourront faire de belles choses en 2035. Je l’espère, qu’il se contente de murmurer, finalement. Il se contente d’émettre une idée, pas de lui imposer, c’est ce qu’il veut lui faire comprendre là-dedans. Il n’est pas sûr, mais il n’est pas pessimiste pour autant.
Ils sont obligés de se séparer le temps de sortir, chacun de leur côté. Ça lui fait penser aux jeunes qui ont du mal à décrocher une fois qu’ils se sont retrouvés, c’est ce qu’il ressent avec Olivia, ce soir. Il aimerait rester contre elle toute la soirée, toute la nuit. Murmurer des mots doux ou ne rien dire du tout, la regarder, regarder le ciel qui va bientôt prendre de belles couleurs et oublier tout le reste. Il aimerait, mais ils se sont déjà séparés pour sortir du véhicule, et ils ne se retrouveront réellement que dans quelque temps. Elle lui indique le chemin emprunté la première fois, lui conte l’histoire de cet itinéraire. Il s’en souvient au fil de ses mots, il se rappelle de la manière dont elle lui tenait tête, des arguments qu’il essayait d’appliquer. L’Ouest a été déterminant, ce soir-là, et il l’est aujourd’hui encore. Ils se mettent tous les deux en route, et il s’applique à lancer un nouveau sujet. À l’intérieur des souvenirs, il y a ce que l’on aimerait ne jamais changer et toujours se remémorer avec le même baume au cœur, et il y a les regrets. C’est sur ceux-là qu’il aimerait se pencher, elle lui parle d’abord d’un sujet léger, faussé. Leur mariage et l’oubli à l’aéroport – si seulement il n’y avait eu que ça. Question piège et tu le sais. Cette réponse le fait sourire, ils se sont accordés tous les deux pour dire que leur mariage a été le pire qu’un couple a pu célébrer – et pourtant, malgré toutes ces péripéties, il a été le plus heureux de tous. Parce qu’ils ont su affronter chaque épreuve tous les deux, et l’impact de leur « oui » a été plus grand encore. Ils étaient prêts à tout affronter, ce jour-là, lui l’est toujours aujourd’hui, mais elle ? Ça aurait pu être pire, j’aurais pu me retrouver sans robe si Lex ne s’était pas découvert des talents insoupçonnés dans l’urgence… Il la regarde un court instant avant de rire, imaginant la scène. Un mariage sans robe, ça aurait pu donner quelque chose de mémorable, aussi. Mais c’est vrai, heureusement qu’on l’a, Lex. Ces quelques mots ont une saveur différente aujourd’hui, une amertume dont il n’arrive pas à se défaire. Il s’en veut toujours de lui avoir caché la mort de June durant les premiers temps de sa convalescence, et c’est très dur de se faire à l’idée qu’elle n’est plus le même soutien qu’auparavant, pour lui. Elle est toujours là sans réellement l’être, quelques années en moins au compteur, c’est un peu pareil avec Olivia. L’une a tout oublié, l’autre préfère le faire, se forcer. Entre ma tante, ta robe et la voiture qui refusait de démarrer, on était vraiment mal partis. Si la foudre s’était abattue sur eux ce jour-là, ça ne l’aurait pas surpris tant ils semblaient avoir la poisse. Pourtant, il arrive à en parler avec le sourire aux lèvres, il y a pire. C’est ce qu’il répétait tout au long de la journée « on se marie, il y a pire que nous » et il avait raison.
