Les dernières semaines ont été plutôt riches en émotions avec l’arrivé de Maddox dans ma vie. Si on m’avait dit que je finirais l’année avec un gamin dans les bras, je n’y aurais pas cru une seconde. Surtout pas un gamin de trois ans et demi. Pourtant, malgré toute la frustration que j’ai ressenti à l’égard de Danika (et que je lui ai crachée au visage), j’ai tout de suite su que je voulais prendre mes responsabilités et être là pour ce petit bonhomme qui est le mien. Je me compte déjà chanceux qu’elle ait finalement accepté de me laisser entrer tranquillement dans la vie de notre fils même si ça veut dire qu’elle doit me laisser revenir dans la sienne en conséquence, ce qui ne l’enchante guère et je le sais. Pourtant, malgré tous nos conflits, l’idée stupide qu’on forme une famille normale tous les trois a traversé mon esprit même si je suis bien conscient que les probabilités que ça fonctionne sont très minces. Le seul doute à y avoir est de voir lequel de nous deux finirait par tuer l’autre en premier. De toute façon, encore faudrait-il que Maddox soit au courant que je suis son père. Même si Danika m’a dit à Noël qu’elle se sentait prête de lui dire, rien ne me disait qu’elle ne changerait pas d’idée d’ici le jour fatidique.

En attendant, Stacey a eu la bonne idée de m’inviter au restaurant ce soir et je sais que ça me fera le plus grand bien de me changer les idées et de passer un peu de temps avec quelqu’un avec qui je suis plus à l’aise d’être moi-même, sans carapace. J’enfile des vêtements mous et je me rends au lieu de notre rendez-vous où elle m’attend déjà. « Hey sis’. » Je prends place en face d’elle, prenant le menu des boissons sans plus attendre. Lorsqu’une serveuse s’approche de notre table, je me commande une bière qu’elle nous apporte quelques minutes plus tard. On prend des nouvelles l’un de l’autre jusqu’à ce que je la vois soudainement regarder ailleurs, le regard pétillant de malice. « Qu’est-ce qu’il y a? » Je fronce les sourcils d’un air suspicieux, me tournant pour regarder ce qu’elle regarde, ou plutôt qui elle regarde. Mon regard se pose sur une jeune femme que je reconnais sans trop de difficultés. Nous nous croisons assez fréquemment au dojo, sans compter que je me souviens bien d’elle du temps où Joy et moi étions ensemble. « Hey. » Je serre légèrement la mâchoire d’agacement pendant que je me retourne vers ma sœur qui sourit d’un air innocent en se cachant derrière son verre. Je l’assassine avec mon regard et elle s’amuse beaucoup trop de voir à quel point ses manigances me font chier. Je secoue légèrement ma tête négativement tout en étouffant ma frustration en prenant une gorgée de bière. « Hey, Niamh. » L’amie de Stacey se présente et elle fait bien parce que j’avais oublié son nom. Je me force de lui sourire alors que je lui serre la main, regardant furtivement ma sœur qui est visiblement fière de son coup. « Lawrence. » J’ai aucune idée si elle me replace donc je me présente comme si je la connaissais pas. Ça allait au moins nous éviter de devoir expliquer d’où on se connaissait à Stacey. Niamh prend place à la table avec nous. « Est-ce que vous avez déjà commandé ? » Stacey secoue doucement la tête, incapable d’arrêter de sourire en nous regardant chacun notre tour. « Oh non, mon frère et moi on t’attendait. » Je la fusille du regard et je lui donne un coup de pied sous la table en grognant, rapportant mon attention sur le menu à mon tour. « Pendant que tu prends le temps de choisir ce que tu veux manger, je vais aller au petit coin. » dit-elle avant de quitter vers la salle de bain. Après un moment, je dépose le menu devant moi en soupirant, relevant les yeux vers ceux de Niamh. « En ce qui me concerne, je n’étais pas au courant qu’on serait trois. » Je précise, pour ne pas qu’elle se fasse d’attentes.

