Jill reste debout, une main posée sur la joue de Bailey pendant quelques minutes. Elle ne sait pas quoi penser, et elle ne comprend pas pourquoi il ne réagit pas. Elle l’a déjà imaginé s’effondrer dix fois depuis qu’il lui a dit que son père était mort. Mais il n’en est rien. Bailey est debout, droit, presque souriant, ce n’est pas lui ça, et ça la terrifie la McGrath. Elle ne veut pas qu’il contienne toutes ses émotions mais elle ne le forcera pas à parler s’il n’en a pas envie. Il ne peut pas déjà le réaliser, et elle sera là pour l’aider quand ça n’ira pas. Parce qu’il finira forcément par aller moins bien que là. Il ne pense qu’à leur liberté. Ils ont toujours été bloqué par leurs parents et, peut-être que cet événement tragique les aidera encore à évoluer. Elle ne mange quasiment pas. Trop occupée à l’observer, elle attend seulement qu’il ait besoin de quelque chose. Elle soupire, il ne sait pas ce qu’il va faire mais elle s’imagine déjà rester ici, seule avec les jumeaux alors qu’il partira à Londres et elle panique.

Sabastian l’appelle et Jill ne bouge pas de nouveau. Le grand frère de Bailey doit gérer difficilement cette épreuve mais Jill ne lui envoie encore rien. Elle ne peut plus rien avaler, alors elle se cale dans le canapé en attendant que Bailey revienne vers elle. Le temps semble très long, mais elle ne râle pas et elle ne se mêle pas de tout ça pour le moment.

Bailey revient et répète la phrase. Qu’il le veuille ou non, ça le touche et il finira par avoir du mal à gérer ce deuil, elle le sait la jeune femme et elle ne veut pas le laisser seul. Elle se relève et se rapproche de lui en glissant sa main dans la sienne. Ils se rapprochent du canapé et elle l’oblige à s’asseoir près d’elle, sans que leurs mains ne se détachent. Il ne ressent rien et Jill ne peut rien faire d’autre que hocher la tête. “Si ça va pas je suis là.” A n’importe quel moment, il le sait très bien. “Tu pars quand ?” C’est une évidence qu’il va partir, il doit le faire.

Il est parti sans prévenir, c’est tout ce qui résonne de manière assourdissante. Ce n’est tellement pas lui de se faire aussi discret. Toute ma vie, je crois, je lui avais imaginé une fin digne des meilleures scènes de théâtre. Au final, elle n’en est pas moins que pitoyablement banale. Tout comme l’expression attristé de mon frère, lui que je pensais incapable de sentiment, semble vaciller dans sa Tour d’argent. Qui pourrait lui en vouloir, il vient de perdre son pilier. C’est le patriarche qui s’efface et ce qui résonne dans la voix de mon aîné m’envoie des frissons. Il est dans la planification immédiate pour ne surtout pas s’attarder sur le reste. En quelques minutes de conversation, il me matraque d’informations, tant est si bien que j’ai à peine le temps de lui rappeler que j’ai une femme et des enfants qui ne viendront pas, mais que je ne peux pas simplement laisser derrière moi. Il s’en fiche Sebastian, ce qui compte désormais, c’est d’être à Londres. Déjà, je l’entends me reprocher de l’avoir entraîné à Brisbane, déjà je sais qu’il m’en voudra de ne pas avoir été avec notre père. À cet instant précis, je ne sais pas que tout va encore plus ce compliqué.

On s’est accordé à demi-mot sur un plan pour rentrer chez nous. J’ai promis de lui envoyer un message lorsque les détails seront réglés chez moi. J’aurais aux alentours d’une journée de voyage pour lui marteler que l’on n’évoquera jamais mon mariage et encore moins mes enfants. Ils doivent probablement savoir, je me doute qu’Isaïah et Marianne sont passés par là, mais tant que l’on ne me posera pas de questions, je ne dirais rien. Cela ne regarde plus personne là-bas. Et je pense à maman qui va se retrouver seule à Londres. Ma mère que je n’ai pas vue depuis une éternité, bien avant mon divorce quand j’étais encore marié et emprisonné. C’était il y a des années-lumières de cela, elle est ma mère et je ne sais rien de sa vie, comme elle ne sait rien de la mienne. La seconde d’après je pense aux jumeaux et à leur mère a eux qui fait tous les efforts du monde ces derniers temps. Et la minute d’après je retourne auprès d’elle, encore complètement sonner par cette nouvelle qui ne cesse de tourner dans un coin de ma tête.

