M’aurait-on interrogé sur mon sentiment à propos de River Shears que j’aurais hésité entre différents qualificatifs. Le premier : intelligence. Elle n’en manque pas, c’est évident, quoique comme moi, les relations humaines ne soient pas son atout. D’après moi, c’est lié à sa prétention dont découle le second trait du portrait que je brosserais. Elle a réussi. Elle s’est fait un nom dans sa branche et doit par conséquent s’imaginer que tout lui est acquis. Tout. Pas moi. Pas ce que j’ai déniché comme information sur le requin qu’est Strange. J’en ai passé des nuits blanches à compulser les dossiers dénichés grâce aux parjures d’Olivia. Je m’en suis rongé les ongles au sang lorsque je stagnais et que l’approcher se présenta comme une tâche complexe. Autant dire que je ne gaspillerai pas le fruit de mes insomnies à la première venue qui semble faire un gringue éhonté à sa proie. Certes, c’est moi qui l’ai contactée. Mais, je ne suis pas parvenu à statuer sur sa bonne foi et sur intention, si bien qu’elle est ressortie de notre entretien en partie bredouille. Ce que j’ai semé derrière à la valeur d’un menu fretin. Pas de quoi écrire un papier du reste de la soirée avec frénésie. Néanmoins, j’eus doublement espoir qu’elle ait su saisir la balle à bond tant à cause de sa promesse d’investiguer et parce qu’elle m’aura recontacté près de quinze jours plus tard. Son message, abandonné sur un téléphone dissimulé à Raelyn, un portable perpétuellement éteint et allumé une fois la semaine, était d’un laconisme frustrant. Sa voix blanche ne trahissait d’aucune émotion trahissant l’exaltation et, une fois encore, j’en suis demeuré perplexe de longues minutes avant de lui adresser un message et de lui fixer un nouveau rendez-vous. Elle est désarçonnante, la journaliste. Autant que je peux l’être moi-même à compter les mots qui sortent de ma bouche, à souffler le chaud et ensuite le froid sans honte et sans scrupule. Mais je maintiens qu’elle peut être l’as que le tricheur retranche dans sa manche. Si elle est fiable et loyale, si son éthique est à la hauteur de mon désir de vengeance, elle assoiera mon autorité sur Mitchell et, outre la gloire qui la baignera de lumière et de notoriété - ou un peu plus - je saurai la récompenser comme il se doit et comme elle l’entend.
Le jour attendu de cette nouvelle rencontre, j’ai pris la route non sans annoncer à Raelyn que je la rejoindrais au Club dans le courant de la soirée. Forte de la confiance à nouveau retrouvée, elle n’a posé aucune question et c’est serein, bien que curieux, que j’ai avalé les kilomètres hors métropole qui me sépare du restoroute où j’ai choisi de mener cette entrevue. 14h tapantes. C’était le deal. A cette heure, ils sont désertés et nous y serons tranquilles. J’ai stationné la voiture dans le parking quinze minutes trop tôt cependant et, en poussant la porte, j’eus l’heureuse surprise de l’y trouver, attablée, une boisson chaude trônant sur la table devant elle. Bien entendu, la politesse aurait exigé que je la salue avant de m’asseoir, mais j’ai fait l’inverse pour mieux trancher dans le vif du sujet. “C’est quoi ?” lui ai-je lancé en désignant du menton l’enveloppe Kraft qui gît à côté de sa tasse. J’aurais juré qu’elle l’attendait, cette question. Je n’ai pas aimé le masque qui a dès lors habillé ses traits et je fus pris, instantanément, d’un mauvais pressentiment.
