Je bouillonne. Mon sang est en ébullition, je ne connais pas cet homme qui se trouve devant moi mais je lui balance tout à la figure. Mes ressentis, mes sentiments, mes failles, tout, je m’ouvre à lui si facilement que ça en est décontenançant. Pourtant, ce côté-là a toujours été bien enfouie au fond de moi. Je n’en parle jamais, je n’évoque même plus cette histoire. Que ce soit avec Lukas ou mes plus proches amis. C’est une page que je pensais avoir tourné après mon coma éthylique à mes seize ans. C’est ce que je pensais… Mais je n’arriverais jamais à tirer un trait sur lui… Pas aussi facilement que je le voudrais. Car, par ses paroles, l’inconnu a fait tout ressurgir à la surface. Il est peut-être ami avec mon père, j’ignore d’ailleurs comment ils ont pu se connaitre ces deux-là. Mais ça m’est égal. Pour moi, il cherche à le défendre, bien qu’il prétende le contraire. Et ce qui me parait encore plus curieux, c’est qu’il puisse le défendre alors qu’il semble avoir vécu la même chose. Ma colère me fait lui demander comment il a pu lui pardonner. Puisque c’est ce qu’il me demande de faire avec mon père… « Je ne lui ai jamais pardonné ». Il me dit cela dans un murmure et ses paroles me glacent le sang. Il est proche de moi et se rapproche davantage. Sur le même ton il ajoute « Regarde-moi…que vois-tu ? ». Je replonge mon regard dans le sien. Et je l’observe. Silencieusement quelques instants. Je me rends compte qu’il a l’air détruit, qu’il se cache derrière une carapace qu’il est difficile d’enlever… Et là, je prends peur… « C’est ce qui m’attends aussi alors… ? ». Je demande ça telle une enfant effrayée. Je poursuis « Je vois un homme qui ne laisse rien transparaitre, qui en a chié et qui souffre en silence… ». Je prononce ces dernières paroles en le regardant à nouveau. Et voir qu’il peut être aussi détruit me fait chercher des réponses auprès de lui. Il a vécu la même chose… J’essaye de chercher du réconfort, me dire que je ne resterai pas pour toujours dans cet état d’esprit, à ressentir cette blessure béante, qui me fait me fermer de plus en plus… Cet échange m’apaise, je commence même à apprécier cet inconnu. Je m’excuse, lui disant qu’il n’y ai pour rien et que mon caractère a fait que je m’en suis prise à lui. « Je n’ai choisi aucun camp ». Je relève la tête et lui souris. Je ne connais toujours pas son identité mais il fini enfin par me la dévoiler. A moitié « Geo. Je m’appelle Geo. » Je recule d’un pas alors et lui tend la main « Enchanté Geo... ». Un sourire amusé apparait sur mes lèvres « Je pense que je n’ai pas besoin de me présenter à mon tour ». Non puisqu’il me connaissait bien avant de m’adresser la parole ce soir là au bar. Je le remercie d’ailleurs mais l’homme ne dit rien de plus. Lukas s’est mis en retrait depuis un petit moment, quand il a senti que je me suis calmée. Je m’apprête alors à dire mes adieux à cet homme que je ne reverrais sûrement jamais… Mais finalement, quelque chose me retient « Ne lui dis rien… ». Je suis hésitante mais pas pour longtemps. Car j’ajoute « Ne lui dis rien de tout ça. Ne lui dit pas que je t’ai démasqué. Ne lui répète pas tout ce que je t’ai dit. Dis-lui que sa fille n’a eu aucun problème et qu’elle va très bien. Qu’elle est heureuse. Ça lui suffira ». Je reviens sur mes paroles précédentes où j’ai dit à Geo de faire passer le message à mon père qu’il pouvait clairement aller se faire foutre. Je pense que je suis revenue en partie sur cette décision pour ne pas mettre Geo en porte à faux mais surtout parce que je n’ai pas envie de montrer à mon père que son absence me blesse. Cela ne changera rien à la donne de toute façon. Je préfère rester dans l’indifférence, comme lors des quelques fois que je l’ai au téléphone « Marché conclu ? ». Je lui retends une seconde fois ma main. Pour éviter qu’il hésite davantage, j’ajoute un argument… de taille « En plus, il pensera que tu as été très bon dans ta mission. Ça restera un secret entre nous… En revanche, Geo… Je ne veux plus que tu acceptes une telle mission de sa part. Dis lui la prochaine fois qu’il porte ses couilles et aille voir sa fille lui-même… ». Je me mets à la place de Geo et me dit, vu sa façon d’être, que c’est totalement le genre de mots ou phrases qu’il est capable de prononcer.