Voilà longtemps déjà que je l’ai reconnue alors que nos chemins se croisent régulièrement au dojo. Je me présente par politesse, pour Stacey, espérant toutefois qu’elle ne me reconnaîtra pas de son côté parce que je doute que Joy ait parlé de moi en bien étant donné la façon dont notre relation s’est terminée. Pas que son opinion de moi m’importe vraiment, au contraire, mais je n’ai pas envie de me faire chier ce soir. J’ai d’autres chats à fouetter. « Oh. » Sa réaction immédiate ne laisse toutefois aucun doute, elle semble bien avoir compris qui je suis. Je me mords la joue pour ne rien dire, pour Stacey encore une fois, me concentrant sur ma bière devenue soudainement beaucoup trop intéressante. Stacey se lève, nous indiquant qu’elle doit aller aux toilettes. Les yeux plissés, je la fixe avec suspicion. « Hm. OK. Évite de te perdre en route. » Sur ça nous sommes d’accord. J’évite d’exprimer mon accord mais je le pense. Très fort.

Malgré toute la frustration que j’éprouve actuellement contre ma soeur, je sais que ses intentions sont bonnes. Toutefois, je ne suis pas du tout intéressé à laisser quelqu’un entrer dans ma vie actuellement, trop occupé à apprendre à connaître mon fils. Je dois toutefois avouer que l’idée n’était peut-être pas si folle que ça, peut-être que rencontrer quelqu’un d’autre m’aiderait à passer outre mes sentiments pour Danika qui refont dangereusement surface. Malgré cette pensée qui traverse mon esprit, je précise à Niamh que je n’étais pas au courant de sa venue ce soir. «Parce que t'imagines que j'étais au courant ? Je n'en savais rien non plus... » Je fronce les sourcils avant de lever les yeux au ciel en soupirant. « Je ne crois rien, ne me mets pas des mots dans la bouche. » Les femmes, toujours en train d’entendre ce qu’elles veulent bien entendre. Je me tais, avalant une nouvelle gorgée de bière. «Encore un de ces coups foireux. Je suis presque sure qu'elle en est fière ...» Je pose mon regard sur son visage, souriant légèrement à mon tour en hochant la tête. « Il n’y a aucun doute là-dessus, elle est clairement en train de rire de nos gueules en ce moment. » Et je commence à croire qu’on ne la reverra peut-être pas de sitôt.

Niamh se commande à boire et la serveuse revient quelques minutes plus tard avec son cidre dans une main. « Merci. On va avoir besoin de quelques minutes supplémentaires. » Je sors mon téléphone de ma poche pour regarder l’heure, essayant de calculer depuis combien de temps Stacey est disparue. Je lui laisse le bénéfice du doute encore un moment, elle avait peut-être juste une grosse envie de chier… « J'crois qu'on s'entraîne au même dojo, non ? » Sa question attire mon attention, je lève donc les yeux vers les siens. « Effectivement. » Rien à dire de plus sur le sujet dans le moment, je me cale un peu dans ma chaise en scrutant son visage en silence, les bras croisés contre mon torse. Je dois me rendre à l’évidence qu’elle n’est pas si désagréable que ça à regarder. Je contemple presque l’idée de me laisser tenter, d’essayer de voir ce que Stacey a bien pu voir en l’un comme dans l’autre pour croire qu’on pourrait bien s’entendre. Sauf qu’une partie de moi n’a pas envie de donner raison à ma sœur, prenant trop plaisir à avoir le dernier mot sur tout. « Tu travailles dans quoi? » finis-je par dire pour briser le silence dans l’espoir de rendre la situation un peu moins désagréable au moins.

