« Face à elle. » alors elle existe toujours. Celle dont on ne doit pas prononcer le nom, celle qu’il fuyait vers Londres sans jamais la mentionner véritablement, sans jamais l’assumer. Elle qui est une entité, elle qui est un morceau de l’immense puzzle qu’est Wyatt et qui me semble autant inaccessible aujourd’hui qu’il était mystérieux avant. Elle, elle, elle. Les âmes sœurs sont les meilleures, pour nous briser de l’intérieur.

Alors qu’il reste, qu’il prenne le temps de le faire. Alors qu’il s’installe et que les pages du carnet deviennent ses références claires et nettes. Mes pas me guident à la cafetière, l’infusion glisse entre les filtres et les grains moulus. Quand mes paumes enrobent une tasse de thé au gingembre sucré au miel, c’est dans le plus grand des calmes que j’autorise mes prunelles à décrire son profil. Chaque chose en son temps. « Tu te souviens de Jules ? » sa tasse de café fin prête finit à ses pieds, je m’installe au sol les jambes croisées en tailleur une seconde plus tard. D’un hochement de tête de la positive, je confirme ce qu’il sait déjà. Bien sûr que je ne l’ai pas oubliée, elle qui m’a servi d’échappatoire, elle qui m’a promis un bonheur encore impossible à l’époque qui s’est décuplé, mille fois meilleur aujourd’hui. « Elle est là. » un sac, le sac, le sien. Il était à mes côtés tout ce temps et malgré son menton qui me pointe les réponses pourtant, il m’en faudrait encore un peu avant que je ne m’y attèle. Mon thé n’existe plus, lorsque mes doigts curieux et autorisés finissent par ramener la besace sur mes cuisses. « Prends là. » la manipulant comme s’il s’agissant d’un plus précieux des Graal, d’une relique que personne n’aura le droit de toucher, de voir ou mpeme de connaître sauf nous deux, c’est dans la plus patiente des délicatesse que je détache chaque bouton, glisse la fermeture éclair avec attention, coche par coche.

Elles sont là, les pages. Elles défient sous la pulpe de mes doigts, noir sur blanc, j’y reconnais ses aventures comme ses caractéristiques. Ses paroles, ses gestes, ses rêves, sa trame. Tout y est, tout est propre, tout est prêt, tout est là ; sauf « La fin. » d’une inspiration une seule, je finis par rattraper ses prunelles des miennes. « Tu peux, maintenant. Elle est prête à l’entendre, et moi aussi. » et lui, surtout, il est prêt à l’écrire.

Chaque instant résonne dans une familiarité presque oubliée, mais atrocement rassurante, lorsque seul le bruit des grains en train de moudre emplissait la pièce. Elle s'active dans un bruissement de tasses qui tintent, je me perds dans la contemplation de ce carnet, seul témoin de l'aveu que je venais de lui faire. L'inspiration est là, cachée dans un recoin, prête à revenir, mais cherchant encore le déclic. Mes doigts tremblent à l'idée même de prendre un stylo. Il ne manque que l'impulsion, le simple souffle qui dira que c'est okay, qu'importe les peurs qui tiraillent encore dans l'ombre, qu'importe la peur de l'échec. Ce n'est qu'un tout petit rien, c'est se jeter dans le vide et prouver une fois encore que Parker ne recule devant rien. Ce ne devrait être qu'un rite de passage, on attend toujours de celui qui a fait de son métier l'écriture, une véritable prolifération d'idées et de rendus. La réalité sillonne entre le million d'idées avorté et celle qui nous colle à la peau depuis si longtemps que l'on ne sait plus vraiment comment l'expier. Au milieu, traîne le personnage adoré, celui choyé par mille et une possibilité. Celui qui renferme le sceau d'une amitié. Elle qui était née d'une volonté d'échapper à une réalité. Elle qui a grandi nourri par des douleurs inavouées pour faire grandir comme une thérapie que l'on s'était inventée. Elle que je lui offre tout entière.

