Il n’y a pas besoin d’être un expert pour comprendre que Rudy a passé une mauvaise soirée. Le premier service était lent et sans aucun intérêt, à ses yeux. Il ne travaille pas ici pour se faire de l’argent, seulement pour que ça plaise à ses proches – qui s’inquiètent pour lui même s’ils refusent de le dire – et pour qu’on croie en sa réhabilitation. Il n’a jamais dit à haute voix ce qu’il désire vraiment. La mission qu’il s’est confié à lui-même en obtenant ce poste est entre lui et lui-même. À vrai dire, il ne sait pas à qui il pourrait avouer ça. Sûrement pas Alma, qui serait la première le dénoncer pour qu’il retourne derrière les barreaux. Ni à Raphael, qui profiterait de cet aveu pour – enfin – le mettre à la porte. Certainement pas à Lena, qui ne supporterait pas l’idée qu’il s’intéresse à une autre femme, qu’il s’en serve comme d’un simple objet. Sa mère, ses sœurs, ses frères, ses collègues, ses anciens amis, d’anciens codétenus ; personne n’est à la hauteur de ce secret, de ses espérances. Les autres serveurs n’arrivent ainsi pas à comprendre pourquoi il semble faire la tête, malgré tous les pourboires amassés ce soir. Ils ne comprennent pas non plus sa manie de dévisager les gens quand ils poussent les portes de l’Interlude. Ils pourraient tous co-écrire un livre sur le cerveau de Rudy Gutiérrez, un mystère pour toutes et tous ; on dit que les femmes sont compliquées, « on » ne l’a vraisemblablement jamais rencontré, lui. La seconde partie de la soirée ne va pas tarder à commencer, ceux qui sont arrivés à l’ouverture sont en train d’avaler un café, ceux qui préfèrent manger tardivement ne vont pas tarder à pousser les portes. Il y a une seconde chance, comme à chaque fois : il travaille ici depuis Juillet et commence à perdre patience. Il n’a encore jamais osé remettre en question son idée et simplement demander de l’aide. Il n’est pas ce genre d’homme, Rudy. Il veut être capable de se débrouiller, de régler ses problèmes par lui-même, quitte à s’en créer de plus graves derrière. Il n’a jamais compris pourquoi il fallait punir le mal quand celui-ci est causé pour le bien. Il a appris à vivre dans un monde dirigé par les guerres, où tout le monde se bat pour obtenir la paix. Alors pourquoi les cas individuels ne sont pas jugés de la même manière ? S’il se le demande, c’est qu’il a conscience des risques qu’il encourt. Il s’en fiche, pourtant, il reste braqué sur ce qu’il a imaginé, même s’il attend la perle rare depuis près de quatre mois. Il commence à se dire qu’elle n’est pas simplement rare mais méga ultra vraiment trop rare, et dans son langage, ça fait toute la différence. Accoudé au comptoir, il regarde les clients se lever, remercier et s’en aller. Il ne compte pas bouger le petit doigt, dans toute cette affaire : ses collègues, eux, s’activent à ramasser la vaisselle sale pour dresser de nouvelles tables et accueillir les prochains clients.
