Elle est sortie. C’est sa première vraie sortie depuis des mois, et elle n’en pouvait plus d’être enfermée chez elle. Elle est heureuse là, elle ne s’arrête pas de sourire depuis qu’elle est montée dans sa voiture. Elle ne fait pas beaucoup de trajet, et elle n’a pas prévu de passer sa soirée avec qui que ce soit d’autre qu’elle même. Elle se gare et se pose au bar, elle commande un verre d’alcool sans culpabiliser une seconde. Son ventre est vide depuis quelque temps maintenant, et elle ne veut pas penser ni aux jumeaux ni à Bailey. Elle a besoin de temps pour elle et elle va profiter. Peut-être qu’après près de 8 mois sans rien boire elle va ressentir les effets de l’alcool un peu plus rapidement. Elle va tester ce soir, sans aller trop loin. Elle n’est pas encore prête pour tout ça. Elle sourit, elle va vraiment bien pendant un instant. Comme quoi, elle n’a pas besoin de son traitement pour aller bien. Elle a bien fait de l’arrêter, et bien évidemment, personne n’est au courant de tout ça.

Elle reste de longues minutes à sourire, mais le bruit est trop assoudissant. Les gens crient, pourquoi ils font ça ? Elle a fuit sa maison exprès pour ne pas entendre ces cris stridents qui la rendent folle. Elle serre les dents et sa tête tourne parce que tout résonne dans sa tête. Et tout à coup elle perd son sourire, elle souffle et elle est de mauvaise humeur, en une seconde comme ça. Ses humeurs changent à une vitesse phénoménale mais c’est normal. C’est le reste des hormones. Elle a encore le droit de mettre toutes ses réactions disproportionnées sur le dos des changements de son corps et de sa vie. Ca marchera pour encore quelques semaines avant qu’elle ne puisse trouver d’autres excuses. Elle est de nouveau au plus mal, et les voix sont trop fortes. Mais elle tente encore de chercher quelque chose à quoi se raccrocher pour se changer les idées, et elle avale un nouveau shot.


@Clyde Wakefield

Alors qu’il regarde son collègue s’éloigner, Clyde pianote sur son téléphone quelques instants avant de lever la tête en direction de la sortie. En invitant un autre journaliste à prendre un verre ici ce soir, il espérait réussir à le faire lâcher quelques informations croustillantes sur le bureau, qu’il puisse se faire une meilleure idée des personnes avec qui il bosse désormais - quand bien même il a déjà fait des recherches sur chacun d’entre eux, en long en large et en travers. Cela dit, rien de tel que quelques confidences autour d’un verre pour prendre connaissance des derniers potins pas si innocents qui pourraient toujours lui servir le jour où il aurait besoin de faire pression sur l’un ou l’autre pour un service. Quoi qu’il en soit, Dan ne lui a pas fourni les informations escomptées, mais la soirée n’est pas pour autant un échec - après tout, il faut entretenir ses relations ‘amicales’, apparemment.

Ce n’est que lorsqu’il se dirige en direction de la sortie que Clyde remarque Jill, accoudée seule au bar. Il n’a aucun mal à la reconnaître, la brunette qu’il a déjà croisée plusieurs fois en compagnie d’Ariane, avec laquelle il a suffisamment échangé pour la trouver sympathique mais intrigante, dérangée mais singulière. La dernière fois qu’il l’a vue, elle avait encore son gros ventre qu’il ne distingue plus, et c’est sans doute ce qui le marque le plus alors qu’il s’approche d’elle, avant de remarquer qu’elle avale deux shots à la volée, un peu trop rapidement pour que ses mouvements de tête saccadés ne trahissent pas quelque chose d’étrange. Sans attendre, il s’installe à côté d’elle avec un sourire discret. “Salut Jill.” Il laisse ses yeux traîner sur son ventre. “Félicitations.” Quelque chose lui dit pourtant qu’elle n’est pas peut-être réellement disposée à parler biberons et couches à cet instant. “Tu t’es échappée pour la soirée ?” Il voudrait en rire, mais le regard hagard de la brune ne lui dit rien qui vaille, ce qu’il ne relève pourtant pas - une vieille habitude qu’il a pris depuis qu’il est gamin. Toujours pointer ce qui a l’air d’aller, plutôt que l’inverse - même si clairement, il voit bien que quelque chose ne va pas.