La conversation ne coule pas naturellement, nous sommes tous les deux bien plus préoccupés par l’absence de Stacey qui s’éternise un peu trop longtemps à notre goût. Nous essayons chacun notre tour de briser le silence en posant à l’autre des questions en espérant que, tôt ou tard, ma sœur reviendrait nous sauver. Sauf que je la connais trop bien pour savoir qu’on ne s’en sortira pas assez facilement avec elle. « J'suis paléontologue. Pas de ceux qui font le super boulot avec les fossiles et les dinosaures, non … je suis plus l'ennuyante paléontologue qui s'intéresse aux recherches d'ADN et nouveaux génomes. » Je fronce les sourcils en prenant une gorgée de ma bière, déposant cette dernière bruyamment sur la table. « Une chance que t’es pas en train d’essayer de me vendre ton travail. » Je suis prêt à parier rien qu’avec le nom de son métier que ça lui a probablement demandé plusieurs années d’études pour en arriver où elle est présentement. À l’écouter parler de son métier avec autant de passion j’en comprends que ce fût une grosse perte de temps et d’argent. « Pourquoi tu fais ça si ça t’emmerde tant que ça? » Le salaire, peut-être. À moins qu’elle ne sache tout simplement pas ce qu’elle souhaitait faire à la place. « Et toi? J'crois savoir que tu bosses à l'hôpital ou quelque chose comme ça, non? » « Yep. » Je me redresse un peu plus sur ma chaise, entourant ma bière de mes deux mains. J’assume qu’elle est au courant de mon lieu de travail par Joy dont elle était particulièrement proche à l’époque. Mon petit doigt me disait que mon ex devait bien lui en avoir glissé un mot après qu’on se soit recroisé pour la première fois en 2018. « Je suis agent de sécurité depuis un peu plus de deux ans. » Et apparemment, Stacey croit qu’elle aura autant de succès pour me trouver une copine que pour me trouver un boulot.  

Visiblement autant enthousiaste d’être coincée avec moi ce soir, Niamh balaye la pièce des yeux à la recherche de ma sœur. « C'est normal, selon toi, qu'elle ne soit toujours pas revenue …? » Je jette un coup d’œil par-dessus mon épaule pour voir si j’arriverais à l’apercevoir, sans succès. Je regarde une nouvelle fois sur mon téléphone pour voir si j’ai un message de sa part mais elle brille là aussi de son absence. « Ça dépend des perspectives. » dis-je en rapportant mon attention sur elle. « Je te dirais que c’est normal pour elle, avec ce qu’elle a manigancé. Pour toi et moi, par contre, non ce n’est pas normal. Si tu attends qu’elle revienne pour partir, tu seras encore ici demain matin. » Affamé, j’attrape le menu devant moi pour finalement choisir ce que je veux manger. « J’ai faim. Fuck it je commande. » Je fais signe à une serveuse au loin de venir nous voir quand elle aura deux secondes. En attendant, je prends une gorgée de bière le regard rivé sur Niamh. « Si tu veux partir je ne serai pas offensé. Si tu veux rester non plus. »

« Moi ? Non, moi, ça ne m’emmerde pas du tout. Mais j’ai laissé tomber l’idée de pouvoir trouver quelqu’un qui trouverait ça aussi passionnant que moi. Dès que tu dis que t’es paléontologue, tu dois expliquer que ce n’est pas forcément comme dans Jurassic Park. Il faudrait que tu me laisses un peu plus que cinq minutes pour que je t’explique en quoi ça consiste exactement, si ça t’intéresse. A vrai dire, je trouve même que c’est super actuel comme objet de recherche mais hélas, ce n’est pas assez in pour faire la une des médias. Je bosse sur le croisement des espèces et le chromosome Y, les hommes modernes et les Néandertaliens. D’eux, on a gagné pas mal de petits bonus dans notre ADN, la résistante au froid ou au virus par exemple … Perso, je trouve ça plus intéressant que de frotter des fossiles avec une brosse à dents mais je suis pas du genre à avoir des goûts communs … alors je ne veux pas t’emmerder avec ça. » Les deux mains posées sur ma bière, je l’écoute me parler de son travail en silence. Lorsqu’elle mentionne qu’elle ne veut pas m’emmerder, un sourire naît au coin de mes lèvres. Je suis presque touché qu’elle se soucie de ne pas m’endormir en me parlant de son travail. « C’est trop gentil de ta part. » dis-je en posant une main sur mon cœur en penchant ma tête sur le côté. « A moins que ça t’intéresse … » Mon regard plongé dans le sien, je hausse les épaules. « Pourquoi pas, en fait. Je sais que je n’ai pas l’air du crayon le plus aiguisé de la boîte mais je suis moins idiot que j’en ai l’air. » Je me suis fait si souvent dire que j’avais tout dans les muscles et rien dans la tête comme si, forcément, il n’était pas possible d’avoir les deux. Mon air taquin laisse place à un air beaucoup plus sérieux lorsque je fronce les sourcils pour réfléchir. « Mais ceux qui frottent des fossiles avec une brosse à dents, comme tu disais, ce ne sont pas des archéologues? » Mes connaissances sur le sujet se limitent à ce qu’on voit à la télévision.  