La discussion se poursuit et derrière les hautes herbes, ils arrivent enfin à l’endroit où ils voulaient aller. C’est presque comme dans ses souvenirs, plus beau peut-être, plus vieux de quinze ans aussi. J’aurais dit oui, tu sais. Peu importe où, j’aurais dit oui. Il porte son regard sur elle, curieux de l’entendre poursuivre, assurer ce qu’elle dit actuellement. On aurait construit n’importe où ce qu’on a construit ici, on le sait maintenant. Il hoche doucement sa tête. On a besoin que de l’un et de l’autre, c’est vrai. Il se sent bien tant qu’il l’a elle, et ce qu’elle sous-entend, c’est que c’est la même chose de son côté. Peu importe le pays, la langue, les habitants, ils auraient pu tout faire pareil, tant qu’ils sont tous les deux. Elle attrape le panier et le pose à terre, là où ils vont s’installer. La chambre d’hôtel de quel pays ? Il fait mine de réfléchir, même s’il a bien une idée derrière la tête. Un endroit plus ou moins chaud qu’ici à cette période de l’année ? Il imagine un autre continent, d’autres températures, d’autres paysages. Mais les chambres d’hôtel se ressemblent toutes, ou presque, peu importe le pays dans lequel ils se trouvent. Attends que le soleil se couche pour me répondre, qu’on puisse voir la différence entre notre rencontre en plein été et aujourd’hui. Il aime la voir sourire de cette manière, lui parle de cette façon, être réellement présente à ses côtés. Des moments où il faisait des efforts pour les réunir, il y en a eu, mais elle était absente même en l’honorant de sa présence. Elle ne parlait pas – ou peu – et ne s’investissait pas dans les échanges. Là, ils font un bond en avant inespéré, et ça ne fait qu’agrandir le sourire qu’il a sur les siennes, de lèvres. En vérité, je n’ai pas besoin d’attendre, je le sais déjà. Sur ces mots, il la contourne légèrement pour pouvoir passer dans son dos et encercler sa taille de ses bras. La chaleur, c’est comme le reste, on l’emporte partout avec nous. Il prononce ces quelques mots sur un ton plus léger, proche de son oreille, puis dépose son menton sur son épaule pour regarder avec elle devant eux, là où il y aura bientôt une très belle vue. Ça m’aurait plu d’aller en Norvège mais durant une saison très spéciale, les aurores boréales. Ça nous aurait demandé de quitter la chambre d’hôtel quelques heures, mais il paraît que ça vaut le coup. Ça et les paysages pour traverser les pays. Il parle toujours sur le même ton, assez bas. Il n’y a qu’eux ici, il n’y a qu’elle qui doit l’entendre. On finira par en parler comme si ce n’était pas des regrets mais des projets, un jour. J’ai envie de croire en ça. En ça, en eux, en ce moment qu’ils vivent présentement.
Olivia Marshall & @Jacob Copeland ✻✻✻ J’avais envisagé le pire, instinctivement, en le voyant m’attendre, nerveux dans la cuisine. Son regard adouci s’étant posé sur moi et la fleur qu’il m’avait tendue n’avait pas suffi à me tranquilliser, pas aussi tôt, pas aussi vite. Rien ne le faisait plus jamais aussi rapidement aujourd’hui, le réflexe d’apaisement oublié, les pulsions de tendresse rejetées. J’avais envisagé le pire car le pire s’était produit et qu’il me semblait, parfois, oublier les années le précédent. Les deux dernières faisaient figure d’éternité et avaient un goût d’étoiles brûlées, cramées, éteintes. J’avais compris, l’instant d’après, ce que Jacob avait en tête et ses espoirs pour la soirée. Je m’en étais voulu, et sans doute m’en voulais-je encore, de ne pas avoir eu l’idée avant, de ne pas avoir osé avant. Je m’en souvenais en avoir presque convenu avec moi-même, le soir de notre anniversaire, encouragée par les paroles d’Amos me conseillant de ne pas laisser cet échec, encore un, nous définir, de recréer autre chose, un autre jour. S’il n’avait pas été facile de m’en convaincre ce soir-là, les heures suivantes s’étaient ensuite chargées de m’ôter tout courage, tout élan supposé nous réunir, cédant au dîner inaccompli le soin de nous laisser à tous deux un goût amer de trop achevé. Qu’étions-nous supposés nous offrir ensuite qui ne garde pas en son intérieur le rance de ce souvenir ? Tous les autres, me répondait Jacob ce soir même. Tous les autres puisqu’un seul ne suffirait pas contre la multitude composant notre vie, puisqu’un seul manqué ne ferait pas le poids contre la myriade s’échangeant par nos regards. Un seul, Liv ? Un seul et ses mille autres. Un seul et tous les précédents parsemant nos deux dernières années, j’en étais consciente mais Jacob faisait l’effort d’éteindre la sienne et je mourrais d’envie de mériter le regard qu’il m’accordait, le temps de quelques heures. Je mourrais d’envie d’oublier toutes ces fois où je nous avais imaginés vivre un instant semblable à celui-ci depuis la perte de June, et ces fois plus nombreuses encore où je m’étais détestée pour cela, le vide de ma poitrine ne faisant que s’agrandir à l’idée de ne plus le mériter, préférant s’accorder à la brûlure des choses enfuies. J’en mourrais d’envie, toujours plus, lorsque le son du rire de Jacob vint s’élever entre nous deux et qu’il parut résonner jusque dans ma poitrine tant le manque de l’entendre avait été grand, tant je ne pensais plus en être la réceptrice un jour, la cause encore moins. Tu t’en voudras plus tard, Liv.
