Olivia Marshall & @Jacob Copeland ✻✻✻ J’avais l’impression de le retrouver comme avant, pour la première fois depuis ce qui flottait autour de nos cœurs sans que nous n’ayons à l’exprimer. Sans doute la différence était-elle dans cette nuance d’ailleurs, dans ce manque qui ne nous séparait plus, qui ne résidait plus cruellement entre nous mais qui acceptait de nous réunir, de nous envelopper de son aura brumeuse au sein de laquelle il consentait à nous laisser nous retrouver tout de même, enfin. Je me souvenais m’être laissée aller à cette confession lors du soir de notre anniversaire, je me souvenais n’avoir pu m’empêcher de lui souffler à quel point il continuait de me manquer, même lorsque je me trouvais dans ses bras. Ce soir là, mes lèvres venaient juste de quitter les miennes mais le vide le plus absolu, le vide de lui, avait déjà retrouvé sa place au sein de ma poitrine à chacune de mes inspirations : pas tout à fait entière, pas tout à fait méritante, pas tout à fait moi, presque plus, puisque nous n’étions plus tout à fait nous. J’avais su pourquoi dans le fond, et le savais encore. Je savais les efforts de mon esprit et de mon inconscient pour ne plus jamais me laisser succomber, lucides ce soir-là qu’il ne s’agissait que d’une trêve et faisant leur possible pour ne pas me laisser tomber de haut lorsqu’elle celle-ci adviendrait à expirer. Ils me gardaient en sécurité peut-être, me faisaient ressentir ce manque de lui devenu familier afin de ne jamais me permettre de perdre l’habitude de sa présence à côté de mon cœur. Je les faisais taire sur l’instant, comme jamais ne m’étais-je permise de le faire durant ces deux dernières années. J’acceptais de les réduire au silence, eux plutôt que moi, afin de laisser mon cœur s’exprimer, peu importe à quel point ce dernier hésitait. Et il le faisait, hésiter, exprimait avec précaution quoique douceur cette vie qui était la nôtre, aujourd’hui déboussolée et heurtée, mais toujours là, toujours présente, ravivée en un regard échangé. Mon mari ne me manquait pas sur l’instant, j’étais avec lui et désirais l’être entièrement, sans concessions, sans compromis, sans démission. « Et c’est quoi, le prochain cap ? » Sans mensonges. Mon regard s’égarant rapidement sur sa nuque avant de laisser la réponse se presser sur mes lèvres : « Je ne sais pas. » Je ne sais plus. J’espérais qu’il l’entende, qu’il le comprenne. J’imaginais qu’il en était sans doute de même pour lui et que nous méritions la vérité, celle qui n’était pas obligée de nous définir puisque nous nous retrouvions ici aujourd’hui pour cela, mais celle qui siégeait dans mon cœur à présent. « S’il y a des choses à modifier, on le prend en compte pour le futur. » Le futur, le nôtre, celui que je n’avais fait que renier tous ces mois-ci, celui qui retrouvait ses couleurs aujourd’hui, grâce à lui. Notre mariage, notre fille ; nous en fil rouge, nous en point de gravité, un nous qu’il nous faudrait retrouver et accepter. Et ensuite ? Dans cette question résidait tout ce que je n’arrivais plus à m’imaginer, coincée dans la violence de notre perte, dans cette insupportable alchimie à rebours. J’avais aimé chacune des secondes ayant composé notre existence à deux, puis à trois, et rien ne me semblait plus cruel et injuste que d’avoir à subir cette transmutation.
Et ensuite ? Et ensuite, je continuerais de me battre avec mes sentiments, avec ce que j’étais devenue, avec tout ce que je désirais et qui m’avait été enlevé. Et ensuite, j’arrêterais de suffoquer sous le poids de l’or que nous avions eu entre nos doigts et s’étant transformé en plomb dans nos deux cœurs. Et ensuite, je te retrouverai. Voilà ce que j’espérais, voilà ce que je désirais lui répondre, incapable seulement de lui dire comment, ou à quel prix, car je l’ignorais encore mais que cela commençait comme ça, peut-être. Avec ses bras autour de moi, avec son étreinte me donnant la force de succomber, avec mes lèvres effleurant les siennes et s’arrêtant ainsi, les millimètres inexistants les séparant mais l’autorisation de m’en emparer tout de même demandée, le cœur battant qu’il ne me la donne pas, s’arrêtant sans crier gare lorsqu’il fit l’inverse, tout l’inverse. Qu’il ne me lâche pas, que ses mains continuent d’appuyer dans le creux de mon dos pour me rapprocher de lui lorsqu’il n’existait déjà plus le moindre centimètre d’espace entre nos deux corps. Qu’il ne s’arrête pas puisque mes mains, elles, s’employaient à remonter le long de ses bras pour s’égarer dans sa nuque, pour retrouver la pièce manquante de mon âme et son souffle dans le mien, les deux ne faisant plus qu’un comme ils l’avaient toujours été. Le temps passait et la planète tournait toujours. Mais notre horloge à nous semblait s’être momentanément arrêtée et je ne voulais plus la voir reprendre. Je ne voulais plus qu’il parte aussitôt, jamais, je ne voulais plus lâcher prise, sur lui, sur nous. Je voulais qu’il me garde contre lui puisque, tant qu’il le faisait, tant qu’il me touchait, plus rien d’autre ne semblait avoir le pouvoir de le faire. « Tu pourras toujours. » finit-il par murmurer de nouveau, ces trois mots prononcés de la plus secrète des manières et semblant traverser ma peau devenue tiède, parcourant chaque frisson, chaque parcelle de mon corps et du sien, pour rejoindre nos souffles, si ténus soient-ils. Cela ressemblait à une promesse, une à laquelle je voulais m’accrocher, une qu’il jurait d’honorer comme il n’avait jamais cessé de s’y employer. « Rappelle-le-moi. » Parce que je ne l’avais pas entendu hier ; que l’impression d’avancer en zone incertaine m’en empêchait encore, entre le désir et l’interdit, entre la défiance et l’envie terrible de l’aimer ; mais que je l’entendais aujourd’hui, n’avais plus envie d’oublier demain, craignais qu’il en vienne à en douter lui aussi même si je ne lui dirais jamais. « C’est encore mieux que ce que j’avais pu imaginer. » Je fermais les yeux une seconde, son souffle réchauffant ma joue avant que je ne retrouve ses yeux et ses reflets que je connaissais par cœur, ses points d’or et de jade dans le noisette de son iris. « Merci de continuer à le faire. » J’aurais aimé le pouvoir aussi, lui offrir tout cela moi-même, en être l’instigatrice car il le méritait lui aussi, que je ne nous abandonne pas, que je ne nous renie pas pour me souvenir de notre fille.
Je le remerciais de me rappeler que j’étais sienne et qu’il était mien. Je le remerciais de me rappeler que, peu importe la distance que j’avais mise entre nous, il me resterait à jamais près de moi, dans le cœur, dans l’âme et dans la peau. C’était mieux que ce que nous avions imaginé car notre couple retrouvait enfin sa mélodie, ses couleurs, son authenticité et ses imperfections qui paraissaient si volontaires. « Tu penses qu’on va réussir à s’en sortir, tous les deux ? » Ma tempe vint rencontrer, doucement et lentement, l’esquisse de sa mâchoire en fermant les yeux. Jacob. « Tu penses qu’on… qu’on s’aime suffisamment ? » Il prononçait ses quelques mots mais je les avais entendus avant, l’éclat de leur silence, leurs soupirs dans le sous-bois. C’était leur temps à présent, le temps des mots tus, des maux secrets, ceux qui devaient être effleurés afin d’espérer les panser un jour, ceux que nous avions laissé s’enfuir et se dissoudre depuis trop longtemps pour que je ne m’autorise à les désavouer de nouveau aujourd’hui. « Je pense que … » Ceux qu’il nous faudrait apprivoiser, le murmure demeurant quelques instants sur son épaule avant de trouver le chemin de mes lèvres. « Je pense que si le fait qu’on s’en sorte ou non dépend de notre amour l’un pour l’autre, alors on s’en sortira. » Je décalai mon visage pour le retrouver, laisser mon regard s’emparer du sien. « Parce que je t’aime, Jake. Je t’aime, dis-moi que tu le sais. » Qu’il n’avait pas oublié, qu’il pouvait le ressentir comme avant, qu’il tenait mon cœur dans le creux de sa paume, l’apaisant comme au premier jour même lorsque celui-ci ne faisait plus que se débattre. « Mais je n’ai jamais cessé de t’aimer, je n’en ai jamais douté et tout est quand même devenu si … compliqué. Alors je ne sais pas si ça dépend de ça, peu importe à quel point je le voudrais parce que tout serait plus simple ainsi. » Je retrouvais sa peau sous la pulpe de mes doigts, espérant le garder à moi lorsque je me laissais aller à ma vérité, espérant qu’elle ne l’éloigne pas, pas encore. « Je pense que j’en ai envie. Et que j’espère pouvoir ressentir à nouveau en avoir le droit, comme maintenant. » Je fermai les yeux avec retenue, espérant que les larmes qui s’étaient glissées au coin de mes paupières finissent par s’en aller. « Je sais que ce n’est pas la réponse qu’on mérite mais je veux juste pouvoir te regarder et ne pas avoir à mentir. » Pas sur ça, pas aujourd’hui. Je t’aime et j’ai envie qu’on s’en sorte. Et cela me paraissait être beaucoup lorsqu’avant, l’impression me torturait encore que de le vouloir seulement, l’espérer uniquement revenait à trahir.