Cinq minutes, c’est parfois court, parfois long. Court quand on fait quelque chose que l’on aime bien, long quand on est bloqué dans une activité qui nous déplaît. Rudy ne saurait pas dire si ces minutes se sont transformées en heures ou en secondes, quand elle est entrée dans le restaurant. Dès que ses services se terminaient, il rentrait chez Raphael et se posait toujours la même question : quand la bonne arrivera, est-ce qu’il le saura, ou est-ce qu’il devra se battre contre lui-même pour ne pas passer à côté ? Il a sa réponse ; il sait. Il sait, et ses pieds restent bloqués, comme cimentés, comme si tout son corps lui interdisait de bouger. Il le doit, pourtant, il le faut. Son bras fait barrage à l’un de ses collègues qui, carte en main, était prêt à y aller. L’avant-bras contre son torse, il arrive enfin à bouger pour se tourner en sa direction et lui arracher le menu, un sourire victorieux au coin des lèvres. J’m’en occupe, ça fait vingt minutes que j’fous rien, va prendre ta pause. S’il croyait au destin, s’il pensait que tout se passe forcément pour une raison, il dirait que son ras-le-bol de tout à l’heure a été causé pour créer cette excuse, cet alibi parfait. L’homme ne force pas le passage et accepte en haussant les épaules, il n’a aucun intérêt à se battre pour une cliente – même connue. Car si Rudy ne sait plus son nom, car si Rudy a oublié dans quel domaine elle a trouvé le chemin de la gloire, celui-ci sait qu’il la connaît. Ce visage, il n’est pas capable de l’oublier. Et dans quelques secondes maintenant, il aura l’occasion de lui parler, peut-être de se rappeler, sûrement de ne jamais plus la chasser de ses pensées. Il arrive à sa hauteur, carte dans la main, et n’a pas le réflexe de lui tendre comme il le fait généralement avec tous ses clients. C’est triste de manger seule, le soir, en pleine semaine. L’impulsivité de Rudy finira par causer sa perte, il le sait ; les mots passent de l’idée à sa bouche, sans passer par son cerveau, sans qu’il puisse les confirmer et attester leur utilité. Mais vous avez choisi l’bon restaurant. Pourquoi celui-ci ? S’il croit au destin, encore une fois, il veut bien savoir ce que celui-ci a servi à sa cliente pour qu’elle vienne jusqu’à lui.
Cela fait quelques semaines que le choix entre rester sagement chez elle à attendre ou celui de passer la soirée ailleurs n’a plus rien de cornélien, ce qui en dit sans doute beaucoup sur ce que lui apporte sa relation actuelle. Mais elle s’accroche malgré tout la brune, persuadée que ce n’est qu’une passade et que tout rentrera dans l’ordre à l’instant même où il aura atteint ses objectifs. Une douce illusion sans doute, quand on sait que la concernant, chaque objectif atteint n’a été qu’une opportunité supplémentaire pour viser toujours plus haut. Mais voilà, la brune a déjà fait ses preuves et commence à espérer retrouver autre chose qu’une profonde solitude en rentrant chez elle le soir ; une envie bien présente qui ne lui apporte que déception sur déception pour l’instant. Le pire réside sans doute dans le fait qu’elle se sentirait hypocrite de lui reprocher quoique ce soit à ce stade, l’obligeant à faire preuve de patience tout en fuyant ce lieu de vie qui est tout sauf vivant, au demeurant. Cette fois-ci, l’excuse est presque toute trouvée ; la journée a été longue, le frigo est vide et l’envie de cuisiner a déserté en même temps que celle de retrouver une maison vide. Erika sait que la vente d’un de ses lofts est sur le point de se finaliser et par conséquent, elle décide de joindre l’utile à l’agréable en se rendant dans un restaurant dont on lui a souvent parlé. Amatrice de gastronomie depuis toujours – ses parents lui ont appris à s’ouvrir très jeune à une palette de saveur que bien d’autres auraient rejeté à son âge – l’agent aime jeter son dévolu sur des endroits qui lui rappellent avec nostalgie le restaurant familial, à Seattle. L’Interlude semble rassembler tous les critères sur le papier et puisque la jeune femme ne se fie qu’à elle-même, c’est là qu’elle décide de se rendre pour se faire une idée. Le choix d’un restaurant peut sembler anodin pour beaucoup, mais la brune a l’habitude