« Oh. C’est dingue de se dire qu’on a besoin d’agent de sécurité dans un hôpital, nan ? Il y autant de tordus ? » Je hausse les sourcils en hochant la tête tout en soupirant bruyamment. « T’as pas idée. » Quelques mois à peine après mon embauche, j’avais dû intervenir pour empêcher un patient intoxiqué de s’en prendre à Joy, j’en garde d’ailleurs une cicatrice sur l’un de mes avant-bras. « Dans les hôpitaux, les gens sont rarement à leur meilleur. Il y a beaucoup de patients qui sont intoxiqués et qui sont donc imprévisibles. D’autres qui réagissent très mal lors d’un diagnostic ou d’un décès. Et puis nous n’avons pas vraiment le droit d’intervenir physiquement auprès des gens à moins que la vie de quelqu’un soit en danger. Sans parler qu’on a très peu d’outils pour intervenir, pour assurer notre sécurité. Bref, c’est un boulot assez intense et il y a un gros roulement d’employés. » En seulement deux ans, j’ai eu le temps d’en voir beaucoup défiler, plusieurs démissionnant à cause de la pression constante et du manque de ressources pour se défendre.

Affamé, je décide de commander avec ou sans Stacey, avisant Niamh que je ne serais pas vexée si elle décide de partir. « Tu t’fous de moi ? Je meurs de faim et j’avais déjà prévu ce que j’allais commander quand j’ai reçu son message. Je ne suis pas du genre à passer à côté de gras. » « Commandons alors. » La serveuse à qui j’ai fait signe quelques minutes plus tôt s’approche finalement de notre table. Je laisse Niamh commander en premier, me commandant ensuite des nachos et une deuxième bière. « Alors. Tu bosses comme agent de sécurité dans un hôpital. OK. Tu t’entraînes dans un dojo. OK. Il doit bien y avoir quelque chose qui a fait que Stacey s’est dit que ce ne serait pas totalement con de faire en sorte qu’on se parle ? » J’accoude mes bras contre le rebord de la table, laissant le haut de mon corps légèrement basculé vers l’avant. Mon visage affiche un petit sourire amusé alors qu’elle tente de comprendre les motivations de Stacey pour nous présenter. J’humecte mes lèvres en riant. « Tu disais tantôt que tu n’avais pas des goûts communs. Je ne sais pas pour toi mais ma vie amoureuse est plutôt à chier. Peut-être qu’elle s’est dit que deux cas désespérés ensemble ça ne pouvait que fonctionner. » Trois relations amoureuses en quinze ans, totalisant un gros maximum de deux ans en couple. Disons que ma moyenne laisse à désirer et que ça fait longtemps que j’ai compris que les relations sans prise de tête me réussissent mieux même si le désir d’avoir plus se fait sentir. « Quoique possible que ce soit juste une lubie tordue. » À ça je ris en prenant une gorgée de ma bière. « C’est pas impossible. » J’aurai bien l’occasion d’en reparler à Stacey pour connaître ce qui l’avait motivée. « Je t’ai vu plusieurs fois au Dojo … soit tu t’entraînes tout le temps, soit le hasard fait que je tombe souvent sur toi … tu veux devenir professionnel, peut-être ? » Je me cale un peu plus dans ma chaise, hochant la tête en souriant. « J’y pense. Ça fait déjà environ quoi… cinq ans que je fais de la compétition? J’en ai d’ailleurs une importante qui s’en vient en février donc c’est normal que tu m’y vois tout le temps en ce moment. » J’y passe la majorité de mon temps libre quand je ne suis pas au travail, avec des amis ou avec mon ex et notre fils. « Ça commence à me rapporter des montants intéressants, mais ce n’est pas encore assez stable pour que je puisse me permettre de ne faire que ça. Et toi? Qu’est-ce qui t’a attiré dans les arts martiaux? » Car au-delà des compétitions, le dojo est pour moi un lieu essentiel à ma santé mentale depuis une douzaine d’années. J’ai besoin de me défouler, d’extérioriser toutes les frustrations et l’agressivité que j’ai en-dedans de moi. Sans les arts martiaux, j’aurais probablement eu moins de chances qu’aujourd’hui et j’aurais probablement un casier judiciaire.