Un mot. Un seul. Et celle que j’ai décrite plus tôt comme froide, impavide a aussitôt contredit mon jugement. Même cette main qui se dépose sur l’enveloppe qui a chatouillé ma curiosité semble lourde d’émotions. Et, il ne faut pas être devin pour comprendre qu’elle jubile, la journaliste. Elle se louange d’avoir certainement trouvé quelque chose, à mon sujet, qui me la tiendra haute. Elle se galvanise d’avoir outrepassé mon conseil au profit d’un autre qui ne lui apportera pourtant rien. Je ne suis un homme banal que le sort a abîmé. Je suis un type lambda auquel le sort à tout prix. Je n’ai pas l’attrait d’un Mitchell Strange qui, en trempant dans de louche, lui servirait de tremplin pour sa carrière. Le seul papier qu’elle pourrait écrire sur moi serait juste bon à attendrir les grands-mères et à faire pleurer dans les chaumières. Alors, d’où lui vient-il ce regain d’énergie ? Cet air satisfait qui lui étire les traits ? Cette expression qui la rendrait presque sympathique si elle n’était pas aussi imbue d’elle-même et si sûre d’elle. Me faire parler ! Si elle savait ! Elle est si présomptueuse qu’intérieurement, j’éclate de rire. Visuellement, j’arque un sourcil, la commissure de ma lèvre s’étire dans un rictus narquois et mon regard trahit, non pas du mépris, mais une détermination qu’elle ne m’a sans doute pas soupçonnée. Elle m’a pris pour un con, de la bleusaille qu’un coup de bluff impressionnerait. Si elle savait comme je suis peu impressionnable ? Si ses formes longilignes intimident Mitchell, moi, elle ne me fait ni chaud ni froid. « Vous avez vu une serveuse ? » ai-je rétorqué en jetant quelques regards autour de moi. La dénommée est absente. Que pourrais-je bien boire si ce n’est l’air qu’elle brasse ? « De nous deux, c’est vous qui fréquentez un repris de justice. » Moi aussi, mais ils ne sont pas comparables et, qui plus est, elle ne semble pas au courant. Au contraire, c’est là qu’elle aurait frappé, juste ici, en plein cœur en choisissant Raelyn comme angle d’approche. « C’est vous qui lui faites du charme et de ce que j’entends, ça vous ramollit, River Shears. Personne n’a jamais vendu un papier sur un vétéran qui boit et qui vit sur un bateau. Ce n’est pas assez tapageur. » Et, je me suis levé. J’ai adressé un signe à la serveuse, embêtée, qui pense que son arrivée tardive m’aurait dérangé, mais je l’ai rassuré d’un signe de tête. « Bien essayé, mais pas suffisant. » ai-je lancé en tournant les talons. Je n’avais rien à faire au cœur de ses investigations et, si j’ai deviné qu’elle le ferait, je ne roule pas aux chantages, mais au bluff. Ça, je sais faire…. Bien mieux qu’elle : c’est mon métier.
Peut-être le suis-je, ramolli. Peut-être que ma relation avec Raelyn, alors qu’elle met à mal mon besoin de vengeance, me rend moins perspicace et incisif. Je n’en sais rien et fondamentalement, je m’en fous. Je me moque de ce qu’elle pense de moi et de ma jugeote. Me qualifierait-elle d’imbécile ou d’idiot que ça ne suffirait à soulever en moi le poids de ma susceptibilité. Alors j’ai souri. Je lui ai souri, l’air de ne pas y toucher et, haussant les épaules et je me suis levé. Si c’est Mitchell, son poisson, pourquoi m’aborder comme une allemande ? Pourquoi tenter d’asseoir sur moi une supériorité dont elle rêve sans doute, mais qu’elle effleure à peine du bout des doigts ? Pourquoi s’essaie-t-elle à l’intimidation ? A priori, ce n’est pas son terrain. Son truc, c’est le roulement de ses hanches inexistantes et les œillades mielleuses à l’égard de mon ennemi juré. Elle veut obtenir ce que j’ai promis, bouffer l’asticot que j’ai suspendu à l’hameçon, mais a quel moment prévoit-elle de montre patte blanche ? Quand je serai lassé et que je me trouverais quelqu’un de plus fiable pour faire le job ? C’est avec ce genre d’attitude qu’on