Beaucoup disent que la vie est une course. Jacob ne sait pas s’il a réellement envie d’y croire, lui. Il sait qu’il y a des étapes, comme des relais. Il sait également que parfois, il est nécessaire de changer d’itinéraire, que parfois, il préférable d’y aller à reculons et que parfois encore, marcher sur ses pas ne fait pas de mal. Mais ce ne sont que des métaphores et il sait très bien que les objectifs de chaque individu ne sont pas les mêmes. Que ses étapes à lui ne sont pas les mêmes que les autres, et que les autres ont tous une particularité bien à eux, des envies distinctes, parfois similaires, mais tellement personnelles. Il avait les siennes, propres, avant de rencontrer Olivia. Et quand elle est venue sur son chemin, il a regardé dans la même direction qu’elle et, sans se concerter, ils ont eu les mêmes envies. Leur amour avant le reste, mais il y a eu leur enfant, leur mariage, tout ce qu’ils possédaient avant, tout ce qu’ils possèdent encore aujourd’hui. Si June n’est plus là, elle restera à jamais le premier – peut-être dernier – enfant de Jacob et d’Olivia, elle restera à jamais celle qui a fait d’eux des parents, des êtres plus qu’aimants envers un si petit être. Sans le mentionner, il avait imaginé qu’après le mariage, qu’après June, il aurait pu y avoir un nouveau bébé. Sans elle pour être une grande sœur parfaite, c’était et c’est devenu inenvisageable aux yeux de Jacob, du moins, c’est ce qu’il a essayé de se dire pour ne pas brusquer Olivia. Maintenant qu’ils ressassent le passé sans mauvaises intentions, il le lui demande : et le prochain cap, qu’est-ce que c’est ? Mariage, bébé. Déménagement, voyage, nouveau bébé ? Il y a encore quelques semaines, il n’imaginait que séparation et divorce, tout peut évoluer beaucoup trop vite, entre eux. Je ne sais pas. Et elle ne fait pas semblant d’avoir réfléchi à tout cela récemment. Elle ne fait pas semblant de détenir la réponse alors qu’elle l’ignore. Elle lui dit la vérité, rien que la vérité, parce que c’est ce dont ils ont besoin, aujourd’hui et pour toujours : elle ne sait pas. Et ça lui va très bien, ça. On trouvera. Il évite de rajouter ce « un jour », qui le hante tant, qu’il souhaite à chaque fois modifier pour y ajouter une date précise. Ils trouveront, oui, mais il ne sait pas quand, et il prend soin de ne pas lui imposer ses doutes, ses envies, un délai. Et il a l’impression que ça convient également à sa femme, car celle-ci se retourne dans ses bras, précautionneuse de les garder tout autour d’elle. Ce sont des gestes inespérés, en lesquels il ne croyait plus, qu’il avait arrêté d’imaginer pour ne plus en souffrir. Et elle en a conscience car elle lui demande si elle peut, indirectement, elle lui demande si elle en a encore le droit, s’il ne s’est pas totalement fermé à elle depuis tout ce temps. Il espérait lui avoir prouvé le soir de leur anniversaire qu’il n’attendait que ça, qu’elle fasse un pas vers lui : ça n’a pas été suffisant. C’est pourquoi il le lui rappelle, lorsque ses lèvres s’éloignent de nouveau, qu’elle pourra toujours le faire. S’il n’était pas aussi amer avec l’idée que lui n’est peut-être pas le seul, il aurait précisé qu’elle sera toujours la seule à avoir ce droit-là. Mais il préfère ne rien ajouter, ne rien compliquer. Pas ce soir, ça, ça peut encore attendre. Rappelle-le-moi. Un sourire se dessine au coin de ses lèvres, il n’hésitera pas. Tu peux compter sur moi. Pour le lui rappeler, encore et encore, jour après jour, nuit après nuit. Lui rappeler qu’elle est sa femme, qu’il est son mari et que ça n’a pas changé, même après tout ce temps, qu’ils ont toujours tout pour se combler l’un et l’autre. Il lui confie qu’il n’en espérait pas tant, que ce rendez-vous – bien que très loin d’être inachevé – est déjà mieux que ce qu’il avait imaginé. Merci de continuer à le faire. Il continuera toujours, pour eux, pour deux. Toujours, qu’il dit simplement, alors que d’autres questionnements viennent l’assaillir, légitimes, eux aussi.
Est-ce qu’ils vont réussir à s’en sortir ? Est-ce qu’ils s’aiment suffisamment ? Et au final, même s’il ne pose pas lui-même la question, elle se faufile discrètement dans son esprit et dans celui d’Olivia : est-ce que seul l’amour que deux êtres se portent peut sauver un mariage ? Il a des doutes, il espère qu’elle aura les mots justes, cette fois, pour l’apaiser. Je pense que… Je pense que si le fait qu’on s’en sorte ou non dépend de notre amour l’un pour l’autre, alors on s’en sortira. Son visage, autrefois niché contre lui, retrouve un peu plus d’espace et de libertés pour pouvoir capturer son regard. Il est tout de suite happé, comme toujours, par ses yeux, par la profondeur dans laquelle il se perd depuis toujours. Parce que je t’aime, Jake. Je t’aime, dis-moi que tu le sais. Il ferme ses yeux une seconde, pour entendre l’écho de ses mots réchauffer son cœur, encore et encore. Car oui, il le savait, il le sait ; c’est la seule chose dont il n’a jamais douté. Elle l’aime, elle l’a toujours aimé, même si elle n’arrivait plus réellement à lui dire ou à lui montrer. C’était là, toujours, mis sur pause le temps qu’elle se remette, le temps que son cœur brisé se répare, morceau par morceau, de la perte de June. Il n’est pas réparé, il le sait, mais il accepte de battre à nouveau. Pour lui, elle accepte de l’aimer, lui. Je le sais, oui. Mais ça fait du bien de l’entendre. S’ils veulent être honnêtes l’un envers l’autre, il est obligé de lui dire ce qu’il ressent face à ces mots-là. Que ça lui manquait, atrocement. Mais je n’ai jamais cessé de t’aimer, je n’en ai jamais douté et tout est quand même devenu si… compliqué. Alors je ne sais pas si ça dépend de ça, peu importe à quel point je le voudrais parce que ce serait plus simple ainsi. Elle a raison. Si ça dépendait de leur amour, ça ne se serait pas cassé la figure de la sorte. Car même s’ils se sont éloignés l’un de l’autre et que la flamme entre eux s’est essoufflée, leur amour, lui, n’a jamais bougé. L’amour qu’il porte à Olivia était présent lors de toutes ses absences, il l’aidait à la pardonner, à passer outre tout le reste et à se rappeler que ce qu’il ressentait, au fond de lui, elle le ressentait également au creux de son cœur. Il ne sait pas quoi dire face à cela et elle ne lui demande rien, pourtant, elle continue. Je pense que j’en ai envie. Et que j’espère pouvoir ressentir à nouveau en avoir le droit, comme maintenant. Elle ferme les yeux, le coupe de son regard, de ce qu’il peut lire sans qu’elle ait à le formuler. Je sais que ce n’est pas la réponse qu’on mérite mais je veux juste pouvoir te regarder et ne pas avoir à mentir. Il hoche doucement son visage et relâche sa taille pour pouvoir prendre son visage entre ses mains, d’un geste doux, précis. Regarde-moi. Il ne veut pas qu’elle le fuit en fermant les yeux, il veut pouvoir lui dire tout ce qu’il ressent en la regardant, en étant le plus sincère possible. Je n’espérais pas meilleure réponse que celle-ci. Il dit, pour commencer. Si elle lui avait promis monts et merveilles les concernant, ça aurait été égoïste : comme si elle savait tout mais qu’elle ne disait rien, ou comme si elle inventait tout pour ne pas faire face à ses réels sentiments. Et je pense que j’en ai envie, moi aussi. De croire que si l’amour ne suffit pas, nous, on se suffit à nous-mêmes, et qu’on se sortira de tout ça. Il fonde toujours ses espoirs mais cette fois-ci, il sait qu’ils sont partagés. Et tu sais ce que je crois ? Il relâche son visage, doucement, puis parle d’un ton légèrement plus détaché. Je crois qu’on a de superbes sandwichs faits par un chef cuisinier cinq étoiles, au moins, qui nous attendent. Un sourire se dessine sur ses lèvres alors qu’il fait un signe de tête en direction du panier et de la nappe qui n’existe pas, qui ne les attend pas, là où ils vont aller s’asseoir. Il sait que pour qu’elle reprenne possession d’elle et d’eux, il ne doit pas trop insister, pas trop lui en demander d’un coup. Tout ce qu’il s’est passé depuis leur départ de la maison est déjà un énorme pas en avant, ils peuvent reprendre ce rendez-vous plus légèrement, profiter de la vue comme à l’époque, peut-être même aborder des sujets futiles et sans intérêt. Parce que eux, c’est ça. Il se recule totalement, se détache d’elle, et va s’asseoir à côté du panier, les yeux rivés sur elle. T’es belle. Il avait les mêmes compliments à l’époque, quand il la découvrait, aujourd’hui il apprend à la redécouvrir et il est toujours aussi charmé. Et le ciel commence à être pas mal, lui aussi. Ses yeux se décalent vers cette immensité qui commence à prendre ses habituelles couleurs crépusculaires, dont il ne se lassera jamais.
