Je l’ai tour à tour présumée intelligente et détestable. J’ai ensuite considéré qu’elle était trop imbue d’elle-même pour que je puisse lui faire confiance. Elle a appuyé mon jugement en me narguant avec les photos de Raelyn et moi. J’ai pensé à partir par deux fois sans rien offrir de plus que mon mépris. Mais, je dois reconnaître à River qu’elle a su renverser la vapeur. Elle est parvenue à obtenir de moi quelques informations capitales au sujet de son enquête et, en échange, j’ai gagné la promesse de récupérer les originaux de ses clichés volés et un sursis avant que sorte son article. Puis-je considérer qu’elle est loyale ? Je n’en sais rien. C’est la question que je me suis posée durant la semaine qui a suivi notre dernière rencontre, une semaine sans nouvelle de sa part. Elle sait où me joindre pourtant et, jusqu’à preuve du contraire, quoique je ne me sois pas engagé en lui livrant Mitchell sur un plateau d’argent et que j’aie veillé à l’éclairer sur ma relation avec le bras droit de ce dernier – elle nous a décrit comme deux êtres amoureux et je n’ai pas démenti – je suis anxieux à l’idée qu’elle puisse m’avoir trompé. Je suis anxieux vis-à-vis de mon instinct qui, habituellement, me trahit rarement lorsqu’il n’est pas question du noble sentiment. Dès lors, je n’aurais pu réprimer mon soupir de soulagement dès lors que j’ai découvert son invitation à la rejoindre au Lone Pine Sanctuary, par message interposé, sur mon téléphone sagement entreposé à Redcliff. C’est la nouvelle attraction à la mode sur Brisbane. Entre Molly qui y travaille et Ariane qui en a fait son lieu de prédilection, je serais presque blasé d’avoir à m’émerveiller devant des bêtes que j’ai déjà vues 100 fois. Blasé et frustré qu’elle ait opté pour un lieu aussi fréquenté et principalement par des familles. Qu’à cela ne tienne, j’ai assez joué de ma chance pour imposer mes exigences. Jusqu’ici, je la tenais, River Shears. Aujourd’hui, c’est à mon tour de montrer patte blanche si je veux ressortir de ce havre de paix avec ce que j’attends, d’autant qu’il est caduc, cet accord. Je dois me fier à sa loyauté et à son sens de l’éthique. Mais, c’est en bonne voie. Je le crois en tout cas. Rien ne l’obligeait à remplir sa part du marché. Rien. En soi, en lui offrant une piste qu’elle aurait pu remonter sans moi, j’ai pris un risque et je saurai, aujourd’hui, honorer sa bonne foi d’un peu de sympathie. Je lui ai même offert un sourire alors que je l’ai approchée. Un sourire et un bonjour d’une infinie politesse. « Comment va la journaliste, aujourd’hui ? » ai-je lancé sans feindre la bienséance et, avant qu’elle ne me réponde, Ellie Epstein, gamine de 17 ans rencontrée récemment par le biais de son père, l’a interpellée comme s’il s’agit d’une amie, d’une sœur ou en tout cas, une adulte de référence, gamine de dix-sept qui m’a embrassé sur la joue en m’expliquant qu’elle avait vu son père, qu’il était en pleine forme et qu’elle était au courant pour Bayside. Elle a ponctué le tout par un clin d’œil et j’ai fait le lien, enfin. River Shears, c’est la mariée. River Shears et moi sommes liés par un point commun, par une bonne nature, par un chic type dont je me suis rapidement senti proche. « Ellie Epstein. Vraiment. Si je croyais au hasard… Je n’ai pas fait le rapprochement, mais là, ça me semble plutôt évident. » ai-je ajouté malgré l’air supposément hébété de mon interlocutrice. « J’ai rencontré son père il n’y a pas très longtemps. » Un mois tout au plus. « On s’entend plutôt bien lui et moi. » me suis-je expliqué, bien plus doux que lors de nos précédents échanges. Je ne l’aime pas davantage, River, mais j’ai davantage foi en ce qu’elle puisse être une bonne personne.