passe à côté d’opportunité juteuse et, par conséquent, avant de me lever pour quitter la table, j’ajoute : « Pour Mitchell ? Alors vous vous êtes trompés d’enveloppe, madame Baumann. » Et l’apposition n’est pas le fruit du hasard. Je l’ai calculée, préméditée, qu’elle intègre que, si elle a ses contacts, j’ai les miens. Comment croit-elle que je l’aie trouvée, River ? Par l’action du Saint-Esprit ? Elle m’épuise, me fatigue et pourtant, elle retient mon attention d’une phrase simplement construite : sujet, verbe, complément… ou compliment. Une louange pour Raelyn. J’en mettrais ma main au feu et elle a gagné, cette petite peste de journaliste. Elle a gagné parce qu’aujourd’hui, je me retourne, ce qui ne serait jamais arrivé en août dernier. Je me retourne avec la peur au ventre d’avoir attiré des ennuis à mon amante, ma compagne, mon amie, mon tout. Je me retourne et sur la table est posée une première photo de Raelyn, seule, sortant de son immeuble, juchée sur ses talons. Puis, une seconde nous mettant en scène sur le pont du bateau, elle en bikini et assise sur mes genoux. Et, finalement, une troisième où nous rions aux éclats dans la voiture. Je me souviens des raisons de notre hilarité. En réalité, je me rappelle le contexte de toutes ces photos et, la mort dans l’âne, le sentiment d’avoir été assommé d’un coup de masse, je me suis laissé tomber à ma place, celle précédemment quittée. « Très bien, River Shears. Je vais vous en dire plus, mais d’abord, je vais savoir ce qu’il y a d’autres dans cette enveloppe. Ensuite, je veux garder les photos et récupérer les négatifs. Et, finalement, je veux la vérité sur votre relation avec Mitchell. Vous êtes vraiment prête à sacrifier votre mariage pour ses beaux yeux ou juste pour votre papier ? » Et seule la vérité prévaudra sur le reste, car si elle ment, je le saurai. « Et je ne marche pas aux mots. J’ai besoin de plus, Shears. Soyez convaincantes, donc. »
C’est un choix cornélien que de choisir entre l’hôpital et la charité et, si je déteste investir l’un ou l’autre de ses rôles, River, elle, ne s’encombre pas du détail. A quel moment a-t-elle estimé qu’elle était en position de négocier mes exigences ? Comment, par ailleurs, peut-être les entrevoir comme de la gourmandise ? De nous deux, je suis celui qui détient les informations, je suis celui qui œuvre à saper l’autorité de Mitchell depuis l’intérieur, je suis celui qui dispose de ses secrets quant à son mode de vie et quant à l’organisation de ses trafics en tout genre. Je ne participe qu’à peu d’entre eux, mais j’ai mes oreilles sont plus larges que des feuilles de choux tant mon désir de vengeance est oppressant. Lui seul m’anime, autant dire que River Shears ne m’impressionne ni ne m’inquiète. Je n’ai pas non plus le sentiment d’être une position détestable ou inconfortable. Je suis agacé par ce qu’elle pourrait tourner son enquête vers Raelyn, mais dans les faits, rien de ce qu’elle ne pourrait ne me surprendrait et sa sécurité n’est-elle pas pleinement sous mon contrôle ? J’ai foi en Olivia et dès lors qu’elle accepté de se parjurer, je n’ai plus rien à crainte de l’obstination de cette femme au ton trop péremptoire à mon goût. « Vous croyez ? » lui ai-je donc rétorqué, les lèvres étirées d’un sourire narquois. A se surestimer, elle va tomber de haut, Shears. D’une certaine manière, elle ait de la chance que je ne suis pas un fou criminel où les chances pour qu’elles dorment dans les nuits à venir avec les poissons s’agrandiraient de minute en minute. Qui est-elle pour me donner des ordres ? Qui est-elle pour m’intimer avec autorité d’ouvrir son enveloppe ? En d’autres circonstances, la curiosité m’aurait fait agit, mais je le répète : j’en sais plus qu’elle et rouler avec moi, c’est s’assurer d’économiser une énergie folle à travailler avec