Olivia Marshall & @Jacob Copeland ✻✻✻ Cela aurait été illusoire que le reste se révèle tout à coup n’avoir jamais existé, ne s’être jamais abattu sur nous, sur notre famille. Cela aurait été inestimable que le reste s’annule soudainement, s’ensevelissant lui-même sous le linceul de gel qui n'arriverait pourtant jamais à recouvrir les étendues d’herbe du parc, la météo toujours trop clémente par chez nous. Cela aurait été plus facile si Jacob et moi étions encore dupes, si nous n’étions pas déjà conscients, tous deux, que rien ne marchait plus comme cela et qu’il nous suffisait peut-être de nous éloigner de ces bois éloignés pour que tout réapparaisse. Leur pouvoir n’était pas sans limites, leurs frontières n’étaient pas extensibles. Et si l’on désirait pouvoir espérer que ces quelques heures passées hors du temps puissent ensuite suffire à réchauffer nos cœurs malmenés, il nous fallait aborder ces sujets qui nous avaient heurtés. Ceux que nous avions cessé d’évoquer, par envie de nous épargner peut-être au début, nous rendant compte trop tard que l’inverse s’était produit. Nous essayions, aujourd’hui. Nous profitions de la tension apaisée, nous nous accordions sur la nécessité révolue de marcher sur la pointe des pieds ou, au contraire, de tout envoyer valdinguer avec pertes et fracas. Nous consentions au quotidien soudainement plus doux, recréé le temps d’une soirée. Nous acceptions, ensemble, que cet instant ne soit pas remis en question, que cet instant nous permette de reprendre notre souffle car nous en avions besoin, étouffant depuis trop longtemps, notre couple privé d’oxygène et ne demandant qu’à respirer pour regagner en couleurs. Et s’il fallait inspirer aujourd’hui pour espérer non pas survivre mais perdurer, je le faisais à plein poumons, mais je ne pouvais me concentrer que sur cela : sur l'instant ; le futur encore trop éloigné. « On trouvera. » Il le comprenait. Ça ne ressemblait pas une question mais à une affirmation. Ça ne sonnait pas comme un ultimatum mais comme une promesse. Je m’ôtais de l’esprit qu’il avait peut-être déjà des idées de son côtés, des envies qu’il n’osait pas m’exprimer par crainte d’une réaction de ma part qui ne serait pas à la hauteur, qui ne saurait rejoindre la sienne. S’il se taisait encore, il avait ses raisons. S’il nous accordait du temps, je le recevais sans dire un mot.
Et s’il décidait qu’il n’en fallait aucun pour que mes lèvres retrouvent les siennes, je lui faisais confiance également. Je pouvais fermer les yeux, me laisser aller à cet alanguissement dans lequel il parvenait désormais à me plonger au moindre contact de sa peau contre la mienne. Mais je restais présente, l’attention portée sur son torse et ses soulèvements lents et réguliers, consciente de la valeur de ce que cela représentait, de la rareté de l’instant, de la préciosité de la lumière après que nous ayons vécu, dans notre chair même, ce qu’il y avait sûrement de plus obscur. Mes mains vinrent se poser avec assurance sur sa taille, s’accrochèrent à son tee-shirt, désireuse de le tenir contre moi quelques secondes plus. « Tu peux compter sur moi. » Je souris sincèrement, effleurant sa joue droite où se posaient régulièrement les derniers rayons de soleil, comme s’il était possible de les attraper ainsi. Un autre sur sa lèvre inférieure que je caressais une nouvelle fois du bout des miennes. « Toujours. » Il avait déjà promis mais je n’avais rien entendu, il s’était déjà battu mais je m’étais échappée. Sans combat, il n’y avait ni victoire, ni échec. J’avais pensé cela durant bien trop de temps, nous avais conduit tous deux droit au forfait, peut-être plus dévastateur encore que la défaite claire et brutale. Il promettait de nouveau ainsi, toujours, et je cherchais dans son regard ce que je m’étais mise à craindre depuis un certain temps : la promesse s’échappant de ses lèvres par obligation désormais plus que par envie. Jacob était un homme droit, un homme fier, un homme tenant aux responsabilités qu’il faisait siennes. Seul avec ses espoirs et décidé à ne rien lâcher ; notre idéal, notre vie, tout ce qu’il y avait en jeu ; responsable de moi, de nous, de notre famille. Tu restes et tu tiens. Je me détestais de l’imaginer piégé de la sorte, me méprisais de ne rien faire pour l’en libérer, en crevais à petit feu de l’imaginer un jour me confirmer qu’il n’y avait plus que cela. Mais je le regardais aujourd’hui et il n’y avait rien de tout ça au fond de l’ambre de ses prunelles. Je le regardais et je respirais, avec lui, comme toujours. Je le regardais et je parvenais à lui dire à mon tour tout ce que je n’avais fait que taire, tout ce qui ne coïncidait pas avec ce que j’avais pu lui montrer durant deux ans, tout ce que je pensais réellement.
Et lorsque je lui rappelais mon amour, il y avait toutes les raisons du monde défilant dans mon regard, celles supposées lui expliquer pourquoi je l’aimais lorsqu’il resterait à jamais impossible de toutes les énoncer. Il les saisissait au vol, tout de même. Je le savais, je le voyais. « Je le sais, oui. Mais ça fait du bien de l’entendre. » Je m’en voulais à chaque fois que je montrais signe de faiblesse. Comment lui dire que, depuis June, la faiblesse avait été de penser à lui. La faiblesse avait été de l’aimer et d’espérer pouvoir revenir auprès de lui. La faiblesse avait été de vouloir tout oublier, l’espace d’une seconde, pour pouvoir le retrouver comme avant. C’était tout l’inverse à présent que je me rendais compte puiser dans mes forces pour exprimer mes sentiments, pour lui répondre de la même façon. « Je le sais aussi. » Je m’en étais souvenue lorsqu’il me l’avait dit le soir de notre anniversaire. Lorsque je n’avais pas su lui répondre, cette fois-ci et d’autres encore, m’en voulant de le laisser toujours ainsi, l’impression sans doute au cœur que ses mots demeuraient sans écho, happés par mon gouffre. Ça n’était pas le cas, ça faisait du bien, oui. « On ne l’oubliera pas, pour plus tard. » Quand les choses ne seront pas aussi faciles qu’elles ne l’étaient sur l’instant. Car cela allait arriver, inévitablement. Le cours de la vie s’infiltrerait de nouveau dans la parenthèse que nous étions en train de créer. C’était à cela que nous allions devoir résister, cela que nous allions devoir ré-apprivoiser, que nous allions devoir surmonter chacun de notre côté pour avoir la chance de nous retrouver, ensemble, plus souvent. Il ne faudrait pas oublier, non, qu’un je t’aime avait autant de pouvoir, peu importe à quel point nous pensions déjà le savoir. « On se le redira, même si le moment ne s’y prête pas. » Surtout si le moment ne s’y prêtait pas. « Pas forcément avec ces mots d’ailleurs, on pourrait en trouver d’autres. » glissai-je dans un sourire à peine perceptible, les yeux fermés l’instant d’après, m’excusant presque de ne pas pouvoir lui promettre autre chose que l’immuabilité de mon amour pour lui et mon envie que cela suffise. Cette promesse-là était réelle, sincère. Plus et elle n’en serait devenue que trop grande, les paroles capables de s’effriter comme du sable entre les doigts. Et j’omettais, beaucoup, trop, mais je ne mentais pas, pas en le regardant dans les yeux. « Regarde-moi. » souffla-t-il comme s’il lisait dans mes pensées, et sans doute le faisait-il. Je ne le vis pas tout de suite, les sentis à la place, ses doigts brûlants sur mes joues transies. « Je n’espérais pas meilleure réponse que celle-ci. » Les sangles autour de mon cœur se desserrant de nouveau comme s’il ne suffisait que de cela pour rassurer, apaiser, cicatriser : sa voix grave, sachant sourire à elle seule lorsque son visage demeurait sérieux, concentré.
« Et je pense que j’en ai envie, moi aussi. De croire que si l’amour ne suffit pas, nous, on se suffit à nous-mêmes, et qu’on se sortira de tout ça. » Je hochais la tête, une fois et lentement, ses pouces essuyant peut-être des larmes qu’il avait tenu à voir, des larmes qui n’avaient peut-être pas coulé finalement dès l’instant où il m’avait rappelée à lui. « Et tu sais ce que je crois ? Je crois qu’on a de superbes sandwichs faits par un chef cuisinier cinq étoiles, au moins, qui nous attendent. » Je pus les sentir, cette fois-ci, mes yeux rire sans doute de cette promesse alors que je haussais les épaules. « Qu’est-ce qu’une fille doit faire pour en avoir un, hein … » Se rappeler que l’homme en face d’elle était son mari pour une raison et des milliers d’autres, pour commencer. Se rappeler qu’elle restait sa femme pour beaucoup plus encore. Jacob prenant place à l’endroit où la nappe resterait inexistante, je le rejoignis au sol, mes genoux enfouis dans l’herbe alors que je soulevais enfin le couvercle du panier pour découvrir ses préparatifs. « T’es belle. » Jacob. Il le disait avant, avait arrêté il y a un temps, peut-être parce que j’avais cessé de vouloir l’entendre. Ou peut-être parce que je n’avais moi-même plus l’impression de le mériter réellement, le deuil maternel gravé, tatoué en lettre de sang dans ma chair, dans mes gènes, dans chaque parcelle de mon corps. Les mots apaisaient finalement, me firent sourire, espiègle, alors que je lui lançais au-dessus du panier : « T’auras le tien aussi, tu sais. » Les sandwichs sur lesquels je mettais enfin la main après avoir sorti deux bières. « Pas pour le compliment, mais parce que je connais le chef. Le meilleur de l’État. » Du pays, avaient-il longtemps renchéri seul, avant que June ne se joigne à lui les années d’après, lorsque j’avais le malheur de sous-estimer ainsi ses talents. « Et le ciel commence à être pas mal, lui aussi. » Je lui tendis un sandwich, identifiant ceux au jambon et ceux au fromage, lui donnant celui qu’il préférait. « Quel ciel ? » Je ne regardais que lui, moi, sur l’instant, les mots sonnant peut-être malicieux alors que je restais tout ce qu’il y avait de plus sérieux, ne détournant pas tout de suite mon regard, profitant de ce que je m’étais trop empêchée de faire. « Celui-là ? » laissais-je finalement échapper à voix basse en m’allongeant à même le sol, sur le dos, les cheveux se confondant avec l’herbe. Bien entendu qu’il ne pouvait pas le voir comme je le voyais, pas sans me rejoindre à son tour, pas sans s’obliger à adopter la même position que moi pour regarder dans la même direction ; enfin.