Rien qu’à écouter Niamh parler de son travail avec passion, il est évident qu’elle a choisi le bon métier pour elle. Je n’ai eu qu’à lui poser une question toute simple pour qu’elle m’explique un peu son métier. N’y connaissant rien, je lui pose une autre question et si je me fie à ses réactions, je sens que j’ai presque insulté son métier. « Je ne peux pas te laisser dire ça. » dit-elle d’une voix rieuse qui a pour effet de me faire rire à mon tour. Je porte ma bière à me lèvres en haussant les épaules. « Ok. Je prends une gorgée sans la quitter des yeux, bien conscient que je viens de toucher un point sensible et qu’elle se lancera dans de longues explications pour que je comprenne toutes les nuances entre les deux métiers. « Alors en gros, parce que oui, je ne peux pas te laisser avec cette question existentielle... Alors, en gros, en tant que paléontologue, on s'intéresse aux êtres vivants. Les animaux, les végétaux, les humains, les dinosaures. Les archéologues, eux, s'intéressent plus aux outils, vestiges, tombes, pièces de monnaie, les bâtiments. En gros, les archéologues sont ceux qui vont à la découverte des tombeaux, sarcophages … et les gens comme moi, on s'intéresse plus à ce qu'il y a dans le sarcophage. Mais, ce serait te mentir si je te disais que j'ai jamais gratté des fossiles avec une brosse à dents. On doit passer par là, tôt ou tard … Je me suis néanmoins spécialisée dans la recherche génétique, ça va faire trois ans maintenant. » Elle m’explique de long et en large la différence entre les archéologues et les paléontologues et, au final, ça semble plutôt intéressant tout ça bien que ce soit clairement un métier trop intellectuel pour moi. « Je comprends, c’est plutôt claire comme distinction. Tu as vraiment l’air passionnée par ce que tu fais en tout cas. » ajoutai-je avant de prendre une énième gorgée de bière. Si tous mes professeurs avaient enseigné leur matière avec autant de passion que Niamh, peut-être que j’aurais eu de meilleures notes et que j’aurais réussi à faire l’école de police. Quoique ça n’aurait visiblement pas réglé toutes mes suspensions pour m’être battu. J’explique à mon tour ce que je fais comme travail tout en mentionnant les défis que nous rencontrons face aux restrictions que nous avons. « Pas le droit d'intervenir physiquement … mais veiller à la sécurité. Woh ! Chapeau la patience du coup. » Je ris silencieusement en haussant les sourcils, le regard baissé sur mes mains autour de ma bière. « Pas ma plus grande qualité disons. » Je réagissais plutôt en un quart de tour.

La conversation dévie sur les potentielles atomes crochus que nous pourrions avoir selon Stacey et, inévitablement, je ne peux que faire référence à ma vie amoureuse qui se résume à des échecs. « Ne me lance pas sur ce sujet, crois-moi. J'ai suffisamment d'anecdotes pour te mettre K.O en un rien de temps. Ma vie amoureuse est semblable à la chambre d'un ado prépubère, t'as pas envie d'y entrer ou d'en entendre parler. » La comparaison de sa vie amoureuse à la chambre d’un ado prépubère déclenche chez moi un rire spontané. Soudainement intrigué, j’accoude mes bras contre la table et je me penche légèrement dans sa direction sans la quitter des yeux. « Oh come on, tu ne vas quand même pas me dire ça sans m’en dire plus. Je dois avouer que la comparaison était bien trouvée par contre. T’as un bon sens de l’humour. » Et si c’était ce que Stacey avait vu en elle? Sauf que l’humour ne fait pas tout.