la minutie d’une fourmi pour mettre en lumière les plus lourds secrets de Mitchell Strange. Or, puisqu’elle s’entête, je repousse dans sa direction son bout de papier Kraft sans mot dire, les traits toujours illuminés d’un sourire. « Vous parlez trop et n’agissez pas assez. » ai-je ponctué son monologue. « Si vous ne m’avez pas attendu, qu’est-ce que vous faites là, River ? Pourquoi perdre votre temps avec moi si vous n’avez pas besoin de moi ? » Ces justifications par rapport au mariage ? A la trappe. Ce n’est pas mon problème la façon dont elle le gère. Serait-elle embourbée dans une relation libre ou fréquenterait-elle des clubs échangistes que ça ne soulèverait en moi que de l’indifférence. Qu’elle soit prête à charmer son larron pour obtenir des aveux au détriment de son mari, en revanche, me laisse perplexe. Où va-t-elle, sa loyauté ? Comment puis-je miser sur elle si elle fait peu de cas d’un homme qu’elle a aimé alors qu’il est évident que je lui suis antipathique. « Je ne vous aime pas, River Shears. Vous êtes arrogante et présomptueuse. J’ai aussi du mal à savoir ce que vous êtes prête à vendre pour écrire un bon papier. Où commencent et où s’arrêtent vos limites ? Parce que je ne suis pas en train de jouer, moi. Je ne suis pas là parce que je dois nourrir femme ou enfant. Je ne suis pas là non plus pour sauver la veuve et l’orphelin. Mes motivations sont purement égoïstes et il n’est pas question que je laisse quelqu’un comme vous. » Remontons le fil de la conversation pour nous souvenir de tous le bien que je pense d’elle. « Gâcher des mois de travail…. » Les photos de Raelyn ? J’y reviendrai plus tard puisque je n’en ai pas fini. « Qu’y a-t-il dans cette enveloppe ? » Car à ce stade, c’est de son contenu que dépend la suite de cette conversation.
« Et je peux toujours le faire. » Lui ai-je lancé sans m’offusquer outre mesure. Elle est exaspérée, River. Elle le porte sur ses traits et dans les gestes. Ils ne sont plus fluides, ils sont saccadés par la nervosité. Ne serais-je trop bon pour ne pas m’en satisfaire ? Ne serais-je pas idiot du village de ne pas être fier d’avoir à nouveau renversé la vapeur ? Elle se sentait forte pour quelques photos, mais je maintiens que j’ai plus à lui apporter que le contraire. Pourquoi ne serais-je donc pas ingrat ? Parce qu’elle me le demande ? Parce qu’elle a un CV intéressant ? Ce ne sont que des foutaises. « Je reste là dans l’espoir que vous fassiez ou que vous disiez quelque chose d’enfin intéressant, mais… » J’ai jeté un coup d’œil à ma montre et j’ai grimace le dépit. J’ai sous-entendu que je perdais mon temps, précieux, plus que le sien, puisqu’elle n’arrivera à rien avec cette attitude, ni avec moi, ni avec Mitchell. Au moins ai-je trouvé une bonne raison à ses numéros de charme moins discrets qu’un éléphant dans un magasin de porcelaine. Elle manque de finesse et je me demande à qui elle a volé la place et la notoriété sur son affaire précédente, l’éminente, celle qui lui vaut sa réputation. Je m’interroge sur ce qu’elle l’aurait éventuellement volée à l’une de ses petites mains qui travaillent pour elle, celles qui ont certainement pris ces photos à sa place. « Ce ne sont pas mes secrets, Shears. Et c’est parce que vous vous obstinez à concentrer cet entretien sur moi que je vous suis aussi détestable qu'un cancer en territoire ganglionnaire et croyez-moi, je suis pas à mon maximum. » Quoique j’admets volontiers que je ne suis pas l’homme le plus sympathique. Elles sont rares celles susceptibles de m’apprivoise. Il faut du cran et des couilles pour ce faire et, enfin, elle les dépose sur la table en renversant le contenu de son enveloppe. « Vous voyez, quand vous voulez. » A nouveau, je la toise, mais ma satisfaction est différente. Elle prend racine dans ce qu’elle a enquêté autant sur