Elle est assise au bar. Elle était vraiment heureuse il y a quelques minutes seulement, mais ses humeurs sont changeantes. Les hormones ? L’arrêt du traitement ? Sûrement un mix des deux mais elle s’en fiche Jill. Elle avait envie de profiter de sa soirée toute seule, elle avait besoin de boire et de rester heureuse pendant plus d’une heure. Mais le son des voix commence à être de plus en plus fort. Elle soupire et commençant à se masser légèrement les tempes. Elle peut les supporter, elle le sait. Elle va les contrôler et les oublier le temps d’une soirée.

Quelqu’un s’approche d’elle et elle reconnait ce type. Elle l’a déjà rencontré avec Ariane quand elle était encore enceinte. Elle n’est plus proche d’Ariane depuis qu’elle a divorcé de Levi, mais elle a passé une soirée sur le même canapé qu’elle à discuter avec le plus de personnes possibles. “Clyde.” Elle a une bonne mémoire en ce qui concerne les prénoms, et, même si elle ne l’a rencontré qu’une fois, Clyde n’est pas le genre d’homme qu’on oublie en un claquement de doigt. Il fait partie des gens intéressants. “Merci…” Elle regarde son ventre et les voix s’intensifient tout à coup. Elle fronce les sourcils et ferme les yeux en prenant un nouveau shot. Ca devrait les calmer ça, ça les calmait toujours avant. “Oui j’avais besoin d’air.” Elle a toujours besoin d’air. Et les voix l’empêchent de respirer. Elle souffle et ses mains se plaquent un temps sur ses oreilles. Elle se mord la lèvre, s’empêche de hurler de toutes ses forces. Elle ne craquera pas, elle ne peut pas quand elle est dans un endroit aussi public. Clyde doit la prendre pour une cinglée, et ça ne serait pas le premier. Elle boit un nouveau shot en tentant de trouver quelque chose sur quoi se concentrer. “Parle moi, trouve un sujet de conversation. Faut que je me concentre sur autre chose.” Ca crie plus fort dans son esprit que dans ce bar bondé.  
 

“Clyde.” Il hoche la tête, lui sourit - en d’autres circonstances, il aurait presque été flatté qu’elle le reconnaisse, mais il voit bien à son regard qui divague que ce n’est pas ce soir qu’il se mettra la brune dans la poche. Quelque chose lui trotte dans la tête, et vu le nombre de verres vides qui commencent à s’aligner devant elle, il doute qu’elle soit simplement fatiguée ou s’ennuie de sa nouvelle vie de mère. Pourtant, au fond, il n’en sait rien, et c’est ce qui l’empêche de lui demander si quelque chose ne va pas, du moins pas de tout de suite. “Merci…” Il se contente de faire la conversation, ce qui n’apaise pourtant pas le regard hagard de la brune, et les premières gouttes de sueur qui perlent autour de ses tempes. Le brun fronce quelque peu les sourcils puis se force à dessiner un sourire détendu sur ses lèvres - quelque chose le dérange dans le comportement de Jill, et s’il n’arrive pas à mettre le doigt dessus, il s’installe pourtant plus confortablement sur le siège, désormais décidé à rester quelques instants supplémentaires. “Oui j’avais besoin d’air.” Clyde fait signe au barman de lui apporter un verre - pour lui, ce sera un whisky, l’un des rares alcools qu’il apprécie quelque peu - mais ne lâche pas Jill du regard. Alors que ses mains glissent sur ses oreilles et que ses lèvres se figent en une grimace qui achève d’éveiller la curiosité mais également la méfiance du brun, il ignore son verre qui vient de prendre place devant lui pour se tourner un peu plus vers elle. Silencieux, il la regarde prendre un nouveau shot, puis encore un autre. Il ne connaît pas sa tolérance à l’alcool, mais si elle s’en est tenue à une abstinence totale durant sa grossesse, tout ce qu’elle vient d’ingurgiter devrait suffire à la coucher d’ici peu - raison de plus pour qu’il jette un oeil sur elle, car il a quelques principes, tout de même. “Parle moi, trouve un sujet de conversation. Faut que je me concentre sur autre chose.” Les signaux sont si clairs, et en même temps si confus, qu’il n’arrive pas à se faire à l’idée qu’il connaît ce genre de comportement - trop bien, même. Il essaie de se persuader qu’il se fait des idées, qu’elle a sûrement trop chaud et besoin de prendre l’air - littéralement, cette fois. “On sort sur la terrasse deux minutes ? Je viens de passer une heure en rendez-vous pro, j’voudrais bien prendre l’air un peu.” Il n’en a pas vraiment besoin, mais c’est pourtant la meilleure idée qui lui vint - au fil des années, il a appris que sortir des endroits clos et respirer de l’air un peu plus frais suffit à calmer bien des crises. Mais pas toutes, malheureusement, et il ne le sait que trop bien. “Enfin si tu peux encore marcher après tous ces shots. J'voudrais pas avoir à te ramasser par terre.” Il lâche un rire léger en se levant de son siège, alors que la situation est pourtant loin de l’amuser vraiment.