de soigner tout jusqu’au moindre détail, persuadée que l’image des agences Copeland en dépend. S’ils se contentaient d’agir comme tous les autres, en quoi seraient-ils meilleurs que leurs concurrents ? Exactement. Et elle n’a même pas pris la peine de changer de tenue, relativement élégante dans son tailleur griffé et à peine marquée par les longues heures de négociations passées en compagnie de Jacob et d’un client potentiel. Là où certains seraient terrassés par la fatigue, Erika puise une énergie nouvelle qui lui permet d’abattre son travail sans se sentir le moins du monde exténuée, au contraire. Probablement est-ce l’un des avantages à faire ce que l’on aime ; l’impression de travailler n’existe pas. Et c’est sur cette idée que la brunette passe les portes de l’Interlude avec l’assurance qui est la sienne, adressant immédiatement un sourire au responsable de l’accueil alors que son regard se perd déjà sur l’environnement de la salle. Si la nourriture servie était importante, l’atmosphère l’était tout autant à ses yeux. Inviter un client afin de conclure un contrat ou fêter la signature de l’un d’eux ne peut se faire dans n’importe quel contexte et si la brune a déjà commis quelques impairs à ses débuts, l’expérience lui a appris à ne plus laisser la moindre place au hasard. Erika suit docilement le serveur qui lui fait signe afin de lui indiquer sa table, rassurée de ne pas s’être fait rabrouée car elle n’a pas de réservation. La brune n’aime pas jouer sur sa notoriété pour obtenir ce qu’elle veut, et la spontanéité ne paie pas toujours lorsqu’on veut manger dans un restaurant qui fonctionne assez bien. Pourtant, l’homme face à elle n’a pas hésité quand elle lui a donné son nom et elle ne saura sans doute jamais si cela est dû au fait qu’on soit en pleine semaine ou si sa réputation l’a précédée, comme souvent. La jeune femme le remercie et une fois installée, sort son téléphone afin de vérifier son programme du lendemain qui s’annonce chargé, comme d’habitude. Un grimace étire son visage lorsqu’elle réalise qu’un stagiaire est parvenu à lui organiser deux visites en même temps, mais à deux endroits différents, et seul la voix qui s’élève à ses côtés l’empêche de lui téléphoner sur le champ pour qu’il rectifie son erreur. « C’est triste de manger seule, le soir, en pleine semaine. » Erika relève les yeux vers celui qu’elle suppose être son serveur pour la soirée, même s’il s’obstine à garder la carte contre lui au lieu de la lui tendre. Cette maladresse lui arrache un sourire et elle s’abstient de dire quoique ce soit ; c’est sa gueule d’ange qui le sauve. « Mais vous avez choisi l’bon restaurant. Pourquoi celui-ci ? » Pourquoi celui-ci en effet, alors que sa liste de restaurants à essayer est longue comme son bras et continue de s’allonger au fur et à mesure des semaines ? Le hasard sans doute, ou une heureuse coïncidence alors que son dernier rendez-vous a pris fin non loin de là. « Des amis me l’ont recommandé, je viens en repérage. Pour le travail. » Précise-t-elle en tendant la main dans sa direction de la carte qu’il semble garder jalousement pour lui, sans se départir de son sourire. « Est-ce que cette explication rend ma solitude de ce soir moins triste ? » Elle peut paraître affectée par le constat brutal que le brun vient de faire, mais ça l’amuse plus qu’autre chose, en vérité.
Rudy n’est pas sûr que tout se produise pour une raison. Il a pris le temps d’y réfléchir longuement et n’a pas trouvé de justification logique à certains événements – comme la maladie de sa petite sœur, par exemple. Il la prend plutôt comme une punition pour ses torts, pour avoir manqué de respect à sa famille, pour avoir abandonné les siens. N’importe qui la prendrait également comme une leçon : faire autant de mal – pour un bien – n’est pas acceptable. Mais c’est bien trop lui en demander d’espérer de lui qu’il comprenne et qu’il agisse en conséquence. Si le sort s’acharne, il veut lui prouver qu’il a du répondant, qu’il ne se laissera jamais faire : et c’est seulement dans ce cas-là que oui, il croit au fait que tout est fait pour une raison. Tout ce qu’il fait, lui, est pour une raison. S’il a été