L’amour n’est pas une émotion que Joseph a pu apprivoiser au cours de sa vie. Il a grandi sans en recevoir, sans comprendre pourquoi on le rattache à la couleur rouge alors que lui, le rouge, il le voyait dans les plaies ruisselantes du gibier que son père trainait au sol avec des cordes jusqu’au garage. Il se couchait le soir en observant sa mère raconter des histoires à Lily pour qu’elle ferme enfin les yeux. Il restait parfois éveillé plus longtemps en se disant que, cette fois, ce serait peut-être la bonne : il recevrait lui aussi un baiser sur le front, un baiser assez puissant pour que ses paupières deviennent lourdes comme la pierre. Mais ce moment n’est jamais arrivé et c’est le cœur vide qu’il éteignait lui-même sa lampe de chevet en soufflant sa jalousie par ses narines, silencieux. L’amour, il ne l’a jamais trouvé là où il a été élevé mais on a tenté de lui faire croire qu’il représentait cette assiette pleine posée sous son nez ou ce matelas sur lequel il s’endormait avant que le centième mouton ne traverse son esprit. Parce qu’il était un petit garçon mal élevé, selon le village, alors qu’il ne faisait que suivre le pas de ses parents en baissant la tête. Il ne nouait jamais assez bien sa cravate, ses chaussures n’étaient jamais bien assez cirées et ses cheveux jamais assez bien peignés.
De l’amour, ce n’était pas ce qu’il recevait lorsque l’homme de l’Église le dévorait du regard. C’était malsain et il le savait. Parce que, si Joseph n’a jamais été accompagné comme doivent l’être les enfants qui apprennent à comprendre le monde, il s’est lui-même débrouillé pour réaliser que, cette main sur son genou, elle ne faisait que lui tordre l’estomac. Parce que ce ne sont que les adultes qui se regardent de cette façon et qui échangent des sourires qui cachent des secrets. Mais il n’y avait personne pour le défendre parce que c’est Joseph, le premier descendant des Keegan, le brouillon avant la version finale que représentait Lily. Celle qui obtenait tout l’amour sauf celui du prêtre.
L’amour n’a jamais réchauffé son cœur quand il croisait le regard des premières filles en ville, quand il avait enfin le droit de lever le menton parce que plus aucune règle ne le contraignait. Il observait les formes harmonieuses de la gente féminine du coin de l’œil sans jamais se faire remarquer – parce qu’il était trop petit pour se faire repérer. Pourtant, ce n’était pas le galbe des fesses qui lui arrachaient un sourire mais bien le plaisir que lui procurait le simple fait d’enfreindre toutes les règles qu’on lui a apprises. Parce qu’il n’avait pas le droit de poser ses yeux plus de quelques secondes sur les filles quand il était encore prisonnier de la campagne. Il n’y avait que sa sœur dont il connaissait par cœur la moindre fossette, le moindre arc de son faciès.
Puis, Olivia est apparue quand il a ouvert les yeux. Elle lui a souri et il a fait de même – il n’avait pas renié la politesse malgré tout. Et c’est là qu’il a eu l’impression de comprendre cette couleur rouge dont tous les livres et tous les films font l’éloge. Il s’est mis à penser à elle quand elle n’était pas là pour ne pas oublier sa silhouette à travers la ville trop grande pour lui. Il avait peur de la perdre quand elle ne répondait pas au téléphone ou quand elle arrivait quelques minutes en retard à un point de rencontre. Il s’est attaché à une personne pour la première fois de sa vie, assez pour ne pas avoir envie de la quitter alors qu’il a quitté ses parents, sa sœur, Alfie. Mais était-ce réellement de l’amour ou ne faisait-il pas qu’apprendre à faire confiance à quelqu’un ?
Il n’a jamais su. Mais depuis cette discussion dans la rivière et depuis que des cheveux longs d’Olivia s’écoulaient des perles brillantes, il regrette de ne pas avoir posé ses lèvres sur les siennes pour comprendre ce que c’était ce chatouillement dans son ventre. C’était peut-être simplement de l’amitié, de l’affection pour une personne qui le voyait vraiment. Mais il ne saura jamais maintenant que les années ont passé et que leurs chemins se sont drastiquement séparés. Une policière et un criminel ; quelle ironie. Mais, s’il y a quelque chose qui les uni encore aujourd’hui, c’est que tous les deux ne sont pas devenus ce qu’ils auraient voulu devenir. Certes, Olivia a obtenu un boulot honorable mais elle n’est pas heureuse : c’est ce qu’elle lui fait comprendre en lui racontant sa véritable histoire. Celle qui ne renferme aucun mensonge qui servirait à gommer les erreurs. Et Joseph s’excuse de ne pas avoir remarqué la tristesse dans son visage. « Si tu l’avais vue, je t’en aurais voulu. » Ils jouent tous les deux au même jeu, alors. Ils sourient et font semblant que tout va bien. C’est bien le seul moyen de défense qu’ils ont pu trouver. « T’es pas un pauvre type, Joseph. » Elle répond, ignorant complètement le reste de ses paroles, celles qui la couvraient d’or et qui faisaient d’elle une héroïne. Légèrement hébété, le garçon secoue la tête de droite à gauche en soupirant, ne souhaitant pas s’étaler davantage sur ce sujet. C’est de cette façon qu’il se qualifie depuis trop longtemps pour que les mots puissent être changés dans sa bouche. Il n’a pas trouvé de meilleur surnom. La discussion aurait pu continuer pendant des heures dans cette buanderie mais Joseph préfère s’habiller de circonstance avant que les confidences ne deviennent plus profondes. Il ne serait pas particulièrement à l’aise de parler du décès de sa famille seulement vêtu d’une serviette et de cicatrices.