« Si ça va pas je suis là. » Sa main ne cesse de serrer la mienne, son regard cherche le mien. Et là, juste comme ça, en oubliant le reste, je me sens bien. Elle est la seule personne qui me rassure quand je ne sais plus réellement où donner de la tête. Tout me semble surréaliste, mais Jill m’ancre dans la réalité et l’urgence du moment. « Tu pars quand ? » « Tard demain soir. » C’est le premier avion que Sebastian a trouvé, il ne m’a pas laissé le choix. « Je… On va appeler Ginny et Matt. Pis Dorian ou Ciara. Tu seras pas toute seule, je te promets. » Si je pouvais, je lui demanderais de venir, c’est même la seule chose que j’aimerais, mais on connaît tous les deux le résultat. « Je voudrais que tu viennes, mais… » Je n’ai pas besoin d’en dire plus pour savoir qu’elle a déjà compris où je voulais en venir. « Je resterais pas longtemps. » On l’enterre, on parle du label et je m’en vais. « Juste pour l’enterrement et histoire de régler une ou deux choses. » Est-ce qu’il m’aura au moins laissé quelque chose dans l’héritage ? J’en doutes fortement.

Le silence s’abat dans le salon alors que je me viens me caler tout contre elle sans même réfléchir, simplement par instinct. « Je réalise pas. » Encore persuadé que tout cela n’est qu’un rêve. Il était pas immortel, mon père ?

Le père de Bailey est mort. Même Jill a du mal à se rendre compte de la réalité des choses, mais elle tente de faire comprendre à Bailey ce qu’il est en train de se passer. Elle garde sa main dans celle du brun et tente de capter son regard. Il regarde un peu partout Bailey, il a l’air perdu et Jill essaie vraiment de l’ancrer à nouveau à la réalité. Elle se demande pourquoi il ne réagit pas, pourquoi il n’est pas en train de pleurer ou de hurler dans un coin de la pièce. C’est comme ça qu’il réagit en temps normal, comme ça qu’il fait ressortir ses émotions. Mais là, il intériorise, et Jill s’inquiète. Elle se demande à quel moment il laissera tout exploser, et elle sait que ce jour là il faudra qu’elle soit dans les parages pour le calmer.

Elle lui dit qu’elle est là, qu’elle sera prête à en parler quand lui le sera aussi. Qu’il a le droit de réagir même si son père fait parti des personnes les plus affreuses du monde. Il reste son père, et il a le droit de l’aimer malgré tout. Mais Jill se tait, elle joue avec ce qu’il y a dans son assiette avant de relever les yeux vers lui et lui demander quand est ce qu’il va partir. Parce qu’elle sait qu’il va devoir partir avec son frère à l’autre bout du monde pour un temps indéterminé. « Tard demain soir. » Elle hoche la tête et continue de jouer avec sa nourriture. « Je… On va appeler Ginny et Matt. Pis Dorian ou Ciara. Tu seras pas toute seule, je te promets. »  Elle va rester ici, avec les jumeaux. “T’inquiète pas pour ça.” Il va s’inquiéter, elle le sait, mais elle essaie quand même de le rassurer comme elle le peut. « Je voudrais que tu viennes, mais… » “Je sais.” Elle ne le laisse pas terminer sa phrase, ils ne peuvent pas partir tous les deux pour cet enterrement, ce serait bien trop compliqué alors elle se résignera à rester à Brisbane pendant qu’il voyage. « Je resterais pas longtemps. » “Il faut que tu restes le temps qu’il faudra.” Elle serre les dents, elle déteste l’idée qu’il s’en aille sans elle à l’autre bout de la planète mais ils n’ont apparemment pas le choix.

