Comme s'ils se connaissaient depuis des années alors qu'il savait même pas son nom de famille. Jack a la clope au bec et les idées plein la tête, il avance à travers les quais et il se surprend lui-même d'avoir retenu le numéro de l'espace, de savoir clairement où il va. Il est toujours dans la lune pauvre gars, il s'égare et il se perd quinze fois par jour et quinze autres, mais il le fait pas là, d'office.

C'est étrange et c'est naturel, c'est presque instinctif et ça surprendrait tout le monde, vraiment. Tout le monde sauf eux apparemment.  « Viens. Monte. » il se fait pas prier Epstein quand il répond au sourire d'Amos du sien. Simplement, sans flafla, sans artifices. Ses prunelles bien moins voilées aujourd'hui qu'elles l'étaient lors de leur dernière entrevue qui n'en avait que le nom s'égarent sur le pont, dérivent et divaguent au-delà le bateau qu'il lui offre comme asile pour quelques heures tout au plus. Il a pas l'impression de s'incruster le canadien, lui qui se sent toujours de trop dans de nouveaux échanges, avec de nouveaux gens. Là pourtant, c'est pas du tout le cas quand la brise australienne maritime se casse sur ses joues, joues retroussées d'une fossette déjà actée. « Et sois le bienvenu chez moi. Je te sers quelque chose ? » entre les vices de l'un et ceux de l'autre, la question l'embêterait presque.

« J'ai apporté des donuts. » s'il était pas gamin, pour une fois, et qu'il exhibait pas sous les yeux d'Amos un sac de papier kraft rempli de beignets bien gras achetés sur le chemin dans une boulangerie qui sentait bon le beurre et le friture à un mètre à la ronde. « T'as besoin d'aide pour lancer les hostilités? » des noeuds, des voiles, des amarres, des directions. Il sait rien mais il apprend vite et bien. Ça l'a sauvé des dizaines de fois, aujourd'hui ne sera pas en reste.

L'air salin n'est pas qu'un mythe et son effet thérapeutique sur les poumons de qui que ce soit a tout de bon si vous lui demandez. Jack ne respire jamais mieux qu'en nature, il ne se sent jamais autant lui-même que lorsqu'il est entouré d'eau et d'arbres. Les vestiges de Vancouver lui restent, gars qui a grandi entre la neige et la forêt, gars qui se perd dans sa tête à défaut de se perdre son attention sur une vue panoramique à l'horizon. Ici, à la marina, il se sent bien, il se sent à l'aise. Il se sent suffisamment à sa place même pour arquer un sourire sur ses lèvres, pour se sentir à la maison. Chez un pote qui désormais semble avoir la possibilité de l'être plus que de nom.

« Donuts. Comme annoncé. » on ne se trompe jamais avec du dessert. On ne se trompe jamais avec ce cliché-là aussi, le canadien et ses beignets qu'il rêverait de tremper dans du sirop d'érable pour compléter le portrait à la perfection. Amos l'accueille et lui aussi, il semble bien. Il semble bien plus à l'aise que la dernière fois, même si justement la dernière fois ils ont eu l'air de deux vieux amis qui se retrouvaient après des années à se chercher sans vraiment s'atteindre. Aussi étrange à dire qu'à capter. « Café dans ce cas ? » « Tu lis dans mes pensées. » et pour la première fois de sa vie, Jack se dit que si justement Amos y lisait quoi que ce soit, de l'ombre comme de la lumière, il n'en craindrait rien.

« Tu t’y connais un peu en bateau ? »
« Mon père plus que moi. » qu'il commence, nostalgique. « Il avait un voilier au Canada. On partait en expédition souvent, les seuls moments où on se criait pas dessus. » parce qu'ils ne parlaient pas dans ces instants-là, ni l'un ni l'autre. Parce qu'ils restaient des heures en silence à vivre, tout simplement. « Il comprend toujours pas que j'ai joué dans l'héliotropisme à quitter le froid du nord pour venir vivre au soleil du sud. » un rire, bref. Ce sont probablement les seuls éclats de bonheur que son paternel aura de lui, tristement.