Seulement quelques minutes plus tard, l’ex taulard rejoint son hôte dans le salon, terminant le fond de sa bière d’une gorgée. Les vêtements qu’il a empruntés flottent légèrement sur ses muscles minces mais il ne peut pas se plaindre. Une fois qu’il est installé dans le canapé, le chien vient se coller à ses pieds pour réclamer de l’attention et Joseph lui en dosse en caressant sa tête dans le sens du poil. C’est distraction lui permet de poser la question la plus difficile. Qu’est-ce qu’il s’est passé pour qu’Olivia soit contrainte à couvrir le corps de sa fille de terre. « Une voiture a heurté celle de mon mari, il y a deux ans. Ma fille était à l’arrière. » Une histoire qu’on entend souvent dans les films, dans les séries, dans les bouquins, et même dans certaines chansons. Le genre de drame qui n’arrive qu’aux autres. « L’autre conducteur n’a jamais été retrouvé. » Ne décrochant jamais ses yeux de son amie, le jeune homme déglutit, entendant le houleux mélange de colère et de tristesse dans le ton de la voix de la conteuse. « Ils rentraient du cinéma, la première fois pour elle, une manière de lui faire oublier que je travaillais ce soir-là, que je rentrerais tard, je ne sais plus. Elle n’avait pas quatre ans alors tu sais … c’était peut-être plus pour moi que pour elle finalement. Elle ne m’en aurait pas voulu, j’aurais pu aller la voir simplement dans son lit en rentrant, la border. Essayer de faire mieux le lendemain, comme tu l’as dit. » Voilà la source de sa culpabilité. Un parent trouvera toujours un moyen de prendre le blâme des plus grands malheurs qui arrivent à son enfant. Ils ne peuvent pas se pardonner de ne pas avoir pu modifier le cours de l’histoire pour que l’accident n’arrive jamais. Mais, si les mères ont toujours été des héroïnes, elles ne peuvent cependant pas retourner le temps. « June. C’est son nom. » Il lui offre un mince sourire, celui qui dit « c’est un très joli nom » en silence. Il se sent si près de ce drame, à la fois si loin. Maintenant qu’il a lu tous les chapitres, il ressent le calme pesant dans la maison. Le silence est soudainement assourdissant. Il a besoin de parler avant que ses organes ne pourrissent. « Il est où, ton mari, s’il n’est pas ici ? » Il fronce les sourcils, posant ses coudes sur ses genoux pour se pencher vers l’avant, l’air pensif. « Ça ne fait pas de sens. Il devrait être ici, à porter ces fringues. Pas moi. » La famille a été divisée par un malencontreux accident mais elle ne devrait pas l’être davantage par la volonté de l’un ou l’autre. Non, Joseph ne sait pas ce que c’est, l’amour. Mais il sait ce que c’est d’être présent pour quelqu’un qui a besoin de s'accrocher à une main.
Olivia Marshall & @Joseph Keegan ✻✻✻ Je trouvais cela étrange, tandis qu’il se taisait, immobile, figé comme le marbre au bord du canapé. Il paraissait malade à en crever l’espace d’un moment puis imposant et solide comme la glace épaisse d’un lac gelé, l’instant d’après. De profil et sous la lumière apaisante du séjour à présent, l'impression seconde prédominait. Il y avait les cicatrices pourtant, la plus récente surtout qui demeurait à la vue de tous, les manches courtes du t-shirt de Jacob ne suffisant pas pour recouvrir le bandage de fortune n’ayant pas encore séché. Tu ne souffres pas déjà assez, Joseph ? Ou était-ce pour s’assurer qu’il le puisse encore, s’assurer qu’il puisse se faire ressentir quelque chose, sur commande, lorsqu’il le désirait, lorsqu’il en avait besoin, pour oublier le reste. Le reste qui pouvait être pire qu’un bras en sang. Je me demandais si cela marchait pour lui. Si se créer de nouveaux maux avait ce goût douceâtre et lénifiant, familier, jusqu’à ce que cela ne finisse plus qu’à laisser cet arrière-goût métallique, corrosif, engourdissant l’arrière de notre crâne et rajoutant simplement à la souffrance originelle. Ou si ce n’était le cas que pour moi. Je me demandais toutes sortes de choses, pour être honnête, pour ne pas avoir à penser à ce qui s’échappait de mes lèvres, aux confessions que je demeurais forcée de faire, encore et encore, à ceux qui ne savaient pas encore, à ceux qui n’étaient pas là, qui ne comprenaient pas ce que j’étais devenue. Et Joseph écoutait, ne cherchant pas à prononcer la moindre parole réconfortante, le moindre mot supposé m’ôter le poids d’une culpabilité ne demandant pas à être allégé puisqu’il s’agissait du lot de tout parents de se sentir responsable pour le moindre mal de leurs enfants ; une otite non identifiée, un doudou égaré, une blessure au genou, un chagrin d’amour. Rationnel ou non, nous n’espérions qu’une seule chose : pouvoir les épargner de ces peines, les soulager en les faisant nôtres. Culpabiliser de ne pas avoir su les en protéger tout en sachant que l’épreuve était parfois nécessaire, salutaire, constructif des individus qu’ils étaient destinés à devenir. Qu’advenait-il alors lorsque l’épreuve en question se révélait funeste, définitive, impitoyable ? Je ne demandais pas à Joseph d’inventer une réponse. La sagesse ne m’était d’aucun secours et les sentences philosophiques entendues au cours de ces derniers mois étaient restées stériles, ne laissant derrière elles qu’un goût de cendre au creux de mon palais. Il semblait le savoir alors que je devinais, sans le regarder, la gravité empreinte sur son visage, absorbé soudainement par le silence environnant qu’il comprenait à présent, qu’il entendait réellement.
« Il est où, ton mari, s’il n’est pas ici ? » Ailleurs. Quelque part où il se sentait utile. En compagnie d’une autre peut-être, ou de n’importe qui plutôt que sa femme qui ne voulait rien sauver, ne tourner aucune page, ne faire le deuil d’aucune peine. Car il finissait par comprendre qu’il existait des portes destinées à se refermer sur des douleurs inavouables et qu’il ne pensait sans doute plus être capable de changer cela, ou d’en avoir le droit puisque je ne cessais de le lui ôter. « Ça ne fait pas de sens. Il devrait être ici, à porter ces fringues. Pas moi. » Aucune réaction, de nouveau, ne se manifesta sur mon visage alors que je l’entendais se poser les questions légitimes, celles dont les réponses ne faisaient pas sens comme il le disait. Il m’aime d’un amour que je ne suis plus sûre de mériter. Que je ne comprends plus. Voilà pourquoi je fuyais, voilà pourquoi lui non plus ne rentrait plus puisque je n’étais jamais là. Ce n’était pas lui qui n’était plus là, c’était moi qui ne le lui permettais plus, craignant qu’il ne se blesse le jour où il comprendrait que June n’avait pas été la seule à disparaître ce jour-ci. Que si je ne parvenais pas à pardonner, je ne parvenais plus non plus à aimer, à aimer comme il le méritait. Je parvenais à attendre. À entendre les aiguilles battre la mesure de la justice sur l’horloge de ma pensée et celle-ci tardait, ralentissait, s’éloignait de plus en plus. Mais je n’avais pas envie de parler de ça avec Joseph ; de justice, de coupable, de représailles, de châtiments. Je n’avais pas envie qu’il comprenne que rien n’avancerait jamais pour moi tant que les réponses n’auraient pas été fournies, tant que l’on continuerait de me dire que la mort de ma fille était ainsi, et que l’on ne pouvait rien y faire, et qu’il n’y avait personne à blâmer. Je n’avais pas envie qu’il me voie, encore, comme la flic que j’avais pourtant toujours été parce qu’alors, il demeurerait ce criminel que j’avais rejeté il y a des années. Et que, tout de suite, je n’avais pas envie de me souvenir de lui ainsi. « Je crois qu’elle t’aurait bien aimé, tu sais. » Bien entendu qu’elle l’aurait bien aimé, pas seulement parce que June était ainsi et qu’elle n’avait que trois ans, appréciant n’importe laquelle des personnes se penchant au-dessus d’elle avec un air bienveillant. Elle l’aurait aimé comme j’avais appris à le faire, avec ses sourires rayonnants qui éclipsaient ses ombres, ses hésitations touchantes, ses paradoxes enchevêtrés, son humour sincère. Elle l’aurait aimé, dans une autre vie sans doute, une autre que celle-ci ; une où il n’aurait pas emprunté la voie qui avait été la sienne. Ou une où j’aurais su voir au-delà de mes certitudes, de mes convictions et les miennes uniquement, basées sur un fameux sens moral ne pouvait être remis en cause alors que je ne faisais finalement qu’en dévier depuis deux ans.
