« C’est que tu as fait ce soir? » Plus ou moins. C'est peut-être ça qui s'en vient par contre dans un futur rapproché. Si l'ambiance à la maison ne s'apaise pas dans les jours qui suivent, c'est la fuite assurée. Qu'importe la destination, tant que c'est en dehors du sol canadien. À peine arrivé, tu rêves déjà de t'installer ailleurs. « C'est pas assez loin. C'est pas assez longtemps. » Pour décrocher. Tu as besoin d'être dépaysé pour arriver à mieux respirer. Tu as besoin de partir plus qu'une soirée pour arriver à décrisper un peu. C'est bien de n'avoir aucune limite financièrement. Tu peux partir quand tu veux, sur un coup de tête sans te soucier de tout le reste. Ce n'est sûrement pas la même chose pour celui qui est en face de toi ce soir. Il pourrait quand même te surprendre, toi qui se dit qu'il n'a sûrement jamais quitté son pays natal. En voilà un beau préjugé.

« Si je te proposais de partir avec moi, tu dirais quoi? » oh. Il pense quand même pas que c'était une invitation quand même. Tes lèvres se pincent, ton sourcil se arque. C'est qu'il est audacieux quand il veut, le musicien. C'est presque dommage que tu dirais non. Tu n'irais nul part avec lui. C'est pas contre lui. Tu n'irais nul part avec personne d'autre que ton fils. « On irait où si je dirais oui ? » Tu dirais non. Tu diras non. Dire le contraire ne serait pas raisonnable. Mariage heureux ou non, tu tiendras ton rôle d'épouse parfaite jusqu'à ta mort. Mais il n'y a rien de mal à rêver un peu, à se l'imaginer. On peut regarder sans toucher. « Sois imaginatif. J'ai envie d'avoir l'impression d'être ailleurs que dans un café crasseux. » Tiens donc, voilà une belle étincelle joueuse qui vient s'installer dans le fond de tes prunelles. Il y a même le sourire qui vient avec alors que tu déposes tes avant-bras sur la table (presque) pas collante en t'avançant légèrement vers lui. C'est un artiste après tout. Il doit être doué pour inventer. Inventer un lieu paradisiaque qui n'existe pas. Voilà ce que tu as envie d'entendre. Mais son lieu paradisiaque et le tien sont sûrement complètement à l'opposé l'un de l'autre. Vous n'aurez sûrement jamais rien en commun de toute manière. Sauf le besoin passager de s'évader d'un mariage malheureux visiblement.

C’est ce qu’elle a fait ce soir donc, de fuir?  « C'est pas assez loin. C'est pas assez longtemps. » et là, juste là. Il se dit stupidement qu’ils se ressemblent. Il s’y prend, au jeu, il y croit par fragments de potentielles ressemblances. Alors qu’elle n’est clairement pas de son monde à lui et qu’il n’a rien à voir avec son monde à elle. N’est-il pas plus simple de juste hocher de la tête, de ne pas relancer? De finir les cafés, de se souhaiter une bonne vie à porter des masques et à cumuler les excuses comme les justifications, comme les alibis dans des commerces aux extrêmes de la ville? Sûrement.

Quel idiot qui lui propose de partir. Elle a tout son non-verbal qui refuse, elle n’est qu’à un battement de plus de paupières d’hurler à la supercherie, limite de lui rire au nez. Il le mériterait ; probablement même qu’il le cherche un peu, aussi. La ligne entre l’idéalisme de Jack et son auto-sabotage est toujours foncièrement mince. « On irait où si je dirais oui ? » dirais, et hop pour le conditionnel. Elle ne cède pas, ne cédera probablement jamais. Il préfère ça au final Jack, perdre d’avance. Ça rend les choses bien plus faciles, la défaite bien moins sauvage. « Sois imaginatif. J'ai envie d'avoir l'impression d'être ailleurs que dans un café crasseux. » sa pique le fait sourire, il se cale un peu plus dans le booth qu’ils ont investis depuis Dieu sait combien de temps. Elle est là l'ironie, qu’il s’installe confortablement ici quand tout son corps ne fait que crier qu’il veut s’en aller. Avec elle.

