Je passe voir les Beauregard tous les jours. Ou plutôt, tous les soirs. Une semaine après l'accident, j'ai adopté un rituel consistant à me rendre à l'hôpital quotidiennement, malgré mon aversion pour ce lieu. Après le travail, je passe par chez moi ; je m'occupe de Ben, le sors, le nourrit, et quand je peux je le dépose chez Charlie ou Lehyan histoire qu'il ne soit pas seul quelques heures de plus. Je prends le temps de passer sous la douche, enfiler quelque chose de plus confortable que mon costume de bureau. Quand j'arrive à l'hôpital, il est aux alentours de dix-neuf heures. J'ai remarqué qu'à chaque fois que je venais, un autre proche se trouvait déjà au chevet de Thomas et Ezra. Je tombe rarement deux fois de suite sur la même personne. J'avoue que je ne suis pas un grand bavard de nature. Un comble pour un type qui bosse dans la radio. Et pourtant, je suis du genre à penser qu'il vaut mieux se taire plutôt que de parler pour ne rien dire. De toute manière, je suis très mauvais pour faire de petites conversations banales sans vraiment de sens. Je me lasse rapidement lorsque les formules de politesse vont plus loin qu'un traditionnel « ça va ? », et cela se sent. Quand mon regard fuit, cherche une distraction, c'est que mon interlocuteur ne m'intéresse pas. C'est aussi simple que ça. Face aux Beauregard, dans la chambre d'hôpital, je m'efforce de faire un effort. Lancer des sujets idiots, raconter des choses sans importance. Ce n'est pas vraiment moi, mais cela évite le silence et les longues minutes à regarder je ne sais quel programme idiot à la télévision. Et puis, cela leur permet de rester connecté au monde extérieur. Ce soir, Ida est présente lorsque j'arrive. Toujours postée à côté de son mari. Je lui adresse un sourire, lui fait la bise avant de tirer la seconde chaise et m'installer près d'elle. Nous passons une bonne heure à discuter avec Thomas et Ida, de choses et d'autres. Lorsque j'ai une bonne anecdote à propos de la radio, je la partage. James s'est pris d'affection pour Buzz, le furet qui sert de mascotte à mon équipe, et il me raconte la vie de son lapin sans s'arrêter. Thomas, lui, aime rire des imprévus, des problèmes techniques, des vents de panique qui soufflent dans l'open-space lorsqu'un invité est un retard. Nous devions en effet recevoir un ministre cet après-midi, mais une réunion d'urgence l'a retenu, et le programme a pris une bonne demi-heure de retard lorsqu'il est enfin arrivée. Autant, de notre côté, ce genre de choses peut être nerveusement difficile, cela permet de ne pas préparer l'invité du tout, et de se retrouver face à des scènes fort amusantes. J'évite de parler de choses plus personnelles ; j'évoque rarement Joanne, si ce n'est pour dire qu'elle va bien, et du reste, il n'y a pas grand-chose à dire. Ma vie est en période de flottement. Je ne sais plus comment la conversation a dérivé du ministre de l'intérieur à l'armée, puis aux aquariums de poissons tropicaux vers le prochain film de James Cameron. On perd souvent le fil des connecteurs logiques d'un sujet à l'autre. Ainsi passe l'heure, jusqu'à ce qu'une infirmière soit bien obligée de nous jeter dehors. C'est la fin des heures de visites. Je salue mon cousin et me poste dehors, en attendant qu'Ida dise au revoir à son mari. Puis je ferme la porte derrière elle. « Tu as mangé quelque chose ? » je demande à l'illustratrice. Je ne sais même plus depuis combien de jours je n'ai pas dîné. Cela n'entre pas dans mon rituel avant de venir à l'hôpital, et quand j'en sors, j'oublie. Un peu nerveux, je passe une main sur ma nuque. Je suis mauvais pour me rapprocher sincèrement des gens, me faire des amis. Feinter de l'intérêt pour quelqu'un par politesse, faisant mine d'être toujours très bien entouré, c'est un peu plus dans mon domaine. J'ai des centaines de connaissances qui sont toutes persuadées que nous sommes de très bons amis, parce que c'est ce que mon attitude leur fait croire. Néanmoins, ils restent tous très lointains à mes yeux. Des amis, j'en ai peu. Mais je tente, petit à petit, de m'ouvrir un peu plus au monde. Arrêter de mordre tout ceux s'approchent de trop près. Aujourd'hui, je suis passé de fils unique à branche d'une immense famille. C'est une chance. Je suis très admiratif du couple formé par Thomas et Ida. Et je m'entends à merveille avec mon cousin. Pourquoi ne pas en apprendre plus sur celle qui partage sa vie ? « Ou je peux juste t'inviter à boire quelque chose ? »
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Jamie & Ida
Voir Tom dans ce lit d’hôpital, même si je sais qu’il va aller mieux et n’aura pas de grosses séquelles, ça me met toujours un coup au moral. Ca fait une semaine que l’accident a eu lieu mais il doit encore porter un collier cervical, sans compter les plâtres qui resteront encore quelques semaines. Du coup Alex n’a pas encore vu son papa. Pas tant qu’il aura ce collier en tout cas, pas tant qu’il ne pourra pas se mouvoir un peu mieux. Je ne veux pas que mon fils s’inquiète, je préfère attendre pour qu’il voie son papa certes dans une chambre d’hôpital, mais en assez bonne forme pour qu’il ne s’en inquiète pas. En attendant, je viens tous les jours pendant les heures de visite, je reste tout le temps que je peux et veille à ce que mon mari ne manque de rien. C’est pas facile pour lui d’être enfermé comme ça, j’imagine qu’il doit piétiner intérieurement et n’attend qu’une seule chose : pouvoir sortir de cette prison pour rentrer à la maison ! Mais ça, ce n’est pas prévu pour tout de suite. On m’a dit qu’il devrait rester ici au moins un mois et qu’ensuite il y aurait une longue phase de rééducation.
Mais ce qui est bien quand on fait partie d’une grande famille, c’est qu’on est jamais seuls. Tous les jours Tom reçoit des visites différentes, il a des tas de petits présents sur sa table de nuit, que ça soit des fleurs ou des chocolats, des nounours avec des messages de bon rétablissement, des cartes bariolées… J’ai déjà dû ramener des choses à la maison parce qu’il y en avait bien trop et que les infirmières râlaient ! Aujourd’hui, c’est Jamie qui a fait son apparition. Il vient très souvent, ce que Tom apprécie beaucoup, et du coup on a pu faire un peu mieux connaissance. C’est quelqu’un avec qui j’accroche plutôt bien. D’instinct j’ai su que nous allions bien nous entendre, même s’il n’est pas du genre volubile. Sixième sens féminin sans doute ! C’est que je suis plutôt douée pour cerner les gens et ce, depuis toujours. Je ne vais pas dire que je ne me trompe jamais, mais c’est plutôt rare.
On était en train de rire de ses dernières anecdotes quand une infirmière est venue nous dire qu’il était temps de laisser « le malade » se reposer. J’ai bien vu la tête de Tom quand il s’est fait traiter de malade et pour le coup j’ai regretté de ne pas avoir pu faire une photo ! Il déteste qu’on le traite comme un infirme, même si pour l’instant, il en est bel et bien un ! Je laisse Jamie le saluer, puis je vais l’embrasser et lui promets de revenir le lendemain avec une sélection de bouquins pour qu’il puisse passer son temps autrement qu’avec la télévision ou son MP3, puis je sors de la chambre où Jamie m’attend. Est-ce que j’ai mangé quelque chose ? Le simple fait de préparer à manger pour Alex tout à l’heure m’avait donné mal au coeur. Mes nausées se prolongent toujours jusqu’au milieu de l’après midi et le soir… Et bien je n’ai pas le courage de me préparer un vrai repas. Pourtant étant donné mon état, je sais que je devrais mieux me nourrir, que quelques fruits dégustés avant d’aller dormir ne sont pas suffisants.
J’aime autant qu’on mange un bout. Je me connais si on ne mange pas ensemble je vais encore aller me coucher le ventre vide.
Mina gardait Alex aujourd’hui, histoire que je puisse me reposer un peu. C’était l’occasion. Le rez-de-chaussée de l’hôpital de Brisbane était occupé par une espèce de surface commerciale. Beaucoup de boutiques de cadeaux, des fleuristes, des magasins où on pouvait trouver des pyjamas, une librairie et bien entendu les incontournables tavernes et restaurants.