Il acquiesce. Si je continue sur cette voie, je peux devenir comme lui. Renfermée, seule, me consumant à petit feu, sans m’en rendre forcément compte. Je me dis à ce moment là qu’il m’est impossible de sombrer. Car je ne suis pas seule, car j’ai rencontré celui que je pense être à ce moment là l’homme de ma vie. Je suis si heureuse à ses côtés que je ne peux imaginer tomber aussi bas. Pourtant, la vie nous réserve parfois de vraies surprises, des coups bas. Et je ne suis clairement pas prête à les affronter. Je préfère relever la tête, essayant de regagner confiance et me dire que je ne finirai pas comme ça. Que je m’en sortirai toujours, quoi qu’il advienne. Et que ce n’est pas les blessures laissées par mon père qui allait dicter qui je suis pour le restant de ma vie…
« Mia… ». Je comprends à ce moment là qu’il n’est pas d’accord et qu’il décide que mon père mérite de savoir ce qu’il s’est passé. Pourtant, je lui offre la possibilité de montrer qu’il a réussi haut la main sans mission. Car je ne suis pas certaine que mon père apprécierait de savoir qu’il s’est fait démasquer. Finalement, il se peut que je sois aussi égoïste sur ce coup. Que je n’aie pas envie que mon père sache tout ce que j’ai sur le cœur. Que cela lui donne espoir qu’il a la possibilité de renouer avec moi. Pourtant, si Geo rapporte mes paroles mot à mot, il comprendra que sa fille n’a plus envie de le voir. Mais mes mots étaient aussi un appel à l’aide, un cri du cœur dissimulé, pour ne pas assumer le besoin de sa présence dans ma vie… « Je ne te suivrais plus. Mais je ne peux pas mentir à ton père. Je n’ai qu’une parole ». Je le savais, cela ne me surprend pas finalement. Bien que je sois déçue, je dois reconnaitre que ce type est loyal et je me rends compte qu’il est de confiance. Ce qui me fait l’apprécier de plus en plus. Une certaine alchimie est entrain de se créer entre nous, ce qui est plutôt surprenant. Voilà un mois qu’il me suivait, je venais de le prendre en flagrant délit, je lui ai craché toute sorte d’immondices à la tronche. Et pourtant, on en viendrait presque à s’apprécier. Incompréhensible « Je lui dirais de « porter ses couilles et aller voir sa fille lui-même la prochaine fois »». Je souris alors car il utilise les mots que j’ai prononcés quelques secondes plus tôt. De toute manière, je ne peux pas décider à sa place de ce qu’il allait dire ou ne pas dire. Je lui laisse simplement la possibilité de garder ça pour lui. Que ce soit dans mon intérêt, le sien ou celui de mon père. Ou les trois. « Je comprends, je ne me permettrais pas de te dicter à mon tour quoi faire… ». Une petite pique en référence de ce qu’il avait pu faire lui quelques minutes plus tôt ? Peut-être pas explicitement mais implicitement par certains mots. « Je sais que me rendre un service est sûrement la dernière chose que tu souhaites faire, et je le comprends. Mais…Fais attention à toi. Tu as encore des milliers de choses à voir et à faire. Ne laisse pas ce qui t’es arrivée il y a quelques années se reproduire, quoi qu’il advienne ». J’ai l’impression d’avoir en face de moi une figure paternelle soudainement. Une chose à laquelle je ne suis plus habituée depuis une dizaine d’années ; Il y avait bien Jesse cependant, un ancien proche ami de mon père, qui jouait ce rôle là pour moi. Mais là, avec Geo, c’est différent. Je sens comme une boule dans le ventre, comme si je savais à l’avance que ses paroles prendraient tout leur sens à un moment donné de ma vie. Lorsque je connaitrais une autre déception dans ma vie… « Je tâcherai de m’en souvenir » dis-je en guise de réponses. Lui promettre n’était pas évident mais je pouvais faire l’effort de garder ses conseils dans un coin de ma tête. Je le regarde alors chercher quelque chose au fond d’une poche de sa veste. Il en sort un vieux papier froissé et un stylo. Il y note quelque chose, je ne vois pas très bien sur le moment quoi « Je t’ai promis de ne plus te suivre et je ne le ferai pas. Mais si tu as besoin d’aide ou… Je ne sais pas… ». J’attrape le bout de papier et me rend compte qu’il me donne son numéro de téléphone. « Si tu as besoin de quoi que ce soit, contacte-moi à ce numéro ». Je sens que c’est difficile pour lui de dire ces mots. Je suis un peu dubitative pourtant son geste me touche « Je le ferai… certainement ». J’observe encore quelques secondes le bout de papier et le range soigneusement dans mon petit sac. Je ne suis pas sûre de réellement le faire, mais qui sait. Surtout que Geo reste quand même un ami de mon père et qu’une part de moi reste sur ses gardes « Je te répondrai toujours. Je n’ai qu’une parole. » Mon regard se relève vers lui. Moi qui pensais il y a encore quelques minutes de cela, que cet homme était mauvais, je me rends compte qu’en dessous cette carapace, se cache un homme au grand cœur. Je souris alors et instinctivement, pose ma main sur son bras « Merci ». Je le remercie car, pour moi, ces mots valent beaucoup. Le genre de mots que j’aurai aimé entendre de la bouche de mon père… Mais qui ne sont jamais sortis. Je tourne ma tête vers Lukas « Je vais y aller… ». Je marque un temps d’arrêt avant de lui dire « Je t’écrirai lorsqu’on arrivera à New York. Je te le promets… ». Je lui souris une dernière fois et fini par le quitter, rejoignant mon petit ami qui m’attend au loin. Je me tourne une dernière fois, lui fait un signe de la main et disparait dans la foule mexicaine.