« Un mariage sans robe, ça aurait pu donner quelque chose de mémorable, aussi. Mais c’est vrai, heureusement qu’on l’a, Lex. » Le rire à ses lèvres mais l’ombre, la faille infime qui me permirent de déceler l’absence et le manque traversant ses yeux malgré le sourire, furtivement et se faufilant presque, tremblants d’être aperçus, avant qu’il ne plisse de nouveau les yeux pour les en chasser. Je savais ce qui occupa ses pensées l’espace d’une seconde, je devinais l’inquiétude le tourmentant à propos de Lex, celle qu’il n’avait sans doute jamais pu exprimer totalement avec moi car cela aurait impliqué d’évoquer le reste. Je savais, pourtant. Je savais toujours, semblais-je lui faire comprendre en me rapprochant à peine de lui sans interrompre notre marche, nos deux ombres au sol s’entremêlant un court instant : Lex allait bien, irait mieux. « Entre ma tante, ta robe et la voiture qui refusait de démarrer, on était vraiment mal partis. » L’ébauche d’un rire silencieux prit naissance dans ma poitrine, s’évanouissant avant de franchir mes lèvres alors que mon coude rencontra son bras, comme un reproche. « C’était pas un début, je te rappelle. » Pas un début, ni une fin. Une évidence, simplement, qui résistait aujourd’hui comme elle le pouvait. « C’était à ça qu’elles nous servaient en fait, les dix années d’entraînement avant qu’on passe le cap. » Nos soupirs se chargeaient de tous ces souvenirs, les transportant de son esprit au mien et du mien au sien, traçant une ligne suspendue, hésitante peut-être mais continue, enfin, comme elle avait cessé de l’être depuis trop longtemps. « Je referai tout, sans rien changer. » Je n’avais jamais rêvé de mariage étant enfant, jeune fille, ou même jeune femme. Encore moins de celui semblant tout droit sorti d’un conte de fées, les ambitions tournées ailleurs, les grades militaires à acquérir, les stéréotypes à renverser. Je n’avais jamais voulu ce qui animaient les esprits trop romantiques. Je l’avais voulu, lui, et cette vie qui était la nôtre. Celle que nous avions fait à notre image bien avant ce jour-ci, notre union venant simplement célébrer ce que nous avions déjà à deux, préparer ce qui nous attendait à trois. Je revivrais cette journée, à l’identique, si cela nous était possible car malgré les pièges et les imprévus, nous étions parvenus à y faire face, ensemble, notre duo ayant semblé avoir réponse à tout, rire de tout, se moquant du reste.
Faire face à deux et s’aimer plus qu’avant, cela avait été notre essence, avait fait notre substance avant que cela ne nous paraisse impossible, avant que ce tout ne devienne plus que ce nouveau monde rugueux et incertain, bancal et chargé de zones d’ombre, la lumière de notre fille nous ayant été enlevée. Elle s’en irait aussi ce soir lorsque le soleil se coucherait et que les lampadaires disséminés à travers le parc ne se chargent de nous éclairer faiblement mais nous ne semblions pas nous en inquiéter cette fois-ci, espérant même peut-être que ces ombres absorberaient les nôtres et nous permettraient de les oublier. « On a besoin que de l’un et de l’autre, c’est vrai. » Ça l’était. Ça pouvait l’être, encore ? Nous n’aurions jamais dû avoir à nous poser cette question mais en elle, résidait tous nos déséquilibres d’aujourd’hui. Il n’y avait qu’ici pourtant que je me permettais de ressentir pleinement combien tristesse et quiétude pouvaient aller de pair. Combien ces deux ressentis, que je m’acharnais avec tant de violence à dissocier ou opposer, demeuraient mêlés si étroitement que je pouvais les entendre sur l’instant se répondre. J’avais besoin de lui parce que je l’aimais, plus que je ne savais lui dire à présent, et que peu importe l’ardeur que je semblais y mettre, je me montrais incapable de vouloir arrêter, incapable de savoir l’oublier. « En vérité, je n’ai pas besoin d’attendre, je le sais déjà. » Il joignait ses gestes à la parole, n’attendant pas car il l’avait assez fait, car il l’avait trop fait et qu’il arrêtait ce soir, son torse venant se coller à mon dos et ses bras encerclant ma taille, mes mains venant se poser sur les siennes, jointes. « Donne-moi un indice. » Je levais mon regard vers la glycine mauve et frottée de blanc semblant tenir en suspension au-dessus de nos silhouettes confondues, tout comme nos gestes l’un envers l’autre empreints de ce secret flottement, conscients des précautions devant être adoptées pour ne pas être désavoués comme ils l’avaient si souvent été. « La chaleur, c’est comme le reste, on l’emporte partout avec nous. » Il se penchait pour souffler à mon oreille, je le sentais se mettre à ma hauteur, il le faisait toujours. « Plus froid, alors. » Je devinais, à tâtons, laissant mes doigts s’entremêler aux siens sans même les regarder pour ne pas les surprendre, tout geste étant de trop mais pas assez. Jamais assez. Je voulais m’en échapper, une seconde, et me jeter dans l’arène, la suivante, pour le sentir à chaque mouvement, chaque minute de ma vie. Il le savait ; il le faisait, quand même.