Un léger sourire vint flotter sur mes lèvres en imaginant celle-ci, cette autre vie, avant que je ne finisse par inspirer en fronçant à peine les sourcils, l’antinomie de ces deux expressions animant mon visage d’un air étrange. « On n’a pas à parler de Jacob. » On ne le ferait pas, pas en son absence. « Il est là où il a besoin d’être. Et si ce n’est pas ici, c’est parce que j’ai tout fait pour l’en éloigner. » Sans jamais rien lui dire, sans jamais lui demander de partir simplement parce que je m’en allais moi-même avant de le faire et que cela me paraissait pire. Pire de le laisser ainsi à chaque fois, dans un lieu où il croyait me retrouver, dans un foyer que nous avions construit à deux et au sein duquel il pensait m’entendre revenir alors que j’étais déjà loin. « Alors, on ne parle pas de lui. Pas pour lui reprocher quoique ce soit. » Je hochai la tête lentement, une fois, comme si cela suffisait pour mettre un terme à la discussion et laissais mes doigts jouer un instant avec la cigarette que je tenais toujours entre l’index et le majeur, inanimée. J’arrêtais finalement en retrouvant le dossier du canapé derrière moi, mon regard venant s’égarer sur le visage de Joseph comme si je constatais pour la première fois qu’il était dégagé, enfin, au sortir de la douche. Dégagé de larmes, de douleur, de crasse, de colère. « Ça te va bien. » finis-je par laisser échapper en haussant les épaules. « Les cheveux, comme ça. » Longs comme lorsque je l’avais rencontré, ramenés en arrière comme lorsqu’on sortait de l’eau après une après-midi trop chaude. Je me souvenais avoir regretté qu’il les ait coupés quelques mois après mon départ à l’armée, comme si je ne le reconnaissais plus ainsi, comme si sa coupe de cheveux était la responsable des changements que je n’avais plus approuvés ensuite. Ça lui allait bien ou peut-être que c’était rassurant, en un sens, de constater que tout n’avait peut-être pas complètement disparu, simplement évolué.
Un poisson d’eau salée dans un bocal d’eau douce : Joseph ne se trouve pas dans son élément. Jamais auparavant il n’a abordé de sujet qui se rattache de près ou de loin à la vie de couple et il ne peut pas capter les indices que lui donne Olivia qui semble toutefois avoir besoin de se libérer d’un fardeau. Il connait l’importance de la loyauté mais seulement dans un contexte professionnel. Il n’a jamais eu une femme à aimer pour le reste de sa vie, il n’a jamais fait la promesse de ne plus offrir ses lèvres à d’autres tentatrices : volage, libre, détaché, c’est ce qu’il est. Cela fait longtemps qu’il a fracassé les dernières chaînes qui l’immobilisaient. Alors il peut faire preuve de naïveté quand il demande à Olivia où se trouve son mari et elle ne lui offre pas de réponse. Hébété, il préfère baisser le regard pour contempler les planchers de bois francs aussi propres qu’un cabinet médical. Peut-être a-t-il posé une question de trop. Il ne saurait dire puisqu’il ne connait pas les limites à ne pas franchir. Il en a probablement déjà fait trop, de toute façon, en avouant à la jeune femme qu’il regrettait de ne jamais avoir approché son visage du sien.
Perdu, perdu, perdu. Pas une boussole au monde ne pourrait le guider vers la direction à prendre. Aucun des points cardinaux ne murmure son nom. Parler davantage ? L’interroger un peu plus ? Boire une gorgée de bière et se racler la gorge avant de commenter la beauté de la lampe posée au coin du mur ? Il se sent mal, soudainement, parce qu’il ne voulait pas ternir le visage d’Olivia qui est encore plongée dans des réflexions désagréables. « Je crois qu’elle t’aurait bien aimé, tu sais. » Redressant enfin la tête, il se laisse attendrir par son affirmation bien qu’il ait toujours douté de sa place auprès des enfants. Il n’est pas un bon exemple à suivre mais il a toutefois l’avantage de savoir reconnaître une erreur lorsqu’il en voit une. Jamais l’idée de devenir père ne lui a traversé l’esprit mais la vue d’un bébé dans sa poussette ne l’effraie pas totalement. Il lui arrive quelquefois de se surprendre à faire quelques grimaces pour essayer de le faire réagir : la plupart du temps, il arrive à arracher un sourire innocent aux bambins encore trop jeunes pour reconnaître un délinquant dans une foule. « Tu me l’aurais présentée ? » Il ne peut s’empêcher de demander après avoir expiré doucement pour s’empêcher de renier ses mots comme s’il ne méritait pas de faire rire un enfant. Tu me fais réellement confiance ?