« Je réalise pas. » Jill se lève de sa chaise pour passer de l’autre côté de la table. Elle se met accroupis et pose ses bras sur les genoux de Bailey pour qu’il la regarde dans les yeux. “C’est normal.” Comme si elle s’y connaissait vraiment en deuil la jeune femme. “Ca ira.”

Tout est si flou. Tout n’est que brouillard et ralentit tant les paroles de ma mère ne cesse de résonner dans un coin de ma tête. J’approuve tout ce que raconte Sebastian sans réellement relever tous les détails, il est celui qui sait garder la tête froide, celui qui sera le plus pragmatique durant tout ce voyage. Il va gérer jusqu’à Londres, je le sais parfaitement, une fois là-bas, les rôles s’inverseront. Il pourra se laisser aller tant je serais dans la retenu sans personne sur qui me reposer. Tout sera conservé pour le retour, pour plus tard, quand la réalisation me frappera de plein fouet probablement. Ma tête reste ici avec les enfants et avec Jill, trouver la meilleure des solutions pour qu’elle ne prenne pas cela comme un abandon, pour que tout se déroule au mieux pour elle. « T’inquiètes pas pour ça. » M’inquiéter, c’est ce qui me permettra de tenir lorsqu’il faudra que je m’éloigne de ma famille pour la première fois depuis bien trop longtemps. Laisser les jumeaux même pour quelques jours me paraît à cet instant complètement insurmontable. Pourtant, il va falloir. Je n’ai pas le choix… À croire que même dans sa mort, mon père a décidé de choisir le pire des moments, pour m’emmerder encore juste un peu. « Il faut que tu restes le temps qu’il faudra. » « Tu sais bien que quelques jours se sera suffisant. » Après les disputes et les conversations que j’évite depuis des années reviendront et ce n’est pas ce que je cherche. « Je serais pas long. » La promesse est faite et elle durera, j’en suis certains.

Les minutes s’écoulent et petit à petit, c’est comme si l’information prenait réellement place. Mon père est mort. Il n’est plus de ce monde, je ne le reverrais plus jamais. La réalisation me heurte plus que je ne l’aurais jamais imaginé, moi qui est si souvent souhaité ce moment. C’est Jill qui me ramène sur terre, ses mains dans les miens, son regard si inquiet. « Ça ira. » Je voudrais lui dire que oui, en réalité, je ne suis sûr de rien. « La dernière fois que je lui ai parlé, je lui ai dit que j’aurais aimé qu’il ne soit jamais mon père. » Ce sont les derniers mots que j’ai prononcés avant de claquer la porte et souhaité si fort qu’il aille en enfer. C’était une énième dispute, une énième tentative de sa part de me remettre avec Ginny. Cela avait été la goutte de trop, celle qui avait signé la rupture définitive, quelques mois avant la naissance des jumeaux. Désormais, il n’y aura plus jamais de retour en arrière. L’idée même me fait trembler de la tête aux pieds alors que mon regard se raccroche à Jill. « Je le pensais vraiment. » C’est sans doute ce qui me frappe le plus, je le pensais et c’est tout ce que je voulais. « Je pourrais plus jamais lui dire le contraire. » Et un hochement de tête plus tard. « Non, je peux pas aller à Londres. » Je suis pas prêt pour ça.

Elle sait que la situation est compliquée. Il n’apprécie pas son père, et ça depuis des années. Elle ne peut pas lui en vouloir, elle est exactement dans le même cas la McGrath. Mais elle connait Bailey, et, sur certains sujets, il est bien plus sensible qu’elle. Elle sait très bien que s’il ne va pas à Londres pour l’enterrement il le regrettera toute sa vie. « Tu sais bien que quelques jours ce sera suffisant. Je serais pas long. » Jill hoche la tête “Tu vas sûrement avoir beaucoup de choses à gérer, t’es sûr que quelques jours suffiront ?” Elle, elle en doute. Elle ne veut pas l’inquiéter, et elle sait aussi que ça doit déjà lui briser le coeur de se dire qu’il va laisser les jumeaux pendant plusieurs jours. Elle va devoir gérer, et elle essaie de ne pas montrer son inquiétude.