moi que sur Mitch et je ne l’en blâme pas. J’aurais fait pareil. Dès lors, elle retrouve tout son intérêt. « Je ne vous juge pas, River. Si vous étiez moins sur la défensive, vous auriez compris que ce que j’essaie de vous dire, c’est que je ne prendrai pas le risque de gâcher mes projets en vous les répétant pour que vous puissiez le lui confier sur l’oreiller. Ce que vous faites de votre mariage et avec qui vous êtes prête à coucher pour obtenir une promotion, je m’en tape. C’est, comment vous dites ? Des décisions à la mord-moi-le nœud. » Curieux, j’ai ramassé les photos de Raelyn pour les rassembler en un seul paquet. Je les ai écartées et je me suis intéressé au feuillet concernant Strange. « L’immobilier, donc… et son arrestation. Vous savez pourquoi il a été arrêté ? Et surtout, pourquoi il a été libéré ? » Le ton s’est radouci évidemment. Il n’y a rien d’inquiétant pour Raelyn. Rien qui mériterait que je sorte les crocs. Tout ce qu’elle sait, c’est qu’elle est la locataire d’un type riche à millions et qui, pourtant, ne serait que le minable patron d’un restaurant. « Il n’y a rien qui vous choque entre ce qu’il possède et ce qu’il est ? » ai-je renchéri en hélant la serveuse : je peux me le commander, ce café.
« C’est une question ? » Parce que si elle s’interroge sur ce que je l’en croirais capable, je lui répondrais que je n’ai pas d’avis sur la question. Compterait-elle parmi mes proches amies que peut-être me serais-je autorisé un conseil, mais dans l’absolu, elle n’est à mes yeux qu’une prétentieuse qui n’a qu’un seul intérêt à mon sens : son métier. L’autre dépend de la façon dont elle gère ses relations avec Mitchell, mais ce qu’elle est prête à faire ne me dérange que par rapport à mon dessein égoïste. Sa vertu est le cadet de mes soucis. Sa fidélité envers son mari m’agite autant qu’un vent absent en été. Les photos qu’elle déverse de son enveloppe en revanche m’interpelle davantage. Ce n’est pas un hasard si j’ai fait le tri entre ce qui concerne Raelyn et Mitchell. Le message est clair : il y a elle et lui et de cette dernière, je ne parlerai pas. Si j’étais forcé à le faire, je ne manifesterais que mon mécontentement et proférerait des menaces à peine voilée qui relèverait moins du bluff que d’une réalité. Au moins est-elle maligne à ses heures, River. Elle ne s’y aventure pas. « Tout à fait. Quel est cet agent ? » Anwar ! J’en mettrais ma main au feu. Il a tout misé sur cette affaire et, si je ne l’ai jamais rencontré, je sais qu’Olivia le connaît et qu’elle envisage de lui faire intégrer l’équipe visant à la destitution du Roi de l’imposture : c’est une ordure. « Et votre instinct ? Il vous a mené où ? Hormis la case prison ? Qu’avez-vous trouvé ? » Et plus important encore, qu’espère-t-elle trouver ? « Il faut savoir où chercher avec Mitchell Strange. Je ne l’aime pas beaucoup. » Et le mot est faible : je l’abhorre du plus profond de mon être. « Il faut lui laisser qu’il sait brouiller les pistes, mais il a des failles… des failles qui sont facilement remarquables à son contact. » Son attrait pour les femmes par exemple. « Nous avons ça en commun. On se déteste, mais il n’est pas bien entouré Mitchell. » Hormis Raelyn qui veille sur son affaire parce qu’elle est surtout la sienne, il n’a pas su ranger dans la bonne case ceux qui lui servent d’alliés et ceux qui causeraient volontiers sa perte. « A votre avis, à quoi il peut bien lui servir son restaurant ? » Le blanchiment d’argent, cela va de soit…. A se demander comment il n’a pas déjà eu un contrôle fiscal sur le dos vu ce qu’il engrange en bénéfice en vendant des gamines et avec le terrain de la drogue. Ceci étant, j’aspire à l’entendre de la bouche de River. J’ai besoin d’être certaine qu’elle n’idéalise pas le personnage, contrairement à ce qu’elle tend à prétendre.