Elle se sent mal, a en réalité envie d’être seule. Mais, elle sait que si elle reste seule elle n’arrivera pas à gérer et elle va se mettre à hurler au milieu du bar sans que personne ne puisse comprendre. Elle tente de rester calme, enchaîne les verres et resserre son emprise autour de celui qui se tient devant son nez. Une tête connue la rejoint, une ancienne connaissance. Elle a vu Clyde seulement quelques fois lorsqu’elle était enceinte et qu’elle rendait visite à Ariane. Elle le reconnaît le jeune homme. Il est plutôt charmant et il a une tête qu’on oublie pas facilement. Elle l’utilise, lui demande de l’aide sans qu’il ne puisse comprendre ou avoir le choix de faire autre chose. Il doit l’emmener dehors, elle doit se changer les idées, elle n’a pas le choix elle non plus. “On sort…” Sa voix n’est presque qu’un murmure. Elle a besoin de s’éloigner de la foule.

Elle regarde les shots qui se sont enchaînés devant elle, elle ne les a pas compté. Elle aurait peut-être dû. Elle secoue la tête en souriant un peu en face du jeune homme. “J’ai une meilleure descente que toi t’inquiète pas pour moi.” C’était sûrement vrai avant. Mais après une grossesse et quelques semaines à ne rien prendre elle doit moins bien tenir l’alcool. Elle rêverait de prendre plus que de l’alcool à cet instant. Une pilule lui suffirait pour calmer les voix pendant quelques heures. Maintenant qu’elle a arrêté son traitement, les mauvaises habitudes reviennent au galop.

Elle se lève et finit dehors suivie de près par Clyde. Elle ferme les yeux et tente de se concentrer sur tout ce qui se passe à l’extérieur. Son regard est perdu quand il se pose sur le brun. Un appel à l’aide sûrement, alors qu’il ne doit rien comprendre. Qui pourrait bien comprendre ce qu’il est en train de se passer dans son esprit ? “Tu dois me trouver complètement folle.” C’est ce qu’elle est, complètement folle. Elle secoue la tête pour la faire taire cette petite voix négative qui lui dit qu’il va partir en courant parce qu’elle a l’air d’une tarée depuis qu’elle est entrée dans ce bar.

“On sort…” Il soupire de soulagement lorsque la brune hoche la tête, plutôt docile compte tenu de la situation et du fait qu’elle le connaît à peine. Il n’a fait que proposer ce qui lui est venu le plus naturellement du monde, mais vu les yeux perdus de la brune, il se serait presque attendu à ce qu’elle le repousse. Il n’a pas vu énormément de personnes perdre les pédales, mais il a été pendant de longues années aux premières loges de la maladie de sa mère, et il sait qu’il est parfois impossible de raisonner avec quelqu’un qui divague. Dans ce genre de moments, la logique se perd, la raison s’échappe, et s’il a appris à connaître les signes de sa mère, rien ne s’applique réellement d’une personne à une autre, raison pour laquelle il espère encore que Jill n’a besoin que de prendre l’air. Après tout, elle a sûrement trop bu et sa tête commence à tourner - rien de bien grave, mais qui mérite tout de même qu’il reste dans le coin encore un instant, le temps de vérifier qu’elle va bien. “J’ai une meilleure descente que toi t’inquiète pas pour moi.” Il lui rend son sourire et acquiesce - même pas besoin de mentir sur ce coup-là. “Ça j’en doute pas, mais quand même.” Pas besoin de lui préciser ce qu’elle sait déjà, que ce genre de comportement ne paraît pas vraiment responsable, que son corps la haïra sûrement le lendemain pour tout ce qu’elle vient d’ingurgiter. Alors à défaut de pouvoir vraiment la raisonner, il la suit dehors et veille bien à laisser son propre verre sur le bar - jusqu’à nouvel ordre, l’alcool n’est plus de la partie.