C’est maintenant à son tour de me poser une question sur un sujet qui me passionne, bien que je ne me lance pas dans toute une série de détails comme elle l’a fait plus tôt, sachant que c’est un sujet qu’elle connaît probablement mieux puisqu’elle passe elle-même du temps au dojo. Lorsque je mentionne ma compétition qui approche, Niamh a l’air intriguée. « Compétition de quoi exactement ? » Sa question me prend par surprise. Depuis le temps que je m’entraîne au dojo, les gens savent généralement qui je suis et quelle discipline je pratique. Mais comme je ne suis sans doute pour elle que l’ex de Joy, peut-être n’y a-t-elle jamais porté attention. « Arts martiaux mixtes. » dis-je en souriant, particulièrement fier d’être où je suis rendu. « Je ne sais pas si tu connais Seamus, il s’entraîne aussi au dojo. Il a été trois fois champion du monde de MMA, c’est la même discipline que lui. » J’ai encore quelques croûtes à manger pour me rendre à son niveau mais l’aspiration d’atteindre ce titre est bien là. Pour le moment je me contente de ses conseils et de sa présence dans mon équipe technique pour ma compétition à venir. « Donc c’est ça, je dois me préparer pour ma compétition du 13 février. Ce serait sans doute plus simple que j’apporte mon oreiller et que je dorme là-bas mais je ne suis pas certain que ça passe au conseil. » Danika en avait probablement déjà assez de devoir me côtoyer lorsque je passais du temps avec notre fils, elle n’avait probablement pas envie que je passe plus de temps dans son dojo en plus.

Le mystère que laisse planer Niamh quant à ses relations amoureuses pique ma curiosité et je tente de lui tirer les vers du nez. La jeune femme copie ma position, les bras accoudés contre la table, et pendant un moment je pense qu’elle m’en dira peut-être plus jusqu’à ce qu’elle secoue la tête en signe de dénégation. Je grogne, déçu, un petit sourire au coin des lèvres. « Tu crois tout de même que je vais te révéler aussi vite ce que je planque sous mon matelas. Nan, nan, c'est beaucoup trop tôt. Avant tout, il faut que je sois certaine que tu sois suffisamment fort mentalement pour supporter ça. » Je hausse les épaules sans quitter son regard avec le mien. « Tu n’es pas complètement fermée, j’aime ça. » Avec un peu de persévérance peut-être que je réussirai à en savoir un peu plus sur sa vie amoureuse qui semblait aussi pitoyable que la mienne. « Je suis sûr que j’ai déjà vu pire que ce qui se cache sous ton matelas, j’ai été un ado prépubère. » répondis-je en riant, incapable de ne pas reprendre la comparaison qu’elle venait de faire même si c’était surtout pour cacher des souvenirs plus douloureux que je n’ai aucune envie de lui raconter. Ni aujourd’hui, ni plus tard. Hassan et Stacey sont les seuls à qui j’ai eu le courage de ne pas servir le même mensonge qu’aux autres concernant la mort de mes parents et de mon frère. Les seuls qui savent que j’ai été témoin de leur assassinat, alors que je n’avais que sept ans, et qu’ils ne sont pas réellement morts dans un accident de voiture comme je le dis chaque fois qu’on me pose la question. Parce que je n’ai pas envie d’y penser, de me rappeler du bruit des coups de fusil, des cris et du sang. Moins j’y pense, mieux je me porte. Tout ça pour dire qu’après ce dont j’ai été témoin à l’époque, ce qui se cache sous le matelas de Niamh ne me fait pas peur du tout. Mentalement, je suis convaincu que j’arriverai à supporter n’importe laquelle de ses histoires d’amour. « Mais ça va, je ne te tordrai pas un bras pour que tu m’en parles. Même si je suis un peu déçu quand même… » dis-je en souriant légèrement avant de prendre une gorgée de ma bière.