« Ça m’aurait plu d’aller en Norvège mais durant une saison très spéciale, les aurores boréales. Ça nous aurait demandé de quitter la chambre d’hôtel quelques heures, mais il paraît que ça vaut le coup. Ça et les paysages pour traverser les pays. » J’aurais pu douter de l’existence de ces mots tant ceux-ci demeuraient bas, si ses lèvres contre mon oreille ne se chargeaient pas de me les souffler ; ces quelques mots exigeant la voix, ces quelques mots n’arrivant ni trop tôt, ni trop tard quoiqu’on en dise, ces quelques mots de lui à moi. « Bien plus froid. » Ça m’allait, la Norvège. Il pouvait l’entendre lui aussi dans l’ombre de mon murmure. « On finira par en parler comme si ce n’était pas des regrets mais des projets, un jour. J’ai envie de croire en ça. » Je laissais mes cheveux se fondre dans les siens alors que je reposai ma tempe contre la sienne, acceptant de ne rien remettre en question, pour une fois. Les espoirs étaient cruels et je savais qu'ils l'avaient déjà bercé de promesses impossibles pour mieux l'en priver mais je n’en serais pas la fautive, pas cette fois-ci ; j’avais envie d’y croire aussi, ce soir. « Je ne sais pas si je peux … » Lentement, je me laissais me retourner contre lui, sans un soupir, mes mains ne quittant les siennes qu’après m’être assurée qu’il ne les délierait pas, qu’il les maintiendrait ainsi, dans le creux de mon dos. Il ne bougea pas et je ne respirais pas, il me sembla que lui non plus alors que j’approchais mes lèvres des siennes, sans les toucher, demeurant ainsi quelques secondes, l’élan inaccompli, l’attraction infinie. « … faire ça. » Le murmure à peine audible, cette fois-ci, mes lèvres effleurant les siennes afin de le laisser s’échapper. « Je peux ? » J’en avais envie, il le ressentait mais je nous en avais privé de trop nombreuses fois pour me permettre de m’en emparer sans qu’il ne me rassure, sans qu’il ne m’assure le vouloir à son tour, sans qu’il ne m’assure qu’il ne s’agissait pas là d’une erreur.
Et s’ils arrêtaient de regarder en arrière, juste le temps d’un instant ? S’ils acceptaient l’idée qu’ils sont encore trois – deux sur terre, une dans leurs cœurs – et qu’ils se retournaient ne serait-ce qu’un petit peu pour apercevoir le nouvel itinéraire, ses chemins changeants, effrayants mais finalement plaisants ? S’ils acceptaient l’idée que, malgré tout, ils soient capables d’avancer, d’évoluer, sans pour autant renier ce qu’ils étaient, ce qu’ils laissent et ce qu’ils garderont toujours enfouis en eux ? Avec les si, on refait le monde, c’est ce que son père lui répétait souvent quand il était petit. Mais le monde, il aimerait bien le refaire même sans « si », même sans émettre d’hypothèses, partir à l’aventure et tout abandonner, tout, sauf elle et ce qu’ils possèdent encore. S’ils sont tous les deux là, s’ils acceptent de s’échanger ces regards qui valent bien plus que mille mots, c’est parce qu’ils le veulent réellement, au fond. Parce que la peur a été dépassée, enfin, que l’espoir semble renaître dans l’esprit de Jacob mais également dans celui de sa femme. Elle ne le dira pas, elle, il le sait. Mais s’il peut le ressentir, s’il peut l’imaginer, c’est déjà une grande victoire, qu’il accepte volontiers de fêter. Il reconnaît ses gestes, sa tendresse, interdite pourtant, durant un temps. Il reconnaît tout ce qui s’était envolé, non dans son intégralité mais il accepte des poussières de souvenirs, tant qu’il peut posséder quelque chose. Il la reconnaît, elle, enfin, et c’est tout ce qu’il désirait, au fond. Elle discute avec lui, elle ne se contente pas de laisser le silence lui répondre et l’accabler une fois de plus, le silence se charger de lui dire de s’en aller, de repasser plus tard ou de ne pas revenir. Elle accepte la tâche et le fait brillamment, parce qu’elle est réellement là, qu’elle ne se contente pas de murmurer quelques mots pour se débarrasser de lui. C’était pas un début, je te rappelle. Et elle a les bons mots, quand il faut, comme avant, comme toujours s’il oublie ces deux dernières années. C’était à ça qu’elles nous servaient en fait, les dix années d’entraînement avant qu’on passe le cap. Le mariage, ça a été la touche finale de ce qu’ils ont pris le temps de bâtir, entre eux. Ils