À chaque page tournée semble renaître les souvenirs liés. Une ruelle abandonnée, le toit d'un immeuble et un million de tasses de café partagées. Elle manipule le carnet dans une douceur qui fait naître un sourire sur mes lèvres fatiguées. J'ai longtemps hésité à la sortir de sa cachette, cette Jules espiègle. Je ne lui imaginais aucun avenir réel si ce n'est entre les pages de mes carnets. C'était avant qu'Ariane me secoue comme un prunier, me rappelant les trésors par milliers que je me devais de déterrer. Cette histoire, c'est avant toute celle de Ginny. Elle décidera de tout, je ne lui imposerai rien. Qu'importe si après avoir relu toutes ces pages est né l'envie de donner son envol à la fille du passé. « La fin. » Celle qui n'existe pas encore, celle que je n'ai jamais osé écrire. Son regard capte le mien et déjà le message passe, en silence, comme des années auparavant. « Tu peux, maintenant. Elle est prête à l’entendre, et moi aussi. » C'est autant un soulagement qu'une pression supplémentaire. Un exercice pointu, un défi de taille. Certainement, celui que j'attendais depuis longtemps, sans jamais oser ne serait-ce que l'énoncer. « Il n'y aura pas de point final. » Pas un définitif en tout cas. Pas de ceux qui concluent rondement une histoire. « Elle mérite de pouvoir continuer à vivre en dehors de ces pages. » Elle aura une vie ailleurs, des aventures encore tant que l'on sera debout. Elle restera une part de quelques choses différentes, celle qui m'inspirait quand je jurais au monde que je n'écrirais plus jamais. « On pourrait juste dire, qu'aujourd'hui... Elle arrête un peu de fuir. » Elle entame un autre chapitre de sa vie, celui que l'on espère atteindre en vieillissant. Quelque chose de changeant, l'espoir qu'un jour tout finit par aller mieux.

Nerveusement mes doigts s'agitent contre la tasse en faïence, tape un rythme dans le vent. Fouiller dans les écrits du passé, remettre ce personnage sur le tapis, cela réveille d'autres envies. C'est audacieux, c'est peut-être trop. Alors, j'hésite longuement à coup de longue inspiration et de regard accroché au sien. « Tu m'autoriserais à la partager ? »

« Il n'y aura pas de point final. » la fin? Elle n’en a pas. Elle n’a aucune raison d’en avoir, si on regarde de plus près, si on réalise que finalement toute sa vie elle n’a fait qu’aller à contre courant de la mienne. Wyatt l’avait compris bien avant moi, et aujourd’hui c’est un eurêka qui me frappe de plein fouet. Bien sûr que Jules continue, bien sûr qu’elle évolue. Elle a été inventée rien que pour pallier à tout ce qu’il me manquait, à tout ce que je vivais par procuration par elle. Elle est sortie de sa tête et a rencontré l’encre de ses pages simplement parce qu’il tentait de me dresser le portrait de la plus douce des façons de tout ce que je manquais. J’ai toujours manqué d’une suite, d’un futur, d’un potentiel, là-bas. Aujourd’hui tout est rangé, calmé, accepté mais pas oublié. Aujourd’hui elle continue alors que je commence. Elle et moi, on a toujours été sur deux lignes du temps différentes. « Elle mérite de pouvoir continuer à vivre en dehors de ces pages. » à ses mots s’ajoute un sourire, le genre de celui qui résume une réponse en soi. Je comprends, lui aussi. Wyatt a capté quelque chose à Londres quand je traînais encore de la patte, il l’a oublié alors qu’en remettant le pied ici je l’ai retrouvé au vol. Ce n’est que mérité, maintenant qu’on apprend à la laisser repirer. « On pourrait juste dire, qu'aujourd'hui... Elle arrête un peu de fuir. » « J’aime ça Wyatt, j’aime beaucoup. » elle n’a plus de raison de fuir, je n’ai plus de raison de vouloir tout sauf rester. Mes pieds sont ancrés ici. Avec Auden, avec la chance qu’on se donne, avec l’impression que fuir n’a plus aucun sens parce que c’est toujours ici, ceci, que je voyais comme ligne d’arrivée.

Il est nerveux Wyatt. Jules n’aura pas de fin et lui, lui il cherche comment apporter la sienne. Ses doigts tapotent sa tasse, les miens passent comme un fantôme contre ses phalanges, rien que pour le rappeler à ici, à maintenant. Qu’il ne parte pas trop loin, alors qu’il a enfin réussi à retrouver un angle vers lequel ses pas se modulent un peu mieux. Il n’arrivait pas à écrire avant d’entrer ici, est-ce que je devrais le lui remémorer? Il bloquait, il se cherchait, il tournait en rond, il rageait. Il aurait pu jeter tout le matériel au sol, les canevas avec. Il aurait pu tout détruire pour tenter de débloquer quelque chose qui ne l’est même pas, bloqué. À la place, il a repris le cours de ses pensées au-delà de celles qu’il avait égarées. Welcome back, Wyatt. « Tu m'autoriserais à la partager ? » la réponse est dans la question. Pourtant, j’hoche de la tête de la positive, autant pour lui que pour elle, moi. « Seulement si mes redevances viennent sous forme de café ou de cookies. » si c’est ce que ça lui prend pour se relancer, si c’est ce que ça me prend pour avancer, qu’il la publie. On a assez attendu.