Un petit italien, ça te tente ?
J’avais remarqué que cet endroit était toujours blindé au moment du déjeuner, donc j’imagine que c’est parce que c’est bon. Et à cette heure, y’avait pas mal de tables de libres.
Après une courte réflexion, Ida accepte mon invitation à manger quelque chose. « Faisons ça alors. » Je lui souris avant d'aller de l'avant, longeant le couloir jusqu'aux ascenseurs. Forcément, mon côté silencieux se fait lourdement ressentir alors que nous attendons la machine, et plus encore une fois à l'intérieur, descendant jusqu'au rez-de-chaussée. A mes yeux, il est normal de ne pas parler, dans la mesure où je n'ai rien à dire. Mais je suppose que l'illustratrice doit me trouver un peu étrange. Je me demande si on s'habitue au bruit constant lorsqu'on intègre une famille comme les Beauregard. Il y a forcément toujours quelqu'un pour parler de quelque chose. Je sais, par exemple, que Ezra peut être une véritable pipelette -surtout avec un coup dans le nez. James m'a l'air lus discret. Quant à Samuel, je ne m'en suis pas encore assez approché pour m'en faire une idée. Et puis, c'est sans oublier qu'Ida est mère de famille, et que les petites têtes blondes peuvent être de véritables moulins à paroles. Chez moi, la plus grande source de bruit, c'est Ben. Parfois, mon amour pour la tranquillité me fait trouver ses aboiements trop bruyants. Je suppose que j'aurais ma place dans un temple bouddhiste, quelque part au Tibet, dans le parfait silence des montagnes. C'est sûrement mon métier qui m'a rendu ainsi. Partout autour de moi, les gens parlent, en permanence. Alors j'apprécie le calme le reste du temps. Ida et moi arrivons devant un pseudo-restaurant italien -autant que cela pouvait en avoir l'air dans un hall d'hôpital. Elle me propose de nous y poser. « Tu me prends par les sentiments ! » je réponds en riant. Elle ne me connaît pas assez pour le savoir, mais je suis terriblement friand de cuisine italienne. Au moins, il est facile pour un végétarien de trouver de quoi manger dans les spécialités de cette nationalité -bien plus que dans la cuisine française ou américaine. Nous entrons donc et trouvons facilement une table libre. Il faut dire que peu de monde rêve d'un dîner en tête-à-tête dans le restaurant d'un hall d'hôpital. A la réflexion, toute cette scène me semble bizarre. Moi, dînant dans un lieu que je hais avec la femme de mon cousin. Je suis sûr que, dit à voix haute, cela sonnerait encore plus étrange. Ou bien n'est-ce qu'une impression liée au fait que je n'ai pas une famille très grande et proche -tout du moins, c'était ce que je pensais avant de découvrir les Beauregard. « Pas de quoi. » dis-je à ses remerciements, haussant les épaules. « On est tous les deux un peu usés par la situation, je me suis dit que ça nous ferait du bien de faire un break. » C'est peu de le dire. Nous passons tous dès que nous le pouvons, prouvant que les liens se resserrent dans ce genre d'épreuves. Même si Tom et Ezra sont sortis d'affaire, il y a toujours un peu d'inquiétude dans l'air. La peur de voir l'aîné trop forcer sur son cou et achever ses cervicales. Que son frère ne se réveille jamais. Des idées parfois abstraites et incohérences. Simplement des réminiscences de la peur que nous a causé, à tous, l'annonce de leur accident. Je suppose que tout le monde n'aura l'esprit tranquille qu'une fois qu'ils seront sortis de leur chambre trop blanche, de retour chez eux, en pleine santé. Mon regard glisse sur une carte assez spartiate. Ce qui n'est pas vraiment un problème à partir du moment où ils ont une plâtrée de pâtes potable à proposer. En quelques secondes, je sais que je vais jeter mon dévolu sur des gnocchis au pesto. « Dans la mesure où nous sommes quand même dans l'hôpital, un demi-break. » je fais remarquer avec un léger rire. Je crois que je trouve toujours le moyen de rire un temps soit peu de la plupart des situations qui ont l'air grave. C'est un bon moyen de décharger la nervosité. « Ca ne doit pas être simple à gérer pour toi. » dis-je, un peu plus grave. Son mari a bien frôlé la mort, puis la paralysie, finissant finalement de longues semaines dans un lit d'hôpital, dont succédera un fauteuil roulant, jusqu'à ce qu'il se remette pleinement. A côté de ça, elle a toujours un foyer à gérer, un petit garçon dont elle doit s'occuper. Moi, rien ne m'attends à la maison. Si ce n'est mon chien. Et mon lit. « D'ailleurs, comment va Alex ? » je demande, ne l'ayant jamais vu rendre visite à Tom. Je suppose qu'Ida veut le garder à bonne distance de tout ceci.
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Jamie & Ida
Faire une petite pause, manger un bout, ça allait me faire du bien. En d’autres temps, j’aurais été bien plus forte que ça, plus énergique, plus difficile à abattre… Mais je commençais une grossesse bien plus difficile que la précédente. En tout cas j’étais malade de mon réveil jusqu’au milieu de l’après-midi et ça m’épuisait. Ajoutez à ça le stress que je ressens depuis l’accident de Tom, l’inquiétude que j’ai pour lui et pour Ezra, un petit garçon de cinq ans en pleine forme et bourré d’énergie (Encore heureux !) et des délais que je dois respecter pour fournir des projets d’illustration pour un livre très important qui doit sortir en début d’année prochaine, et vous obtenez une Ida en mode zombie.
Alors franchement, je ne remarque même pas le silence de Jamie. C’est un homme plutôt discret, je m’en suis aperçue dès notre première rencontre, donc ça ne m’inquiète pas plus que ça. Chacun sa personnalité et dans la famille Beauregard, il y a vraiment de tout ! Nous allons donc nous installer à une table d’un petit restau italien installé dans la galerie de l’hôpital. Ce que je vois dans les assiettes semble correct, en tout cas ça va nourrir et au point où j’en suis c’est tout ce que je demande !
Amen ! Vive les breaks !
Je me joins à son rire qui vient à point nommé. Tant qu’à faire un break, autant qu’il soit agréable et sur un ton léger. J’ai l’impression que ça fait un temps fou que je n’ai pas eu une conversation simple et légère avec quelqu’un. C’est que ces derniers jours ont semblé faire partie d’un espace temps différent de celui habituellement en place. Un temps qui passe plus lentement et qui pourtant ne m’offre aucun bonus pour me permettre de faire tout ce que j’ai à faire. Il est fourbe, le temps, en ce moment il n’est pas mon allié. En effet, comme le dit justement Jamie, ce n’est pas simple pour moi. Pourtant il faut bien que je gère, sans compter que si je montre le moindre signe de faiblesse, ça va mettre Tom dans tous ses états et franchement, ce n’est vraiment pas le moment.
J’ai de la chance, Mina me garde Alex souvent, sinon je ne sais pas comment je ferais. Heureusement que je peux organiser mon travail comme je veux, avec des horaires de bureaux ça serait beaucoup plus difficile ! C’est dur, oui… Mais disons que ça pourrait être pire.
J’essaie de voir le bon côté des choses. Et puis après une bonne rééducation, Tom devrait bien récupérer. J’avoue que cette nouvelle m’a fait un bien fou au moral et m’a permis de relativiser. Oui, c’est difficile, mais mon mari est toujours là, j’aurais pu le perdre. Je sais que les mois qui vont arriver ne seront pas faciles, il va falloir que j’avance au jour le jour. Peut être que c’est le prix à payer pour une trop belle vie. Jusque là j’ai été sérieusement gâtée, je dois bien l’avouer. Alors je ne vais pas me plaindre si mon Karma rééquilibre un peu les choses.
Oh il va bien… Je lui ai dit que son père avait été appelé pour une mission secrète, je ne veux pas qu’il le voie comme ça il est bien trop petit… En tout cas pas tant qu’il aura ce collier cervical. Et je n’ai rien dit pour Ezra non plus… Il adore son oncle. Tu crois que c’est mal ?
Je fis une petite grimace. J’étais assez écartelée entre l’envie de protéger mon fils, quitte à lui mentir, et celle de lui dire la vérité. Heureusement pour Jamie, il est sauvé par le gong… A savoir le serveur qui le dispense de me répondre en venant prendre notre commande.
