“C’est jamais moi qui gère toute seule.” Et c’est pour cette raison exacte qu’il a proposé dès le départ d’appeler quelqu’un, mais elle s’y est refusée et Clyde ne veut pas prendre le risque de la braquer encore plus en voulant la forcer à lui donner le numéro de la personne qui gère, normalement. Il ne connaît pas son mari et la seule personne à appeler serait Ariane, mais faire appel à la rousse revient toujours à jouer à la loterie et peut-être se retrouver avec une plaie sur les bras si elle a décidé d’être dans un mauvais jour. “Ils parlent, je crois qu’ils parlent.” Il a bien essayé, pourtant, mais peu importe qu’il lui parle d’elle, de lui ou de son prétendu amie qui n’existe pas, il ne voit aucun changement dans son comportement alors qu’elle ferme les yeux toujours un peu fort et s'agrippe centimètre par centimètre à son propre corps. Elle se renferme sur elle-même, littéralement, donnant à l’impression au brun qu’il ne peut pas l’atteindre peu importe ce qu’il peut dire. “Ça fait longtemps depuis la dernière crise?” Ce n’est plus le moment de mentir, ni l’un ni l’autre ne croit plus à un coup de chaud ou de stress, car les mouvements saccadés et répétitifs de la brune et les voix qu’elle entend contiennent bien plus que cela.
Lui parler de manière détournée n’est même plus suffisant, alors que Clyde essaie encore de mettre le doigt sur ce dont elle est réellement victime Jill - et s’il a malheureusement raison de l’associer à un trouble qu’il ne connaît que trop bien, sans pourtant ne jamais l’avoir pleinement compris. “Pourquoi?” “Ça se voit que t’es pas bien.” Mais prétendre qu’il ne s’agit que de cela revient à mentir. “Et je t’ai dit, j’ai un ami qui a un problème du genre.” Le problème, celui pour lequel sa propre mère s’était vue prescrire des neuroleptiques comme le seul moyen médicalement efficace de calmer ses crises. Alors le brun tente, lance cette bouteille à la mer qu’il ne sait pas encore qualifier comme ce qui lui permettra d’atteindre encore un peu plus Jill ou la mettra en colère face à cette accusation. “Non.” Elle s’arrête légèrement de tanguer, fronce les sourcils face à lui dans un regard qui est le plus long qu’elle lui ait accordé depuis plusieurs minutes. “Je prends pas de traitement.” “T’en as jamais pris?” Clyde les connait, ceux qui ont un traitement mais ne le prennent pas, il l’a bien trop pratiqué avec sa mère et ne veut pas laisser la brune dans cet état s’il sait qu’il y a un moyen concret de l’aider. “Comment tu sais?” “Celui dont je te parle, il est schizophrène depuis quinze ans. Je l’ai vu faire des crises, des fois, quand il avait pas pris ses médocs.” Des fois - souvent. Depuis quinze ans - depuis trente ans.
Il essaie de lui maintenir la tête hors de l’eau, et elle sent qu’il est en train de faire des efforts. “Ça fait longtemps depuis la dernière crise?” Elle réfléchit, elle essaie, et elle sent qu’elle s’enfonce un peu moins si elle se concentre sur la conversation avec Clyde. Elle a l’air complètement folle, et pourtant, il reste à ses côtés. “Quelques mois, je crois…” Elle ne compte que les grosses crises, celles dont elle se souvient et qui la blessent. Elle ne pense pas à toutes ces fois où elle arrive à lutter contre les voix, toutes celles où elle arrive à repousser la crise parce qu’elle ne connaît que trop bien les signes avant-coureurs.
“Ça se voit que t’es pas bien.” Effectivement, il ne fallait pas être l’homme le plus intelligent pour se rendre compte que la jeune femme n’allait pas bien. Elle ne répond pas, il n’y a pas de réponse à donner à ça. Elle fronce le nez, et petit à petit elle réussit à revenir à la réalité, grâce à cette conversation qui l’oblige à se concentrer sur autre chose que les voix. “Et je t’ai dit, j’ai un ami qui a un problème du genre.” Elle n’est pas assez au clair avec ses pensées pour se rendre compte qu’il n’est pas sincère et qu’il lui ment. “Mhmh…” Un problème, une maladie, des mots qu’elle déteste autant les uns que les autres. “T’en as jamais pris?” Elle n’a pas l’habitude d’être sincère à ce sujet, pourtant elle ne se cache pas ce soir. “Si.” Et elle aurait dû continuer son traitement après sa grossesse. “Celui dont je te parle, il est schizophrène depuis quinze ans. Je l’ai vu faire des crises, des fois, quand il avait pas pris ses médocs.” Elle serre les dents, elle trouve le mot schizophrène complètement affreux. Elle croise le regard de Clyde et les voix se font de plus en plus lointaines. Elle ne sait pas depuis combien de temps ils sont tous les deux ici, mais elle sait que Clyde l’a aidé à ne pas complètement sombrer. “Un très bon ami qui a l’air de t’avoir aidé à comprendre un peu comment il marchait.” Tout est encore un peu flou, pourtant elle pose sa tête contre le mur qui se trouve derrière elle, un peu plus détendue, elle a l’impression de pouvoir respirer correctement à nouveau.
Les secondes s’égrènent et Clyde tente de conserver l’attention de la jeune femme, comme une ultime emprise sur son esprit qui lui échappe même s’il ne reconnait que trop bien les signes. Il ne sait pas vraiment ce qui peut traverser ses pensées à présent, ni même s’il a raison d’insister ainsi pour ne pas la laisser seule alors qu’elle pourrait tenter de se blesser ou de la blesser lui. Tout ce qu’il sait, néanmoins, c’est que la course folle de ses yeux semble se calmer un peu et qu’elle réussit à le fixer brièvement. “Quelques mois, je crois…” Quelques mois, une période longue, étrangement longue pour quelqu’un sans traitement et qui semble désormais relapser pour une raison qui lui échappe. “Si.” Si, elle prend un traitement - ou plutôt, elle prenait. Il pourrait se faire moralisateur et lui rappeler que si elle en avait un cela devait être justifié, ou que la situation actuelle à elle seule le justifie. Pourtant, il se hoche la tête et choisit de ne pas relever, sachant bien trop pertinemment ce qu’il risque en s’opposant à elle alors qu’il la connaît si peu. Clyde ne peut la forcer à rien, mais surtout, il n’a aucune envie de trop se dévoiler ou de parler de lui pour la convaincre que son comportement n’est pas raisonnable. Alors il invoque cet ami dans lequel s’incarne sa mère, qui lui permet pourtant de faire passer le fond de sa pensée et qui semble trouver prise auprès de la jeune femme plutôt que de l’éloigner de lui. “Un très bon ami qui a l’air de t’avoir aidé à comprendre un peu comment il marchait.” Une nouvelle fois, il hoche la tête et se laisse même aller à un léger sourire - presque fataliste, même s’il y instille une lueur d’espoir. Le brun voit les mains de Jill se décrisper peu à peu alors que son menton quitte enfin ses genoux et que sa tête roule sur le mur. Aux yeux du monde, elle paraît encore dans un entre-deux étrange et inexplicable, mais à ses yeux à lui, la crise semble être passée et il finit par lâcher un soupir de soulagement avant d’apposer à son tour sa tête contre le mur.