Je me rends compte en parlant qu’elle n’est pas trop au courant de ce que je fais au dojo de mes journées. Alors je commence à lui expliquer un peu ce qui me passionne, bien que je me limite un peu dans mes explications parce que je ne vois pas ce qu’il y a tant à dire sur le sujet pour ne pas l’emmerder. Sauf que lorsque je mentionne Seamus, je vois son visage qui s’illumine soudainement et je ne peux m’empêcher de sourire en poursuivant mon histoire, bien conscient qu’elle s’exprimera de façon expressive comme elle l’avait fait un peu plus tôt. « Fuck me. » Je fronce les sourcils en riant, faisant tourner la bière dans ma bouteille. « Tu ne passes vraiment pas par quatre chemins. » répondais-je en esquissant un sourire séducteur pour en rajouter une couche. Évidemment, je ne prends pas du tout ce qu’elle vient de dire au sérieux et je sais très bien qu’elle a dit ça sous le coup de la surprise. « Je ne savais pas du tout que … que tu … » « Que je? » dis-je en haussant les sourcils, penchant légèrement la tête sur le côté en attendant qu’elle poursuive. Depuis notre arrivée au restaurant, Niamh paraissait comme une femme remplie de confiance en elle, ou du moins sans aucun filtre. Tout d’un coup, cependant, elle avait l’air impressionnée et déstabilisée et ça me faisait particulièrement rire. « Ta première compétition. Le 13 février. Putain, tu me mets sur le cul-là. J'ai découvert ce sport il y a un an et demi, je crois. Ronda Rousey. Au début, je trouvais ça complètement tordue de ma part de regarder avec autant de passion ce sport … mais la technique, le respect. » Son enthousiasme soudain pour cette discipline me fait sourire avec fierté et je me redresse un peu plus droit en passant une main dans mes cheveux. « Pas ma première, ça fait cinq ans que je fais de la compétition. Le 13 février c’est ma prochaine. » Elle avait dû mal comprendre en s’emballant, ce n’était pas très grave. Réitérer l’information me fait le plus grand plaisir alors qu’elle me flatte dans le sens du poil. «Désolée, je m'emballe toujours un peu trop vite. C'est juste que je trouve ce sport tout simplement … wahoo ! » Je ris de nouveau lorsqu’elle mime une explosion avec ses mains. « Ça va. Ça fait toujours plaisir de voir l’intérêt des gens pour les arts martiaux mixtes. » Parce que moi c’est plus qu’un sport et que nous ne serions probablement pas en train d’avoir cette discussions sur les MMA ne faisaient pas partie de ma vie. Parce que je serais sans doute derrière les barreaux quelque part au pays, après avoir fait mauvais usage de mon agressivité. « Mais … du coup, tu as le droit de commander et boire ça ? C'est quand le contrôle du poids ? » Je me mords les lèvres en haussant les sourcils, l’air coupable. Je secoue la tête négativement en riant, me massant la nuque d’une main. Sauf que je n’ai pas le temps de répondre qu’elle reprend la parole. « Oublie, je suis une psychopathe quand il est question de MMA. Possible que je me mette à parler comme une groupie, si c'est le cas, s'il te plaît, tape moi. Une petite claque derrière la tête. Franche et directe. Histoire de me calmer. » Je m’esclaffe face à ses paroles, laissant le haut de mon corps basculer vers l’arrière contre le dossier de ma chaise. Je reprends ensuite ma position initiale, les bras appuyés contre la table. « Oh arrête, c’est bon. Ça fait vraiment plaisir de voir ton intérêt pour le sport. Et je ne frappe pas les femmes, désolé. Pas en dehors d’un ring en tout cas. » Et encore, je me retenais toujours dans le ring lorsque j’affrontais une femme pour le plaisir, bien conscient de la différence de taille et de force en général. « Pour répondre à ta question… Je ne devrais pas manger ça. Ni boire ça. » dis-je en levant ma bière d’une main avant d’en prendre une gorgée. « La pesée est la veille, le 12 février. Si je ne fais pas d’autres écarts, ça devrait aller. J’espère. » Les derniers mois avaient été particulièrement difficiles avec la découverte de ma paternité, autant dire que je n’avais pas été autant assidu que j’aurais dû l’être.

Même si ses commentaires ont suscité ma curiosité, je respecte le fait qu’elle ne désire pas m’en dévoiler davantage. Après tout, nous ne nous connaissons pas du tout et je demeure l’ex-copain de son amie de longue date. Qui plus est, je n’ai pas forcément non plus envie de lui faire un compte-rendu sur mes histoires d’amour, surtout pas celle qui concerne Joy qui, je le devine, a bien dû lui faire un portrait peu reluisant de ma personne à l’époque. Si Niamh est moindrement loyale, elle prendra probablement le côté de son amie, plutôt que le mien, ce qui est tout à fait normal. « Me voilà rassurée. Un vrai gentleman. » Je bascule ma tête légèrement d’un côté en lui souriant, les sourcils haussés. « Crois le ou non, ça m’arrive de temps en temps. Ça me fait gagner des points? » demandais-je en riant pour blaguer. Parce que son opinion de moi n’avait réellement que très peu d’importance en considérant qu’il y avait peu de chances que l’on se revoit pour un deuxième rendez-vous. À moins de nous faire encore tous les deux avoir par Stacey, ce qui serait plutôt surprenant.