Je vais prendre des cannellonis épinards-ricotta et de l’eau minérale s’il vous plait.
J'écoute attentivement Ida m'expliquer qu'elle a de la chance d'avoir une paire de bras supplémentaires à la maison pour l'aider à gérer toute cette situation. Mina doit non seulement être un atout précieux afin de s'occuper du petit garçon, mais aussi un bon soutien moral, s'ajoutant à l'élan général. Je dois dire que j'apprécie énormément de faire partie de cette famille. Je vis au contact des Beauregard des choses que je n'aurais jamais pu espérer toucher du doigt s'ils n'existaient pas ; la chaleur et la présence de personnes du même sang sur qui compter, la solidarité, l'écoute, entre autres. Ce qui a toujours été parfaitement inexistant dans mon propre foyer. Fils unique à cause du destin, lié à un père qu'il hait et une mère de la froideur d'une porte de prison, un oncle dans la même veine. J'avais Aisling, mais rien vraiment fort ne nous lie. Etrangement, je me suis intégré aux Beauregard depuis très peu de temps, mais aujourd'hui ils m'apparaissent ma seule vraie famille. La fratrie, autant que toutes les personnes se rapportant à eux. Je me rappelle, lorsqu'elle l'évoque, que Ida peut s'organiser pour travailler quand cela l'arrange, lui laisse la possibilité d'être aussi souvent que possible présente pour son mari. « C'est vrai. Tom a de la chance que tu puisses être aussi disponible pour lui. » je confirme avec un signe de tête. Ces deux là sont vraiment bien assortis. Je ne sais même pas depuis combien de temps ils sont ensemble, mais ils ont l'air de se connaître par coeur. Ils ne m'ont pas l'air d'hausser le ton l'un contre l'autre très souvent, pour ne pas dire que cela ne leur arrive jamais. Je ne les ai jamais vus autrement que nageant dans ce petit bonheur qu'ils vivent tous les deux, et que même cet accident ne saurait entacher. Ida m'explique qu'elle souhaite garder son fils en dehors de l'hôpital. Il n'est même pas au courant de l'accident de son père ; l'histoire de la mission secrète me fait sourire, amusé. Elle occulte complètement les événements de la vie d'Alex. Et elle semble douter que cela soit la bonne chose à faire. Je m’apprête à lui répondre lorsque le serveur se poste à côté de nous pour prendre notre commande. Comme prévu, je demande les gnocchis repérés un peu avant, et précise que de l'eau me suffira également. L'homme parti, je reprends ; « Disons qu'on fait rarement aussi peu doué que moi avec les enfants, alors je ne sais pas si c'est bien ou mal de tout lui cacher. Et je serais vraiment mal avisé de te dire que tu ne fais pas ce qu'il faut. » Après tout, c'est elle qui élève avec brio ce bout de chou depuis des années, et moi qui les fuit. Je suis on ne peut plus mal placé pour la critiquer en quoi que ce soit. Au contraire, j'ai tout à apprendre d'elle et de Tom. « Je suppose que si c'est comme ça que tu crois qu'il faut agir, c'est que c'est la bonne manière. » j'ajoute en haussant les épaules. Appelons ça l'instinct maternel. Je crois énormément au sixième sens féminin, et je préfère rarement mettre en doute ce qu'elle peuvent mettre sur le compte de ces intuitions inexpliquées. « A ta place, je me serais mal vu dire à un petit garçon que son oncle est dans le coma. » Le serveur passe en coup de vent, déposant sur la table la carafe d'eau ainsi que deux verres. Pendant que je sers Ida, je m’éclaircis la voix, et propose ; « Passons à quelque chose de plus joyeux, hm ? » Après tout, nos soirées tournent largement assez autour de l'état de santé de Thomas et Ezra, nos craintes, nos espoirs, nos différentes manières de gérer tout ceci. Autant aborder d'autres sujets. Après quelques secondes de réflexion, je lance ; « Tom m'a dit qu'il avait pu t'accompagner pour ton échographie. Ca s'est bien passé ? »
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Jamie & Ida
Pour moi, il n’y a rien de plus important que la famille. La mienne n’est pas bien grande, je n’ai que mes parents et ma soeur. Le dernier de mes grands parents est mort quand j’avais huit ans et mes parents sont tous deux enfants uniques, les Nielsen sont donc très loin des Beauregard et c’est avec Tom que j’ai découvert ce qu’était une grande famille. Ca m’a plu, énormément… Sans doute parce que j’ai la chance d’être tombée dans cette famille là. J’apprécie tout le monde, même les moutons noirs comme Nora et Lizzie. Moutons noirs pour la famille de mon mari, mais pas pour moi. C’est vrai, Lizzie a son caractère, Tom et sa soeur ne s’entendent pas du tout et je rêve de les voir un jour se réconcilier. Ils sont précieux l’un pour l’autre, ils devraient vraiment s’en rendre compte et laisser de côté leurs différents. Quant à Nora, elle m’a toujours beaucoup émue. Je sens en elle une grande fragilité et quel que soit son passé, j’en suis convaincue, c’est une fille bien qui mérite d’être heureuse. J’espère que cet épisode dramatique aura au moins le mérite de la rapprocher d’Ezra et qu’ils auront une seconde chance. Ca serait génial qu’ils puissent renouer et élever ensemble leur petit garçon. Je rêve peut être, mais ça c’est dans ma nature, j’aime quand les choses se terminent bien.
Et il y a peu, Jamie est entré à son tour dans la famille de façon plutôt inattendue. D’instinct, je l’ai apprécié immédiatement. Je le sens profond et sincère et je suis persuadée que quand le temps aura fait son oeuvre, lui et moi serons de vrais amis. Ca ne me dérange donc pas d’avoir une vraie conversation avec lui, de lui faire part de mes craintes et de mes doutes. C’est le genre de chose qu’on partage en famille, c’est aussi une façon de lui faire comprendre que pour moi, il en fait totalement partie.
Je suis sûre que tu ferais un père fabuleux. Tu sais en fait, on ne le sait que quand ça arrive, parfois on se trompe grandement sur ses capacités.
Je me souviens de toutes ces questions que je m’étais posée quand j’avais appris que j’étais enceinte d’Alex. Même si je n’avais aucune raison de douter que je ferais une bonne mère, force était de constater que je n’avais vraiment aucune expérience avec les enfants. Pas de cousins à garder, je n’avais jamais fait de babysitting… Et la différence d’âge entre ma soeur et moi n’était pas assez marquée pour que ça puisse m’aider. Comment changer une couche ? Comment comprendre que mon enfant pleurait parce qu’il avait mal quelque part et non par caprice ? Est-ce que je devais être une mère copine ou une mère sévère ? Pourrais-je trouver le juste milieu ? Pendant plusieurs mois, j’avais vraiment douté, il avait fallu que mon fils et moi nous apprivoisions mutuellement pour que je me sente réconfortée. Il paraît que c’est très courant, tant du côté des pères que des mères, pour le premier enfant. Et en parlant d’enfant, Tom avait vendu la mèche pour l’échographie ! Par contre je ne savais pas s’il en avait révélé les résultats…
Il t’a dit que j’attendais des jumeaux ?
Malgré tous les soucis que ça amenait, je ne pouvais que sourire en lui annonçant cette nouvelle. Evidemment que j’étais très heureuse, même si je ne savais toujours pas comment j’allais réussir à suivre les ordres du médecin qui voulait que je reste un maximum au repos parce que mes bébés partageaient le même placenta et que ça en faisait une grossesse à risque. Pour l’instant tout allait bien, alors je profitais.
On ne sait pas encore si ce sont des garçons ou des filles mais d’après le médecin c’est sûr, ce sont de vrais jumeaux qui seront parfaitement identiques. Tu imagines un peu ?
Moi j’imaginais, et je me doutais bien que j’allais entrer dans une phase plutôt hyperactive de ma vie. Avec Tom en rééducation, ça n’allait pas être de la tarte. Alors que nos plats arrivaient, je laissais le serveur poser mon assiette fumante devant moi et le remerciais avant de me recentrer sur Jamie.
Et toi dans tout ça… Ca fait quoi d’entrer dans une si grande famille ?