sage derrière les barreaux pour être libéré plus tôt, s’il a trouvé ce travail, s’il a fait ses preuves pour y rester, s’il est là ce soir : tout, absolument tout était prévu, envisagé, espéré. Et le résultat qu’il désirait était celui-ci ; que ses yeux se posent sur elle, que son cœur s’accélère, que ses bras tremblent et que ses jambes restent fixées au sol. Quand il la regarde entrer dans le restaurant, il la regarde également entrer dans sa vie, sans qu’elle ne le sache encore. Quand il la regarde s’installer, ses yeux deviennent de véritables viseurs et inspectent le moindre élément. De ses cheveux à ses chaussures, de ses yeux à ses ongles, de son sourire amical envers son collègue à sa mine agacée quand elle tient son téléphone. Tous les indices sont bons à prendre, il le sait, il préfère intégrer trop d’informations que de ne pas en avoir suffisamment. Il lie sa curiosité à un autre vilain défaut : celui d’en vouloir toujours plus. Il trouve judicieux de commenter – de souligner – le fait qu’elle soit seule, d’y ajouter un adjectif, de presque rabaisser ce statut pour qu’elle se batte contre ses mots. Dès le premier échange, il veut voir son caractère, trouver en elle ce qu’il recherche et ne pas simplement l’imaginer comme il le souhaite, la façonner à sa guise. Des amis me l’ont recommandé, je viens en repérage. Pour le travail. Elle préfère préciser avant même qu’il fasse un commentaire, et il se demande si elle sait, au fond d’elle, qu’il aurait été capable d’en faire un. Alors pour que cette question cesse de le tracasser, il préfère le faire, même s’il a déjà obtenu une réponse qui va à l’encontre de cette pensée. Vous auriez pu être en repérage pour bien autre chose. Il le dit en haussant légèrement ses épaules, comme si c’était logique – ça l’est, beaucoup de personnes cherchent à faire des rencontres dans les restaurants. La preuve avec le serveur lui-même. Est-ce que cette explication rend ma solitude de ce soir moins triste ? Elle lui pose cette question en tendant sa main, les yeux de Rudy quittent son sourire pour se poser sur celle-ci. Il a déjà oublié où il est, ce qu’il fait, la carte qu’il a contre son torse. Et puisqu’il pense ne pas avoir le temps de réfléchir, sa main libre vient s’emparer de celle de la jeune femme. Et c’est au moment où il la touche qu’il comprend que non, elle ne le saluait pas et que oui, elle voulait plutôt le menu qu’il tient toujours fermement contre lui. Il se pince les lèvres une fraction de seconde avant de s’armer d’un grand sourire : plutôt que d’avoir l’air idiot, autant faire comme s’il s’agissait d'une idée bien réfléchie. Ce s’ra bien moins triste lorsque je saurais votre prénom. Rudy, enchanté. Et sa main qui la tenait à peine se resserre légèrement, pour une poigne qui se respecte. Puis il la relâche, non sans jeter un coup d’œil autour de lui pour vérifier qu’aucun de ses collègues n’a été témoin de la scène. Il reprend la carte à deux mains et la lui tend enfin, sans perdre son sourire : celui-ci fait partie intégrante de son numéro, mais il trouve ce moment à la fois drôle et gênant, alors il n’a pas à trop se forcer pour le lui offrir. Et qu’est-ce que vous faites comme travail pour venir en… repérage ? Il fronce les sourcils en posant la question, montre son intérêt sur la future réponse. Il sait qu’il a déjà vu son visage quelque part, il ne sait simplement pas où, ni pourquoi. Et il se dit que si elle n’est rien de plus qu’une mannequin, Caleb ne sera pas pour l’idée d’une séance photo dans son restaurant et que donc, une fois le refus confirmé, elle ne viendra plus ici. Alors, il espère que ce ne soit pas le cas : elle est belle, très belle, elle ne démériterait pas à l’être. Mais il n’en a pas envie, il en attend bien plus. Elle n’a pas entamé l’entrée qu’il imagine déjà la suite, le futur, qu’il la voit s’installer à une autre table, puis une autre, et encore une autre, pour vérifier s’il la suit et s’occupe d’elle peu importe où elle se situe. Il voit loin, Rudy, chose qu’il ne fait jamais. Il voit tellement loin que ça, au fond de sa cellule, il l’avait écrit et prévu : avec lui, tout se produit pour une raison, non ?