Comme dans ces films où les héros se promettent de se décrocher la lune et même le soleil, Jacob soutient qu’il ne cessera jamais de lui rappeler ses droits le concernant. Devenus des désirs inavoués, il lui chuchotera aux moments opportuns qu’il n’attend qu’elle, depuis toujours et pour toujours, et qu’ils peuvent encore se réunir comme à l’époque de leur grand amour. Celui-ci ne se trouve qu’à quelques pas d’eux, des mètres devenus infranchissables, camouflé derrière une grande porte construite en souvenirs et en regrets. Aujourd’hui et pour demain, il s’ouvre à une nouvelle perspective et s’imagine la franchir à ses côtés. S’ils redeviennent le duo qu’ils étaient autrefois, le couple que tout le monde enviait silencieusement, seulement là ils arriveront à se maintenir. Autrement, c’est la catastrophe assurée : tout son entourage et même les personnes extérieures n’ont de cesse de le lui rappeler depuis le lendemain de l’accident. Il est conscient qu’une après-midi n’effacera jamais ces deux dernières années et qu’ils n’ont encore rien parcouru sur le chemin qu’ils ont encore à faire, mais il y a un départ à tout et ce rendez-vous est le coup de sifflet dont ils avaient besoin. Ils trouveront, c’est une certitude. Pas aujourd’hui, pas demain mais un jour, ils auront l’occasion de remettre ce sujet sur le tapis et réussiront à en parler en ayant le cœur un peu moins lourd. Un jour, ils trouveront. Et en attendant, il est bien décidé à profiter de sa femme, de chaque seconde passé à ses côtés où il a l’impression que leur lien existe encore réellement. Il y a quelques jours encore ce n’était pas quelque chose de rare mais de complètement inexistant, aujourd’hui il se demande si ça restera ou si c’est éphémère. Mais tant qu’il peut l’avoir entre ses bras, tant qu’il peut capter son attention et être son centre d’intérêt principal, il en profite et s’y accroche de toutes ses forces.
Elle prononce les mots salvateurs et dans son regard, il peut lire tout ce qu’elle n’arrivera pas à prononcer de vive voix. Ils n’ont jamais eu le besoin presque vital de se dire mutuellement qu’ils s’aimaient, que ce soit dans les premiers instants de leur union ou une dizaine d’années plus tard. Ils savaient se le prouver, toujours, et Jacob se rassurait de la sorte : il n’avait pas besoin de l’entendre lui dire qu’elle l’aimait, il avait besoin qu’elle le lui montre. Deux années se sont écoulées durant lesquelles elle ne le disait plus, durant lesquelles elle ne le prouvait plus. Il savait que c’était un mécanisme d’auto-défense qu’elle s’était instauré, sans réellement le décider, et qu’il devait s’accrocher et se souvenir suffisamment fort. Et si aujourd’hui il peut lui faire face et l’entendre prononcer ces trois petits mots, c’est parce qu’il a tenu bon, parce qu’il l’a mérité. Debout face à elle, il est certain d’être à sa place et de ne mériter que celle-ci. Et il ne veut pas mentir, ne pas lui faire croire qu’il n’attendait pas ce moment avec impatience. Il lui dit qu’il sait ses sentiments, qu’il les connaît, mais qu’il aime l’entendre le lui dire. Je le sais aussi. On ne l’oubliera pas, pour plus tard. Ils ne l’oublieront jamais, il en est certain. Je continuerai à me le répéter silencieusement quand tu n’auras plus les mots pour me le dire, quand tu n’auras plus la force pour me le montrer. C’est promis. Et inversement, il souhaite qu’elle n’oublie jamais que l’homme à ses côtés l’aime et l’aimera toujours, même si parfois il ne sait plus le dire, même si parfois il ne sait plus réellement le faire. Il doit constamment assurer et avoir des hauts plus que des bas mais parfois, il lui arrive de la rejoindre silencieusement dans les fins fonds. Peut-être qu’au cours de ces prochaines semaines, il lui sera plus facile de ne pas le rechigner, de l’assumer pleinement et de vivre avec pour pouvoir mieux remonter à la surface, arrêter de faire du surplace, arrêter de se noyer chaque fois un peu plus. On se le redira, même si le moment ne s’y prête pas. Pas forcément avec ces mots d’ailleurs, on pourrait en trouver d’autres. L’idée de trouver une nouvelle expression pour lui exprimer ses sentiments plaît à Jacob. Tu as une idée derrière la tête ? Il lui demande. On se le redira n’importe quand. Parce que je t’aime peu importe ce que tu fais, peu importe sur ce que tu dis, à n’importe quelle heure du jour et de la nuit. Il l’aime quand elle est là et quand elle est absente, il l’aime pour ce qu’ils étaient, pour ce qu’ils sont et pour ce qu’ils seront. Et s’il ose le dire, s’il ose le penser, c’est parce qu’il sait que la réciprocité existe. Qu’elle l’aime même quand elle se retient d’être avec lui, quand elle reste tard au travail, quand elle prend de mauvaises décisions. Rien de ce qu’elle peut dire ou faire témoigne du contraire, elle agit désespérément et ça, même s’ils n’en parlent pas, il le sait. Il espère cependant être assez fort pour s’en rappeler le jour où il osera réellement la confronter sur ce sujet-là. Mais en attendant, il y a bien trop à dire, bien trop à faire et à guérir pour aborder d’autres sujets qu’eux, leur avenir ensemble et la suffisance de leurs sentiments.
Elle lui rappelle que si leur amour est le seul paramètre à rentrer dans l’équation alors oui, ça suffira, alors oui, ils s’en sortiront. Mais ils savent tous les deux qu’il y a bien plus que cela, derrière, que ce n’est que la partie immergée de l’iceberg et qu’il n’y a pas que ça qui fera durer leur union. Pourtant, il décide de taire ces idées-là et de s’accrocher à eux. S’ils avaient écouté tous les autres et toutes les statistiques, ils ne seraient pas là aujourd’hui. Il dit vrai quand il lui exprime qu’ils se suffisent à eux-mêmes. Ils ont connu la distance et plusieurs épreuves avant d’arriver à ce drame-là et même si rien de leur passé ne peut égaler la perte de June, ils savent qu’ils sont forts. Bataille par bataille, pas après pas, ils s’en sortiront. Et maintenant, ils arrêtent de se poser les questions qui fâchent – ou peuvent fâcher – et profitent de cet endroit. Ils sont venus ici pour les souvenirs, le coucher du soleil et l’herbe, pas seulement pour discuter. Le panier attend sagement qu’ils reviennent à lui, les sandwichs à l’intérieur également. Qu’est-ce qu’une fille doit faire pour en avoir un, hein… Il s’installe à côté du panier et elle ne tarde pas à le rejoindre pour découvrir ce qu’il a préparé – l’exacte même panier qu’à chaque fois qu’ils sortent comme aujourd’hui. Oh, fais pas semblant, je sais que tu m’as épousé que pour eux. S’il avait de tels talents culinaires, ça se saurait. Ses yeux se baladent plus sur Olivia que sur le repas et il n’en ressent aucune gêne. Il se sentait illégitime, récemment, là il a l’impression d’y être autorisé. Et pour se le confirmer à lui-même tout en lui témoignant son affection, il la complimente de quelques petits mots, innocents. Elle est belle, elle est magnifique même. T’auras le tien aussi, tu sais. Pas pour le compliment, mais parce que je connais le chef. Le meilleur de l’État. Il fronce les sourcils comme si elle venait de lui faire un aveu jamais entendu auparavant. Du monde entier, même. Si tu le connais ça veut dire que vous êtes intimes, toi et lui ? Il attrape le sandwich qu’elle lui tend, un sourire léger au coin des lèvres. Ça faisait longtemps que ça n’avait plus été aussi simple d’exprimer une petite joie, de ne pas en avoir honte dans la foulée. Quel ciel ? Il reporte son attention sur Olivia, à ses mots, pour découvrir qu’elle ne regarde que lui, à son tour. Et elle s’allonge dans l’herbe, comme ils l’avaient fait à l’époque, comme ils finissent toujours par le faire dans un lieu comme celui-ci. Celui-là ? Il s’allonge à ses côtés et regarde dans la même direction qu’elle, il fixe un point invisible qu’il y a là-haut. Il n’y a pas que toi et moi, ici. Il se risque à ce sujet-là tout en essayant de garder les pieds sur terre, malgré tout. Sa main se glisse le long de son corps pour s’emparer de celle d’Olivia et la serrer, il a besoin qu’elle l’écoute et qu’elle le suive. Je n’ai jamais cru à toutes ces notions d’enfer, de paradis, de bien ou de mal. Mais continue de regarder et on finira par croiser son regard. Il fixe toujours le même point invisible et le ciel entier devient la parfaite représentation de June. Elle est là, constamment, dans le cœur et les pensées de ses parents mais également au-dessus d’eux, à côté d’eux, derrière eux. Plus qu’un souvenir, une présence. Peut-être que je deviens fou, peut-être que c’est lié au choc, mais j’ai envie de l’imaginer avec nous. Il tourne de nouveau son visage vers Olivia pour la regarder. Toi, moi et June. Comme avant. Elle n’était pas là il y a quinze ans, ils avaient d’autres sujets plus futiles. Le lieu est le même, les impressions sont similaires mais tout est différent et il accepte de l’admettre, enfin. Ils doivent se souvenir de qui ils sont l’un et l’autre, c’est bien le but premier de cet instant partagé : et il accepte de regarder différemment, après tout ce qu’ils viennent de se dire, parce qu’aujourd’hui ils sont qui ils sont grâce à elle. Dis-moi que tu le ressens. Son regard se perd dans celui de sa femme et il espère y lire les mêmes émotions qu’il ressent au plus profond de lui-même, être connecté à elle, complètement.