La tension dans le corps de la policière disparaît au moment où elle admet son désir de changer de sujet, de ne plus parler de cet homme qui lui a glissé une bague au doigt. « Il est là où il a besoin d’être. Et si ce n’est pas ici, c’est parce que j’ai tout fait pour l’en éloigner. » Une énigme. Voilà ce qui se trouve devant les yeux désolés du jeune homme qui n’arrive pas à trouver le sens dans ses propos. Il a encore l’impression qu’elle a besoin de prononcer des mots précis mais qu’elle n’arrive qu’à effleurer le sujet sans jamais le pénétrer. « Alors, on ne parle pas de lui. Pas pour lui reprocher quoique ce soit. » Portant sa bière à ses lèvres pour boire une gorgée, il acquiesce sans toutefois avoir envie d’abandonner la conversation. Il a envie de la rassurer en lui disant qu’elle peut lui livrer la moindre de ses pensées mais c’est encore une fois le temps qui les sépare qui l’en empêche. Alors il se contente de marmonner le fond de sa pensée : « J’ai l’impression qu’il y a des non-dits. » Il ne peut pas s’avancer davantage car il n’a aucune piste – du moins, il ne possède pas la bonne expérience qui lui permettrait de déchiffrer derrière le regard meurtri de son amie. « Ça te va bien. » Elle lui précise que ce sont ses cheveux qui lui plaisent avant qu’il ne puisse l’interroger. Il esquisse un sourire, détestant cette ironie. La longueur en dit beaucoup sur sa situation actuelle. L’abus de drogue et sa négligence rallongent sa tignasse de quelques centimètres à tous les mois. Ces cheveux longs témoignent simplement de la difficulté qu’il a à garder les deux pieds sur terre : et ils plaisent à une policière. « Merci. » C’est le seul mot qu’il peut lui offrir. S’il ne craignait pas d’avoir la pitié des autres, il lui aurait signifié qu’il n’a pas assez d’argent pour se payer une véritable coupe. L’esthétisme passe rapidement en second plan lorsque le prix du toilettage égalise celui de cinq repas. « C’est parce qu’ils te rappellent notre jeunesse ? » Il ajoute finalement, une lueur de malice traversant ses pupilles.
La pizza ne demande qu’à se faire manger. Le parfum de la sauce tomate mélangée aux viandes et aux légumes grillées a envahi le salon. Encore ronde au milieu de la table basse, elle appelle Olivia et Joseph. Se prenant pour un gentleman – mais camouflant plutôt son manque d’appétit –, il fait signe à son amie de se servir en premier. « Une classique garnie, c’est ça ? » Il demande en faisant tourner son assiette dans ses doigts en espérant que la faim se mette à faire ronronner son estomac. Ça lui plaisir de se retrouver dans cette situation nostalgique. Il ne pourrait pas compter le nombre de fois où lui et ses complices du crime se sont attaqués à une pizza sans défense pour la faire disparaître en trois bouchées. Soufflant légèrement son air par son nez, il tend enfin la main vers une pointe pour en saisir la croûte afin de la faire glisser dans son assiette. Il coince une tranche de poivron vert entre ses doigts pour la mordiller timidement du bout des dents, cherchant son appétit. Il prie pour qu’Olivia ne remarque pas mais ces prières sont aussi inutiles que de cracher dans un incendie pour éteindre les flammes. Elle n’est pas inspectrice de police pour rien.
Olivia Marshall & @Joseph Keegan ✻✻✻ Le temps était censé changer les êtres, la condamnation des aiguilles sur la grande horloge des années défilant étant la même pour tous. Je le savais, j’en observais les séquelles chaque matin en me regardant dans le miroir. Je m’en rappelais avec plus de force encore lorsque le hasard venait à mettre sur ma route des visages d’antan, au détour d’une rue ou d’un colloque d’anciens frères d’armes ; ces hommes et femmes pour qui j’aurais donné ma vie il fut un temps et dont les nuances et subtilités m’échappaient aujourd’hui, pas toutes reconnaissables, pas toutes assimilables. Il me fallait quelques secondes parfois pour retrouver un nom, le lier à une époque ou à une anecdote. Les modifications minimes, quelles qu’elles soient, me marquaient à chaque fois. Celles agissant sur leur chair, leurs traits, leur voix ou leurs expressions. Celles qui s’additionnaient jusqu’à faire de leurs propriétaires des étrangers autrefois familiers. Pourtant, il y en avait certains que l’on retrouvait un jour, sans que cela ne soit prévu non plus, certains que l’on pensait avoir oublié ou que l’on avait désiré effacer, et ces certains-là donnaient l’impression étrange de ne s’être jamais réellement éloigné de nous. Certains comme Joseph ? L’interrogation fugace fila dans mon esprit trop rapidement pour que je puisse y répondre avec la même célérité. Ça n’était pas aussi simple, de toute évidence. Il était entré dans ce commissariat et je l’avais reconnu au seul son de sa voix pourtant déformé par la peur et la frénésie. Je reconnaissais à présent la lueur dans son regard, le voile qui venait par à-coups ternir ce dernier sans qu’il ne s’y attarde jamais réellement, et chacun de ses traits quoiqu’amaigris. Mais il y avait le reste qui manquait encore à l’appel, cette étincelle que je lui avais toujours admirée lorsque je l’observais à l’aube de sa vie d’adulte, traversé par ces énergies, ces espérances plus grandes que lui-même, ces rêves qui avaient pu le dresser vers le ciel. Qu’en avait-il fait, lui aussi ? Depuis quand n’avait-il plus eu l’occasion de s’y rattacher ? Depuis quand hésitait-il entre ces deux postures, non plus dressé mais courbé, quelque chose entre l’éteint et le vivant. Quelque chose d’immobile, les yeux noirs et surpris qu’il posait sur moi alors que je lui confiais que ma fille l’aurait sans doute apprécié, comme s’il n’osait pas y croire. À cela, comme au reste.
« Tu me l’aurais présentée ? » Oh Joseph, me retins-je de soupirer avec dépit, ce n’est pas ce que j’ai dit. Je serrais la mâchoire une seconde en soutenant son regard avant de hausser les épaules. J’ignorais s’il attendait de moi la vérité ou ce qui pourrait le contenter mais je ne pouvais lui donner que la première. « Est-ce que j’aurais aimé te la présenter, ou l’aurais-je vraiment fait ? » Tu gagnes du temps, Liv. « Parce que la réponse ne serait pas la même. » Ce n’était pas ce que j’essayais de faire, non. Mais l’honnêteté abrupte n’aurait pas rendu hommage à ce que je tentais de lui faire comprendre. Elle n’aurait fait que verrouiller de nouveau une porte que j’avais fermé entre nous il y avait plusieurs années de cela, une qui s’entrouvrait à peine aujourd’hui. « La vérité, c’est qu’il n’y avait qu’une seule chose qui comptait à mes yeux lorsqu’elle était là : qu’elle soit en sécurité. » En bonne santé. Sans peur aucune puisqu’aucune n’aurait pu être légitime. Heureuse. En sécurité, oui, et cela à tous les niveaux. « Et si pour m’assurer de cela, je devais continuer à l’éloigner de certaines personnes ou de certaines choses, je l’aurais fait. » avouais-je sobrement, le regardant presque pour m’excuser de cette réalité alors que j’appuyais tout de même ces quelques mots d’un air entendu. Certaines choses, oui, comme celles que j’avais pu entendre provenir d’une certaine cellule, plus tôt dans cette même journée. « J’aurais espéré que ça fasse de moi une bonne mère, à défaut d’autre chose. » Comme une bonne amie, par exemple, bien que nous eussions tous deux perdu le droit de nous nommer ainsi depuis fort longtemps désormais. Une bonne personne également, tout simplement. C’était faux néanmoins, je pensais peut-être également que cela aurait fait de moi une bonne militaire à l’époque, un bon flic par la suite. Comme si la moralité de ces deux institutions suffisait à évaluer celle que je devais être, ceux que j’étais censée excuser, les actes que j’étais supposée condamner. « Mais mon opinion a changé sur pas mal de points, depuis. Tu ne serais pas là, sinon. » Mes vagues réflexions sur ce qui devait être désapprouvé me semblaient quelque peu fumeuses et prétentieuses aujourd’hui. La mort de ma fille dictait désormais sa propre loi dans mon esprit, balayant l’ancienne dans un recoin de mon esprit pour cause de désuétude. J’espérais qu’il comprenne mais le pouvait-il réellement ? J’ignorais si cela était possible tant que nous ne devenions pas nous-même parents, responsables d’une vie à l’importance démesurément plus grande que la nôtre. Je ne lui aurais sans doute pas présentée, non, mais je le regrettais à présent qu’elle n’était plus là et que lui, par le plus grand des hasards, avait fait son retour.