« Viens, on va monter. On aura une vue incroyable. »
« Excellent argument. »

Il serait monté de toute façon Jack, il y serait allé de son plein gré sans que jamais le moindre argument n'ait été dégainé tant ce genre de journée lui semblait nécessaire. Là-haut, la vue est véritablement incroyable, il s'y sent bel et bien à sa place, et c'est que la longue inspiration qu'il ajoute au portrait ne confirme qu'un peu mieux. « C’est un truc que j’aurais aimé partager avec mon père ou mon frère. Voire ma mère si ça avait pu nous éviter de nous crier dessus. » son rire répond à la confidence de son ami, les souvenirs de son propre paternel sur son iconique voilier lui remontent à la tête le sourire aux lèvres. « L'océan fait de jolis échos. » les cris et les soupirs auraient pu voyager par-delà la côte dans le cas de l'un comme de l'autre. « Je suis le seul à avoir attrapé le virus de l’eau. » les regards se croisent, Epstein qui se demande s'il y décèle une pointe de déception de ne pas pouvoir partager ce genre de passion avec son sang. Pourtant il sait avec pertinence qu'Ellie adorerait partir au large. « Tant mieux, comme ça je vole pas la place de personne. » qu'il décrète, le bon côté des choses éternellement.

« La mienne, elle ne comprend pas que je veuille divorcer d’une femme à qui je n’ai plus rien à offrir pour une qu’elle qualifie de ptérodactyle. Tu vois le genre ? » la première chose à laquelle il pense Jack, c'est à défendre le dit ptérodactyle en question. Mais ça ne serait probablement pas le bon angle d'approche, du moins pas pour l'instant, sachant à quel point les premiers abords entre les deux hommes ont été pointés d'accusations qui n'en ont eues que le nom. Il s'abstient donc, ri plutôt, laisse les moteurs les guider et leurs coups d'oeil avec. « Alors ? Je fais cap où je veux ? » « Où tu veux. » aurait-il eu vraiment besoin de le demander?

« Divorcer, hen? » ça, il le demande Jack. Sans la moindre pointe de jugement, ni même d'autres intentions que celles de dresser le portrait des nouveaux morceaux qu'Amos lui laisse entrevoir en toute confiance. « Tu y pensais avant elle? » avec Rae, avant le ptérodactyle. Tu pensais à divorcer, déjà?

« Divorce, oui. » le mot sonne comme une sentence pour certains, comme une libération pour d'autres. Pour Jack, il fait mal pour pléthores de raisons que même après presque quatre années à apprivoiser le deuil il n'arrive pas encore à mettre en mots. « Oui ! Elle y a pensé plus vite que moi d’ailleurs. Ça fait trois ans qu’elle me le réclame. » « Ça a presque l'air d'une question de timing. » comme tout, dans la vie. On dit que pour avoir ce que l'on veut, ce dont on a besoin, on doit arriver à assembler les bonnes personnes au bon moment. Pour une des premières fois depuis longtemps, Jack a l'impression que le timing est de son côté pourtant. L'air salin fait du bien, lorsqu'il l'inspire maintenant.

Amos a une humilité qui émeut Jack, sans qu'il ne ressente le besoin de s'épancher sur le sujet. Ils ne font que prendre ce que l'autre donne, et ils s'en sortent parfaitement. « Tantôt c’était oui, tantôt c’était non. » doucement, il arque la nuque, s'intéresse toujours autant sans poser le moindre jugement. « Divorcer était un échec. Mais… » il se fait oreille attentive, il se laisse guider par le rythme que Taylor croit bon pour relater faits comme raisons. « Elle m’a ouvert les yeux, mais je ne le fais pas pour elle. » « C'est le plus important. » c'est ce qui gâche tout, ce qui risque tant, lorsqu'on le fait pour d'autres seulement. « Je ne le lui avais pas dit. » oh qu'il l'entend, le regret additionné de remord dans sa voix. « Elle l’a appris après mon accident de voiture. » ses lèvres se pincent, il cache le rictus au mieux dans sa barbe de quelques jours. « Ma femme est venue, à l’hôpital. Elle m’a ignoré pendant des mois et elle est venue. » et le soupir qu'ils lâchent, eux deux, en choeur. « Comment elle l'a pris? » Rae. « Comment t'as géré? » est-ce que t'as géré, seulement?