Cela faisait bien des années que je n’avais pas osé aller fouiller aussi loin. Retrouver des antiques, dépoussiérés des pages que j’avais pris tant d’application à remplir. Durant trois ans, elles avaient su me faire tenir à flots. Ginny par sa présence au détour d’un pur hasard, elle qui était encore bien plus brisée que moi, mais qui avait su m’ouvrir les portes de son monde. Jules qui avait créé un pont entre nos deux mondes, un mélange d’art et d’écriture, l’illustration même que tout le monde a droit à une chance. Née au hasard d’une soirée difficile, elle était devenue le symbole d’une volonté sans faille, celle de vouloir maintenir le cap, malgré les épreuves, malgré les jours noirs. Elle avait été une arme quand on se jurait que plus rien ne pourrait nous faire avancer. Derrière les mots, coucher sur le papier, se cache des heures de doutes, de larmes et de remise en question. Elle est un trésor à part entière, elle qui durant si longtemps avait été une échappatoire colorée. Il semblerait que désormais, elle a obtenu le droit de voler de ses propres ailes, sans risque de nous briser au passage. « J’aime ça Wyatt, j’aime beaucoup. » Elle en a fait du chemin la McGrath lorsqu’elle me jure que désormais, elle a cessé de fuir. Tout son avenir semble juste ici, renfermer dans un univers qu’elle a su se créer, une stabilité qu’elle aura si longtemps chercher. Un sourire se dessine sur mes lèvres alors que mes doigts cherchent les siens, juste une seconde supplémentaire. Une pression comme la réponse ultime à cette question qu’elle avait su me poser un soir, sur un toit de Londres.

C’est marrant comment évoquer Jules semble tout réveiller à nouveau. Mes doigts me démangent presque à la recherche d’un stylo pour lui donner une dernière aventure, celle où elle retrouve Sam, l’homme qui a su agrémenter ses voyages parfois. Comme nous, ils se seraient trouvés par hasard. Comme nous, ils se donnent une dernière accolade avant de voler vers de nouveaux horizons. Pour la première fois, j’envisage autre chose. Soudainement, je voudrais la lancer hors du nid cette fille qui a si longtemps vécu dans des carnets noirs. « Seulement si mes redevances viennent sous forme de café ou de cookies. » Bien sûr qu’elle accepte dans un sourire comme si elle avait attendu cela. Il avait simplement fallu trouver le bon moment. « Tu es sûre ? » Jamais je n’avais autant douté qu’en cet instant. « Je vais la reprendre, je pourrais modifier si tu veux. » Ne rien laisser échapper de trop personnelle quand bien même Jules l’est déjà trop. Mais elle germe dans ma tête, l’idée de lui offrir autre chose, de la partager au monde. Pourtant, je n’ai jamais eu cette sensation d’être autant mis à nu. Elle est loin l’image de l’homme qui ne doute de rien, celui qui s’entêtera du reste. Devant elle, je m’autorise à faire tomber les murs, ce n’est pas comme si elle n’avait pas déjà vu mille fois au-delà de la carapace. « Elle a ses chances, non ? » Elle et moi. Ce duo improbable qui vit depuis si longtemps dans l’ombre, mais qui pourrait tout bousculer.

Il sourit et à ses doigts s’ajustent un peu mieux les miens. Ce n’est pas plus complexe que quoi que ce soit d’autre, ce n’est pas plus difficile non plus. C’est qu’un souvenir d’avant qu’on a enfin envie de guérir, une blessure qui avec le temps et les années a réussi à cicatriser même si à l’époque jamais on aurait même pu en rêver. Il est brusque avec le monde en entier Wyatt, pourtant ici il est doux, bien moins empressé, bien moins rageur. Ça doit être à ça qu’il ressemble, quand il ne sent pas le besoin de se cacher derrière des masques, quand ses barricades ne servent strictement à rien. Jamais je ne voudrais qu’il sr sente autrement que protégé, quand je suis à ses côtés.