J’ignorais si ma réponse suffit à le troubler, ou s’il fut agi de la suite et de mon incapacité inhérente à ne pas pouvoir me livrer, jamais totalement, mais nous portâmes d’un geste commun le goulot de la bouteille à nos lèvres avant qu’il n’exprime la seule chose qui lui parut sans doute appropriée : « J’ai l’impression qu’il y a des non-dits. » « De ton côté comme du mien. » acquiesçai-je simplement, un sourire énigmatique aux lèvres. Il devait avoir l’habitude, non ? Les non-dits avaient parsemé notre relation depuis son commencement, après tout. Jamais n’avions-nous évoqué les bleus et cicatrices qui parsemaient nos corps lors de nos jeunes années. Jamais ne m’avait-il avoué que le canal auprès duquel me rejoignait-il était en fait son logement de fortune à l’écart de la ville. Jamais n’avions-nous évoqué réellement les activités illégales auxquelles s’était-il dédié des années plus tard. Rien ne nous avait pourtant jamais empêché de deviner ce qui demeurait tu malgré tout. À l’époque, cela nous avait rapprochés au contraire. J’avais toujours trouvé cela un peu triste, cette capacité à savoir ce qui ne s’exprimait pas, à respecter ce qui se devait de l’être, sans que je ne sache exactement pourquoi et sans que cela ne soit réellement désagréable. Un espace d’afflictions et d’apaisement, oui. Mais sans doute cette sensation-là se devait de disparaître au fur et à mesure des années passant, de l’adolescence s’éloignant. Jeune, il était aisé de se contenter des fugacités qui sauvaient, des compréhensions tacites de l’indicible, des îlots de joie au milieu du chaos. Adulte, l’évanescence ne suffisait plus car nous ne pouvions faire autrement que d’admettre que tout cela était voué à disparaître sans réelle implication. « Mais je ferai un effort à ta prochaine question si tu en fais aussi. » consentis-je, une lueur amusée au fond du regard, scellant cette vague promesse d’un mouvement de bouteille envers la sienne et d’une constatation sonnant comme un compliment, l’instant d’après. « Merci. C’est parce qu’ils te rappellent notre jeunesse ? » L’étincelle traversant mes prunelles en continuité de la sienne alors que je rétorquai simplement : « J'ai peut-être changé mais évite de dire qu'on n'est plus jeunes. » Cela devrait suffire pour dénouer la tension, nous ne possédions que cela.
Cela et la pizza qui arriva l’instant suivant et qui trônait sur la table devant nous, celui d’après. Je fus la première à me servir puisque Joseph jouait du temps, retardait celui où il n’aurait d’autres choix que celui de remplir son assiette à son tour. Il pouvait toujours espérer donner le change suffisamment bien, je pouvais toujours faire mine de ne me rendre compte de rien. La vérité demeurait néanmoins dans le fait que des personnes en manque, des addicts sans leur poison, j’en avais vu d’autres. « Une classique garnie, c’est ça ? » Je hochais imperceptiblement la tête en détachant un morceau de croûte, n'ayant pas besoin de me forcer pour ne pas l’observer, pour ne pas l’embarrasser alors qu’il semblait puiser dans ses forces pour offrir à son corps anéanti de quoi le sustenter. « C’était une de tes préférées, à une époque. » Ça ne l’était sûrement plus depuis que ses préférences avaient viré vers la blanche, vers la poudre, vers tout ce qui était capable de vider son esprit à défaut de remplir son estomac. Ça ne l’est plus, n’est-ce pas ?
Les enfants sont les êtres les plus protégés sur la planète. Ils seront toujours les premiers à se servir une portion de soupe et les derniers à assister à une injustice. Les parents leur couvrent les yeux pour leur cacher les réalités qui font mal et ils leur soufflent à l’oreille que tout ira bien parce que c’est ainsi que fonctionne la vie. Avant que la puberté ne frappe et avant que la cervelle des jeunes ne se mette à comprendre ce qu’est un jugement, il n’y a que du bonheur pour les réveiller le matin.
Il était heureux, Joseph, quand il se perchait dans les branches du seul arbre au milieu du champ, celui sous lequel ses deux vaches s’abritaient du soleil trop chaud. Il n’avait que huit ans quand ses yeux suivaient le parcours d’une fourmi sur l’écorce de l’arbre et il lui suffisait de trouver un ami au petit insecte pour se mettre à sourire. Il posait son index devant l’une d’elles, lèvres pincées, patient, attendant que son doigt se fasse apprivoiser par les antennes agitées de la fourmi ; il ne les tuait jamais, il a toujours eu un cœur énorme trop lourd pour son petit corps. Il redescendait de l’arbre quand il se sentait prêt à retrouver sa famille.
Au début, il passait seulement quelques minutes dans cette cachette naturelle. Entre quinze et trente, il ne pouvait pas compter car il ne possédait pas de montre. Il n’y avait que l’ombre portée de l’arbre qui pouvait lui indiquer l’heure. C’est quand il s’est mis à trop grandir qu’il a réalisé que le bonheur ne se trouvait qu’entre les feuilles alors il a commencé à souhaiter pouvoir y rester pour l’éternité sans que jamais son père ne lui agrippe le pied pour le faire redescendre. Il aurait aimé y inviter Alfie, Lily, bâtir avec eux une énorme cabane qui subviendrait à tous leurs besoins mais ce n’étaient que des rêves de gamin.