Olivia Marshall & @Jacob Copeland ✻✻✻ C’était sans doute la première fois qu’il demandait un peu d’attention, qu’il avouait ce qui pouvait bien lui manquer. La première fois qu’il s’autorisait à me regarder pour me confier ; voilà ce qui me fait du bien, à moi, Olivia. Avant tout cela et jusqu’à maintenant, je l’avais observé oublier ses propres maux pour se concentrer sur ceux des autres, sur les miens surtout. Les miens dont je ne savais plus quoi faire, que je ne savais plus dissimuler à ses yeux, que je continuais de penser mis en exergue par l’attention qu’il y portait comme s’il n’y avait que moi qui ne savais plus avancer. Que moi qui continuais de m’enfoncer. Que moi qui n’arrivais plus à respirer. Il ne comprenait pas et je me montrais incapable de lui expliquer car pour moi aussi, tout demeurait confus, obscur, inexprimable. J’avais eu peur, oui, en passant le pas de la porte ce soir et en le voyant ainsi, l’espoir au fond des yeux et une nouvelle tentative au bout des lèvres. Je l’avais vu se tenir droit et s’imposer presque à nous pour que je n’aie d’autre choix que celui d’accepter de le suivre, d’accepter ce nouvel effort, cette nouvelle chance qu’il espérait nous offrir. Et si cela ne marchait pas ? Jacob choisissait, décidait, insistait et j’avais craint que cela ne suffise pas, que cela ne résolve rien, que la constatation me gifle par la suite : nous allions toujours aussi mal. Notre couple, lui, moi, des épluchures de vide. J’avais eu peur parce qu’oublier avait été mon objectif de ces deux dernières années. Oublier ce que nous avions été, tous les deux, et ce que nous continuions d’être aujourd’hui qu’elle n’était plus là. J'avais eu peur de n'être pas capable de m'en souvenir mais cela paraissait stupide à présent, inconcevable tandis que nous nous regardions. « Je continuerai à me le répéter silencieusement quand tu n’auras plus les mots pour me le dire, quand tu n’auras plus la force pour me le montrer. C’est promis. » Il avait fermé les yeux et je l’avais imité le temps d’un instant, comme une trêve, une pause au milieu du silence. Une pause autorisant nos cœurs à se retrouver, nous accordant le temps de ressentir la symbiose entre nos corps et le langage quasi universel qui s’y jouait.
Ça faisait du bien de l’entendre, oui. Ça faisait du bien de le dire aussi. Ça faisait du bien de s’autoriser à en avoir envie. Mais ce qui faisait du bien par-dessus tout résidait dans nos confessions : nous avions besoin des mêmes choses, au même moment, pour la première fois depuis longtemps. Ça ne serait pas la dernière, il ne le fallait pas. C’était pour ça que l’on continuait, qu’on le formulait, qu’on se promettait de s’en souvenir pour plus tard. « Tu as une idée derrière la tête ? » Il demandait alors ça lui plaisait. Et si ça lui plaisait, j’en trouverais peut-être une, oui, d’idée. Elle n’était pas réfléchie, pas prévue, mais elle se manifestait déjà pourtant, un peu vaporeuse du fond de nos souvenirs aux parfums d’évidence. « On se le redira n’importe quand. Parce que je t’aime peu importe ce que tu fais, peu importe sur ce que tu dis, à n’importe quelle heure du jour et de la nuit. » Je l’aimais aussi, peu importe ce qu’il faisait, ce qu’il disait, à n’importe quelle heure du jour et de la nuit. Plus encore, je l’aimais peu importe ce que je faisais, ce que je disais, à n’importe quelle heure du jour et de la nuit. J’espérais qu’il s’en souvienne, qu’il ne l’oublie pas, qu’il n’en doute jamais. J’espérais qu’il n’ait jamais besoin de remettre cela en cause un jour mais il était trop tard, j'avais fauté et j’ignorais tout de ce que j’étais supposée faire à présent pour que ce jour n’arrive jamais. Il n’était pas là pour l’instant, et c’était un autre qui occupait mes pensées ; celui-ci et un datant d’il y a plusieurs années. Quinze ans peut-être même s’il s’était reproduit ensuite, à chacun de mes départs en mission pour l’armée. Ce jour-là, je m’étais retournée juste avant de monter dans l’avion, le regardant lui et seulement lui, pour faire ce geste avec les mains. Ce geste que j’avais reproduit ensuite de la même façon, à chaque fois que je l’avais quitté, les mains nouées et posées sur mon cœur. « Je te garde. » C’était ça que cela signifiait lorsque nous le faisions, à l’époque. Ça que nous n’avions plus eu à reproduire par la suite car nous ne nous étions plus quittés, car plus rien n’avait semblé assez puissant ou dangereux pour nous séparer, jusqu’à aujourd’hui. « Je te garde près de moi. Tu te souviens ? » Je te garde donc je t’aime. Je t’aime donc je te garde. Près de moi et près de lui. Ce n’était pas une idée derrière la tête mais une page de notre histoire que l’on ravivait de nouveau, s’il était d’accord.
Jacob s’éloignait pour rejoindre le sol et, tentant de ne rien montrer, je m’arrêtais quelques secondes pour contempler ce qui se jouait, espérant que rien n’ait à changer, que tout puisse rester en l’état pour les jours futurs et les quinze autres années à venir. Rien de moins, je n’aurais pas été capable de supporter une autre perte. Rien de plus non plus puisque je n’étais pas capable d’entrevoir autre chose que ce que nous n’avions déjà plus. « Oh, fais pas semblant, je sais que tu m’as épousé que pour eux. » Le panier ouvert, je ne m'en détournais pour rétorquer sur le même ton : « Ça et tes massages des pieds hors du commun, je l’ai mis dans nos vœux, t’as un peu trop tendance à l’oublier. » Rien d’autre, non, que lui, moi, ses sandwichs dont il ne cesserait jamais de se vanter et les mots dont il se servait pour panser les blessures invisibles. J’esquissai un sourire en le rejoignant. Belle. C’était un mot doux, un mot plaisant, un mot séduisant. Un mot empreint d’une certaine tendresse lorsqu’il le prononçait, empreint de tout ce que nous essayions d’insuffler de nouveau entre nous malgré les épreuves et la douleur. Un mot dont il me qualifiait et qui me réchauffait le cœur, quoique j’en dise ou contredise, quoique je tente de laisser percevoir en usant d’un humour qu’il connaissait par cœur. « Du monde entier, même. Si tu le connais ça veut dire que vous êtes intimes, toi et lui ? » Ses doigts s’attardant quelques secondes autour des miens alors qu’il se saisissait du sandwich que je lui tendais me soufflèrent la réplique. « Je lui ai passé la bague au doigt. » Celle que j’effleurais à peine autour de son annulaire tandis que la mienne siégeait toujours au bout de la chaîne dissimulée contre ma poitrine. « Sois pas jaloux. » conclus-je finalement à voix basse avant de retrouver quelques secondes plus tard le sol sous mon dos, le regard s’égarant dans l’espace dégagé s’élevant au-dessus de nous. Dans quelques minutes, peut-être une heure, il serait sans doute possible de compter toutes les étoiles si nous le voulions. Je le faisais souvent juste pour me changer les idées ou laisser passer le temps lors des nuits trop solitaires. Mais ce soir, je n’étais pas seule, mon mari venant trouver sa place à côté de moi alors que je sentis son corps froisser l’herbe pour me rejoindre, oblitérant ainsi tous les astres demeurant invisibles.
« Il n’y a pas que toi et moi, ici. » Il la frôla ainsi, la ronde bulle de quiétude dans laquelle nous étions en train de nous reposer, et je l’observais presque éclater au-dessus de nous, éclaboussant de silence les quelques bruits environnants, grand vacarme sans fin jusqu’à ce que ses doigts ne trouvent les miens à l’aveugle. « Je n’ai jamais cru à toutes ces notions d’enfer, de paradis, de bien ou de mal. Mais continue de regarder et on finira par croiser son regard. » Je ne fermais pas les yeux, cillais à peine à ses quelques mots alors que les battements de mon cœur ralentissaient. J’y avais mis toutes mes forces pourtant, depuis notre départ de la maison. J’avais lutté pour faire ce que je l’imaginais attendre de moi, m’étais appliquée à me prouver que je pouvais me dresser contre ce qui ne me quittait jamais, inconsciemment, pour lui. Pour me concentrer sur lui, sur nous. « Peut-être que je deviens fou, peut-être que c’est lié au choc, mais j’ai envie de l’imaginer avec nous. » Mais elle était là à présent, notre fille. Tout autour de nous, nous enveloppant de ses regards attentifs et de son aura captivante. « Toi, moi et June. Comme avant. » Elle était là parce qu’il était celui qui le permettait finalement et qui prononçait les mots que je ne me serais pas autorisée à prononcer, pas ce soir. Tous ces mots qui ne me quittaient pourtant jamais, ces mots que nous ne prononcions que rarement entre nous, comme s’ils étaient capables de rendre le tout trop véritable, trop accablant. « Dis-moi que tu le ressens. » Toutes ces phrases que Jacob craignait de prononcer par peur de devenir fou car il y avait de quoi lorsque la vie venait à ressembler à son propre cliché, les formules entendues ailleurs si tristes et rebattues que l’on avait du mal à croire que c’était à nous, désormais, de les vivre vraiment, au premier degré. Je tournais la tête, sentant ses yeux mille fois chercher les miens, laissant les miens mille fois trouver les siens, avant de consentir : « Je n’ai jamais cessé de le ressentir, Jake. » J’avais eu l’impression que c’était pour que cela que nous n’y parvenions pas, à nous retrouver tous les deux, parce que je refusais d’admettre que nous n’étions plus trois. Mais je me taisais sur l’instant, laissant le vent tiède nous envelopper, s’enrouler autour de nous et repartir au loin. Je voulais profiter de notre fille de retour avec nous durant quelques minutes, parce qu’il le permettait, qu’il le ressentait lui aussi, que je n’avais pas à m’en sentir coupable ou interdite. « Est-ce que ça fait de moi quelqu’un de fou ? Est-ce que c’est que tu penses, toi, depuis tout ce temps ? » repris-je finalement au bout de ces respirations, la voix toujours apaisée. « Attends. » Je pressai sa main pour interrompre ce que je pressentais. Attends avant de dire ce qu’il faut pour me rassurer. « Je ne me fâcherai pas, je ne peux simplement pas m’empêcher de me demander parfois. » Mes doigts s’échappant des siens seulement pour que je puisse basculer sur le côté, pour le regarder. « Si ton regard sur moi a changé à cause de ça. Si tu t’attendais à mieux. Si tu me trouves … faible, parfois, de ne pas réussir à me détacher d’elle. » De nous trois, comme avant. L’étais-je devenue, faible à ses yeux ? L’adjectif s’échappa d’entre mes lèvres avec difficulté tant il me heurterait, tant il était tout ce que je rejetais par nature mais nous avions besoin de savoir, de comprendre à nouveau ce que nous voyions l'un en l'autre.