“Tu dois me trouver complètement folle.” La tête du brun se balance de droite à gauche, dans un geste de négation tout naturel. En réalité, il ne sait pas vraiment à quel point il doit s’inquiéter pour Jill, et quand bien même elle semblerait vraiment perdre pied, ce serait bien la dernière chose qu’il lui dirait. “Non, c’est pas de la folie ça.” Cliniquement parlant, en tout cas, ça n’y ressemble pas, et il se garde bien de prononcer ce à quoi il pense plutôt. “Tu dois être crevée, avec les enfants?” Il espère encore et toujours que ce n’est qu’une fatigue passagère, mais la pupilles dilatées et les lèvres de la brune qui tremblent toutes seules n’augurent rien de bon, malheureusement. “Tu veux que j’appelle quelqu’un?” N’importe qui, en réalité, qui la connaîtrait mieux que lui et saurait gérer ce qu’elle est visiblement en train de traverser. Mais en attendant, il reste là, campé sur ses deux pieds avec un léger sourire sur les lèvres, comme pour lui dire qu’il ne partira pas et qu’il n’est pas là pour la juger, surtout pas.

“Ça j’en doute pas, mais quand même.” Elle essaie de se concentrer sur autre chose, elle essaie vraiment. Elle tente de rire et de sourire, de faire comme si de rien n’était quand elle se retrouve face à Clyde qui, lui, a vraiment l’air de s’inquiéter. Elle a enchaîné les verres à une vitesse folle. Elle n’a pas compté, elle ne sait même pas vraiment ce qu’elle a bu en réalité. Ce n’est pas quelque chose qui l’intéresse pour le moment. Ce soir, une seule idée l'obsède. Elle veut arrêter d’entendre les voix, elle déteste quand elles se mettent à crier de cette manière. Elle serre les dents, use de tous les stratagèmes qu’elle ne connait que trop bien pour les faire s’éloigner et retourner dans un coin de son esprit. Mais elles sont tenaces, et elle sait que c’est parce qu’elle a subitement décidé d’arrêter de suivre son traitement à la fin de sa grossesse. “J’arrête pour quelque temps promis !” Elle lève les mains en l’air en signe d’innocence.

“Non, c’est pas de la folie ça.” Oh que si ça en est, il ne sait pas ce qui se passe réellement dans l’esprit de Jill McGrath depuis des années déjà. Elle échange un regard avec le jeune homme alors qu’elle essaie de se contrôler. Elle ne peut pas lâcher prise ici, pas avec autant de personnes qui les entourent. “Tu dois être crevée, avec les enfants?” “Mhmh…” Bien sûr, la fatigue. Elle a bon dos la fatigue. Et elle en est à un point où elle a l’impression que si elle ouvre la bouche elle ne pourra pas contrôler les hurlements. C’est un moment critique, et elle prie pour que l’alcool finisse par faire son effet, l’endormir un peu et embrumer les voix qui prennent trop de place pour qu’elle ne puisse le supporter. “Tu veux que j’appelle quelqu’un?” “Non.” La réponse arrive bien trop vite. Elle ne veut pas déranger Bailey ni Matt. Ils ont bien trop à penser. “Il me faut juste du temps… un peu de temps…” Elle parle pour elle même, marmonne dans sa barbe et s’assoit dans un coin de la terrasse, les genoux rapprochés de sa poitrine. Là, elle doit vraiment avoir l’air d’une cinglée.

“J’arrête pour quelques temps promis!” C’est le ‘quelques temps’ qui l’embête justement, Clyde, parce que ce n’est qu’une preuve supplémentaire que la brune s’est engagée dans une sorte de spirale dont elle ne songe pas à sortir, ou n’arrive pas à sortir. Pour autant, il n’est même pas vraiment son ami et encore plus loin d’être son mari ou son père, alors il n’a littéralement aucune emprise sur elle et se satisfait donc qu’elle accepte de prendre l’air quelques instants. Si elle doit exploser, il vaut largement mieux qu’elle le fasse à l’extérieur et pas devant des dizaines de regards qui se poseraient instantanément sur elle à l’intérieur du bar. Clyde ne peut pas se targuer de grand chose dans la gestion de ce genre de crises - si tant est qu’il s’agisse bien de ce dont il a peur - mais il sait au moins qu’il ne les craint pas, et que pour les avoir tant observées, il ne s’enfuira pas au premier cri ou à la première insulte. Et puis, aussi basique que cela puisse paraître, elle est bien frêle par rapport à lui, et sa force face à lui est un élément de plus dont il pourrait avoir besoin si elle devient incapable de se contrôler.