avaient pourtant le soutien des parents, des amis, du monde entier, parce qui aurait pu dissocier Olivia de Jacob, à cette époque-là ? Personne, et aujourd’hui encore, il est difficile de les imaginer autant éloignés l’un de l’autre, il est difficile de comprendre cette rupture sans se séparer réellement. Même s’il a vécu vingt ans sans elle, depuis ce premier rendez-vous il y a quinze ans, il n’y a plus un jour où il veut composer sans elle. Elle fait partie intégralement de lui, et le fait de lui dire oui, ce jour-là, c’était pour le confirmer une énième fois. Et c’est quoi, le prochain cap ? La rencontre, les premiers émois, le mariage, le bébé – pour un temps – et ensuite, qu’est-ce qu’il y a pour eux ? Quel but à atteindre, quel rêve à vivre ? Je referai tout, sans rien changer. Les dix ans, le mariage catastrophique, les années qui ont suivies. Certainement pas ces deux dernières, mais pour le reste, il ne veut pas toucher à quoi que ce soit, lui non plus. S’il y a des choses à modifier, on le prend en compte pour le futur. Car aujourd’hui, il rêve de demain, enfin, il arrive à croire qu’un nouveau jour se lèvera sur eux, sur leur couple.
Et il s’autorise un geste qu’il ne se permettait plus. Il attendait constamment des accords qui ne venaient pas, avant ce soir. Il attendait qu’elle veuille de lui, qu’elle l’invite, qu’elle le laisse reprendre sa place auprès d’elle. Elle refusait, toujours, du moins ne le voulait pas, jamais. Alors, il s’éloignait encore plus. Plus il était loin d’elle, plus il oubliait la chaleur de sa peau, sa douceur aussi, le confort et le réconfort qu’il ressentait autrefois lors de leurs étreintes. Il oubliait tout, jusqu’à la revoir, jusqu’à se rappeler, à chaque fois, jusqu’à attendre de nouveau. Pas cette fois, plus jamais. Il la contourne pour pouvoir s’emparer de sa taille, comme il le faisait durant les premiers mois de June, quand elle se penchait au-dessus de son berceau et qu’il venait la contempler, lui aussi, avec elle. Aujourd’hui, c’est le ciel qui est témoin de l’affection qu’il lui porte, ce même ciel qui porte en lui leur enfant. Donne-moi un indice. Il lui indique que la chaleur, ils l’emporteront avec eux. Celle du soleil d’il y a quinze ans, celle qui émane d’eux dès qu’ils sont proches, dès qu’ils savent se retrouver. Plus froid, alors. Bien plus froid. Au fil de ses paroles, elle comprend la justesse de ses mots, ce qui en ressort réellement. Bien plus froid, bien plus chaud, ça n’a plus réellement d’importance. Durant une seconde qui paraît durer une éternité, elle se repose contre lui, elle ne dit plus rien et lui, il continue de fixer le ciel face à eux. Et finalement, elle brise le silence. Je ne sais pas si je peux… Elle se retourne lentement vers lui, ses yeux retrouvant les siens, la proximité ne disparaissant pas pour autant. Lui, il garde ses bras enroulés autour de sa taille, ses mains liés dans son dos, il aurait trop peur qu’elle s’en aille s’il essayait de la lâcher. … faire ça. Il se revoit quinze ans plus tôt, peut-être même vingt, quand il fallait une autorisation pour approcher l’autre personne, quand rien n’était acquis, quand rien n’était sûr, quand tout semblait tenir par un seul fil peu résistant. Ses lèvres frôlent les siennes, se mouvent en un dernier mouvement : je peux ? Ce n’est plus un premier pas en avant, à ses yeux, c’est la ligne d’arrivée franchie, une coupe à soulever. Parce que ses regards et ses mots ne valent rien à côté de ce geste-là, précisément, celui qui lui rappelle réellement le lien qu’ils partagent tous les deux. De l’amour, c’est finalement ça, qu’il y a derrière tout ce qu’ils s’efforcent de faire revivre, ce soir. De l’amour, trop longtemps oublié, finalement ravivé. Tu ne peux pas, tu devrais, tu dois. Il ne prononce pas cette phrase à haute voix, cette fois-ci, il préfère largement la contenir dans son esprit, juste pour lui. Il acquiesce d’un mouvement de la tête, très léger, à peine perceptible, mais ne lui donne pas l’opportunité de réduire elle-même l’espace entre leurs lèvres. Le soir de leur anniversaire de mariage, le vrai, il l’a embrassée, également, mais ça n’avait pas la même saveur. C’était désespéré, un appel à l’aide, un besoin urgent d’elle.