Je l’ai détestée pour une raison : les photos de Raelyn. Elle gagne cependant quelques points sur l’échelle de mon estime d’avoir eu l’honnêteté de se présenter devant moi avec l’entièreté de ses recherches. Elle ne me tend pas d’autres pièges que celui trop grossier de brandir les clichés de ma compagne sous mon nez et je me détends. Je ne dirais pas qu’elle m’est soudainement sympathique et que je la gratifierai en la quittant d’une tape amicale dans le dos, mais j’entrevois la possibilité de travailler avec elle et ça mérite que je me radoucisse. «Et c’est normal. Il lui sert de machine à laver son fric. Celui qui ne provient pas de ses locations évidemment. » Car je ne doute pas que les rentrées doivent être conséquentes. D’après les rumeurs, elles sont cachées derrière des sociétés écran, mais je n’en sais pas davantage. « Pour ce qui est de l’immobilier, je ne sais pas grand-chose. Ce n’est pas mon combat. Je ne veux pas le ruiner, je veux… » Qu’il crève dans les mêmes souffrances que ma gamine, mais ce n’est pas avouable alors je me corrige. « Je veux qu’il pourrisse en prison, là où est sa place. » Je pourrais lui raconter l’histoire de Sofia, mais c’est trop tôt. Je n’ai pas envie de l’attendrir sur mon sort. Je n’ai pas non plus envie de dévoiler l’identité de mon moteur. Pas encore, mais quelque chose me dit que, tôt ou tard, ça viendra. « Ses failles ? Les femmes et sur ce point, vous semblez l’avoir compris. Son frère, parce qu’ils semblent vraiment liés et je pense que vous ne pourrez rien en tirer. » Raelyn, également. Il se damnerait pour ne pas la perdre, mais elle ne fait pas partie de l’équation et je veillerai à l’en sortir si, d’aventures, River m’interrogeait à son propos. « Je ne sais pas grand-chose sur ses origines. Mais, je sais qu’il a quelques trafics qui feraient pâlir de rage toutes les féministes. Du reste, son autre faille, c’est moi. Et ce n’est pas de la prétention, c’est une réalité. J’ai un dossier bien plus fourni sur ces activités que le vôtre. Mais, je ne peux pas vous en dire plus pour le moment parce que si vous écriviez votre papier trop vite, je vais y perdre au change. » Il saura d’emblée que ça vient de moi. « Et c’est pour ça que j’ai voulu vous rencontrer. Pour vous ralentir autant que possible. » Même si ça me coûte d’admettre que j’ai rapidement perçu la lueur d’intelligence brillant au fond de son regard. « Une poignée de mois en tout cas. Et, si vous voulez entrer dans ses petits papiers, c’est un amoureux du poker. Ça peut aider. » La serveuse m’apporté mon café. Je l’ai remerciée, j’ai réglé la note et j’ai repris. « Zheri va sans doute vous parler d’elle. » J’ai tapoté le tas de photos a l’effigie de Raelyn. « Et elle fait partie de notre accord. On ne l’approche pas. On ne lui parle pas. On ne la regarde pas. Et on ne la prend en photo. Et pour vous donnez envie de me faire confiance, je vous dirai un seul mot : prostitution. Alors ? »