Elle se rapproche de lui, vient plonger son regard dans le sien et tente de le rassurer autant qu’elle le peut. Il a l’air perdu, et elle ne sait pas comment ça se serait passé si elle n’avait pas été là. « La dernière fois que je lui ai parlé, je lui ai dit que j’aurais aimé qu’il ne soit jamais mon père. » Elle pince les lèvres, elle a déjà dû dire ça des centaines de fois à son père à elle. Mais la différence entre Bailey et Jill, c’est qu’elle, son propre père lui a dit qu’elle n’était plus sa fille. « Je le pensais vraiment. » “C’est normal.” Elle baisse la tête une seconde. Il ne peut pas s’en vouloir d’avoir dit ça. « Je pourrais plus jamais lui dire le contraire. » “Je sais que tu l’aimes, mais il était affreux. Il aurait jamais mérité d’être père et t’avais le droit de t’en rendre compte.” Il s’est laissé marcher dessus pendant des années, et il commençait tout juste à réussir à s’exprimer et à prendre ses propres décisions. “C’est pas grave d’avoir dit ça.” et pourtant, il s’en voudra pendant des années encore. Ca va tourner dans sa tête, et elle ne pourra rien faire pour l’aider.

« Non, je peux pas aller à Londres. » Jill soupire, elle ne lâche pas le regard de Bailey. “Tu vas aller à Londres.” Il n’a pas le choix, elle le forcera s’il le faut mais il a besoin d’aller à l’enterrement de son père. “C’est quelques jours, et il faut que tu y ailles. On aura pas bougé ici.” Elle sourit, tente de le rassurer une fois de plus.

« Tu vas sûrement avoir beaucoup de choses à gérer, t’es sûr que quelques jours suffiront ? »
« Ça suffira, je ferais le reste d’ici. »

On est bien incapable de rester ensemble plus de quelques jours avec mon frère. Encore plus lorsqu’il s’agit d’être à Londres et que tout cela tourne autour de notre paternel. Il faudra se rendre à l’enterrement, probablement au rendez-vous chez le notaire que Sebastien est déjà en train d’organiser et ce sera tout. Maman sera trop occupée à gérer la famille et les amis, je pourrais m’éclipser rapidement. Enterrer mon père à Londres et revenir à Brisbane auprès de ma famille, c’est le seul plan qui m’aidera à tenir. Juste quelques jours et tout ira bien. Quelques jours, ce sera suffisant avant que les regrets et les remords me rattrape dans un lieu où je serais seul et vulnérable. Tout me revient déjà en plein visage, les disputes, les propos qui dépassent les limites, la haine et tout le florilège d’émotions contradictoires que m’a toujours inspiré mon géniteur. Tout se mélange et je me sens comme submerger par ce qui s’apparente à des regrets bien trop simple. « Je sais que tu l’aimes, mais il était affreux. Il aurait jamais mérité d’être père et t’avais le droit de t’en rendre compte. » Un hochement de tête pour approuver ses dires. Elle a parfaitement raison Jill, alors pourquoi, c’est soudainement si dur de l’entendre alors que j’étais le premier à lui exprimer ces derniers temps. « C’est pas grave d’avoir dit ça. » « Il le méritait. » que j’ajoute sans réellement être convaincu de ce que j’avance. On prétendra que tout est okay.

« Tu vas aller à Londres. » Elle ne me laisse pas le temps de douter, Jill. Bien sûr qu’elle sait garder la tête froide quand je me perds dans la tempête. Le phare qui a toujours su m’éclairer qu’importe les conflits et les incompréhensions. « C’est quelques jours, et il faut que tu y ailles. On aura pas bougé ici. » Ils seront toujours là lorsque je vais rentrer et notre vie reprendra son cours, on apprendra de nouveau à se battre pour nous. « Oui. Oui, tu seras là. » Et c’est la seule chose qui compte, qu’elle soit là.

Le reste de la soirée se passera dans un brouillard ambiant duquel Jill s’efforcera de m’étirer à chaque fois. Elle n’a jamais réellement disparu notre dynamique et c’est ce qui me rassure le plus dans ce chaos.