Mais peut-être qu’il s’imagine des choses, Clyde - après tout, il peut voir ce qu’il veut en Jill, il ne la connaît pas et ne sait pas vraiment si ce genre de passade est habituel ou non. Peut-être que ce n’est que de la fatigue liée aux enfants, à ses nouvelles responsabilités qui doivent être bien étouffantes les premiers temps. “Mhmh…” Peut-être, peut-être pas. Tout ce qu’il sait, c’est qu’insister auprès d’elle alors qu’elle ne prend même plus le temps de lui formuler de vraies réponses dignes d’une discussion classique est donc peine perdue. La décision la plus sage serait d’appeler quelqu’un qui connaît la jeune femme, qui serait capable de prendre soin d’elle et de mettre des mots sur ce qu’elle traverse vraiment, de la rassurer pour que cela n’aille pas plus loin - mais elle ne veut pas, et une nouvelle fois, il ne pas lui voler son téléphone sans son accord ni la mettre dans un taxi de force. “Non.” D’accord, ce sera non, alors. “Il me faut juste du temps… un peu de temps…” Un peu de temps, prostrée dans un coin et repliée sur elle-même? C’est une manière peu classique de prendre du temps, pour une crise dont Clyde réalise à peu qu’en effet, elle n’a rien de classique. Il ne saurait l’affirmer absolument, car il sait que son expérience est unique au milieu d’une multitude, mais il ne peut s’enlever de l’esprit l’idée qu’il reconnaît malheureusement en partie les signes qu’expose Jill dans son comportement. Alors, au terme de quelques secondes de réflexion, il finit par faire comme elle et s’assoit, ni trop près ni trop loin, les genoux ramenés contre sa poitrine lui aussi - quoi qu’un peu plus confortablement, et les yeux affolés en moins. “Tu penses à quoi?” De son expérience à lui, il se rappelle que parler encore et encore permettait à sa mère d’évacuer parfois les émotions et les troubles qui l’assaillaient - mais ça, c’était uniquement lorsqu’elle ne les noyait pas dans l’alcool auparavant. “Tu peux tout me dire, je comprends.” D’une certaine manière, du moins, mais il n’a pas besoin de lui raconter sa vie en détail - parce qu’en réalité, personne ne connaît cette partie-là de son histoire, et il aimerait que cela reste ainsi. Secret, enfoui, lointain. Trop douloureux.

Elle sort et elle arrête de boire, elle sait qu’elle n’aurait jamais dû au fond. Elle a passé des mois à gérer sa maladie avec un traitement, et un entourage qui était là pour elle. Et elle replonge, bien trop facilement. Elle s’éloigne de ceux qui veulent l’aider, et se rapproche des personnes toxiques et des substances qui l’aident à annihiler chacune de ses pensées et des voix qui n’arrêtent plus de tourner encore et encore dans son esprit. Elles jouent avec elle, et Jill ne peut plus rien faire contre. Même une ligne de cocaïne ou un cachet d’ecstasy ne ferait plus rien à ce stade. Elle sait qu’elle va devoir se gérer toute seule et ne pas céder. Elles lui demandent de partir, de quitter le pays et d’abandonner ses enfants. C’est peut-être ce qu’elle devrait faire, et si elle continue à les écouter elle finira par s’y résoudre. Parce que ces voix sont la cause de beaucoup de décisions folles que Jill a pris dans sa vie.

Elle s’assoit dans un coin, elle est perdue, elle se sent toute seule et pourtant elle ne veut appeler personne. Elle aurait même laissé Clyde entrer dans le bar sans même le retenir tant elle sait qu’il est incapable de l’aider. Il ne sait pas ce qu’elle vit, encore moins ce qu’il faut faire pour que les voix s’atténuent et qu’elle reprenne le contrôle. Mais il s’assoit à côté d’elle, et elle le regarde avec des yeux remplis d’incompréhension. Pourquoi est ce qu’il perd son temps à s’asseoir à côté d’elle au lieu de profiter de sa soirée ? “J’essaie de penser à rien.” Elle pince les lèvres, ferme les yeux un peu plus longuement. Elle ne sait pas quoi faire et les voix sont plus nombreuses, de plus en plus forte et elle pose son front sur ses genoux. “Tu comprendrais pas… personne peut comprendre…”