« Tu es sûre ? »
« Certaine. »

Pas le moindre doute, ni dans mes mots, ni dans mes silences. C’est un pas en avant qu’on fait ensemble, c’est une époque de notre vie avec laquelle on semble être chacun en paix peu importe ce que ça veut bien pouvoir dire. Il y a tout d’étonnant, que Jules finisse finalement par être autre chose qu’un échappatoire, qu’une preuve que j’arriverais à m’en sortir, si ce n’est pas dans le monde réel au moins dans le sien entre deux écrits jamais publiés. On dirait qu’il y a une salve de réalisations qui arrivent du revers toutes en même temps, des confirmations de ci et de ça, des notes de bas de page et des didascalies que je ne maîtrisent pas. J’imagine que c’est comme ça qu’on doit se sentir, quand on vit enfin la vie qu’on espérait avoir sans jamais vraiment y croire. Jules n’est plus une aspiration, à peine une comparaison. Je suis désormais à ma place et elle donc, elle peut prendre la sienne. « Je vais la reprendre, je pourrais modifier si tu veux. » et pourquoi Wyatt tergiverse et hésite encore. Il se bloque de lui-même, j’en fronce les sourcils et le nez, laisse un rire s'échapper. « Ne touche à rien. Elle te le pardonnerait jamais, si tu la changeais. » c’est un joli alibi, de lui mettre la faute sur ses épaules à elle. Si c’est ce dont il a besoin pour savoir que je l’y autorise alors soit, on jouera de justifications et d’excuses voilées.

« Elle a ses chances, non ? » un baiser se perd sur son front, un sourire s’accroche à ses iris qui doutent autant qu’ils laissent maintenant entrevoir une pointe d’espoir. Je n’ai jamais vu cette lueur là, tout au creux de ses prunelles. J’ai envie de dire enfin, j’oserais jamais. Chaque chose vient en son temps, finalement. « Et toi aussi. »

« Certaine. » C’est toute l’assurance qui résonne au creux de sa voix qui me donne le dernier élan dont j’avais besoin. L’idée ne semble plus uniquement éphémère quand désormais, j’ose parfaitement formuler que Jules prendra son envol. Rien ne sera précipité, j’aurais bien trop peur d’échouer. Pour elle, tout se doit d’être parfait. Elle aura été notre pilier dans une époque où l’on n’imaginait pas souvent les lendemains se laissant porter par un rien si ce n’est l’obligation de continuer à avancer. Au travers des mots griffonnés sur des carnets, elle a su insuffler quelque chose de différent. Je pensais l’avoir oublié, elle qui depuis cinq ans dort dans mes tiroirs. Il fallait peut-être que je retrouve un courage, que je me replonge dans ses histoires. J’ai tout relu en une nuit. J’ai autant souri que mon cœur, c’est serré, mais l’étape fut nécessaire. C’était le chapitre d’avant, celle que l’on gardait jalousement pour nous, mais qui désormais m’offre des perspectives différentes. Ce serait la plus grande des fiertés, que ce personnage en particulier, soit celui qui impulse un changement. « J’ai vraiment envie de le faire. » Ce n’est pas une folle idée de plus, c’est bien trop concret maintenant qu’elle a donné son accord, maintenant qu’elle est au courant. C’est un nouveau chapitre qui s’annonce qu’importe s’il m’effraye un peu, qu’importe s’il va demander du travail et du temps. Je me sens prêt. « Ne touche à rien. Elle te le pardonnerait jamais, si tu la changeais. » J’éclate de rire à l’idée. Elle serait vexée la jeune femme que l’on a créée de toute pièce, mais c’est Ginny aussi qui s’exprime. Ne rien changer pour tout laisser transparaître. Dans le fond, on ne sera que deux, à réellement tout comprendre. « Tu auras le droit à tous les véto du monde. » Je lui en donne le plein pouvoir.

Le reste, ce n’est qu’elle qui m’assure encore dans sa douceur infinie que tout est okay. Elle ne dirait pas cela à la légère, je le sais. Elle n’est que sincère quand elle m’assure que tout est possible. « Et toi aussi. » Je ne sais plus réellement si j’ai mes chances dans ce milieu, je veux encore y croire malgré tout. Je m’accorde enfin un projet qui ne sera pas relier à ce que j’ai laissé passer, ce qu’elle m’avait pris. Ce projet-là n’existe que pour moi, a nourri les heures sombres et sonne comme la délivrance que je ne savais trouver. Ce projet me fait avancer. Et si on a passé le reste de l’après-midi à réchauffer nos tasses froides pour agrémenter un bout de papier d’idées de titre, de couvertures et autres détails, c’est que tout semblait réellement fonctionner. Les pages des carnets se sont à nouveau noircies et c’est le cœur gonflé à bloc par la passion que j’ai laissé, Ginny dans une étreinte promettant que cette fois, on ne laisserait pas les mois s’écouler autant.