Ce sont des promesses plus que des espérances. Il promet ce qu’il ne maîtrise pas. Il croit en ce qui n’a plus aucun fondement. Peut-être que la plus grande folie des hommes n’est pas de vouloir tout détruire sur terre, peut-être que c’est de vouloir tout reconstruire en eux. Ils sont fous, oui. Autant de l’un et de l’autre que d’espérer que ça finira par aller, que d’espérer que ça finira par passer. Mais ils s’aiment et c’est tout ce qui doit compter, aujourd’hui. Il suit le geste de ses mains des yeux puis relève son regard vers ses lèvres, il sait ce qu’il va y lire, ce qu’il va entendre. Je te garde. Il s’en souvient très clairement. Chaque souvenir lui revient en mémoire, de façon nette, ce mouvement qui voulait dire qu’ils seront éloignés mais toujours ensemble. Loin des yeux, près du cœur : pas avec eux, jamais avec eux. Loin des yeux et dans son cœur, à tout jamais, éternellement. Voilà comment conclure de la meilleure des manières qu’ils s’aimeront à tout jamais, voilà la meilleure des manières de bannir tous les autres mots. Je te garde près de moi. Tu te souviens ? Elle peut lire dans ses yeux qu’il n’a pas oublié. Qu’il peut revivre ces instants-là, n’importe quand. Et il trouve ça on ne peut plus symbolique de le reproduire aujourd’hui. Elle est proche de lui physiquement, plus qu’elle ne l’a jamais été : mais elle est plus loin que lorsqu’elle partait à des milliers de kilomètres. Elle le garde quand même. Tout le temps, quand elle ne veut pas le rejoindre dans le lit, quand elle ne veut pas lui répondre, quand elle ne veut même pas le regarder. Je me souviens, oui. Et je te garde. Elle ravive les souvenirs, elle aussi. La mission de ce rendez-vous est un franc succès. Est-ce qu’il arrivera à maintenir le cap une fois ce moment terminé ? Ce sera dur, très dur. Il le sait déjà. Il sait également que ce n’est peut-être qu’une parenthèse. Que demain n’aura rien à voir avec aujourd’hui. Qu’ils se souviendront mais qu’ils préféreront oublier. Que c’est plus facile de ne rien dire et de souffrir en silence que de se confier et de se comprendre. Peut-être qu’ils se feront rattraper par ce qu’ils sont en train de fuir. Alors il profite de ce moment. Il profite du sourire qu’il peut enfin voir sur le visage de sa femme, il se rappelle les moments où il était encore plus sincère que ce soir, quand la joie ne la faisait pas culpabiliser. Il profite de ses mots et gestes tendres. Il profite de tout ce qu’il n’avait plus, de tout ce dont il devra très certainement se séparer une nouvelle fois.
Il s’approche du panier, prêt à déguster ses sandwichs. Les fameux, ce dont il vante les mérites inlassablement. Elle l’écoute les complimenter à chaque fois que c’est à son tour de les faire, sans jamais se plaindre de son humour répétitif, comme si c’était la première fois qu’il le faisait. Mieux, elle entre dans son jeu. Cette fois-ci encore, pour le plus grand bonheur de son mari. Ça et tes massages des pieds hors du commun, je l’ai mis dans nos vœux, t’as un peu trop tendance à l’oublier. Son sourire ne fait que de s’étirer. Imagine la situation : un massage tout en mangeant l’un de mes sandwichs. Je pense qu’il n’y a pas plus grand luxe sur terre, quel honneur. Il attrape l’un d’entre eux, sa main frôlant celle d’Olivia alors qu’il lui demande qui est ce fameux cuisinier. Je lui ai passé la bague au doigt. Sois pas jaloux. Il secoue son visage. Quel chanceux, ce gars-là. Chanceux, Jacob sait qu’il l’est réellement. Peut-être un peu moins ces deux dernières années mais, avant cela, il était l’homme le plus chanceux de l’univers. Il avait tout ce que tout le monde voulait : une femme magnifique, intelligente et caractérielle, puis une petite princesse pour compléter le tableau et être la fierté de ses deux parents. Des fois encore, il en vient à se demander pourquoi lui, pourquoi elle a voulu être avec lui. Mais pas ce soir. Ce soir il oublie tous les doutes qu’il avait, au départ. Tous ceux qu’il a encore de temps en temps. Tous ceux qu’il aura encore dans quinze ans. Là, il se sent à sa place et sa place n’est nulle part ailleurs qu’auprès d’elle. Il a la bague au doigt, elle a la sienne autour du cou et ils sont liés, à tout jamais, par ce mariage et par les sentiments qu’ils ressentent l’un pour l’autre, l’histoire qu’ils partagent l’un avec l’autre. Et il se couche, à ses côtés, pour regarder le ciel.
Il se risque à un sujet qu’il n’a encore jamais osé aborder. Il se demande comment elle va l’accueillir. Tout ou rien, c’est un peu ce qui se profile à l’horizon. Soit elle l’accepte et est d’accord, soit il n’est qu’un fou qui cherche à se rassurer. Dans les deux cas, il a peur de sa réaction. Je n’ai jamais cessé de le ressentir, Jake. Ils se regardent droit dans les yeux, comme à leur habitude, et se comprennent enfin réellement. Est-ce que ça fait de moi quelqu’un de fou ? Est-ce que c’est ce que tu penses, toi, depuis tout ce temps ? Elle pose sa main sur la sienne. Attends. Elle la serre légèrement. Je ne me fâcherai pas, je ne peux simplement pas m’empêcher de me demander parfois. Elle se tourne vers lui et il comprend que la question va être sérieuse, presque autant que le sujet qu’ils viennent d’aborder. Si ton regard sur moi a changé à cause de ça. Si tu t’attendais à mieux. Si tu me trouves… faible, parfois, de ne pas réussir à me détacher d’elle. La tâche est rude. Il doit se rassurer lui-même tout en trouvant les bons mots pour elle. Il y arrive toujours, habituellement. Il trouve toujours ce qu’il faut dire, le ton sur lequel il faut poser ses syllabes. Mais là, il s’avère que c’est plus compliqué qu’il ne l’imaginait. Il se rappelle sa discussion avec Amos, quelque temps après le dîner avorté de leur anniversaire. Lui montrer qu’il comprend sa souffrance, qu’il la ressent lui aussi. Ne dis pas ce mot comme s’il était insultant. Il commence, doucement. Tu n’es pas faible, Liv. Tout comme je ne suis pas fort. Peut-être que, de nous deux, le plus faible n’est personne d’autre que moi. Les mots sont durs à prononcer et à accepter pour lui-même. Il l’a déjà dit à d’autres, il ne pensait pas devoir le lui concéder à elle. Je trouve que tu es courageuse d’avoir su montrer que ça ne va pas, que tu es courageuse de ne jamais avoir voulu la laisser tomber. Le plus dur ce n’est pas d’aller de l’avant mais d’accepter de rester en arrière et pour ça, il ne faut pas être faible mais extrêmement fort et courageux. Il se tourne lui aussi, une main sous sa joue, son regard perdu dans le sien. Ses mots ne sont que des murmures mais il n’y a qu’eux pour s’écouter l’un et l’autre, le reste du monde n’est plus. J’ai mis longtemps à le comprendre… avant oui, je te pensais vulnérable, je pensais te découvrir sous un autre jour. Mais non, tu es toi-même depuis le départ. De ce qu’il dit, de ce qu’il pense, la personne condamnable entre eux n’est personne d’autre que lui et il ne le sait que depuis très peu de temps. Pas par ses actions, ça non, mais par sa manière d’entreprendre son deuil. J’ai refusé de t’écouter, de suivre ta direction. Je voulais aller de l’avant et je voulais que tu me suives. Je suis désolé pour ça. Parce qu’il la pensait faible, à ce moment-là, oui. Et j’ai fermé les yeux sur elle, j’ai essayé d’oublier, de passer au-dessus en me disant que la douleur s’en irait plus facilement mais… elle est là, partout, et je n'ai rien pu y faire. C’est dur d’admettre toutes ces choses-là, mais il le faut. De sa main libre il vient attraper la sienne, encore, il a besoin de la toucher, de la ressentir. Le plus faible et le plus fou de nous deux, c’était moi. Je pensais que je pouvais avancer, oublier. T’as su garder les pieds sur terre, t’as su rester près d’elle, pour nous. Et je suis là avec vous maintenant. Il ne compte pas faire de pas en arrière et recommencer son deuil dès le départ, il va garder sa routine au travail, continuer de sourire et de faire le pitre. Mais maintenant, il veut bien accepter d’avoir les yeux qui piquent face à un magasin de jouets, le coeur qui se serre en entendant une chanson et les jambes qui tremblent en entendant la voix d’un enfant. Il accepte que ce qu’il pensait être une faiblesse est finalement une force. On peut se rassurer, même dans l’adversité, tu restes la badass du couple. Il ne pouvait pas être sérieux du début à la fin. Un léger sourire se dessine sur ses lèvres alors qu’il se redresse légèrement. Et là, elle va fermer les yeux... Quelques derniers mots avant de lui voler un baiser, un de plus pour cette soirée, un dont il a vraiment besoin à l’instant.