Le brun n’est plus sûr de rien en cet instant, et rien ne lui paraît plus obscur que les pensées qui doivent se chambouler dans l’esprit de la jeune femme. “J’essaie de penser à rien.” Parce que si elle pense trop, elle sera sur le point d’exploser? Clyde a toujours vu sa mère aller trop loin, se faire du mal ou se répandre en insultes et en cris lorsqu’elle n’arrivait pas à contrôler ses crises - alors, d’avoir l’impression que Jill maîtrise encore quelques manières de prévenir ce genre de comportement le rassure. Pourtant, ce n’est pas assez, et il voit bien à ses lèvres pincées et ses yeux fermés tandis qu’elle laisse son corps tanguer de droite à gauche que cela ne suffit pas, ou du moins qu’elle souffre terriblement de devoir retenir quoi qu’elle puisse avoir en tête. “Tu comprendrais pas… personne peut comprendre…” Peut-être, peut-être pas, mais il n’est en aucun cas en position de la forcer à se confier. Il ne la connaît pas assez, et est peut-être tout simplement en train de s’imaginer des choses qui ne sortent que de ses souvenirs à lui et ne s’appliquent en rien à la situation présente. Il est loin d’être psy et encore moins médecin, Clyde, alors il est terriblement mal placé pour être certain de pouvoir l’aider. Pourtant, la laisser ici seule et livrée à elle-même est impensable, quand bien même le trouble de la brune ne viendrait pas faire écho à son histoire. “Raconte-moi n’importe quoi, alors.” La chose la plus ennuyante qui lui passe par l’esprit, si cela peut lui permettre un instant de se changer les idées. “Je te parle de moi sinon, mais ça risque de pas être très intéressant.” Il est hors de question qu’il se confie sur sa mère, à qui que ce soit et encore moins à quelqu’un qu’il ne connaît que peu - mais peut-être qu’à force de stratagèmes, il pourrait trouver un moyen de l’atteindre à travers ses propres mots, en projetant des souvenirs quelque peu remodelés. Moins vrais, moins lui, et partout pas le moins du monde moins marquants.

Qu’est ce qu’elle peut bien faire pour se calmer ? Elle a tout essayé ce soir, elle a bu, elle est restée seule, elle est sortie… Elle ne sait plus quoi faire. Elle n’est pas capable de gérer ça toute seule, elle n’est capable de rien d’autre que gâcher la vie de toutes les personnes qui ont décidé d’être proche d’elle. C’est ce qu’elle fait toujours, elle pense pouvoir être heureuse avant que les voix ne la rappellent à l’ordre. Avant que ses parents ne reviennent pour lui rappeler quelle personne elle est vraiment et à quel point elle n’est capable de rien d’autre que détruire sa vie.

Elle s’est assise, son front est posé sur ses genoux. Elle est désespérée, et elle se concentre de toutes ses forces pour ne pas hurler ou passer par dessus la barrière de la terrasse pour s’enfuir le plus loin possible. Elle a l’impression que Bailey est sur la terrasse avec eux, que Ginny est là aussi et elle est incapable de savoir si c’est réel ou non. Elle ne sait plus ce qui est réel et ce qui ne l’est pas. “Raconte-moi n’importe quoi, alors.” Elle a du mal à l’écouter et à l’entendre. Elle pince les lèvres et se risque à relever les yeux une seconde pour croiser le regard de Clyde. “Je…” Sa voix n’est qu’un murmure, un grognement peut-être. Son regard est vitreux, perdu dans le néant. Elle s’enfonce dans la noirceur de ses pensées et rien n’est là pour qu’elle puisse garder la tête hors de l’eau. On est seuls ?”“ Elle ouvre les yeux et elle a l’impression d’être entourée de milliers de personnes qu’elle ne connait pas, il est le seul ancrage à la réalité en qui elle essaie d’avoir confiance. “Je te parle de moi sinon, mais ça risque de pas être très intéressant.” Elle observe ses lèvres, se concentre sur chacun des mots qui sortent de la bouche du jeune homme. Elle l’entend à peine au milieu du raffut. “Parle plus fort.” Il va la prendre pour une dingue, mais elle n’est pas capable de se contrôler à cet instant. “Parle de ce que tu veux… ou pose des questions…” Il faut qu’il fasse quelque chose.