« Jude a jamais voulu divorcer. » il s'avance, à son tour. Équilibre comme le veut la dynamique naturelle qu'ils n'ont même pas besoin d'invoquer pour qu'elle se place entre eux deux. « Mais elle m'a rendu sa bague, après une rechute. » il fait bien gaffe de ne pas mentionner une de mes nombreuses rechutes - le sous-entendu parle de lui-même. « Elle aurait mérité que je divorce, que je la libère. » le mot sonne comme une sentence pour certains, comme une libération pour d'autres.

“J’ai géré avec excessivité, comme d’habitude.”
« Y'a-t-il un autre moyen de faire? »

Il pouffe, affligé. Les deux l'ont bien démontré autant par les paroles que par les non-dits ; ils ont du mal à respecter les règles, à faire dans l'équilibre. Quand bien même ils s'y appliquent au mieux, au jour le jour.

Et comment a-t-il retrouvé ses lettres de noblesse? “J’ai campé devant sa porte pour qu’elle écoute ce que j’ai à lui dire. Puis, je l’ai laissé venir et je l’ai plus ou moins kidnappée pour une virée sur Fraser Island.” brillant. La fuite comme port d'ancrage, et s'il additionne un hochement de la positive à son café et à son beignet, c'est surtout pour l'encourager à poursuivre. Son avis, bien qu'il soit entièrement en accord avec son ami, n'a pas besoin d'exister pour être acclamé. “ Pour le moment, ça va mieux. Je me méfie de la suite par contre. Je me méfie de ce que Sarah pourrait faire à cause de l’ego.” « Profite au jour le jour. Certaines choses peuvent pas être contrôlées. » le voilà vieux sage, quand le fait de ne rien vouloir contrôler de sa vie vient tient bien plus d'un lâcher prise constant que d'un enseignement quelconque qu'il tente d'appliquer.

“J’ai tendance à croire qu’elles savent plus vite que nous ce dont elles ont besoin. Si elle n’a jamais voulu, c’est parce qu’elle voulait être là, avec toi, pour t’aider à traverser cette épreuve.” il inspire, captant parfaitement ce qu'Amos avance pour en penser éternellement la même. Dans une autre vie, ils auraient fait d'incroyables frères. “Mais, je vois ce que tu veux dire. Je crois même que je comprends tout à fait. J’aurais voulu libérer ma fille de moi aussi. Toute petite, elle s’est mis en tête de me sauver.” un soupir de plus, qui ressemble bien plus à un râle en vrai. « C'est égoïste tu sais, mais ça me rassure de voir qu'Ellie est encore là à croire ça justement. Que je suis récupérable. » il cogite, il évolue.

Le reste, il remonte et il lui fait mal.

“Elle a réussi. Et moi, j’étais pas là quand elle a eu besoin de moi. Si c’est pas de l’ironie, ça?”
« Et moi j'ai été là pour Jude pendant toute sa fin, quand j'ai bousillé bien plus que juste les débuts. »

Ils ont mal tous les deux au final.
Ça part jamais.

« Ça devient de plus en plus difficile. » et ça aussi ça fait mal de l'avouer. Ça pique, ça pince, ça gratte, ça heurte. « La drogue. » il s'avance, il s'ouvre. Il soupire aussi, se déteste. « J'en ai pas pris de nouveau ; mais j'y pense, vraiment. » souvent, qu'il ajoute dans un coup d'oeil entendu.

Au gré des vagues, il reconnaît en Amos une oreille qu'il n'a pas eue depuis des années si ce n'est depuis toujours. Force est d'admettre qu'à deux ils ont trouvé une sorte d'équilibre aussi vite qu'ils se sont trouvés eux-mêmes, et il s'étonnera encore le canadien de se retrouver sur son bateau à lui, au beau milieu de l'océan, avec sur les lèvres ses plus sombres secrets qui coulent aussi facilement que ceux d'Amos au gré du vent.