Olivia Marshall & @Jacob Copeland ✻✻✻ « Je me souviens, oui. Et je te garde. » Contrairement à ce que l’on aurait pu penser, ce n’était pas l’incertitude de notre avenir qui nous obligeait à rebrousser chemin, qui suscitait dans nos cœurs un retour au passé où tout était plus simple, plus évident, moins douloureux. Cela m’avait traversé l’esprit lorsque les amorces de son plan pour la soirée s’étaient dévoilées à moi et je n’avais pas été certaine de pouvoir l’accepter. À quoi bon nous remémorer ce qui n’était plus si nous ne croyions pas en nos capacités à pouvoir les revivre à nouveau, demain ? Cette pensée-là avait su prendre le dessus sur moi ces dernières années, était parvenue à dicter chacune de mes décisions prises aux dépends de notre couple. À rien. Ça ne rime à rien. Il ne s’agissait pas de demain, pas déjà, mais bel et bien d’aujourd’hui. Notre histoire et notre mémoire commune nous permettait de nous retrouver aujourd’hui, dès au présent. Et s’il fallait commencer par cela pour que nos jours d’après puissent à nouveau avoir une chance d’exister, je retournais m’y réfugier moi aussi, là où il m’avait attendue, là où le vent sifflait moins fort et où l’abri avait résisté au désastre n’ayant pas encore eu lieu. Là-bas au moins, je pouvais voir le visage de mon mari sourire à nouveau et me souvenir à quel point, de ce dernier, s’échappait cette chaleur inexplicable qui émanait de lui lorsqu’il le permettait. Il ne le faisait plus en ma présence depuis trop longtemps, sans doute car je n’avais plus voulu le recevoir et lui donner le mien en retour. Mais nous l’oubliions ici et je me surprenais à les compter, consciente de leur rareté, consciente d’ignorer si je serais capable de les provoquer à nouveau d’aussitôt.
« Imagine la situation : un massage tout en mangeant l’un de mes sandwichs. Je pense qu’il n’y a pas plus grand luxe sur terre, quel honneur. » Il se flattait, s’encensait mais ne recevait en retour que des regards amusés de ma part car je l’y avais poussé, rentrant dans son jeu pour mieux le voir en inventer de nouvelles règles. J’avais étrangement l’impression de revenir dans le passé, oui, et avec, c’était des images précises de ce dernier qui s’esquissaient de nouveau, buées sur la vitre du temps que je n’avais pas envie de dissiper car elles nous enveloppaient et que nous nous y sentions bien. « Le massage, le sandwich … rajoute un bon livre au tout et dis-moi où je dois signer. » Pour retrouver ce que l’on avait déjà vécu des centaines de fois, tous les deux. Nous ne les comptions plus ces soirées-là, celles où je prenais le temps de choisir un livre, où il me rejoignait et que mes jambes trouvaient naturellement leur place au-dessus des siennes, ses mains venant réchauffer ma peau froide alors que je me mettais à lire à haute voix. La soirée s’écoulait et survenait toujours l’instant où d’un simple regard dans ma direction, il pouvait s’apercevoir de mon ralentissement et de mon trouble, rare et quasi-inexistant, sauf lorsqu’il ne me restait plus que deux ou trois chapitres d’un roman que j’aimais. Il l’ôtait alors de mes mains et se chargeait de chasser le reste également, de ma peau sous ses mains, sous ses lèvres ou le goût de sa bouche. Qu’il me le dise, ce que nous devions faire pour retrouver la sérénité de ces soirées-là, et nos rires, tous nos rires jusqu’au vertige et l’étourdissement. « Quel chanceux, ce gars-là. » De ce rire qu’il aurait pu provoquer de nouveau en prononçant ces quelques mots mais qui ne firent que hausser mes épaules, peut-être même lever les yeux au ciel. « C’est ce qu’il continue de penser, oui. Mais dans l’histoire, c’est moi qui aie tiré le gros lot. » Mon souffle vint sûrement effleurer sa mâchoire lorsque je tournais mon visage vers le sien. « Ça reste entre toi et moi. » Le ton adopté paraissait presque être celui de la confidence et peut-être en s’agissait-il d’une, après tout. Une que j’avais su être vraie, dès le début, mais que j’avais perdue de vue, depuis.
Ce n’était pas la seule chose que je m’étais efforcée d’oublier ou d’ignorer. L’une des premières, pourtant, que je me permettais de lui rappeler lorsque je résistais par ailleurs, cherchant à faire taire en moi la question qui me transperçait depuis trop longtemps. Elle s’était échappée à présent et Jacob détournait le regard du ciel que je nous forçais déjà à quitter pour le pencher vers moi. C’était inquiétant, devenu habituel depuis plusieurs mois, mais je fus incapable de discerner ce qu’il pensait sur l’instant et ce qu’il s’apprêtait à répondre. « Ne dis pas ce mot comme s’il était insultant. » Il l’était, pour moi. Il le savait, plus que n’importe qui. Peut-être décidait-il ainsi qu’aimer, c’était me délester d’un poids qui m’empêchait de vivre. Qu’aimer, c’était mentir. « Tu n’es pas faible, Liv. Tout comme je ne suis pas fort. Peut-être que, de nous deux, le plus faible n’est personne d’autre que moi. » Je voulus l’arrêter, dès à présent, mais il ne me le permettrait pas. Il n’avait pas terminé, ne faisait que débuter de toute évidence et j’acceptais de me taire. « Je trouve que tu es courageuse d’avoir su montrer que ça ne va pas, que tu es courageuse de ne jamais avoir voulu la laisser tomber. Le plus dur ce n’est pas d’aller de l’avant mais d’accepter de rester en arrière et pour ça, il ne faut pas être faible mais extrêmement fort et courageux. J’ai mis longtemps à le comprendre… avant oui, je te pensais vulnérable, je pensais te découvrir sous un autre jour. Mais non, tu es toi-même depuis le départ. » Mes prunelles parcoururent son visage dans le plus grand des silences, avant de trouver les siennes pour les sonder. Car moi-même était cette chose que je n’arrivais plus à évaluer depuis qu’elle n’était plus là et que je n’avais jamais accepté que quiconque se permette de le définir mais qu’il était bien le seul à pouvoir le faire. « J’ai refusé de t’écouter, de suivre ta direction. Je voulais aller de l’avant et je voulais que tu me suives. Je suis désolé pour ça. Et j’ai fermé les yeux sur elle, j’ai essayé d’oublier, de passer au-dessus en me disant que la douleur s’en irait plus facilement mais… elle est là, partout, et je n'ai rien pu y faire. » Ce furent ses doigts cette fois-ci qui s’entremêlèrent aux miens et je ramenais sa paume vers moi pour en sentir la chaleur. « Comment vouloir qu’elle ne le soit plus ? » Comment, lorsque la simple idée de devoir vivre avec l’absence de notre fille, aussi complète, me donnait l’impression de vouloir disparaître à mon tour. Elle était là, partout, dans chaque pièce, dans chaque souvenir, dans chaque nuage, remplissant l’air la nuit et la lumière du jour. Et je l’interrogeais mais je savais ce qu’il tentait de faire en se mettant à l’abri des tourments de sa mémoire. Je devinais qu’il avait choisi le salut ainsi, l’oubli sur son image sans quoi la vie n’était pas supportable. Mais nos vies s’étaient dissociées dès lors que nous avions choisi d'emprunter ces chemins différents. Dépareillées telles des morceaux mal assemblés, des bouts épars ne pouvant plus se joindre puisqu’il était parti, en avant, et que j’étais restée, avec elle. « Le plus faible et le plus fou de nous deux, c’était moi. Je pensais que je pouvais avancer, oublier. T’as su garder les pieds sur terre, t’as su rester près d’elle, pour nous. Et je suis là avec vous maintenant. » Je restais ainsi, immobile, ses doigts seuls caressant les miens capables de m’ancrer dans l’instant que je craignais d’imaginer, de rompre en m’exprimant.