Les enfants sont les êtres les plus protégés sur la planète. Un bon parent choisira toujours le côté du trottoir qui frôle le boulevard. Un bon parent tiendra toujours la main de son fils ou de sa fille dans les moments où il ne comprend et peut seulement pleurer. Olivia était une bonne maman : Joseph en est certain. Elle a toujours pris soin de lui jusqu’à ce que leurs chemins se séparent. Alors, quand elle lui dit qu’elle lui aurait présenté sa fille, il ne la croit pas. Un bon parent ne permettrait pas à son enfant de croiser le regard d’un homme qui n’aurait rien de bon à leur apprendre. Qu’est-ce qu’il aurait pu faire, de toute façon ? La saluer, lui demander son nom, sa couleur préférée, mais jamais la laisser sentir cette odeur de fumée empoisonnée qui a imprégné sa peau. « Est-ce que j’aurais aimé te la présenter, ou l’aurais-je vraiment fait ? » Il ne détache pas ses yeux des siens pour lui faire comprendre qu’il attend de sa part une véritable réponse. Pas d’artifices, pas de jolis mots pour camoufler les plus sévères. « Parce que la réponse ne serait pas la même. » Il ne réagit toujours pas. Quelques secondes passent et, enfin, la jeune femme exprime son vrai ressenti et, pour cela, Joseph ne peut que la remercier d’un sourire. Pas la remercier d’avoir admis qu’il fait partie de ces gens qu’il aurait tenus loin de sa fille, mais la remercier d’avoir été honnête avec lui. Il ne demande que ça. Il ne sert plus à rien de lui mentir : il flaire le mensonge comme un chien de police flaire la dynamite. « J’aurais espéré que ça fasse de moi une bonne mère, à défaut d’autre chose. » Il soupire doucement, s’asseyant plus confortablement dans le canapé, comme s’il se sentait plus à l’aise maintenant que certaines choses avaient été mises au clair. Il faut dire que la discussion est difficile pour le jeune homme qui ne pourra jamais comprendre ce que ressent une mère couvrant de terre le cercueil de sa fille. « Arrête. » Il souffle doucement. « Je suis certain que tu étais la meilleure. Enfin… J’espère qu’tu la nourrissais pas que d’friandises et de barres chocolatées, comme tu faisais avec moi. » Il ajoute, les lèvres étirées en un sourire timide, souhaitant simplement détendre l’atmosphère par le biais de l’humour. « Mais mon opinion a changé sur pas mal de points, depuis. Tu ne serais pas là, sinon. » Sceptique pendant un moment, il passe sa main dans sa barbe. Serait-ce égoïste de sa part d’affirmer qu’il s’agit là d’une bonne chose ? Il n’a jamais eu de mauvaises intentions mais il ne se trouve pas dans la tête de tous les autres criminels qui glissent entre les doigts de la justice tous les jours. Il a été traité comme un homme possédant aucune valeur et il n’a fait que rester de marbre pour ne pas leur donner raison mais aussi pour ne pas changer leur opinion. Il ne pourra jamais prouver à personne qu’il est un bon gars parce qu’il commence de plus en plus à douter de lui-même. Un bon gars ne dévisagerait pas son ami à coups de lavabo. Un bon frère n’aurait pas les doigts tremblants lorsqu’il s’agit d’envoyer un message à sa sœur. Un bon ami n’aurait pas ouvert ses phalanges contre le bois d’une porte à quelques centimètres des yeux de la femme qu’il aime. « Je t’en remercie. » Il répond simplement, incapable d’ajouter le moindre mot à cette phrase qui ressemble à une conclusion. Il ne veut pas la trahir ou se trahir lui-même. Elle a invité chez lui un homme qui ne semble pas réaliser qu’il a commis les mêmes fautes que celui encore coincé derrière les barreaux.
« De ton côté comme du mien. » Il croise son regard, sourit doucement, puis secoue la tête de droite à gauche en admettant sa défaite. « T’as raison. J’imagine que c’était ta façon d’me dire qu’on a tous les deux le droit de garder nos petits secrets. » Et il n’a pas l’intention de creuser davantage. Certains non-dits, de son côté, doivent rester ainsi. « Mais je ferai un effort à ta prochaine question si tu en fais aussi. » Hésitant, il finit par soulever lui aussi sa bouteille de bière pour trinquer à ce semblant de promesse. Il vaut mieux pour lui d’accepter ce marché sans pour autant respecter totalement sa part. Elle ne saura jamais, de toute façon. Intérieurement, il la remercie de changer de sujet même s’il n’est pas particulièrement passionné par la prochaine discussion qu’elle apporte. Il se fiche de ses cheveux et c’est pour cette raison qu’ils ne sont pas coiffés et aussi longs. Exactement comme dans le bon vieux temps. « J'ai peut-être changé mais évite de dire qu'on n'est plus jeunes. » Oh, voilà un détail qu’il avait oublié : ne jamais commenter l’âge d’une femme. Il pensait que ce n’était qu’un mythe mais il faut croire qu’Olivia déteste réellement découvrir de nouvelles rides dans son visage. À moins que ce n’était qu’une plaisanterie : ça, Joseph ne saurait dire. « T’inquiète, je sais qu’on a encore toute notre vie devant nous. » Gorge nouée : il doute de ses propres propos. Il est certain que son amie vivra aussi longtemps qu’elle le désire, oui. Et il est heureux d’avoir pu la voir aujourd’hui et constater qu’elle est toujours aussi belle, aussi saine, aussi forte. Elle n’a effectivement pas perdu sa jeunesse. Seulement, ses doutes reposent sur son propre sort. Il n’a pas peur de la mort, elle ne l’a jamais effrayé, mais plus les jours passent et plus il a l’impression de sentir ses pieds se décoller du sol. Et, cette fois, ce ne serait pas pour grimper dans un arbre.
La pizza posée au milieu de la table n’allume malheureusement pas l’appétit du garçon qui voue corps et âme dans l’adoption d’un visage serein. Il ne veut pas fausser compagnie à Olivia dans la dégustation de ce repas qu’elle a commandé pour elle, pour lui, pour eux. Alors il fait des efforts, fait passer le temps en prononçant à voix haute sa pensée qui se transcrit comme une question rhétorique. Le poivron vert entre ses dents n’a aucun goût et il sait que ce n’est pas la recette qui manque de saveur. « C’était une de tes préférées, à une époque. » Elle se souvient des détails qu’il aurait pu lui-même oublier tellement il a perdu le goût de la nourriture. Ça lui réchauffe le cœur. Alors il mord le bout de la pointe et mâche doucement. « Ma préférée, oui. Je pensais que le cerveau ne se souvenait que des détails les plus importants ? » Il demande, légèrement amusé, en l’interrogeant du regard.