Dernière édition par Amos Taylor le Jeu 25 Juin 2020 - 9:14, édité 1 fois
J’ai regardé Ellie s’enfuir aussi vite qu’elle n’a débité, autant à moi qu’à River, les quelques phrases destinées à saluer ou à demander et sa ressemblance physique avec Jack m’a aussitôt frappé. Quant à mes instincts de père déchu, ils ont illuminé mes traits d’un sourire bienveillant. « Evident, oui. Brisbane est parfois toute petite et ce n’est pas comme si les River couraient les rues. » C’est un prénom aussi rare que le mien, si tant est qu’il le soit réellement. La réalité, c’est que je connais moults Gregory, mais je n’avais jamais rencontré d’autres River. Le mariage aurait pu me mettre la puce à l’oreille également. Je n’ai pas fait les rapprochements parce qu’ils ne m’intéressaient pas, mais dès lors que l’entrelacs se dénoue sous mes yeux, ça fait sens et j’invite d’emblée Jack à la conversation. « Ça vous étonne que nous puissions bien nous entendre ? » Dois-je lui préciser que son appel d’hier aura confirmé qu’il ne nous aura pas fallu longtemps pour accrocher ? Est-elle surprise à cause de l’antipathie que je lui inspire ? Ça n’aurait rien d’étonnant, mais elle est en partie responsable de nos différentes anicroches, Shears. Elle n’a pas su m’aborder en veillant à ma sensibilité en brandissant Raelyn comme une arme d’intimidation. Je ne roule pas aux chantages et, si je doute de ce que je suis en matière de relations humaines, je sais que j’ai dans mes cordes de quoi court-circuiter quiconque chercherait à me causer du tort. Je ne suis pas de la bleusaille et, sans prétention aucun, j’en ai maté des plus coriaces qu’elle. Je le fais encore. Il suffit de s’attarder au désir fou de Mitchell de se débarrasser de moi. Or, je suis toujours là. Il essaie. Il fait chou blanc et si le soutien de Raelyn m’est utile, je sais que sans elle, le bougre aurait eu des scrupules à me dégager puisque j’ai l’air irréprochable. « Jack est quelqu’un de bien en effet. Voilà au moins un point sur lequel nous tombons d’accord sans difficulté. » Et à nouveau, je lui souris, mais sans la regarder. Je suis obnubilé par le tableau qui se joue sous mes yeux : Ellie jouant à la babysitter. « C’est le vôtre ? » ai-je demandé en désignant du menton le petit bonhomme. « Quel âge a-t-il ? » C’est un marmot minuscule. Je lui donnerais moins de deux ans. « Il a l’air de la responsabiliser et je comprends mieux pourquoi ici à présent. Je regrettais que vous n’ayez pas choisi un endroit plus discret. » Comme un bar ou un café. « Mais, ça me va, tant que vous avez ce que je vous ai demandé. » Et, cette fois, comme ça n’avait rien d’un ordre, je l’ai gratifiée d’un sourire avant d’avancer de quelques pas pour garder à l’œil les deux enfants sous sa responsabilité. « Et non. Personne n'est pas au courant. Ou, en tout cas, il ne l'est pas et ne doit pas l'être. Il vous a confié Ellie pendant son voyage ? Je présume que vous êtes donc resté proches. » Sous-entendu, je connais les morceaux de votre histoire. Inutile de la répéter. Mais, donnez-moi de quoi vous faire confiance sans preuve, Shears.