Qu’elle parle, qu’elle évacue, ce n’est pas comme si Clyde avait prévu d’aller quelque part maintenant qu’il fait face à une Jill de plus en plus déboussolée. “Je…” Ses sourcils se haussent mais il reste silencieux, alors que la brune se sente libre de parler à sa vitesse, en attendant il profitera de l’air frais - pas vraiment, mais il est du genre patient lorsqu’il le veut, alors il n’est pas à quelques secondes près. “On est seuls?” Ses sourcils se haussent un peu plus haut alors qu’il la voit fermer et ouvrir les yeux successivement, comme si elle cherchait quelqu’un du regard en fixant pourtant désespérément le néant. S’il lui fallait encore des milliers d’indices laissant à penser qu’il ne s’agit pas seulement d’une bouffée de chaleur ou d’une crise d’angoisse ou de quoi que ce soit que peuvent ressentir les nouvelles mères, en voici la preuve qui le fait réellement tiquer. Alors il marmonne d’abord, puis se reprend et hoche la tête. “Oui oui, on est seuls.” Elle voit des gens, entend des voix, des fantômes, quoi encore? C’est à ne plus savoir quoi penser, mais Clyde expire un bon coup puisqu’après tout, tant que la jeune femme est contenue, elle n’est pas supposée être un danger pour quiconque. Il n’est pas assez fou pour se mettre dans une situation délicate, mais tout de même pas assez insensible pour la laisser livrée à son sort.

Les yeux de la brune se posent enfin sur ses lèvres, alors qu’il parvient à attirer son attention - pas la meilleure option qui existe, vu le peu d’entrain qu’il ressent à l’idée de parler de lui-même, mais il est habitué à faire du small talk depuis le temps. “Parle plus fort. Parle de ce que tu veux… ou pose des questions…” "Ça t'arrive souvent?” Ce genre de crises, ce truc sur lequel il ne pose pas de mot pour ne pas envenimer la situation. Parce qu’après tout, il meurt tout de même de curiosité, mais surtout de crainte de se retrouver en face du miroir de son enfance, et des crises qu’il n’a que trop souvent observées. “J’ai un ami qui a ce genre de problèmes aussi.” Sa mère, mais est-ce vraiment un détail si important? “Il est très sensible, il a souvent du mal à se concentrer.” A ne pas se taper la tête contre les murs et à ne pas hurler serait plus juste, mais une fois de plus, le brun est-il vraiment à un mensonge près?

Elle est aussi perdue dans sa tête que dans sa vie. Rien ne tourne rond. Jill a envie de hurler et de partir loin de tout. Heureusement ou malheureusement pour lui, c’est Bailey qui la maintient dans cette ville et dans la vie qu’elle tente de se construire. Elle a trouvé quelqu’un qui ne la traite pas de folle, même si elle est assise au fond de la terrasse et qu’elle est attirée par des voix et des silhouettes qui n’existent pas. Mais, dans ces moments là, Jill est persuadée que tout ce qu’elle voit et tout ce qu’elle entend est réel. Et ce soir, il y a beaucoup de choses qui s’accumulent, et elle a l’impression de perdre pied, sans que personne ne doit capable de la ramener sur la terre ferme. Clyde n’est pas capable de l’ancrer à la réalité, il ne la connait pas assez. “Oui oui, on est seuls.” “Merci…” Elle essaie d’effacer le reste, et de se concentrer seulement sur Clyde qui reste auprès d’elle sans qu’elle ne comprenne réellement pourquoi.

"Ça t'arrive souvent?” Elle se concentre, garde les yeux ouverts et met un temps fou à répondre. Elle serre les dents. “Ca faisait longtemps que ça avait pas été aussi fort.” Et ça ne lui avait pas manqué. Elle veut que ça s’arrête, et ce soir, rien n’a l’effet escompté. “J’ai un ami qui a ce genre de problèmes aussi.” “Quel genre de problème ?” Elle fronce les sourcils, est ce qu’il sait ? Est ce qu’il a compris ? Et Jill a envie de hurler sur tous les toits qu’elle n’est pas malade et que tout va bien. Que c’est seulement le reste du monde qui est incapable de comprendre dans quelle réalité elle vit. “Il est très sensible, il a souvent du mal à se concentrer.” “C’est un problème…” Pour lui, parce qu’elle ne se sent pas du tout comme ça. En tout cas, elle ne le dira pas à voix haute. “T’es pas obligé de rester.” Mais s’il part, elle sait très bien qu’elle se laissera envahir par tout ce qu’elle ressent.