Le chuchotement des feuilles dans les arbres alentours et l’envol d’un geai à quelques mètres au-dessus comme un signe de sa part à elle que je pouvais amorcer un sourire venant se refléter dans celui de Jacob. « On peut se rassurer, même dans l’adversité, tu restes la badass du couple. » C’était ça. Ça dont j’ignorais tout mais qu’il parvenait à faire, constamment. Cette capacité qu’il avait à toujours dire les bonnes choses même lorsqu’il s’agissait des plus difficiles à exprimer. À se reconnaître des torts qui n’étaient pas les siens, simplement pour me soulager, moi. « Tu n’es pas fou, et faible ne m’a jamais traversé l’esprit te concernant. » Ma voix n’aurait pu être qu’un souffle si je n’avais pas tenu à ce qu’il les entende absolument, ces mots. J’avais compris que cela n’avait pas toujours été le cas pour lui, qu’il l’avait pensé à mon sujet, à un moment où j’avais eu l’impression de l’être également. Mais l’inverse n’était pas vrai et je n’avais aucun mal à le lui confier. « Et il y a autre chose sur lequel tu te trompes. Te méprends pas, badass n’en fait pas partie et c’est un titre que je veux bien accepter. » La malice passagère dans mon regard pour le rejoindre, pour respirer avec lui, alors que c’était ce qui allait suivre qui paraissait important, qui était essentiel. « Mais c’est celui de pilier qui te revient et il surpasse le mien, à bien des niveaux. Ce n’était peut-être pas celui dont j’avais besoin quand tout s’effondrait autour de nous et que j’avais l’impression que tu ne t’en rendais pas compte, que tu ne voulais pas l’accepter. » Cela nous avait séparé et nous le reconnaissions aujourd’hui. Il ne s’agissait que du début mais il en fallait un. « Mais c’est celui qui nous permet d’être là aujourd’hui. C’est celui qui compte. » Celui que mon cœur n’avait aucun mal à reconnaître, faisant taire mon orgueil au passage qui n’avait jamais eu lieu d’être en sa présence. « Et là, elle va fermer les yeux... » Il détacha lentement les syllabes dans un dernier aveu et abaissa ses paupières sur les miennes, ses mots caressant mes lèvres avant même que les siennes ne m’effleurent. Mes doigts habitués se desserrèrent finalement contre le tissu froissé de son t-shirt et remontèrent jusqu’à sa nuque, comme pour le maintenir, ne pas le laisser s’éloigner. Il m’embrassa doucement et du ciel s’offrant à nous quelques instants plus tôt, je n’en vis plus que les lumières rouges de son déclin sous mes paupières closes, la distance entre nos corps s’amenuisant sans même que je ne m’en rende compte, que je ne cherche à lutter. Nous n’avions aucune raison de souffrir sur l’instant, n’est-ce pas ? Il venait de nous en délester en un chuchotement et nos soupirs avaient le goût de l’évidence. « C’est bon de te retrouver. » Je me détachais à peine pour parcourir le chemin me menant à son cou au creux duquel je vins nicher mon visage, son oreille à quelques millimètres de mes lèvres à présent lorsque c’était contre les siennes pourtant, que je venais d’y souffler ces quelques mots. Il n’y avait que contre elles, après tout, que je semblais capable de ressentir à ce point l’écho de cette vérité, le secret de la confidence.
Le massage, le sandwich… rajoute un bon livre au tout et dis-moi où je dois signer. Et il se rappelle, lui aussi, de toutes ces soirées plus qu’idéales où il n’y avait qu’eux. Il détestait ceux qui s’amusaient à dire que la routine avait le pouvoir de tuer. Il n’y croyait pas, lui. Il était certain qu’au contraire, elle solidifiait son couple et ses échanges avec Olivia. Et au fil des années, il prouvait au monde entier qu’il avait raison, qu’ils avaient trouvé la clé du succès : ils ne s’emprisonnaient pas là-dedans, ne se forçaient pas à le faire. Chaque soirée ressemblait à la précédente mais n’était pas la même pour autant. Chaque soir, ils rigolaient d’histoires différentes, abordaient des sujets différents, pensaient différemment. Chaque soir, la seule constante restait leur amour et le plaisir qu’ils partageaient à être l’un avec l’autre. Il s’en souvient comme si leur dernière soirée au-delà du moindre trouble datait d’hier ; ce n’est évidemment pas le cas. Et la perspective d’un jour nouveau, d’un jour changeant lui revient en tête. Si hier n’est plus, peut-être que demain sera. Il ne dit rien et continue d’imaginer son idylle avec un autre – cet autre étant finalement lui. Et oui, à ses yeux, n’importe quel homme serait plus que chanceux d’être avec elle. Il l’est, lui, il le sera toujours. C’est ce qu’il continue de penser, oui. Mais dans l’histoire, c’est moi qui aie tiré le gros lot. Ça reste entre toi et moi. Il hoche son visage de haut en bas, doucement. Il n’en saura jamais rien. Et il le sait, Jacob. Il le sait parce qu’il est persuadé qu’ils sont faits l’un pour l’autre, tous les deux. Que si les âmes sœurs doivent exister, il a trouvé la sienne en la personne d’Olivia et inversement. Que personne d’autre ne pourrait la combler mieux que lui, que personne d’autre ne pourrait le comprendre mieux qu’elle. À la loterie de l’amour, ils sont deux à avoir empoché le jackpot. Il se le rappelle constamment, lui, et apprécie ce moment où elle tâche de s’en souvenir, elle aussi, en rappelant à eux leurs moments passés.
Ses pensées s’emmêlent et se contredisent, ses mots semblent pourtant sonner juste lorsqu’ils sortent. Car elle lui inspire les bons, ceux qui doivent être dits et répétés. Il enfouit au fond de lui-même ceux qui ne doivent jamais être prononcés, ces fameux non-dits qui seraient plus destructeurs que salvateurs. Il y a des choses qu’il n’assume pas, une façon de penser qu’il ne tolère pas ; comment le pourrait-elle, elle ? Elle vit dans l’ombre de June depuis deux ans, à sa merci, totalement enfermée sur elle. Il a cherché à avancer, à l’oublier. Il peut le dire, ça. Est-ce qu’il peut dire qu’il regrette presque toutes ces années, tout cet amour, tout ce qu’ils ont pris le temps de bâtir ? Presque, parce que ses souvenirs l’emportent, parce que son espoir ne cesse de le relever. Presque, parce qu’il continue de croire que tout arrive pour une chose et que ça finira par devenir un mal pour un bien. Et ça, il sait qu’il ne peut vraiment pas le dire. Comment vouloir qu’elle ne le soit plus ? Il ne se l’est jamais réellement expliqué. C’était son moyen de se défendre contre la douleur, de survivre face à toutes ces épreuves. Ça me semblait être le plus simple. Ne plus penser à elle pour ne plus penser à tout ce que je ressens quand je réalise qu’elle n’est plus là. Il soupire. J’étais dans le déni, totalement. Il sait que c’est la première étape du deuil et qu’il en a encore beaucoup d’autres à vivre pour espérer un jour accepter l’idée, accepter sa mort, accepter de vivre sans elle. Il sait aussi que le reconnaître est une grande étape, qu’il doit le prendre en compte.
Il réalise beaucoup de choses, dans l’instant, avec Olivia. Il réalise à quel point il s’était trompé sur eux deux. À quel point elle se tenait droite et sur ses deux pieds quand il la pensait dans une chute constante. À quel point il se permettait de la juger quand il ne faisait pas mieux à côté. Tu n’es pas fou, et faible ne m’a jamais traversé l’esprit te concernant. Et elle, comment est-ce qu’elle voyait les choses de là où elle était ? Quand il travaillait tard pour ne plus être tenté de l’appeler à lui ? Quand il rentrait et agissait comme il le faisait auparavant alors que tout avait changé dans leur fameuse routine ? Il se demande si elle le voyait réellement ou si elle était constamment perdue dans ses pensées, loin de lui, loin de tout, juste auprès d’elle. Et il y a autre chose sur lequel tu te trompes. Te méprends pas, badass n’en fait pas partie et c’est un titre que je veux bien accepter. Cette réplique le fait sourire. Elle a toujours été une femme forte et indépendante, cette appellation lui revient de droit, elle a bien raison d’en profiter et de le souligner. Mais c’est celui de pilier qui te revient et qui surpasse le mien, à bien des niveaux. Ce n’était peut-être pas celui dont j’avais besoin quand tout s’effondrait autour de nous et que j’avais l’impression que tu ne t’en rendais pas compte, que tu ne voulais pas l’accepter. Mais c’est celui qui nous permet d’être là aujourd’hui. C’est celui qui compte. Tout était flou dans son crâne, il croyait bien agir et était persuadé que c’était ce qu’il fallait pour eux. Mais au fond, c’était surtout parce qu’il ne se rendait réellement pas compte de tout ce qu’il se passait, de la perte qu’ils venaient de subir, que rien ne se passerait plus jamais comme avant. Et peut-être qu’aujourd’hui, cette idée et les souvenirs qu’ils évoquent revient à dire qu’il ne l’a toujours pas compris, qu’il ne l’accepte toujours pas. Pour simple réponse, il trouve le chemin de ses lèvres et confirme qu’ils sont là, qu’ils sont réunis, que cette soirée est différente de toutes les autres et qu’elle marquera un tournant dans leur histoire. Il y a eu l’avant June, la perte de June, il est temps pour eux de démarrer l’après, de voir plus loin. C’est bon de te retrouver. Il ne peut que valider la réciprocité de ces propos : c’est bon de savoir que sa femme est toujours là, quelque part, qu’elle n’est pas partie avec June et qu’elle est toujours capable de revenir vers lui. Je serai toujours là. Elle pourra toujours le retrouver, n’importe quand, même si elle se perd à nouveau. C’est une promesse qu’il lui fait et il espère pouvoir la tenir, ne pas succomber et s’en aller, lui aussi, loin de tout ce qui l’effraie, loin de tout ce qui le blesse. Il reste quelques instants comme ça, avec Olivia blottie contre lui. Un moment qu’il ancre dans sa mémoire, qu’il espère pouvoir utiliser comme pansement lorsque ça n’ira plus, quand les fuites recommenceront, quand il n’y aura plus rien qui le fait garder espoir en eux et en ce qu’ils pourront être à nouveau. Car ça arrivera, il le sait. Mais il refuse d’y penser maintenant, pas alors que tout se passe bien, que tout se passe mieux que ce qu’il osait imaginer. Il se redresse alors, s’échappe à contrecœur de leur étreinte pour pouvoir s’asseoir dans l’herbe. Il faut faire honneur à ces sandwichs. Il dit, finalement, avant d’attraper le sien pour mordre dedans. Tout lui semble parfait dans ce pique-nique, malgré la nostalgie qui s’est emparée de lui, malgré la tristesse qui ne le quitte plus. Ça fait mal, mais ça fait du bien. Parce qu’ils partagent tout ça, parce qu’ils regardent enfin dans la même direction. Ses yeux se perdent dans le ciel étoilé, désormais presque totalement noir. Sa main qui ne tient pas le sandwich reste en contact avec Olivia, comme effrayé de la perdre s’il ne la touche plus. C’est mieux qu’il y a quinze ans, ce sera meilleur encore dans quinze autres années. Et ainsi de suite, du début jusqu’à la fin.