« Toi, ça t’suffit pas de me pourrir la vie, faut qu’en plus tu viennes tabasser mes p’tits copains ? » Vous ne lui avez rien cassé au moins ? Et toi, tu ne t’es rien cassé ?
Deux salles, deux ambiances, quand Jack finit par esquisser un pas vers l'arrière, haussant les deux mains en l'air en guise de drapeau blanc. De drapeau rouge, si on en juge par l'état de ses paumes et de ses phalanges. Et si vous trouvez qu'elles sont abimés, c'est que vous avez pas encore bien vu la tête que tire le gars qui s'est mis en travers de son chemin.
Sa tête qu'il tient, pauvre petit chaton, alors qu'Epstein père esquisse un soupir, long et exaspéré. Il est jamais comme ça ou du moins, il ne l'est pas quand Ellie est dans les parages. À ce moment-là, il est plutôt du genre à ne rien brusquer ni même entamer, parfait petit caméléon qui se fond dans la masse non sans enrager sa gamine au passage. Tiens boit un coup et puis quoi encore, qu'il a l'air de dire Jack, alors que sa main attrape le verre au vol pour le porter à ses lèvres gercées à lui. Il le boit d'un trait d'un seul, ses prunelles vissées sur le profil abimé de l'adolescent qui n'a absolument rien compris, toujours posté dans une cuisine où il n'a pas sa place et où il ne l'aura jamais.
Ellie est furieuse - c'est de famille aujourd'hui, apparemment - River butine d'un côté et de l'autre et Amos est fidèle à lui-même, un véritable roc dans l'adversité. J’espère que personne n’a appelé les flics. si c'est le cas, papa Epstein se retrouvera dans la merde. Une merde sans nom qu'il ne se gêne pas de balayer du revers de la paume quand celle-ci se concentre à dégainer son paquet de clopes dans la poche arrière de son jeans taché, abimé de terre et des vestiges de sa bagarre à sens unique. J’imagine que tu as fait au mieux pour le stopper.
Et ça, c'est son signal pour aller prendre l'air. Il veut pas rester là et ça transparaît dans tous ses gestes. Il a besoin de respirer et surtout, ironiquement, il rêvasse déjà de s'encrasser les poumons dans le processus. « Je vais fumer. Tu viens? » ses mots s'adressent à sa fille, ses yeux ont déserté du petit ami qui aurait dû ne jamais l'être. Il sait qu'Ellie n'en a pas fini avec lui, mais si l'envie de l'égorger est trop forte, autant qu'elle le fasse au jardin, sans le moindre témoin.
Qui ! Qui s’étonnerait qu’elle m’exaspère, la Shears ? Toutes ces interventions tintent comme la clochette de la morale et il n’est rien que je déteste plus que le jugement facile. Peut-être trouve-t-elle inutile d’avoir cassé la gueule de ce gosse. Sans doute considère-t-elle que le geste de Jack n’est pas bienveillant vis-à-vis de son enfant. Mais, compte tenu de ses aveux par rapport à sa grossesse, je la trouve hypocrite, la journaliste. Pour peu, elle m’aurait tiré un regard mauvais si j’avais que faire de ses commentaires. Or, je les ignore. Je ne lui réponds pas. Je ne la regarde pas. Je fais comme si elle et moi n’étions pas dans la même pièce de peu d’être désagréable. Elle semble compter pour cette famille et je mentirais si je prétendais comprendre qu’elle puisse s’attirer la sympathie d’un gars comme Jack. Mais, qu’à cela ne tienne, cela ne me regarde pas et je ne peux que reconnaître qu’elle sait se montrer à l’écoute de ses besoins à défaut de le soutenir. A bien choisir, j’aurais préféré qu’elle en reste là, qu’elle se cantonne à ce rôle au lieu de s’adresser à moi comme si j’avais des comptes à lui rendre. D’instinct, j’ai relevé les yeux vers elle et j’ai jeté un coup d’oeil circulaire autour de moi et par-dessus mon épaule pour lui signifier que je suis tout sauf concerné par ce qui ressemble de trop près à un reproche. Je fais pas de l’humour : tout dans mon geste transpire le désagréable. « Pour le bien de tous, je ne m’adresserai qu’à la maîtresse de la maison… » ai-je toutefois souligné, le timbre monocorde, mais suant de mépris. Elle n’est rien, pour moi. Et, si Jack lui-même n’estime pas nécessaire de satisfaire sa curiosité, rien ne m’oblige à plus de politesse que celle de ne pas l’agresser ouvertement. J’en crève d’envie pour toi. La scène précédent m’a échauffé les nerfs. Comme mon ami, j’aurais bien besoin d’une cigarette. Sauf que ce n’est pas moi qu’il invite pour cet interlude, mais bien sa fille. Il veut s’entretenir avec elle en particulier et je brûle de prendre mes jambes à mon cou. Si je reste, c’est que je doute que l’artiste ait le sang-froid pour ne pas exploser au milieu des accusations lancées tour à tour par les deux seules représentantes du sexe opposé dans la cuisine. Afin d’éviter d’adresser la parole à l’insupportable Shears, je me suis permis d’ouvrir le placard pour récupérer un verre et me servir un verre d’eau. Cette délicatesse là, elle ne se l’est pas imposée et, a priori, ça m’arrange bien. Je n’aurais pas voulu avoir à la remercier. La saluer me convient amplement dès lors que je prends congé, adressant depuis la baie vitrée un signe de la main à Jack : il n'a plus besoin de moi.