Serait-ce pathétique d’affirmer à cette inconnue que je jugeais détestable il y a cinq minutes de cela que j’ignore où est ma place ? Que j’ai ourdi des plans de vengeance sans être certain de ce que cette dernière m’apportera en quiétude et en paix ? Que j’œuvre à ma rédemption sans certitude que Mitch, mort ou derrière les barreaux, me soignera de ma culpabilité et de l’addiction qui en découle ? Evidemment que ça le serait. Si je fouillais mon inconscient, j’admettrais que croire que ça suffira à panser mes blessures est une idiotie. Alors, si je lui réponds, je suis catégorique : « Là où je l’ai décidé » et somme toute laconique. Je le suis tout autant au sujet de ce que j’aurais à perdre à trop en dire quoique plus précis. « Des mois de travail. » lui ai-je rétorqué, réprimant l’envie de lui annoncer que j’y laisserait sans doute une vie de tranquillité d’esprit. Elle est curieuse : c’est le défaut de tous les journalistes et je n’ai pas envie de m’épancher sur le cas de Sofia pour l’instant. « Justement ! C’est parce que rien ne nous reliait que j’ai voulu vous rencontrer. » Sous-entendu, pour veiller à garder le contrôle de la situation, mais est-ce utile de l’ajouter ? Je suis certain qu’elle a compris, tout comme elle a rapidement fait le lien entre les différentes passions de Mitchell : les femmes et le poker. « Vous savez jouer ? » Se déshabiller, ça, je présume qu’elle sait et avec les formes. Au contraire, elle ne s’encombrerait de pudeur et ne papillonnerait pas pour butiner le crocus qu’est Strange. De mon point de vue, j’aurais préféré qu’elle s’embarrasse de sa question à propos de Raelyn sans la poser dès lors que je dessine les contours du graveleux parmi les affaires de mon ennemi juré. J’ai avalé mon café de travers alors qu’elle la compare à une prostituée. Il m’a fallu plus d’une minute pour me remettre d’une quinte de toux. « Non. Bien sûr que non. » Et rester calme m’a demandé un effort surhumain tant je nous sens insulter, Rae et moi, dans ce que nous sommes d’enviable pour la plèbe. Au lieu de ça, j’ai sorti un des clichés de la pile, un où nous sommes tous les deux, un cliché sur lequel les sentiments transpirent faute à un regard complice. « On a l’air d’une pute et d’un mac ? Ou d’un client ? » Je me sens injurié et, pourtant, je comprends la question. Je saisis le raccourci. « Elle marche avec moi. Donc… » Je ne répète pas qu’il est interdit de jeter un regard sur elle ou ses affaires. C’est clair et, la preuve étant, elle accepte les termes du contrat tacite. « Du reste, je vous dirai simplement que certaines en crèvent et que ça en dit long sur ce qu’elles sont indépendantes ou non. » Sur ce qu’il les loge, les entretient, les maintient sous sa coupe, mais indirectement puisqu’un autre homme se charge de gérer ses filles. « Très bien. Dans ce cas, je prends pour argent comptant que vous ralentirez, River. » J’ai avalé les dernières gorgées de mon café, mais avant de prendre congé, j’ai ajouté : « Négatif. Originaux informatiques. Je m’en tape, mais je les veux. » Et j’exige alors que j’emporte le paquet sagement posé sur ma droite. « Autre chose ? » me suis-je finalement enquis en veillant à ne générer en elle aucune frustration.