C'est une idée récurrente depuis quelques temps, les enfants. Un sujet qui revient régulièrement avec Joanne, ou dans d'autres conversation avec mon entourage. Et ce soir, avec Ida. Je me rends compte que je n'ai eu absolument personne pour parler de son avortement, qui remonte à quelques mois maintenant. Ce n'est pas faute de tout dire à Charlie, mon demi-frère, pourtant je n'ai pas évoqué cela avec lui. J'aurais dû en parler à quelqu'un. Partager la peine que j'avais au moment où la jeune femme me l'a annoncé. Je suppose que, si je l'avais partagé, j'aurais le coeur moins lourd à chaque fois que le sujet des enfants revient sur la table. Cela reste comme une sorte de poids qui appuie sur ma cage thoracique dès que j'y songe. J'ai jalousement gardé le secret de cet événement, alors qu'il a changé tant de choses pour moi. Il m'a non seulement fait réaliser que je veux être père un jour, et surtout, que je veux fonder cette famille avec Joanne. Je souris faiblement à Ida qui m'assure que je ferais un bon père. « C'est gentil. » dis-je, pensant vraiment qu'elle ne peut dire cela que pour se montrer aimable. Elle est loin de me connaître après tout, moi, mes parents malsains, mes crises de colère, ente autres détails qui me font toujours douter de mes capacités à élever correctement un enfant. Je n'y suis pas encore, pas du tout. Mais l'idée me travaille. « Pour le moment j'espère juste faire mieux que mon propre père. Pour le « fabuleux », on verra quand on y sera. » j'ajoute en haussant des épaules, un sourire plus franc sur le visage. J'en viens à prendre des nouvelles de la grossesse d'Ida, qui semble la mettre sur les rotules depuis des semaines. Elle m'annonce alors attendre des jumeaux. Mes yeux s'arrondissent -non, sortent de mes orbites- alors que ma bouche s'entrouvre quelques secondes sans rien articuler. « C'est un petit détail dont il a oublié de me parler. » dis-je finalement. D'ailleurs, je me demande comment ce genre de « détail » a pu lui sortir de la tête lorsque nous avons évoqué le sujet. Peut-être que lui-même ne réalise pas vraiment. Je prends une gorgée d'eau pour faire passer la surprise. « C'est une belle nouvelle. » A la voir sourire, Ida est très heureuse de cette nouvelle qui, malgré les circonstances, peut lui mettre un peu de baume au coeur. A moins que cela ne soit qu'une source de stress supplémentaire pour la jeune mère. Ou les deux, selon ce que les hormones lui inspirent. De vrais jumeaux, souligne-t-elle. Deux futures têtes blondes aussi identiques que deux gouttes d'eau. Je secoue négativement la tête, riant doucement. « Comme si cette famille n'était pas assez immense comme ça. » dis-je en imaginant deux bambins s'ajouter à cet immense arbre généalogique qui n'en finira jamais de s'agrandir. « Vous comptez coloniser Brisbane, c'est l'idée ? » J'imagine déjà les statisticiens devoir inclure un pourcentage de population Beauregard pour toutes leurs prochaines études sur la ville. Le serveur revient vers nous avec nos assiettes. L'odeur finit de m'ouvrir l'appétit. Mais en attendant que les pâtes refroidissent un peu, je réponds à la question d'Ida sur mon arrivée dans la famille. Je mordille ma lèvre, cherchant mes mots. « Ca fait… bizarre. Je crois que je me suis pas trop mal intégré, même si je me sens parfois à côté du lot, tu vois ? » Pas sûr. Elle en fait partie depuis un moment maintenant. Quoi que, elle aussi, au début, a pu connaître ce sentiment. C'est compliqué de s'imposer dans une fratrie aussi soudée. « Mais ça doit être de ma faute, j'ai été fils unique et très solitaire pendant longtemps. Je ne suis absolument pas proche de mes parents. Je suis tellement peu habitué à avoir une famille que je reste un peu à l'écart. » Une sorte de réflexe pour ne pas me sentir trop dépaysé, oppressé. « Et puis, j'ai débarqué de nulle part, comme une fleur. » Il y a de ça aussi. Une sorte de problème de légitimité. Avant de porter une première fourchette à ma bouche, j'ajoute ; « Ca fait du bien, quand même, d'avoir une famille. »
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Jamie & Ida
C’est tellement difficile de s’imaginer parent. Même si c’est une option qu’on envisage, ou une réelle envie, c’est quelque chose qui fout la trouille. Tout le monde est dans le même cas, on a peur de ne pas être à la hauteur, on a l’impression qu’on n’y arrivera jamais et pourtant… Bien souvent l’instinct est là, qu’on le pense possible ou non, et il est plus fort que tout. C’est vrai pour les femmes, mais c’est vrai pour les hommes aussi et j’ai le sentiment que Jamie s’en sortira très bien quand viendra son tour d’être papa. C’est vrai on peut penser que je ne le connais pas assez pour l’affirmer et pourtant c’est devenu pour moi une certitude depuis peu. La raison est toute simple, évidente.
J’ai vu la façon dont tu as réagi au moment de l’accident d’Ezra et Tom. Tu es là tous les jours et ça, ça montre que tu es quelqu’un sur qui on peut compter. Si tu fais ça pour eux, alors imagine de quoi tu seras capable pour ton enfant !
Et oui, il y a des choses qui ne trompent pas ! Je suis très sensible à ce genre d’attentions et j’ai vu également son attitude vis à vis de Nora… Et vis à vis de moi aujourd’hui. Jamie est un type bien, je suis contente de partager ce moment avec lui pour apprendre à le connaître un peu mieux. C’est avec plaisir que je lui annonce que j’attends des jumeaux, évitant de lui faire part de mes inquiétudes au vu de la délicatesse de cette grossesse qui est clairement à risques. Ca reste avant tout une bonne nouvelle, je prends le taureau par les cornes jour après jour pour faire au mieux et me plaindre ou stresser ne servira strictement à rien !
C’est exactement ce que j’ai dit quand le médecin nous a annoncé la nouvelle !
J’éclate de rire, parce qu’on a pensé exactement la même chose et oui, c’est évident, la famille Beauregard est énorme et ça ne risque pas de changer de sitôt ! Imaginez la future génération de cousins ! Heureusement qu’à Brisbane on peut fêter Noël sur la plage parce qu’on va avoir besoin d’énormément de place pour caser tout ce monde aux réunions de famille ! Mais moi, je trouve ça génial. Surtout que cette famille dont j’ai la chance de faire partie est particulièrement géniale. J’adore ces gens qui m’ont adoptée comme une des leurs dès le départ. J’avais eu peur de ne pas réussir à y faire ma place mais c’est tout le contraire qui est arrivé. Je n’imagine pas ma vie sans eux aujourd’hui, c’est comme si nous étions du même sang. Quand Jamie me dit que parfois il a l’impression d’être à côté du lot, je ne peux que sourire. Je comprends exactement ce qu’il veut dire, moi aussi je suis une « pièce rapportée ».
Je comprends très bien ce que tu ressens. C’est impressionnant, ils sont hyper soudés et quand j’ai débarqué dans la vie de Tom, j’avais peur que l’un ou l’autre ne m’aime pas, que ça crée des conflits, d’être mise de côté parce qu’ils ont une histoire dont je ne connais pas forcément tous les aspects. A la maison pour les réunions de famille, nous n’étions que quatre, c’est un sacré bouleversement.
Qui aurait effectivement pu très mal se passer. Celle dont je suis la moins proche, c’est Izzie. Pas de mon fait ou du sien… Mais comme avec Tom ils s’entendent comme chien et chat, on n’a pas vraiment eu l’occasion d’apprendre à se connaître mutuellement. Elle évite ma maison, quand elle vient elle est dans la provocation, ce qui n’aide pas du tout.
Comme une fleur… Dans mon jardin ! Le fait que tu sois plus discret ne t’empêche pas de t’intégrer. Moi je peux te dire que tout le monde t’apprécie beaucoup. Laisse-toi un peu de temps.
Je mettais une bouchée de canellonni dans ma bouche et aussitôt j’écarquillais les yeux.
Oh la vache ch’est chaud !
Je pouffais tout en faisant un petit geste de ventilation avec main devant ma bouche, puis j’avalais une gorgée d’eau pour éteindre l’incendie. Voilà ce que c’est quand on est affamé, on ne prend pas le temps d’attendre que ça refroidisse un peu ! Jamie a été plus malin, tout se passe bien pour lui.