La solitude accompagne le succès, voilà une fatalité qu’Erika a décidé d’accepter au fil des années. Une pensée cristallisée par son divorce, dernier rempart à l’océan désertique qui l’attendait au tournant. Son ambition est-elle la seule coupable ou s’est-elle inconsciemment résignée à passer la plupart de ses soirées sans la compagnie d’un homme à ses côtés ? Elle l’ignore, toujours est-il que la brune s’est habituée à se rendre seule au restaurant et que la situation ne la déstabilise plus autant, au contraire. Vingt ans plus tôt, la perspective de franchir la porte d’un lieu public sans la moindre présence à ses côtés lui aurait été insoutenable. Mais les voyages et les incalculables séjours passés dans les hôtels entre deux rendez-vous lui ont permis de se détacher du regard des autres et de son propre malaise à l’idée de se retrouver en tête à tête avec elle-même. C’est pour ça que la remarque de ce serveur lui arrache un sourire au lieu d’une moue indignée, parce que cela fait bien longtemps qu’elle a cessé de s’inquiéter de l’image qu’une femme seule peut renvoyer. Le regard du jeune homme reste inlassablement fixé sur elle et Erika le détaille à son tour pour finalement satisfaire sa curiosité en parlant de ces amis ayant fait état de la réputation du restaurant. La vérité, c’est qu’elle ne se souvient plus exactement de qui est à l’origine de l’illumination qu’elle a eue en quittant son client alors que son ventre criait famine et que son téléphone restait résolument sans le moindre message. Ou du moins, de celui qu’elle attendait. Il faut dire que la brune rencontre énormément de personnes différentes au cours d’une seule journée et que retenir tous les noms associés aux visages devient un exercice de plus en plus difficile. Peut-être que ça lui reviendra mais en attendant, elle se concentre sur l’inconnu qui a interrompu le fil de ses pensées, attendant de lui qu’il lui tende enfin la carte qu’il tient entre ses mains qui elles, restent résolument collées à lui. « Vous auriez pu être en repérage pour bien autre chose. » Elle aurait pu car encore une fois, n’est-ce pas ce que l’on attend d’une quadragénaire venue profiter d’un repas sans personne dans les alentours pour payer l’addition une fois le festin terminé ? Ses sourcils se froncent de manière imperceptible alors qu’elle réfrène la susceptibilité qui est la sienne, excusant la maladresse par l’inexpérience alors qu’elle relève les yeux vers lui. « Si ça avait été le cas, j’aurais choisi un autre endroit. » Un bar ou une des soirées où elle ne cesse de se faire inviter, là où sa solitude ne sautait pas irrémédiablement aux yeux – par exemple. Elle peut voir qu’il n’a pas voulu se montrer blessant et que la spontanéité a parlé pour lui, raison pour laquelle elle choisit de faire l’impasse et de détendre légèrement ses épaules, s’autorisant même à laisser une lueur amusée éclairer son regard. Persuadée que l’échange s’arrête là, Erika tend la main pour qu’il lui donne le menu et s’étonne de le voir s’en emparer d’un geste vif pour la serrer avant de lui offrir un large sourire. « Ce s’ra bien moins triste lorsque je saurais votre prénom. Rudy, enchanté. » Décontenancée, la brune lui rend sa poigne avant de lever un sourcil dans sa direction, désormais persuadée d’avoir hérité du serveur le plus déconcertant qu’il lui ait été donné de rencontrer. « Erika, de même. » Elle ne sait pas dire si elle est réellement enchantée à ce stade mais une chose est sûre, il pique sa curiosité et parvient même à lui faire oublier l’espace d’un instant qu’elle a un stagiaire à étriper. Son attitude est-elle liée au fait qu’il connaisse son identité ? Ces présentations ne sont-elles qu’une imposture déguisée en flatterie ? Elle est méfiante la brune, mais pourtant le sourire qu’il porte ne semble pas être un masque de façade, du moins se surprend-elle à l’espérer. « Et qu’est-ce que vous faites comme travail pour venir en… repérage ? » La jeune femme attrape le menu qu’il lui tend enfin mais n’y jette pas le moindre coup d’œil pour l’instant. A la place, elle le dépose face à elle et se laisse aller contre le dossier de sa chaise afin d’observer plus attentivement le brun qui lui fait face. Avoir son visage placardé à divers endroits en ville ne lui offre plus vraiment d’anonymat et pourtant, il semble sincèrement dans le flou quant aux activités que la brune peut bien mener. Encore une fois, le doute ne la quitte pas mais elle se plie au jeu. « Je suis agent immobilier. Les agences Copeland, vous connaissez ? » Elle ne lui sert pas un titre pompeux et ne s’avance pas sur les éventuelles connaissances qu’il pourrait avoir en la matière ; il paraît encore jeune pour s’intéresser à ce domaine mais la brune a appris à ne pas juger les apparences qu’elle sait être bien souvent trompeuses. « Qu’est-ce que vous me conseillez ? » Reprend-elle en indiquant la carte qui est toujours fermée devant elle, bien que son regard reste accroché à celui de Rudy sans qu’elle ne parvienne à s’en détacher.