L’art et la manière d’aborder les gens. Tout ce qui me manque habituellement. Mais, pas avec lui. « Vous serez sans doute surprise d’apprendre que c’est moi qui l’ai abordé » Surprise parce que je ne suis pas plus doué qu’elle pour les relations humaines et sans doute plus étonnée encore que c’est pas exactement là où elle m’attendrait. Et je ne peux pas lui en vouloir, cependant. Moi non plus, je me suis effaré moi-même. « Un peu bêtement. » ai-je ajouté soucieux de dédramatiser les raisons de mon audace. Jamais je n’admettrai que ce fut lié à ma jalousie. Je préférerais souffrir mille tourments que d’aborder à nouveau Raelyn dans cette conversation. Alors, je la ramène vers son enfant. Aussi carriériste une femme puisse-t-elle être, d’aucunes ne vibrent pas lorsqu’on s’intéresse à sa progéniture. « D’ici, j’aurais tendance à penser qu’il ressemble sa mère. » Et, je ne la flatte pas. C’est réellement l’impression qu’elle me laisse et, fondamentalement, c’est une diversion efficace alors que je récupère enfin l’enveloppe qu’elle me tend. « Merci. » lui ai-je soufflant dénué de toute cérémonie. En d’autres circonstances, j’aurais bien vérifié par une tentative d’intimidation qu’elle n’en gardait pas quelques-unes sous le coude – je crois qu’elle l’a fait – mais je ne l’insulterai pas, pas cette fois. Sa remarque fait écho à un sentiment que j’ai longtemps ressenti par rapport à Sofia et elle m’a interpellé et, d’instinct, je lui ai soufflé un conseil qu’elle ne m’a pourtant pas demandé. Il n’a même rien de légitime. « Vous devriez. Profitez de lui. Ils grandissent vite. » Pas le temps de dire «ouf » que Sofia était déjà une femme trop candide pour ce monde. « Je parie que vous n’avez pas vu passé le temps entre votre grossesse et ses trois ans. » Grossesse qu’elle a donc partagée avec Epstein. « Oui, mais pas comme vous l’entendez. Il parlait moins de vous qu’il n’a raconté une anecdote. » l’ai-je éclairée, réalisant que, peut-être, elle aurait espéré davantage de précision. Sauf que ce n’est pas mon rôle de dévoyer les confidences de Jack, qu’elles soient anodines ou non d’ailleurs. « Est-ce que je peux vous poser une question, River. » Une question osée, personnelle, comme mon affaire. « Vous êtes vraiment prêtes à sacrifier tout ça pour un papier ? » Sa famille ? Son fils ? Ses amis qui pourraient être déçus qu’elles se fourvoient s’il l’apprenait ? Elle-même peut-être. Pourrait-elle se regarder dans une glace si elle se lançait dans une aventure incontrôlable avec Mitchell Strange ?
Je sais ce qui se cache derrière son interjection. Elle est surprise parce que je n’ai rien d’un type avenant, moi. Mon sourire – qui apparaît rarement – n’a rien de rassurant. Il dissimule souvent du dédain quand il n’est pas narquois, en particulier face à des personnages tels que River Shears. Si j’avais à me décrire, je me permettrais les caractéristiques du renard du Petit Prince et non ceux du vaniteux. Je ne dévoile la plus belle part de ma personnalité, il faut gratter le vernis à la surface et il en faut du courage, un courage qu’elle n’est pas obligée de déployer. Je ne m’offusquerai pas le moins du monde si, d’aventures, elle s’était contentée de me tendre les photos pour ensuite retourner à ses occupations avec les mômes dont elle est la charge. Et, quoique ça soit étonnant, c’est moi qui m’y colle. Je creuse, mais ce n’est pas dénué d’un intérêt malsain. Le seul qui se défendrait de l’être, c’est mon intérêt pour son gamin. Je ne suis pas un monstre : je ne me servirai pas de lui. Tout comme je n’inciterai pas cette femme mariée à coucher avec Mitchell pour recueillir quelques-unes de ses confidences abandonnées sur l’oreiller. Si je cède à ma curiosité, c’est parce que j’ai besoin d’appréhender la personnalité de cette journaliste. Je ne peux pas lui faire confiance sans en savoir plus long sur elle et quoi de mieux que de saisir la perche qu’elle me tend puisqu’en choisissant Lone pine comme lieu de rendez-vous, elle m’introduit dans son intimité sans, peut-être, l’avoir réalité. Alors, je l’interroge et je dois