Je suis contente que tu en fasses partie. Vraiment.
Cette fois, je coupe une bouchée et la laisse un peu en attente sur ma fourchette.
Tu as eu des nouvelles de Nora ? J’aimerais aller la voir pour m’assurer qu’elle va bien. Ca ne doit pas être facile pour elle…
Ecoutant Ida, je suis rassuré d'entendre qu'elle est parfaitement en mesure de comprendre ce que je ressens par rapport aux Beauregard. Ils ne m'ont jamais mis à l'écart, au contraire. D'ailleurs, Tom a bien été le premier a m'accepter dans la famille sans rechigner ou se montrer trop méfiant vis à vis de l'inconnu qui avait débarqué dans son jardin -c'est sûrement la raison pour laquelle je me sens assez proche de lui et que je m'inquiète autant de son état de santé, ce qui me pousse à venir le voir si souvent. Pour Ezra, ce n'est pas pareil. Nous étions de très bons amis bien avant d'être cousins, et apprendre notre lien de parenté l'avait beaucoup choqué. La surprise est passée et les choses sont rentrées dans l'ordre, mais je crois que nous restons les amis que nous étions avant plus que les cousins que nous sommes aujourd'hui. Tom est quelqu'un qui m'a ouvert les bras quand j'étais mort de peur à l'idée de me faire jeter hors de sa maison. C'est ce qui a créé mon attachement et mon profond respect pour lui. Ida m'explique qu'elle vient d'une petite famille, et qu'intégrer les Beauregard a été un sacré changement, ce que je peux bien imaginer. A quel point les liens qui les unit peuvent être intimidants pour une personne extérieure qui doit se faire sa place. « C'est exactement ça ! Ils sont tellement proches les uns des autres que… C'est difficile de se faire une place sans avoir l'impression de s'imposer et avoir peur de briser l'harmonie qu'il y a entre eux. Je ne veux pas être vu comme un intrus qui s'incruste dans leur monde. » Même s'ils n'ont jamais rien fait pour que je me sente de cette manière, c'est une crainte irraisonnée qui demeure malgré tout. Elle vient sûrement de la manière dont j'ai débarqué dans la famille. Une fleur dans le jardin d'Ida. Je souris à cette idée. Gêné par ses paroles si aimables, mon regard fuit quelques secondes dans mon assiette. Au moins, ma discrétion ne semble pas lui poser de problème à elle. Nous nous connaissons peu, mais la femme de Thomas m'inspire grandement confiance. Elle m'a l'air doté d'une grande ouverture d'esprit et d'une certaine sagesse qui rendent sa présence particulièrement agréable. « C'est gentil, merci. Je crois que mon impatience fait partie de mes plus gros défauts, mais il faut ce qu'il faut, et on a tous besoin d'un temps d'adaptation. » je réponds. Moi le premier. Ida se jette sur son plat pourtant fumant et parviens à se brûler avec sa première bouchée. Je mords ma lèvre inférieure pour ne pas trop rire, mais la voir attraper son verre d'eau est tout de même bien drôle. D'habitude, c'est moi qui me jette sur mon assiette et crame mes papilles avec une première bouchée bien trop chaude. Je suis capable d'être un vrai goinfre. Cette fois, pour ne pas me ridiculiser devant la jeune femme, j'avais pris mon temps. Et c'est elle qui se brûle. L'ironie de la chose ajoute à son comique. « Tu meurs de faim à ce point ? » je demande, un brin moqueur. Sûrement oui, puisqu'elle m'a déjà dit se coucher régulièrement le ventre vide -et j'imagine que sa grossesse ne l'aide en rien à se nourrir, alors qu'elle a deux petits êtres qui réclament à manger. Elle m'avoue être contente que je fasse partie de la famille. Mon regard se pose sur elle en silence quelques secondes. Je ne sais pas si elle cherche à être gentille avec moi, à me rassurer, ou si elle le pense vraiment alors que nous savons bien peu de choses l'un sur l'autre. Quoi qu'il en soit, je suis touché, et articule un timide « Merci… » avant de prendre une gorgée d'eau pour masquer un peu ma gêne. Ida me demande ensuite des nouvelles de Nora. Je me rends compte que je n'ai même pas prit le temps de l'appeler. Je fais un ami misérable pour elle ces temps-ci. « Pas de nouvelles non… Elle doit se faire un sang d'encre dans son coin, et elle n'ose sûrement pas venir au chevet d'Ezra sachant qu'il y a toujours un Beauregard dans la chambre. » je réponds, désolé pour elle. Elle ne peut pas venir soutenir l'homme qu'elle aime parce que sa famille ne peut pas la voir en peinture. Je me souviens de l'immense vague de froid qui avait envahi la chambre à son arrivée, quand les garçons ont été admis à l'hôpital. Une vague de froid et de rejet que je ne comprenais pas comment elle pouvait supporter. « C'était assez fou la manière dont Tom l'a regardée quand elle est venue l'autre jour. Il la hait vraiment. » Cela m'avait marqué. Thomas m'a l'air assez pacifiste, facile à contenter, loin d'être difficile à vivre et pas du genre à avoir des ennemis. Pourtant, là, son regard avait changé du tout au tout, jetant des éclairs à travers la pièce, ses muscles raidis par une colère qui aurait pu exploser si je n'avais pas conduit Nora hors de la chambre. Je trouve cela assez triste en réalité. Mon plat bien entamé, je finis par demander à Ida ; « Comment vous vous êtes rencontrés, avec Thomas ? » Il est bien des histoires que je ne connais pas à propos de cette famille, dont celle-ci. « Je suis assez curieux de savoir comment le couple le plus parfait que je connaisse s'est formé en fait. » j'ajoute avec un sourire. Pour moi, Thomas et Ida ne sont pas seulement bien assortis -mais il faut dire qu'ils sont terriblement beaux ensemble-, il se dégage aussi une grande harmonie de leur couple qui m'impressionne.
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Jamie & Ida
Je savais ce que c’était que d’intégrer une telle famille, et cette famille en particulier. L’inquiétude qu’on ressentait au début, à se demander si les choses allaient bien se passer ou pas, si on n’allait briser le bel équilibre qui les unissait. Alors je pouvais le comprendre et le rassurer sur le fait qu’il ressente ce genre d’angoisse. Jamie n’était pas le premier à ressentir ça et il ne serait pas le dernier. Mais ce qui était certain, c’est qu’il avait été formidablement bien accepté par la fratrie et que c’était de bonne augure. Les Beauregard l’appréciaient, tous n’avaient pas cette chance. Nora par exemple… Le passé de la jeune femme une fois révélé, la famille s’était braquée contre elle, ce que je trouvais profondément injuste. Elle avait commis des erreurs, pris de mauvaises décisions… Comme tout le monde, non ? Elle restait la mère du fils unique d’Ezra et à mon sens, c’est tout ce qui compte, c’est une des nôtres.
Tom est un homme formidable, il se couperait un bras pour les gens qu’il aime mais… Parfois il est terriblement têtu et son côté militaire le rend un peu rigide. Quand il s’agit de la famille, les Beauregard font bloc et ne laissent rien passer pour protéger les leurs. Ca a ses bons côtés, mais quand on est passé dans la liste des ennemis, c’est radical.
Je poussais un petit soupire et secouais la tête. Ca me désespérait de voir ce qui se passait avec Nora, je n’aimais pas ça du tout. Moi qui déteste les conflits, qui suis un peu idéaliste sur les bords et prône la bonne entente, j’ai toujours envie de bousculer les choses pour qu’enfin la jeune femme soit, si pas appréciée, au moins respectée.
Je vais aller la voir, et je vais l’emmener avec moi un de ces jours pour voir Ezra. Y’a pas de raison, c’est la mère de son fils bon sang et elle se fait un sang d’encre !
Ma décision était prise et si un Beauregard avait un problème avec ça, et bien c’est à moi qu’il devrait en parler. Sauf que je suis enceinte, que je dois éviter tout stress et que je compte sur le fait qu’ils n’oseront pas me contrarier. Je sais, c’est pas bien. Mais parfois il faut profiter un peu d’une situation qui n’a que des désavantages, non ? Forte de cette décision, je reprenais une bouchée de ces cannellonis qui étaient décidément délicieux. Jamie voulait en savoir plus sur ma rencontre avec Tom, ce qui me fit sourire. C’est vrai que l’histoire était connue dans la famille, mais comme il venait de l’intégrer il ne la connaissait pas encore. Je n’allais pas me faire prier pour la lui raconter, c’était une des plus belles périodes de ma vie après tout.