« Ça te prend un endroit où y’aurait du bon vin. De bons restos, des gens intéressants. » il commence facilement, pose les bases, y va de quelque chose de générique rien que pour tracer les limites de quelque chose qui gagnerait tellement à ne pas en avoir. « Un endroit où les rues sentent les fleurs le matin, le miel l’après-midi et le bois le soir. » elle a des airs à aimer l’Europe, des airs à aimer le luxe, le vrai. Il ne se contenterait que d’un sac à dos et d’une poignée de dollars pour fuir et être heureux Jack. Elle, elle aurait besoin de bien plus. « Partout alors. On irait partout. J’achèterais un bateau. » ou il volerait celui de son père, petit brigand de bac à sable. « Mais tu détesterais que je garde les destinations secrètes à chaque fois. » une gorgée de café de plus - le voilà qui grognerait presque, lorsqu’il réalise qu'elle est froide, que c'est la dernière. « On est maudits d’avance, n'est-ce pas? » oh qu’il ne sait pas si bien dire.

« Ça te prend un endroit où y’aurait du bon vin. De bons restos, des gens intéressants. » Et lui, ça lui prend quoi ? Probablement rien de tout ça. Mais de ton côté, ça commence bien. Vraiment très bien. Le début de sa description t'arrache automatiquement un sourire. C'est que tu commences à prendre un peu trop tes aises dans cette brèche du temps qui n'appartient à personne. Pas même à toi. Certainement pas à lui non plus. « Un endroit où les rues sentent les fleurs le matin, le miel l’après-midi et le bois le soir. » Il a captivé ton regard, tous tes sens sont en alerte. Tu te demandes même si tu n'as pas arrêté de respirer tant il te prend de court. « Partout alors. On irait partout. J’achèterais un bateau. » Si tu ne serais absolument pas raisonnable. Si tu ne penserais à absolument rien d'autre, aux conséquences d'un tel geste, c'est à cette phrase là que tu l'aurais embrassé. « Mais tu détesterais que je garde les destinations secrètes à chaque fois. » Il n'aurait même pas pu finir cette phrase là. Mais non, tu n'as pas bougé d'un poil. Toujours braqué sur cette chaise qui est soudainement devenue bien inconfortable.

« On est maudits d’avance, n'est-ce pas? » Ouf. Il est brutal le retour à la réalité - brutale mais nécessaire. Ta main qui s'était curieusement retrouvée près de la sienne retrouve raisonnablement sa place de ton côté de la table. Il n'aura suffit que d'un léger élan vers l'avant pour sentir sa peau contre la tienne - quel effet ça t'aurait fait ? « On ne se reverra jamais. » Parce que c'est déjà improbable que vous vous êtes croisés une première fois. Plus jamais ton chemin ne croisera le sien par hasard et jamais tu ne lui donnera rendez-vous ailleurs. Lui non plus. Et c'est mieux comme ça, beaucoup mieux comme ça.

Son café est terminé. Le tien est à moitié plein et froid. Les couleurs du ciel à l'extérieur semble annoncer le soleil qui pointera le bout de son nez d'ici quelques minutes. Le café est pratiquement désert. Tout le monde a déserté sans que tu ne t'en aperçoive. La nuit au grand complet a filé sans que tu ne t'en aperçoive. Il devrait rentrer Jack. Et toi aussi. « J'crois que tu as assez dégrisé. Tu devrais rentrer. » Avant qu'elle se rende compte qu'il n'est pas rentré.  Et oui, bien sûr, ce café était juste pour patienter un peu. Juste pour que le taux d'alcool dans le sang de Jack diminue un peu plus. Juste assez pour pas que sa femme ne réalise pas qu'il rentrait à la maison complètement bourré, encore. C'est un habitué. Le barman t'avait prévenu. Curieusement, tu n'en avais absolument rien à faire. Assez idiote pour te dire qu'il a juste envie de partir, que s'il partirait, les choses seraient différentes. « Bonne nuit, Jack. » Elle est terminée la nuit. Aussi terminée que cette rencontre qui n'aurait jamais dû avoir lieu. Pas sous cette condition du moins.

Et à l'aube des rayons du soleil qui brillent sur la fraîcheur du matin de Vancouver, ce sont sous tes draps que tu viens te glisser. Tout seule. Et le coeur un peu plus léger malgré tout.