"Ça faisait longtemps que ça avait pas été aussi fort.” Il s’attendait presque à ce qu’elle mente et trouve une réponse toute faite, Jill, mais elle lui offre finalement la pure vérité ou ce qui y ressemble. Après tout, il n’y a plus de raison de mentir, de prétendre que tout cela n’est qu’un mal de tête passager, pas après tout ce que Clyde a déjà vu, et la jeune femme en a sûrement conscience. “Ça passe comment d’habitude?” Il ne s’est jamais pleinement renseigné sur ce qu’avait sa mère, se contentait de se débrouiller lorsqu’il était gosse et d’en revenir constamment aux mêmes techniques qui semblaient la calmer. Pourtant, il ne connaît pas Jill, n’a absolument aucune idée de comment l’aider mais aimerait savoir quoi faire pour ne pas qu’elle décide subitement de s’enfuir alors qu’il ne pourra que l’abandonner à son sort. La brune n’est pas sa responsabilité, mais un instant un seul, il est pris d’envie de l’aider et se sent désespérément impuissant pourtant.

Il tente le tout pour le tout alors, se replonge dans ses pires souvenirs pour en faire ressortir des semi-mensonges qui l’aideront peut-être à établir un meilleur contact avec la brune, à accrocher son regard plutôt qu’à la voir tanguer de droite à gauche. “Quel genre de problème?” Il y a certains mots qui ne sont pas toujours bons à prononcer, ou du moins, que lui-même n’aime pas employer car il s’est juré de ne pas laisser cette partie-là de sa vie affecter son présent qu’il a tout fait pour détacher de son passé. “C’est un problème…” Clyde sent bien qu’elle écoute ses mots tout aussi rapidement qu’elle les oublie et que son esprit vogue bien plus rapidement et bien plus loin qu’il ne pourrait l’imaginer. “T’es pas obligé de rester.” “Je te laisse pas dans cet état.” Etat dont il n’ose pas prononcer le nom, jusqu’à ce que finalement le courage s’empare de lui. “T’as pas des neuroleptiques pour t’aider?” Si Clyde ne l’accuse en rien, l’étau se resserre peu à peu sur l’idée qu’il se fait de la condition de la jeune femme, et il espère bien qu’elle ne se jettera pas sur lui pour avoir osé émettre cette possibilité.

Elle est perdue, elle cherche autour d’elle tout ce qui est réel. Dans son esprit, tout ce qu’elle voit et tout ce qu’elle entend l’est, mais elle sait au fond d’elle que certaines choses ne le sont pas. Elle l’a appris avec le temps, avec les thérapies qu’elle n’a visiblement pas assez suivi. “Ça passe comment d’habitude?” “C’est jamais moi qui gère toute seule.” Bailey, Matt, savent exactement quoi dire, comment lui parler pour qu’elle réussisse à revenir à elle-même et à oublier les voix et les visions qui l’entourent. “Ils parlent, je crois qu’ils parlent.” elle tente de respirer correctement, d’oublier absolument tout ce qui l’entoure. Elle pose sa tête sur ses genoux et pincer ses jambes pour tenter de rester ancrée à la réalité.

Elle n’aime pas qu’on la voit dans cet état. Elle n’a pas l’habitude d’être entourée d’autres personnes que sa famille dans ces moments-là. Elle ne relève pas les yeux vers lui, elle se dit qu’il va finir par partir, qu’il n’a pas prévu de passer sa soirée avec une folle qui entend des voix et voit des gens qui ne sont pas là. “Je te laisse pas dans cet état.” Elle relève la tête, elle fronce les sourcils. “Pourquoi ?” Qui aurait envie de rester à côté d’elle comme ça ? “T’as pas des neuroleptiques pour t’aider?” La respiration de la McGrath est saccadée. Elle se mord l’intérieur de la joue, se force à se concentrer sur lui, parce que, finalement, si elle ne s’enfonce pas dans ses ténèbres, c’est parce qu’il reste à côté, parce qu’il parle et qu’il prend soin d’elle peut-être même sans le savoir. “Non.” Elle n’a pas besoin de mentir, ni de froncer les sourcils. Il a compris. “Je prends pas de traitement.” La vraie réponse c’est elle n’en prend plus depuis quelques semaines. Depuis qu’elle a accouché des jumeaux. “Comment tu sais ?”