Olivia Marshall & @Joseph Keegan ✻✻✻ Il ne s’agissait ni de broder ni de donner le change, mais bel et bien de faire face aux vérités que nous acceptions enfin de nous confier, de formuler à l’autre sans fléchir, sans ciller, sans laisser les années et le silence de ces dernières s’en charger à notre place. Peut-être lui aurais-je présenté June s’il était resté celui que j’avais connu, s’il n’avait jamais dérivé vers d’autres desseins ensuite. Et ce peut-être suffisait bien pour rendre la réalité moins amère, moins éprouvante à l’oreille. Ce peut-être suffisait sans doute pour lui prouver que je ne m’en moquais pas à ce point, pas totalement, de ce que la vie avait finalement placé sur nos chemins respectifs, nous forçant à nous engager chacun sur deux ne se ressemblant aucunement lorsque nous avions pourtant rêvé du contraire lors de nos jeunes années. Je le lui révélais ce peut-être inaudible, ce potentiel n’ayant pas eu l’opportunité de se révéler, celui qui venait s’accoler au non pourtant clair et définitif que je lui fis entendre ensuite. Une mère s’y pliait, au non, plus souvent qu’elle n’aurait pensé le faire avant qu’elle ne tienne contre sa poitrine l’enfant tant aimé, la prunelle à chérir. Et si les rangs étaient cette enclave de laquelle je n’avais de cesse de m’extirper, je n’avais pas dérogé à cette règle puisque celle-ci avait été destinée à la protéger, elle et ma famille. J’avais échoué ailleurs, vraisemblablement. Le temps s’était chargé de me le montrer par la suite mais comment aurais-je pu le deviner à l’époque ? « Arrête. Je suis certain que tu étais la meilleure. Enfin… J’espère qu’tu la nourrissais pas que d’friandises et de barres chocolatées, comme tu faisais avec moi. » Je laissai échapper un sourire, rapide et imperceptible, consciente qu’il tentait, par la légèreté insufflée, de contrer des coups qui m’avaient déjà été donnés. Mes yeux se levèrent à peine au ciel alors que mes lèvres se chargeaient d’ironiser simplement : « T’adorais ça. » Et il ne fallait pas se leurrer, ce n’était pas parce que nous n’étions pas capables d’effacer ces instants de nos mémoires que nous les évoquions ainsi de nouveau – nous l’avions fait toutes ces années - mais bien parce que nous le permettions finalement, à demi-mots. Seulement en surface néanmoins, conscients que nos silences habituels se chargeraient bien vite ensuite de reprendre le dessus sous l’approbation de l’éloignement.
« Je t’en remercie. » Mes sourcils s’arquèrent peut-être l’espace d’une seconde, à une esquisse de se froncer véritablement avant que je ne les en empêche, me contentant de nier imperceptiblement ses quelques mots en secouant la tête. Il ne me devait rien, des remerciements encore moins. Sans doute même qu'à des années de cela, j'avais été celle à espérer pouvoir lui en dédier un jour, celle qui n’avais eu de cesse de penser lui devoir quelque chose, et ce depuis notre première rencontre. Le destin était cette entité absurde à laquelle je n’avais jamais désiré croire, contre laquelle m’étais-je toujours élevée, mais peut-être s’était-il passé quelque chose d’inexplicable encore aujourd’hui, le jour où nos chemins s’étaient croisés pour la première fois et où ni lui ni moi n’avions tourné les talons, sa méfiance et mon détachement jouant pourtant contre nous. Je l’ignorais encore et lui également mais sans doute étions-nous parvenus à déceler ce qui ressemblait le plus à de la sérénité ensemble, à force de chercher, dans le ciel, les fissures du bitume s’y reflétant. Mais la vie avait poursuivi son cours et nos erreurs également, les siennes particulièrement me forçant à me rallier au cynisme qui ne m’avait jamais quitté. Celui qui avait fini par me souffler que si ses choix finissaient par le mener à la mort, peut-être y croirais enfin, au destin, puisqu’il s’agissait de celui de tous les hommes. Mais il me remerciait, lui, tandis que ma reconnaissance passée demeurait muette. « T’as raison. J’imagine que c’était ta façon d’me dire qu’on a tous les deux le droit de garder nos petits secrets. » Ses mots ne résonnèrent pas avec l’accord silencieux qu’il m’accorda pourtant en laissant sa bière tinter contre la mienne, l’hésitation avec laquelle il s’en empara se chargeant de souligner toute la réticence qu’il n’était pas capable d’exprimer. « Si c’est la tienne de me dire qu’on s’en tient là, je l’entends. » Des questions à son encontre, je n’en imaginais que la surface et en étais consciente. Chacune des réponses entendues du fond de sa cellule en avait soulevé d’autres que je tâchais d’oublier depuis. Mais la prudence de Joseph à ne pas dépasser certaines de mes limites témoignait de son inquiétude à me voir franchir les siennes et je le comprenais. Les combats internes qu’il endurait n’avait rien à voir avec moi et je n’étais pas chargée de les tirer au clair. Son angoisse était sienne, sa culpabilité également et sa déchéance tout autant. Au fond de lui, je devinais la bataille faire rage, pliant et dépliant les battants de sa poitrine fébrile mais pour lui, et sans doute l’ignorait-il, je demeurais impassible.
« T’inquiète, je sais qu’on a encore toute notre vie devant nous. » Je cillai à peine, sans penser à réagir autrement qu’en portant à mes lèvres le goulot de ma bouteille touchant à sa fin, avant que ma voix calme n’en décide autrement. « Tu le sais ? » Je le regardais finalement, entendant le moteur du livreur remonter l’allée. « Tu le savais ce matin ? » J’ai mal. Il ne s’en souvenait peut-être pas, vu son état, mais les mots hélés dans le hall d’accueil du commissariat résonnaient encore. J’vais crever si vous ne m’enfermez pas. Ce matin, Joseph en doutait, oui. Et rien ne laissait présager que la journée écoulée eut suffi à dissiper ses craintes. Ses yeux portaient toujours en leur sein la couleur d’une agonie maitrisée, celle qui m’avait soufflé de ne pas le laisser s’effondrer seul ce soir, au coin d’une rue qui ne serait pas la sienne. Mais je m’étais levée, cette fois-ci, pour lui permettre de se retrouver seul un instant, le temps d’aller chercher la pizza déposée désormais sur la table, ses effluves pimentées se chargeant de réchauffer la pièce. « Ma préférée, oui. Je pensais que le cerveau ne se souvenait que des détails les plus importants ? » Son regard attrapa le mien, amusé également, et je haussai les épaules lentement avant de rétorquer : « Ton visage la fois où j’ai commandé une quatre fromages montrait que ça l’était, important à l’époque. Quoi d’autre sinon ? » Quoi d’autre que la certitude d’hier d’avoir su un jour des choses aussi futiles que des goûts en parfum de soda ou en garniture de pizza. Quoi d’autre, puisque tout le reste, je l’avais fait taire ensuite. « Je n’oublie rien, appelle-ça un don ou une malédiction. » ironisais-je de nouveau, la voix peut-être railleuse mais les traits sérieux, la réplique aussi. Ça l’était, l’un ou l’autre, selon les jours.