« Je présume que… qu’elle aussi, elles ont la force ou la capacité de voir en nous dont on ne soupçonne même pas l’existence. » elles ont vu et elles ont su, bien avant eux deux. Il se sait sombre idiot Jack, il se sait maudit d'avance et prétendrait déjà être celui qui bafouillera à nouveau la vie d'Elise s'il avait le moindrement de recul. Pourtant il ne les voit pas, les comportements qu'il multiplie et qu'il répète déjà, ne les verra probablement que trop tard, encore. « Et je ne pense pas que ça le soit. On trouve de quoi se sauver là où on a confiance en nous. Je suppose qu’elle était ton moteur. » il met des mots sur ce que le canadien avait du mal à qualifier, lui et son esprit paternel manquant qui se redécouvre au fil des jours où il apprend à aimer Ellie un peu mieux. « Elle le sera toujours. » peu importe les insultes qu'elle lui gueule ou les assiettes qu'elle lui tire à la tête ; ils sont et resteront toujours une équipe - même si elle est dysfonctionnelle.

Ses tares, étalées au fil du vent marin. « Elle est restée, Jude. Elle savait, elle a eu raison de croire en toi. Tu ne l’as pas abandonnée. » a-t-elle eu vraiment raison, ça, l'histoire ne le dira pas. Elle aurait été fière de lui, jusqu'à tout récemment. Elle aurait adoré qui il est et comment il agit, ce qu'il a fait. Jusqu'à ce qu'il bousille tout en y repensant. « Tu sais pourquoi ? » « Ça serait facile de mettre la faute sur le label qui va mal ou sur les disputes avec Ellie. » ça serait facile de dire que la Terre en entier en a contre lui. « Ou parce que l'inspiration me manque, mais qu'elle me manquait jamais quand je sniffais. » il le dit avec tant de détachement qu'on croirait presque qu'une petite ligne ne lui ferait rien. Quelle erreur. « Ça arrivera à nouveau. J'essaie juste de repousser l'échéance au plus loin possible. » au moins, il est lucide. Il resombrera, il tente juste d'amener sa date limite à un moment bien plus lointain que ce que ses désirs lui soufflent à l'oreille.

« Jette pas l’éponge, Jack. Prends le large. » si facile à dire, si horrible à faire. Ils sont tous les deux à la même croisée des chemins non sans ne pas sombrer au même niveau ; savent tous les deux également à quel point il ne suffit que d'un coup de vent pour tout faire rater, pour tout brusquer à des niveaux où ils ne sont pas en mesure de tout continuer à contrôler. L'ont-ils déjà même été? « Prends ta gamine, éloigne-toi de Brisbane et de tous tes démons. passe du temps avec elle et tout les soirs, rappelle-toi que c’est pour elle que tu dois faire plus que retarder l’échéance. » partir pour mieux revenir. Race of Australia est terminé et il repose le pied en Australie pour de bon - croit-il. L'idée n'est pas mauvaise pourtant, et qu'Amos ait compris sans que jamais il ne l'ait véritablement statué qu'il était un homme nomade, qu'il était du genre à se tirer sur un coup de tête rien que pour voir du monde lui plaît, à Jack. Lui simplifie la vie et les choix avec.

Ses yeux se détournent du ciel et de l'horizon, retrouvent un semblent d'homologue à travers les iris du Taylor. « Tu vas me dire, qui suis-je pour te dire tout ça. » un rire franc glisse sur ses lèvres. Jamais il ne le jugerait, jamais il ne remettrait son avis en cause. En si peu de temps il s'est hissé haut dans son estime, Amos ; et ce ne sera certainement pas une énième discussion à coeur ouvert qui fera autre chose que lui confirmer à quel point il peut avoir confiance en lui. « Label. Inspiration. Tu es un artiste et moi, je n’ai plus écouté un seul morceau de musique depuis près de trois ans. Presque quatre. » oh, le détail. Les détails plutôt, qu'il associe à des souvenirs à lui, à des démons que porte son ami.

« Tu viendrais? » qu'il demande, la voix aussi curieuse qu'intéressée. Il est honnête et il propose, vraiment. « Si on part, tu viendrais? » assez pour qu'il précise, pour qu'il lui fasse une place dans sa fuite calculée, espérée. Pour l'un comme pour l'autre apparemment.