La conversation dévie sur les arts martiaux mixtes et les réactions de Niamh me font sincèrement rire. Je vois dans ses yeux qu’elle boit chaque mot que je prononce et ça me fait beaucoup trop plaisir, me motivant à continuer de parler de cette discipline que j’ai adoptée il y a plusieurs années déjà. « Je pense que le sport est mal-connu, méconnu … Aux premiers abords, on se dit mais what the fuck, et une fois qu'on s'y intéresse … on voit que c'est bien plus que ce qui paraît au premier coup d'oeil. » Je hoche lentement la tête en signe d’approbation, relevant ensuite mon regard vers le sien, un petit sourire moqueur au coin des lèvres. « Que c’est bien plus qu’une bande d’idiots qui se tapent sur la gueule? » C’est souvent à tort ce que les gens qui ne connaissent rien des arts martiaux croient. Ils n’arrivent pas à comprendre comment certaines personnes peuvent aimer se battre, croyant que nous ne sommes qu’une bande de barbares assoiffés de sang (bon j’exagère peut-être un peu). « Tu as raison, c’est un sport encore très méconnu et je pense qu’il y a encore beaucoup de fausses idées véhiculées. » Beaucoup de personnes croient encore que les arts martiaux mixtes est un des sports très dangereux alors qu’il est de plus en plus réglementé afin d’éviter au maximum les blessures graves.

« OK. Je serai une tombe ... » Je la remercie d’un hochement de tête et d’un clin d’œil. « Bon bah je tâcherai d'être là le 13 février. Faut que je vois ça de mes propres yeux. » Les paroles de la jeune femme me prennent par surprise et je la fixe d’un air dubitatif en fronçant les sourcils. « Sérieusement? » Pas que ça me dérange, je ne m’attendais tout simplement pas à ce que notre conversation prenne cette tournure étant donné la façon dont elle avait débutée. C’est Stacey qui serait contente, même si elle se ferait probablement plein d’idées et qu’elle finirait par être déçue. « Tu me diras ce que t’en auras pensé. » dis-je en souriant, bien loin de me douter à l’instant que je finirais à l’hôpital à l’issue de ce combat. Niamh pourra se réjouir d’avoir en effet des anecdotes à raconter à Joy. « J'en suis bien loin du compte … mais je me suis mise en tête de me lancer dans la boxe …. Ouais on va se concentrer d'abord sur une chose avant de me lancer dans la cage ... » Mon rire se mélange au sien et je tente de me faire rassurant en lui souriant doucement. « Tu pourrais probablement te battre contre quelqu’un de ton niveau au dojo, dans un combat amical. » Dans lequel elle pourrait forcément se protéger davantage avec plus d’équipement que si elle était dans la cage pour un combat officiel. « Peut-être qu'un jour, je pourrais avoir un jab qui ressemble à quelque chose … mais du coup, t'arrives à allier ton boulot et ce sport ? » J’ouvre la bouche pour répondre mais la serveuse arrive à ce moment-là avec nos plats. J’attends en silence qu’elle dépose nos assiettes et je la remercie avant qu’elle reparte servir d’autres tables. Je plonge mon regard dans celui de Niamh et je lève mon verre entre nous. « Bon appétit. » dis-je avant de prendre une gorgée de ma bière. « Tu vas y arriver. Souviens-toi qu’on a tous commencé à la même place. Y’a personne qui sait se battre dès le premier coup de poing. Je suis certain que t’es pas si mauvaise que ça. Faudra que je porte un peu plus attention au dojo. » Ou peut-être qu’elle préférait que je me mêle de mes affaires. « J’y arrive, oui. Ça prend beaucoup de temps, c’est certain, mais je n’aime pas m’ennuyer. » Il ne restait qu’à voir si j’allais être en mesure de garder une routine qui a de l’allure avec mon fils maintenant. Disons que ça s’annonce plus compliqué. Affamé, je prends une première bouchée de nachos et je ne peux m’empêcher de gémir tellement c’est bon. « C’est tellement meilleur que du poulet, du riz et du brocoli. » dis-je en riant avant d’engloutir une deuxième bouchée.