admettre que j’aime assez ce que j’entends. J’aime qu’elle s’attendrisse devant les ressemblances entre son mari et son fils. J’aime qu’elle nourrisse l’espoir de s’éviter une trahison. Je lui reconnais de la jugeote par rapport au monde qu’elle côtoie et j’entends qu’elle a simplement un sens des priorités que la société jugerait d’anormal. Pas moi. Je ne crache pas dans la soupe que je m’apprête à boire. La femme qui partage ma vie distingue à peine les notions de bien et de mal. La différence, c’est qu’elle n’est pas chargée de forger la personnalité d’un bambin. « Et je vous le souhaite. » ai-je avancé, sincère, sans lui sourire, le regard perdu vers le garçonnet et attentif à ses confidences inattendues. Lui serais-je plus sympathique que je ne l’avais imaginé au départ ? Elle m’interpelle et tandis que nous vagabondons au travers les allées et que s’extasie Liberty devant les koalas, je prends la peine de réfléchir au poids des mots. « Je vois ce que vous voulez dire. Je vois même très bien. Je ne suis pas toujours certain d’avoir voulu de la mienne. » Et je ne fais pas allusion à celle-ci, mais à la précédente, celle où je fus propulsé dans le rôle de l’homme marié et du père alors que je n’avais pas atteint les vingt ans. « Les idées conservatrices du pays ? Par rapport aux femmes ? » me suis-je enquis les yeux happés par un kangourou et son bébé dans sa poche. « Parce que j’ai pas l’impression qu’on puisse contrôler une grossesse. » C’est en tout cas à des kilomètres de l’image que m’a renvoyé Sarah à l’époque. « Est-ce que c’est réducteur de déduire de tout ce que vous me dites que la famille n’est pas un moteur ? J’ai lu votre article au sujet de votre père. Vous ne lui avez fait aucun cadeau et même si ce qu’il a fait été dégueulasse, il n’y avait pas d’autres solutions ? Pourquoi ne pas l’avoir préservé ? » Sans doute estimera-t-elle que j’outrepasse mes droits, que je ne suis pas là pour mener un interrogatoire, mais je m’en tape. « En gros, votre métier est votre raison de vivre et tout le reste passe à côté, c’est ça ? » En échange, je lui en livre un peu sur moi : c’est donnant-donnant. « J’en ai une, oui. Et, c’était elle mon moteur, ma bonne raison de me lever le matin. Mais j’ai jamais été un carriériste. »
Je la trouve bien naïve pour une femme qui est prête à sacrifier son mariage et sa famille pour sa carrière. Les idées conservatrices de la société, on ne peut pas y mettre un terme. On peut les contourner si, d’aventures, on a les reins solides, mais on ne peut pas ôter de la tête de tous que les femmes ne sont pas plus utiles en tant que mère qu’en tant qu’acteur du monde. Il est également idiot de penser que les hommes ne sont pas tenus par des responsabilités qui les dépassent, mais c’est un autre débat, quoiqu’il approche de cette discussion autour de l’article écrit sur son père. A-t-elle pensé au sacrifice qu’il a certainement dû faire pour elle ? A-t-elle imaginé qu’il serait paradoxalement malheureux de cette trahison et peut-être fier de son émancipation ? Comment aurais-je réagi si mon bébé m’avait enfoncé un poignard dans l’estomac ? S’il avait ruiné ma carrière ? Aurais-je été satisfait qu’elle n’ait pas permis à un requin de me salir pour s’en charger elle-même ? Alors qu’elle s’arrête au milieu de l’allée où courent quelques enfants et bien que je ne perde pas du regard ceux sous sa responsabilité – déformation familiale – je l’imite comme si nous étions dirigés par une énergie commune : la curiosité. La mienne qui se révèle par des questions et la sienne que je suppose liée à ce que je lui en pose. Peut-être se demande-t-elle pourquoi je la pousse tant à s’ouvrir et pourquoi, malgré que je lui paraisse antipathique, elle se prête à l’exercice. Je l’ignore dans le fond, mais je n’en serais pas surpris. « Et aujourd’hui ? Où en êtes-vous tous les deux ? » A-t-il reconnu sa loyauté ? Car, il y en a bel et bien dans l’attitude et dans le choix de cette fille. Elle est à une échelle différente que celle du commun des mortels, mais elle est là. « Parce que je respecte bien des