Oui. Il les adorait, les friandises et les barres chocolatées qu’elle lui apportait quand ils se donnaient rendez-vous près de la rivière pour contempler les ombres des poissons dans le fond de l’eau. Ce n’est pas seulement parce qu’il a la dent sucrée, comme la plupart des gens qui apprécient de sentir les petits feux d’artifice dans leur tête. Il aimait tant croquer dans ces sucreries parce que c’était Olivia qui les lui offrait. Jamais il ne dépensait un dollar pour ce genre de chose parce que le moindre gâteau avait plus de valeur lorsqu’il avait d’abord passé par les mains de son amie. En quelques sortes, ils étaient liés par le plaisir du sucre et, oui, il adorait ça. Pendant un instant, quand la saveur du chocolat s’étendait sur toute la largeur de sa langue, il oubliait qu’il n’était plus un enfant. Il n’avait plus l’impression d’avoir perdu les meilleures années de sa vie, celles durant lesquelles les soucis ne sont que la perte de son premier hamster de compagnie ou un devoir de mathématiques trop difficile. Celles durant lesquelles il n’avait pas pensé une seule à l’éventualité d’une vie passée dans la pauvreté et la faim. Une réalité qui devenait de plus en plus la sienne au fur et à mesure qu’il disparaissait du regard de ceux qui ont réussi.
« Si c’est la tienne de me dire qu’on s’en tient là, je l’entends. » Il s’en serait tenu là qu’elle le devine ou pas. Il y a certaines choses qu’il n’arriverait même pas à dire à voix haute. Ce ne serait pas une question de promesse brisée ou de menterie : il ne trouvera simplement jamais le courage d’admettre les torts de son passé, ceux qui l’ont épargné jusqu’à présent. Il devrait être derrière les barreaux à cet instant précis, et ce pour encore une vingtaine d’années. Il connait les lois et les conséquences qui les accompagnent si elles sont enfreintes. Un meurtre, même involontaire, l’aurait fait pourrir dans sa cage jusqu’à ce que ses cheveux deviennent gris comme la pierre. Mais il n’a jamais voulu le tuer, cet homme et… et puis… ce sont les manthas qui l’ont forcé à le crever, ce pneu. Pas vrai ? Il n’est qu’un garçon manquant de repères trop facilement influençable. « Oui. J’pense pas que j’pourrais t’offrir ce que tu attends d’moi, de toute façon. Ne le prends pas personnel mais… Les policiers ne m’apprécient pas trop, habituellement. » Il dit cela avec un sourire pour détendre l’atmosphère, mais on peut toutefois noter un tic nerveux dans sa main alors qu’il se met à gratter l’étiquette enroulée autour de sa bière. Il accueille la discussion sur ses cheveux comme une clef qui lui permet de sortir d’une petite cage dans laquelle il s’est lui-même glissé en rappelant à Olivia qu’elle est une policière et lui un criminel, deux opposés qui ne devraient pas déguster ensemble une pizza autour d’une table basse. Ne voulant pas vexer la jeune femme concernant son âge, il tente de se sauver en affirmant qu’ils ont encore tous les deux plein de choses à voir avant qu’ils ne soient enterrés six pieds sous terre en-dessous d’une grosse pierre (enfin, Olivia aura une pierre, Joseph aura plutôt une petite branche vu son manque de budget). « Tu le sais ? » Il fronce les sourcils, enfonçant ses ongles dans la paume de sa main, craignant la suite qu’il entend déjà arriver. « Tu le savais ce matin ? » Il déteste se faire confronter à ses propres agissements. Certes, ce matin, il ne voyait plus le bleu du ciel. Il a craint pour sa vie mais ce n’était pas la première fois. Il finit toujours par s’en sortir, de toute façon. Ce doit être son super pouvoir dans l’univers de Marvel. Ne jamais mourir. Il a survécu à plusieurs confrontations armées, il n’était pas là le jour où une bombe a déchiré les murs du quartier général de son gang. Et, ce matin-là, il a réussi à empêcher sa main de s’injecter une quantité fatale de cocaïne dans le sang. Il doit être l’un des personnages préférés des téléspectateurs du film si jamais le réalisateur ne le laisse crever. « Je crois que le livreur est arrivé. » Il évite de répondre à cette question pour se retrouver face à face avec cette réalité. Oui, il a pensé pendant un instant qu’il s’endormirait pour ne plus jamais se réveiller. Et cette cruelle image dans son esprit l’a terrorisé à un tel point qu’il a risqué le pire en mettant les pieds au commissariat. Acquiesçant, Olivia quitte le salon pour aller récupérer la pizza à l’entrée. Il en profite pour ravaler les larmes chaudes qui lui brûlent les yeux ainsi que le fond de la gorge. Qu’est-ce que c’est douloureux de s’empêcher de pleurer. Seulement, il ne voulait pas le faire devant Olivia : elle avait déjà vu sa vulnérabilité aujourd’hui et il ne se permettait pas de lui prouver une seconde fois qu’elle avait eu raison de l’effacer de sa vie quand il a fait son premier mauvais choix. « Ton visage la fois où j’ai commandé une quatre fromages montrait que ça l’était, important à l’époque. Quoi d’autre sinon ? » Aussitôt, ses sourcils se froncent, ses traits se froissent, et il secoue vivement la tête de droite à gauche : « Et je n’arrive toujours pas à croire que la quatre fromages est ta préférée. J’ai toujours eu l’impression de croquer dans un journal qui a trempé dans l’eau pendant des heures. » User de l’humour lui permettra peut-être de retrouver son appétit en remplaçant les mauvais souvenirs par des bons. « Je n’oublie rien, appelle-ça un don ou une malédiction. » Esquissant un sourire, il passe sa main dans sa barbe, contemplant le tapis en dessous de ses pieds. « M’ouais. C’est une malédiction que je connais très bien. Ce doit être pratique, pour ton boulot. J’veux dire… Tu ne peux pas oublier un visage, ou un détail, qui te permettrait de trouver la réponse à une énigme. » Il hausse les épaules croquant enfin quelques centimètres de pizza pour les mâcher doucement. « Tu dois voir beaucoup d’trucs, tous les jours. » Il continue, relevant la tête vers elle, déterminé à basculer le centre d’attention vers elle, à nouveau. Et puis, ça peut être marrant d’entendre quelques-unes de ses anecdotes de travail. « Raconte-moi. » Il avale sa bouchée et précise : « Le cas le plus intéressant sur lequel t’as bossé. » Et il est loin de s’imaginer qu’elle n’a probablement pas la permission de raconter ce genre d’histoire à un garçon comme lui.