Et bien j’ai fait mes études à Brest, en France. Avec quelques copines on avait pour habitude de se retrouver après les cours dans un petit bar du port. C’est là que j’ai rencontré Tom. Son bateau y avait fait escale et il était là pour trois semaines. C’était pas vraiment romantique, il m’a draguée, j’ai craqué et dès le premier soir ça a fini à l’horizontale !
Je ne pouvais m’empêcher de rire à ce souvenir. Je me dis que si un jour j’ai une fille et qu’elle me dit avoir couché avec un marin qu’elle vient de rencontrer, j’aurai envie de l’enfermer dans sa chambre jusqu’à sa retraite ! Ce n’était pas un comportement qui me ressemblait, je n’ai jamais été une fille facile. Je ne peux toujours pas expliquer pourquoi ça s’est passé comme ça entre Tom et moi, pourtant je n’ai jamais regretté de m’être laissée aller immédiatement.
A partir de là l’histoire était enclenchée. On a passé trois semaines ensemble puis il est reparti en promettant de m’écrire. A vrai dire, je n’y croyais pas, je pensais que je n’aurais pas de nouvelles de lui, qu’à la prochaine escale il y aurait une autre fille.
Ca aurait été logique non ? Lui avait le droit de penser que j’étais le genre de nana à attendre les marins et à coucher avec le plus mignon de la bande qui débarquait, moi j’avais le droit de penser qu’à chaque escale il draguait tout ce qui bougeait ! J’avais adoré le temps qu’on avait passé ensemble, mais je n’étais pas encore véritablement amoureuse de lui. Enfin… Je ne crois pas. Je n’arrête pas de dire que je l’aurais bien pris s’il ne m’avait pas écrit mais le fait est qu’il l’a fait donc… Il est possible que ça m’aurait rendue malheureuse de ne pas avoir de nouvelles de lui.
Mais la semaine suivante j’avais une lettre. On a entamé une correspondance très suivie et il m’a proposé de le rejoindre à New-York pour une de ses escales. J’ai rassemblé mes économies pour me payer l’avion et j’ai décollé pour la Big Apple. Et voilà où on en est aujourd’hui !
C’était certainement une histoire très différente de ce à quoi il s’était attendu ! Comme quoi quand une histoire commence entre un homme et une femme, on ne sait jamais où ça va mener.
Et si tu me parlais un peu de toi ? Je ne sais pas grand chose encore et c’est l’occasion !
« Je vais garder en tête de ne jamais passer dans la liste des ennemis. » dis-je avec un sourire, cherchant à dédramatiser la situation. Mais le fait est que j'espère bien ne jamais avoir droit au bloc Beauregard, tous à l'assaut contre moi. Je pense que nous avons tous assez de points communs et une conception de la famille similaire pour que cela n'arrive pas, mais connaissant mon caractère, on ne sait jamais. Note à moi-même : ne pas se mettre Thomas à dos. Les frères ont tendance à suivre l'aîné. Ida, visiblement excédée par ce rejet généralisé de Nora, prend la décision de l'emmener voir Ezra elle-même, qu'importe l'avis de son mari. J'hausse les épaules ; « Peut-être que sa présence passera mieux auprès de Tom si c'est toi qui la fait venir. » J'imagine mal Thomas piquer une énorme crise de colère contre sa femme à ce sujet. De toute manière, vu l'état de ses poumons, il ne peut pas vraiment hurler. C'est triste à dire, mais en réalité, que la venue de Nora lui plaise ou non, il ne sera pas vraiment en mesure de la jeter dehors lui-même. « Ou on demanda à une infirmière de l'assommer à coups de sédatifs pour qu'il ne la remarque pas. » j'ajoute pour plaisanter. Au moins, s'il dort, mon cousin ne pourra pas pester contre l'ex de son frère, et encore moi lui jeter des regards plein de haine comme l'autre jour. Dans ma tête, je souligne au feutre rouge mon nota bene : ne vraiment pas se mettre Tom à dos. Optant pour un sujet moins épineux, je demande à Ida de me raconter la manière dont elle et le Beauregard se sont rencontrés. Et j'avoue que l'histoire me fait beaucoup rire, entre deux bouchées de mon plat. Étrangement, lorsque je me fais le film dans ma tête, je ne peux pas m'empêcher de transposer ce scénario dans un film façon années cinquante, voyant Tom dans l'uniforme du soldat partant pour Pearl Harbour peut-être, coiffé d'une d'un de ces bérets de militaire, et Ida dans une de ces robes à gros pois et chaussures vernies, dans un pub passant des morceaux de swing. « J'admets que je m'attendais plutôt à un scénario type conte de fées, mais votre histoire me plaît aussi. C'est atypique. » dis-je à la fin de son récit. Je prends une gorgée d'eau, souriant encore alors que le petit film dans ma tête arrive au générique. « Je pense qu'il faut quand même une sacré dose de courage pour traverser l'Atlantique histoire de rejoindre quelqu'un qu'on ne connaît que par lettres. » Et j'ajoute, riant un peu ; « Ou d'inconscience. » Mais vu que tout ce qui peut sembler raisonnable de près ou de loin ne me connaît pas bien, je préfère tout de même parler de courage, pour ne pas dire de bon sens ; si elle voulait aller à New-York, si elle savait qu'elle le devait, alors il n'y avait pas vraiment de doutes à avoir. Je termine mon assiette lorsque Ida se penche finalement sur mon cas, me demandant de parler de moi. Je cache mon malaise derrière ma serviette, essuyant rapidement ma bouche, puis m'éclaircis la gorge. « Eh bien, la première chose à savoir sur moi, c'est que je ne parle jamais de moi. » dis-je en toute honnêteté. Ce n'est pas pour rien que peu de gens me connaissent vraiment, que je considère avoir peu d'amis, et que ceux qui restent m'assomment de questions. Après tout, moins l'on en dit, plus cela attise la curiosité. Ce qui n'est franchement pas mon but, ce n'est qu'un cercle vicieux dans lequel je me trouve. « Du coup je ne sais pas du tout par où commencer. » j'avoue en laissant tomber mon dos au fond de ma chaise, le regard fuyant dans la salle, comme cherchant je ne sais quel indice sur la manière de débuter un résumé ultra succinct de ma personne. « Hm… Tu sais sûrement que je suis à Brisbane depuis quelques années. Avant ça je vivais à Londres. J'ai étudié le journalisme à Cambridge, j'ai bossé pour la BBC pendant un temps. » Et toute cette partie de ma vie, en Angleterre, est soit ennuyeuse, soit gênante, désagréable ou déprimante. Un désastre. « J'ai été marié, mais ça n'a duré que trois ans. Mon ex-femme et moi ne nous aimions pas, nous nous étions mariés sans vraiment savoir pourquoi, poussés par nos parents. Ca ne pouvait pas marcher. J'ai emménagé à Brisbane juste après mon divorce. » j'explique à Ida. Mon divorce est une chose dont je parle très peu, mais toujours avec beaucoup de détachement. Je n'ai pas souffert de cette séparation, ni de la perte de temps qu'a représenté ce mariage. Cela me passe vraiment par dessus la tête. C'est tout ce que ce divorce m'a fait réalisé qui m'a poussé à partir. Je mordille ma lèvre, cherchant quoi dire d'autre. « J'adore peindre, j'ai un atelier chez moi. D'ailleurs, ma maison est une galerie d'art. J'ai un chien, Ben, que j'ai adopté dans un refuge il y a… bientôt deux ans. Et je cuisine les lasagnes mieux que personne. » je conclus avec un sourire. Ce doit bien être la première fois que je ne dresse pas un portrait de moi qui ne soit pas complètement déprimant et négatif.