gens qui m’ont déçu et c’est souvent irrévocable. Comment il s’en est tiré, votre père ? Personne n’a jamais écrit la suite de l’histoire. Vous n’avez jamais pensé à le réhabiliter ? » Quoique peut-être…je n’ai simplement pas vérifier plus loin. Avant aujourd’hui, c’était le cadet de mes soucis. Avant aujourd’hui, je ne m’imaginais pas non plus utiliser un imparfait pour qualifier ma fille auprès de River. Je n’envisageais ni de ce qu’elle me poserait ce genre de question et que je serais mu, sans doute parce que nous sommes entourés de monde, avoir l’impulsion de répondre sincèrement, trop peut-être. « Désolée ? Et pourquoi ? » C’est typiquement le genre de phrases qui m’exaspère parce qu’elle ne veut rien dire. On est désolé de briser un vase, désolé d’être désagréable avec quelqu’un, mais pas pour le malheur d’autrui sans verser dans la pitié. « 21 ans. » lui ai-je tout de même répliqué avant d’ajouter. « Et je ne sais pas quelle version j’ai envie de vous donner sur le comment. Je ne sais même pas ce que j’en pense. Ce que je peux vous dire, c’est que le découvrir est devenu l’essence de ma vie. » Et à part de là, il ne lui reste plus qu’à assembler les pièces du puzzle.
« Dans ce cas, tout est bien qui finit bien. Vous vous en sortez bien. » ai-je déclaré en me demandant si elle était consciente de sa chance. D’autres pères auraient renié et déshérité sa progéniture pour moins que ça. Mon père l’aurait peut-être fait lui-même d’ailleurs. Tout du moins, Liam en était-il convaincu puisqu’il a préféré verser dans le mensonge quant à son choix d’étude plutôt que l’affronter. Je crois, avec le recul, que je compte parmi ces fils qui, à défaut d’être parfait, lui ressemblerait le plus. La différence, c’est que j’ai des idées bien moins arrêtées que lui sur les femmes par exemple. Il me reste bien quelques réflexes liés à mon éducation, mais je suis moins conservateur qu’il ne le sera jamais. A titre d’exemple, j’avancerais volontiers qu’il aurait été touché par ce que son interlocutrice lui témoigne sa sympathie face à la perte de sa petite-fille. Moi, ça m’agace. Ça me déplait. Ça me crispe parce que ça ne veut rien. « Les convenances. C’est du deux poids, deux mesures, avec vous ? Quand la convenance vous arrange bien, elle est la bienvenue… et le reste du temps, vous la contourner, c’est ça ? » J’essaie de ne pas être désagréable. J’essaie de maintenir une atmosphère agréable au minimum pour les enfants ici présents, dans le parc, que pour en tirer toujours davantage de sa verve et de ses confidences. Mais, c’est compliqué… même si je sais qu’il n’y a rien d’autres à dire. J’aurais souhaité qu’elle prenne le risque de l’originalité. « Ne faites pas ça, River. » ai-je lancé en enfonçant le clou. « Je n’ai pas besoin que vous soyez désolée, je n’ai pas besoin que vous me demandiez pardon non plus et je n’ai pas non plus besoin que vous me proposiez votre aide. » Pour que faire d’ailleurs ? Qu’est-ce qui peut bien la motiver, si ce n’est la plus abjecte des émotions. « Je n’ai pas besoin de votre pitié. Je n’ai pas besoin que vous me jetiez une de ses regards-là. » Chargé de compassion. « Je présume que vous n’avez jamais perdu un être proche, pas vrai ? » Peut-être un grand-parent dont il ne lui reste plus que de vagues souvenirs. Un qui, comme elle, aura acheté des crêpes pour ravir les papilles de sa descendance. Sans doute n’a-t-elle-même jamais perdu d’enfant avant de se retrouver enceinte d’un marmot dont elle ne vouait vraisemblablement pas. « Le plus difficile, ce n’est pas le pendant, mais l’après. C’est tout ce que ça engendre, tout ce qui fait qu’on aime pas quand les autres se prétendent désolés ou proposent leur aide. A moins d’avoir une baguette magique, vous ne pourrez pas me la ramener. » Je fronce un sourcil et, si je n’ajoute rien, c’est pour ne pas accabler Ellie et le petit Liberty. « En réalité, vous m’avez aidé avec ceci. » J’ai désigné l’enveloppe avec les photos que j’ai rangée plus tôt dans la poche de ma veste. « Et en étant loyale, River. Plus avec moi qu’avec n’importe qui d’autre.»