Mais c’est différent, cette fois-ci. Parce qu’elle le désire, peut-être plus que lui-même, parce qu’elle s’est inquiétée de savoir si elle pouvait, si elle a toujours ce droit sur lui. Elle l’aura toujours, aujourd’hui et en 2035, n’importe quand, n’importe où, parce que son cœur est sien et que son corps suit. Il ferme les yeux pour retrouver toutes les sensations enfouies, perdues, si facilement retrouvables quand ils sont comme ça. Il appuie légèrement sur ses mains dans son dos pour retrouver toute la proximité de son corps contre le sien, ça aussi, il pensait l’avoir oublié à tout jamais. Mais il se pourrait que jamais n’existe pas réellement, et que leur éternité existe toujours. Il recule son visage au bout de quelques secondes, le souffle coupé, le cœur battant, l’envie que ça se reproduise encore et encore grandissante. Pas ce soir, mais demain et les autres jours, qu’elle lui accorde ce droit-là, qu’elle le retrouve comme avant. Parce que la mère et le père ne sont plus, et qu’il reste la femme et le mari, toujours là, trop souvent délaissés. Tu pourras toujours. C’est un murmure, une fois encore, à la hauteur des mots prononcés tout à l’heure, dans la lenteur du temps qui s’est une fois de plus arrêté autour d’eux. C’est à se demander ce qui est le plus beau à regarder, ici, finalement ; eux, ou le ciel ? Il pense que s’il était extérieur à la scène, ce serait sur ces retrouvailles qu’il se pencherait. Elle était partie en voyage durant deux ans, loin dans ses pensées, loin de ses pensées, trop pour qu’elle ne puisse l’entendre quand il l’appelait. Et elle vient de rentrer à la maison, ce soir, bien qu’elle restera indéfiniment sur le départ. C’est encore mieux que ce que j’avais pu imaginer, il confesse. Il imaginait un rendez-vous comme ceux qu’ils ont pu avoir ces dernières années, rien de très transcendant, quelques interactions sans que ça aboutisse réellement. Il fondait une fois de plus des espoirs en quelque chose qui lui semblait voué à l’échec, mais dont il avait envie de croire jusqu’au bout ; il a eu raison, cette fois pour toutes les autres. Pourtant, il sait qu’il ne doit rien prendre pour acquis et que s’ils défont cette étreinte, il n’est pas certain qu’ils la retrouvent par la suite. Tu penses qu’on va réussir à s’en sortir, tous les deux ? Et tous les mots qu’il tente d’éviter depuis toujours, tous les maux qu’il aimerait faire taire, il décide de les prononcer. Est-ce qu’elle les pense capable, elle, de se sortir de la misère dans laquelle ils sont depuis trop longtemps maintenant ? Elle connaît l’avis qu’il a, lui, parce qu’il n’a de cesse de le montrer, de lui faire comprendre. Mais elle, est-ce que ce pas en avant est un témoignage de ce qu’elle pense depuis le départ ou est-ce une dernière tentative de raviver quelque chose ? Tu penses qu’on… qu’on s’aime suffisamment ? S’il se fichait de la réponse, il l’aurait embrassée une nouvelle fois et laissé parler son corps et ses envies, mais il préférerait le faire en ayant des réponses, plutôt que d’ignorer les vérités pour profiter des non-dits. S’il les déteste autant en temps normal, ce n’est pas pour abuser d’eux dans un tel moment.