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Jamie & Ida
Tom et moi, nous étions un couple merveilleusement bien assorti. Nous nous aimions profondément, je ne pouvais pas envisager une seule seconde ma vie sans lui. Mais ce n’est pas pour ça que nous sommes d’accord sur tout ! Comme tous les couples, nous avions des désaccords et le ton pouvait parfois monter. En ce qui concerne Nora, il est clair que nous ne sommes pas du tout d’accord. Et dans ces cas là, chacun sait ce que l’autre pense, nos caractères sont trop forts pour que nous nous taisions pour entrer dans les rangs. Le mieux qu’on pouvait faire, quand on le pouvait, c’était d’éviter le sujet. Mais là, le sujet ne pouvait pas être facilement évité… Aussi j’avais décidé de faire en sorte que Nora puisse voir Ezra envers et contre tous les Beauregard s’il le fallait.
Oh elle ne passera pas mieux. Peut être que je pourrai demander à Liv’ d’organiser quelque chose pour qu’il ne soit pas dans la chambre quand je viendrai avec elle. Ce qu’il ne sait pas, il ne s’en fait pas de mal.
Je ponctuais ma phrase d’un clin d’oeil complice. Et oui, comme on connait les Saints on les adore ! C’était encore la meilleure solution, ça éviterait des prises de tête totalement inutiles et des regards noirs. Il paraît que je dois éviter le stress, alors autant jouer le jeu et me faciliter la vie. Je sais que Liv me suivra, elle n’a rien contre Nora et on s’entend bien toutes les deux. Jamie avait, de son côté, une autre idée pour contourner le problème. Peut être un peu plus radical, mais en dernier recours on pouvait effectivement penser à l’assommer ! L’idée avait le mérite de me faire rire en tout cas, et bon dieu ce que ça pouvait faire du bien de se détendre un peu ! Ca ne m’était plus arrivé depuis le jour de l’accident, une bouffée d’oxygène bien nécessaire qui allait me rebooster.
Parler de ma rencontre avec Tom était toujours un plaisir. Ca faisait remonter des tonnes de souvenirs, tous merveilleux, à la surface. Cette histoire m’était tombée dessus sans que je m’y attende, je n’envisageais absolument pas de tomber amoureuse et de me caser, je me considérais comme trop jeune pour ça et pensais que j’aurais sans doute besoin de découvrir encore plein de choses avant de me fixer. Le destin en avait décidé autrement et il avait été plus fort que tout le reste. C’est vrai, partir comme ça pour New-York avait été un peu suicidaire… Enfin pas tant que ça quand on y pense.
On avait quand même passé trois semaines ensemble en plus des lettres. Et tu sais, je fonctionne pas mal à l’instinct… Là il me disait de foncer !
A mesure de nos correspondances je m’étais bien rendue compte qu’il y avait quelque chose de spécial entre nous. Et puis quand votre coeur fait « Boum ! » de cette façon juste parce que vous avez reçu une lettre, ça veut bien dire quelque chose. Mais à présent, j’avais envie d’en savoir un peu plus sur Jamie. Je préférais ne pas poser de question précise, histoire de lui permettre de ne livrer que ce qu’il avait envie de livrer. Je déteste les gens qui veulent tout savoir et qui se montrent d’une curiosité intrusive. Alors quand il me répond en me disant que la première chose à savoir de lui c’est qu’il ne parle jamais de lui, j’éclate de rire, un rire franc et communicatif.
OK d’accord, je n’écrirai pas ta biographie !
Je secouais la tête, amusée, et posais ma fourchette et mon couteau dans mon assiette à présent vide. Courageusement, Jamie reprenait la parole et m’apprenais qu’il avait passé du temps en Angleterre où il avait étudié le journalisme. J’apprenais également son mariage éclair, qu’il adorait peindre et avait un chien. Tout cela était très intéressant, je comprenais mieux pourquoi j’avais eu une bonne impression sur lui dès le départ, j’avais dû sentir que sur certains aspects, nous nous ressemblions un peu. En tout cas, on aimait les mêmes choses, ça aide à nouer le contact.
Tu oses prétendre que ta lasagne est meilleure que la mienne ? On va devoir se faire une battle un de ces jours pour vérifier !
Ma boutade lancée, je buvais une gorgée d’eau.
C’est marrant parce que finalement on a pas mal de choses en commun ! Tu peins, je suis illustratrice de livres pour enfants. Avec Tom on a décidé d’adopter un chien. C’est un peu remis à cause de l’accident et de ma grossesse, mais on en aura un, c’est sûr. Je ne suis pas végétarienne, mais je ne jure que par les produits bios et l’énergie renouvelables, on aime tous les deux cuisiner, on a vécu en Europe… Ca doit être pour ça que le courant passe bien.
En effet, j’avais passé un excellent moment en sa compagnie. C’était la première fois qu’on avait l’occasion de papoter rien que tous les deux et j’étais contente qu’on ait sauté sur l’occasion.
Il faudra absolument que tu me montres tes tableaux ! Tu es dans quel style ?
Mon rire se joint à celui d'Ida lorsqu'elle dit qu'elle n'écrira pas ma biographie. Je baisse la tête, légèrement gêné. Je suis si mauvais pour parler de moi ainsi, sans être guidé par des questions -et d'un autre côté, les questions me rendent tout aussi mal à l'aise. La plupart du temps, les gens tombent pile sur les sujets à éviter, à savoir la famille et le travail ; je dois constamment esquiver le premier sujet afin de ne pas devoir parler d'un père qui me déteste, d'une mère antipathique et d'un frère suicidé, ce qui fait assez mauvais genre dans un dîner, et concernant le travail, je dois toujours faire gentiment comprendre que le boulot me bouffe déjà bien assez de temps comme ça et que je préférerais ne pas lui en accorder encore plus. Dans un cas comme dans l'autre, difficile de ne vexer personne en leur faisant essuyer ces refus. Vu la question ouverte d'Ida, je choisis ce que je veux livrer à mon sujet, et si l'exercice est difficile, ce n'est finalement pas plus mal. Je parviens à rester positif et aborder les points qui me semblent bons de savoir pour une première approche. « Une battle de lasagnes ? Ca me va. Mais je ne veux pas de Tom dans le jury, il n'aura aucune objectivité. » je réponds à la proposition de l'illustratrice avec un petit rire. Je ne rate jamais des lasagnes. Végétariennes, bien sûr. Mais je ne sais même plus depuis combien de temps je n'en ai pas préparé -je ne sais pas pourquoi d'ailleurs, sûrement le manque de temps pour dîner correctement le soir, et la fatigue. Et puis, malheureusement, c'est un plat qui me ramène trop souvent à ma relation avec Kelya. Ida fait remarquer que nous avons beaucoup de choses en commun. Le côté artistique, les animaux, l'envie de cultiver une alimentation et un mode de vie sain, et plus généralement nos origines du vieux continent. Autant de choses qui nous rapprochent. Je souris largement lorsqu'elle admet que je courant passe bien -prouvant que je ne suis pas le seul à le ressentir et à l'apprécier. « C'est vrai, je n'avais pas vu les choses sous cet angle. Ca en fait des points commun ! » Et je ne pensais pas que nous en aurions autant à vrai dire. En fait, ce dîner a véritablement été une agréable surprise. Le serveur pointe le bout de son nez, prenant nos assiettes et nous proposant la carte des desserts. Je commande un cannolo, connaissant ce dessert d'un voyage en Italie que j'avais effectué il y a de nombreuses années. Enfant, cette pâtisserie est une des rares choses que j'en avais retenu tant je m'en étais gavé. Il s'agit d'une tuile de pâte frite de la forme d'un tube, contenant de la ricotta ou de la crème pâtissière. Celle qu'on me sert est une de ces dérives typiquement imposées par la culture anglophone, à laquelle on a donc ajouté des copeaux de chocolat ainsi que des fruits confits, le tout saupoudré de sucre glace. Honnêtement : un délice qui ne fait pas long feu dans mon assiette.« Mes tableaux n'ont vraiment rien d'exceptionnel, ils… ils n'ont pas vraiment de style non plus. Je peins à l'instinct. Je n'ai jamais pris de cours, ni rien, donc je n'ai aucune technique précise. Parfois c'est complètement abstrait, d'autres fois ça représentera un portrait ou un paysage, réaliste ou non. Ca me sert surtout à exprimer certaines émotions sur lesquelles je n'arrive pas à mettre de mots ou à partager. » j'explique à Ida, faisant de mon mieux pour ne pas avoir l'air trop mal à l'aise en parlant de ceci. La plupart des gens que je connais aiment mes tableaux -et savent qu'il ne sert à rien de me faire des compliments dessus s'ils ne sont pas sincères, je le devine très facilement. Mais je ne sais pas ce qu'on peut leur trouver de sortant de l'ordinaire, encore moins d'exposable. Puisque je garde toujours en photo les toiles dont je me suis séparé, les ayant vendues ou simplement offertes à des amis, mon téléphone contient quelques clichés que je peux montrer à Ida. Cela ne vaut pas les vrais tableaux, mais elle en aura un aperçu. Je sors donc mon téléphone de ma poche, vais dans la galerie en question, et fais glisser l'appareil sur la table jusqu'à elle, la laissant aller d'une photo à l'autre. « J'espère que nous aurons l'occasion de nous refaire des dîners comme ça. Tu sais, entre ''pièces rapportées'', dans le dos de la fratrie. » dis-je en posant ma cuillère sur le bord de mon plat, un sourire (sucré) aux lèvres. J'essuie rapidement ma bouche pendant que le serveur nous débarrasse.