Peut-être ne mérite-t-elle pas ce déferlement de mauvaise humeur. Peut-être ai-je réellement mal interprété ses mots, ses actes, ses gestes. Peut-être même qu’elle paie pour celles et ceux qui m’ont donné l’impression de me prendre en pitié parce que je ne suis plus qu’un père endeuillé. Mais, dans le doute, je ne souffre d’aucun regret pour cet accès de mauvaise humeur authentique. Je ne déplore pas d’être éventuellement injuste parce que ça me fait du bien de recentrer l’Eglise au milieu du village. Ça m’apaise d’une charge de colère qui aurait tôt fait de ternir une relation professionnelle qui, après un mauvais départ, semble prête à s’arrondir sur les angles. Je ne me désole de rien, mais j’apprécie. J’apprécie qu’elle ne s’offusque pas et qu’elle ne tente pas de se défendre en bafouillant. J’apprécie qu’elle ne perde pas de vue son rôle de maman en raison d’un trop plein de nervosité d’avoir été démasquée à verser dans une convenance qui paraissait, plus tôt, la rebuter. « Cette affaire avec Strange ? » me suis-je enquis plus rhétorique, m’ouvrant à nouveau d’un sourire. « Evidemment. Je ne ferais pas tout ça sinon. Je ne prendrais pas autant de risque. » Et je n’entends pas par ceux-là la menace qui plane autour de moi et de ma vie si j’étais démasqué. C’est également lié à ce que je perdrai sans doute celle que je me suis donné tant de mal à protéger lorsque River a posé, sur la table d’un restoroute, des photos de Raelyn. Elles sont bien rangées dans une enveloppe et, tandis qu’elle m’en parle, je me demande où elle veut en venir. « Un début par rapport à quoi ? » lui ai-je donc demandé en l’observant s’occuper de son fils, lui ouvrir une bouteille d’eau, alors qu’Ellie continue chercher l’attention d’un kangourou. « Personne n’a l’imagination pour ça mais je pense qu’on est tous d’accord pour dire que…. Que c’est le genre de perte dont il est difficile de se relever. » Je reprends sur la question du deuil bien plus doux qu’auparavant. Je ne prétendrais pas qu’elle fait mouche, qu’elle deviendra ma meilleure amie, mais elle est plus fine et plus adroite que je ne l’ai imaginé au départ. Elle est polie également : elle me tend son paquet de cigarette. J’hésite. Je l’observe et je renonce aux crêpes pour en tirer une. Je l’ai remerciée et puisque son tour de paroles est arrivé, je l’ai écoutée attentivement en hochant la tête. « Et si la vérité n’était pas aussi croustillante que je ne le crois ? » ai-je répliqué en considérant que ma question tenait lieu de réponse. Je n’ai pas tout ce qu’il me faut malheureusement. « Je ne sais pas ce que je vais trouver exactement. Je creuse beaucoup mais Mitchell se méfie beaucoup de moi. » Plus encore depuis que Raelyn m’a mis le grappin dessus et que j’ai resserré les pinces. « Ce que je sais, c’est que je n’ai rien à attendre de plus de vous. Je ne suis pas un monstre, River. Je ne vous demanderai pas de faire ce contre quoi je m’oppose pour obtenir des aveux de sa part. »
« D’aide, je ne sais pas. » ai-je ricané maintenant que mon agacement est relégué au rang du “plus tard“ ou de l’inutile. « Vous avez dit que nous avions l’air amoureux elle et moi. Alors, croyez-moi ou non, je sais ce qu’il y a savoir sur elle. Me donner cette enveloppe, c’est surtout un premier pas vers un semblant de confiance. L’autre, c’est elle. » Et j’ai désigné du menton Ellie Epstein. « J’ai confiance en son jugement… et donc un peu plus en vous. » Du reste, je ne suis pas certain d’être d’accord avec elle ou, en tout cas, à tout point de vue. Je demeure persuadé que, si le doute ne prévaut jamais sur une certitude, il est des questions qu’il vaut mieux oublier sans avoir trouvé les réponses. Il m’arrive même de me dire que je devrais l’abandonner cette vendetta. Que je devrais passer à autre chose et permettre à Sofia de reposer en paix sans la rappeler en ressassant jour après jour son sort funeste. « Je crois aussi que certaines réponses peuvent faire plus de mal que de bien. » ai-je donc avancé en reportant mon attention sur le kangourou aperçu plus tôt. Il m’aide à fixer mon attention alors que River précise la nature de l’aide qu’elle souhaiterait m’apporter. « Vous pourriez, oui, mais pour qui ? Pour moi ou pour vous ? » me suis-je enquis sans que ça ne soit le fruit du hasard. Je suis curieux d’entendre son ressenti et je lui souhaite de trouver la formule qui me siéra. J’ai besoin qu’elle m’écoute, River. Pour envisager travailler avec elle main dans la main, j’ai besoin qu’elle lise entre les lignes et qu’elle ne se contente pas de ce que je crache pour s’attarder à déchiffrer ce que je ne dis pas, ne révèle pas et, le cas échéant la peur de faire une erreur, de perdre mon temps, de m’épuiser en vains combats, d’être déçu de leur conclusion. « Je ne pense pas. Je sais que non. Il y a bien un intermédiaire qu’on ne voit pas souvent. Je trouve Mitchell Strange incompétent. D’après moi, il l’a volée sa place. Mais, pour ce qui lui rapporte gros, il sait effacer les pistes, à moins que le mac, le vrai. » Celui qui travaille à visage découvert pour ses filles et à l’inverse pour nous, membres du Club. «… le fasse bien seul… ce qui veut dire qu’il est malin, plus que le boss lui-même. » Et je ne peux cacher mon dédain et mon mépris, conscient que je manque certainement d’objectivité. « Boss dont je me fous. Je moque que ma fille n’ait été qu’un détail pour lui. Je ne cherche pas à me venger pour sa conscience, je le fais pour moi. Rien que pour moi et c’est pour ça que le sort de sa fille ne m’intéresse pas. » Sauf celui de Raelyn qui n’a certes rien d’une prostituée, mais qui impliquée dans les larcins de Mitchell jusqu’au cou tant elle se substitue à lui souvent, trop à mon goût. « Je sais sans savoir. » ai-je ensuite rétorqué, déçu de ne pas accéder à sa requête de suite. « Mais, vous ne devez pas le savoir maintenant. Je suis curieux de savoir s’il vous servira un mensonge ou s’il vous dira la vérité. Le moment venu, je vous le dirai. » Grâce à Olivia. Ce n’est pas moi qui ai déterré cette histoire. « Vous le revoyez quand ? Il vous a invité pour un tête-à-tête déjà ? » Je n’en serais pas étonné. Il est indéniable qu’elle lui plaît, l’épouse et la mère de famille.