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Jamie & Ida
Un nouveau membre dans la famille, c’était toujours agréable. A condition évidemment que ce nouveau membre soit sympathique. L’arrivée de Jamie n’était pas attendue comme on attendait l’une ou l’autre compagne, ou même compagnon des frères et soeur. Mais cette arrivée était appréciée, Jamie avait très vite été adopté par tout le monde et pour avoir été à sa place en tant que « pièce rapportée » chez les Beauregard il y a quelques années, je savais à quel point c’était stressant de se demander au début si tout le monde va vous aimer, si tout va bien se passer, si on va être accepté par la totalité de la famille. Plus de question de ce genre à se poser en ce qui le concernait, tout le monde l’appréciait. Mais j’avais envie d’en savoir un peu plus sur lui. Pas par curiosité mais simplement par intérêt, sans vouloir avoir accès à ses secrets mais en le laissant libre de me livrer uniquement ce qu’il avait envie de me livrer. Du peu que je savais de lui, ce n’était pas un exercice facile, il n’aimait pas trop parler de lui. Il a sans doutes des jardins secrets qu’il veut garder pour lui et il n’y a rien de plus naturel que ça, non ?
Mais comme je le laisse libre, il n’hésite pas à me parler. Et c’est exactement le genre de chose que j’avais envie d’entendre… Ce qu’il aimait par exemple, ce qui pouvait le faire sourire. Au final, on avait beaucoup de points communs tous les deux, nous étions semblables en bien des points et c’était plutôt amusant de le découvrir. On pouvait ainsi programmer une future battle de lasagnes par exemple ! C’était marrant de voir qu’il aimait cuisiner, je n’aurais pas parié ça ! Comme quoi… C’est toujours bien de parler avec les gens pour mieux les découvrir ! Et ce que j’avais aussi appris de Jamie, c’est qu’il peignait. De par ma profession, vous vous doutez bien que c’est le genre d’information qui n’est pas tombée dans l’oreille d’une sourde ! Ca a éveillé mon intérêt évidemment, je voulais en savoir plus. Mais je suis aussi bien placée pour savoir qu’un artiste ne sait jamais parler convenablement de son travail. Il se surestime ou se sous-estime, ne voit pas forcément où sont ses forces. Pas évident de faire une analyse correcte de ce qu’on fait alors quoiqu’il en dise, j’avais envie de voir son travail pour pouvoir juger par moi-même.
Alors que mon dessert arrivait (un délicieux sorbet au citron), je saisissait le téléphone portable que Jamie me tendait. Il avait pris ses tableaux en photo et c’était chouette d’en avoir un premier aperçu. Je jouais avec les zooms, m’attardant sur certains détails… Oubliant pour le coup de manger mon dessert, trop plongée dans mon observation. Pour moi, ce qui faisait un tableau, ce n’était pas ce qu’il représentait ou la justesse d’une ombre… C’était le coup de pinceau, la façon dont la couleur avait été posée sur la toile. Et ce que je voyais là me parlait beaucoup.
Tu racontes une histoire, même quand tu es dans l’abstrait. Tes coups de pinceaux sont extrêmement révélateurs. Ca se sent que tu peins avec tes tripes. J’aimerais beaucoup voir ton travail en vrai pour mieux observer les reliefs.
Sourire aux lèvres, je lui rendais son téléphone et entamais de manger quelques cuillères de sorbet histoire d’en profiter un peu avant que le serveur ne revienne pour nous débarrasser. J’ai bien fait, parce qu’il n’a pas tardé à revenir. Ca m’avait fait du bien de manger un vrai repas, de me poser un peu. Depuis l’accident ma vie avait pris une tournure affolante de stress et je savais que je n’allais pas tarder à en ressentir le contrecoup.
Ca me ferait très plaisir, ça fait du bien de pouvoir papoter comme ça, tu es de très bonne compagnie Jamie ! Merci pour ce dîner… Vraiment, j’en avais besoin.
Mes parents n'étaient pas particulièrement généreux en matière de compliments à mon sujet. Je n'ai jamais vraiment été félicité pour mes bonnes actions, mes notes, mon travail, mes accomplissements de manière générale -alors que je suppose qu'il s'agit de l'unique récompense qu'attend un enfant de la part de son père et de sa mère. A force de croire que tout ce que je pouvais faire de bien n'était finalement que passable et méritait bien peu d'attention, j'ai développé une réelle incapacité à mettre une valeur sur mon travail, ainsi qu'un certain malaise lorsqu'une personne me complimente ou me félicite. C'est une chose que Joanne sait bien, et je crois qu'elle n'en amuse beaucoup. Elle aime bien, régulièrement, me glisse un mot gentil n sachant très bien que cela provoque toujours la même réaction chez moi ; je baisse le regard, et souris nerveusement, puis je mordille ma lèvre en cherchant quoi répondre, et le plus souvent, je reste muet, trop gêné pour articuler quoi que ce soit. C'est le même schéma que je reproduis devant Ida après ses compliments sur les quelques tableaux qu'elle a pu voir en photo sur mon téléphone. « Merci, je… » Comme toujours, je ne sais pas quoi dire. Je passe une main sur ma nuque, le regard fuyant. « Merci. » je répète, puisque je ne peux visiblement articuler que cela -et peut-être que plus de mots ne sont pas nécessaires au final. Je reconnais devant moi la connaisseuse en matière de peinture, puisque c'est bien l'une des rares fois où quelqu'un me parle du relief et de la touche de mes toiles. J'avoue que cela me rend d'autant plus nerveux, cela rend son avis plus important qu'un autre. « Eh bien, ma porte est toujours ouverte, pour toi, Thomas, Alex, et tous les Beauregard. Tu n'auras qu'à passer un de ces jours, quand tu auras une minute pour toi, tu pourras voir tout ça de plus près. » je réponds. Je range mon téléphone et termine mon dessert avant que les assiettes vides ne soient récupérées par le serveur. Véritablement ravi par cette soirée, qui m'a permis de souffler dans cette période assez difficile, je n'hésite pas à proposer à Ida de se revoir ainsi un jour, tous les deux ou en compagnie d'autres ''pièces rapportées'' de la famille. Une idée qui semble lui plaire. « Je crois qu'on en avait tous les deux besoin. Et ça me fait vraiment plaisir de mieux te connaître. » A vrai dire, je ne doute pas que la jeune mère deviendra rapidement un de mes principaux points de repère dans la famille. Vu tout ce que nous avons en commun, nous pourrions même devenir très proches. Nous quittons notre table et allons au comptoir du restaurant afin que je puisse payer la note. A mes yeux, il est toujours hors de question qu'une femme ait à payer quoi que ce soit. Je peux être désespérant à ce sujet. Une fois sortis de l'établissement, pendant que nous marchons dans la galerie de l'hôpital, en chemin vers la sortie, je me permets de glisser ; « Je trouve ça vraiment admirable, la manière dont tu gères tout ceci. » Enceinte de jumeaux, devant prendre soin de son premier enfant en attendant un mari cloué dans un lit d'hôpital et un beau-frère dans le coma ; Ida reste positive, armée de son joli sourire pour tout affronter. A l'extérieur de l'hôpital, avant de nous quitter, je prends les mains de l'illustratrice et capte son regard ; « Passe à la maison un jour, j'insiste. Si tu as besoin de faire un break, n'hésites pas. » dis-je avec la plus grande sincérité. Je dépose une bise sur chacune de ses joues. « Bonne nuit, Ida. »