Cet échange avec cette cliente est un jeu, pour Rudy, avec un enjeu majeur : il n’y a pas – encore – d’argent entre eux, mis sur le tapis, mais ce n’est qu’une question de temps. Le problème avec cette partie, c’est qu’il n’en connaît pas les règles, qu’il est obligé de les écrire et de les enregistrer en même temps qu’il discute avec elle. Il ne sait pas quelles sont les lignes qu’il ne doit pas franchir, celles qu’il doit à tout prix dépasser. Il est perdu, oui, mais refuse de perdre. Son impulsivité parle à sa place, il ne saura qu’à la fin de la soirée si elle aura été salvatrice ou destructrice. C’est avec elle, sa compagne de toujours, et avec ses deux diablotins sur les épaules – car il n’y a jamais eu d’ange – qu’il lui fait le remarque qu’elle aurait pu être ici pour bien autre chose. Elle lève ses yeux vers lui, il croise son regard et s’y accroche : il aime ça, qu’on se le dise. Il adore flirter avec la limite de l’acceptable, faire des réflexions qui peuvent à la fois intriguer, à la fois freiner, à la fois énerver. Il ne saurait pas dire quelle corde il a touché chez elle, mais la susceptibilité ne semble pas en faire partie puisqu’elle lui répond. Si ça avait été le cas, j’aurais choisi un autre endroit. Il lève un sourcil, il attend désormais une suite, des détails. Quel genre d’endroit ? Il imagine une pièce plus assombrie, des odeurs alcoolisées plus fortes que le vin qu’ils servent ici, pas de tables mais des gens debout, un verre à la main, une piste de danse pleine à craquer : tout, sauf un restaurant gastronomique. Ce serait son endroit à lui, ça, pour faire ce type de repérage-là. Est-ce qu’ils ont ce point en commun ? Il le demande, plutôt que de se le demander. La suite, il ne la contrôle pas vraiment. C’est un malentendu entre lui et lui-même : il prend sa main dans la sienne et improvise, l’espoir au fond des yeux, il veut que ça passe, pas que ça casse. Il se dit que n’importe quelle autre femme de cette salle aurait quitté le restaurant précipitamment après avoir juré de revenir se plaindre au patron. Mais elle, elle n’est pas comme toutes les autres, il l’a su dès qu’elle est entrée, il se le confirme en voyant qu’elle ne repousse pas sa main. Erika, de même. Il le note dans son esprit, le répète à voix haute : Erika. Il se revoit il y a quelques années de cela, en pleine nuit, face à Lena. Il avait eu un véritable coup de foudre pour elle et avait fait tout son possible pour attirer son attention, pour connaître son prénom. Il l’avait enregistré de la même sorte qu’avec Erika, l’avait répété, l’avait soigneusement rangé dans une partie de son esprit, là où il savait qu’elle ne le quitterait plus jamais. Il sait qu’il le fait par intérêt, avec elle, qu’il n’y a aucune raison de les comparer – pourquoi le fait-il, alors ? Il est préférable qu’il ne se le demande pas trop, qu’il passe à autre chose : quel est son type de repérage, si elle ne cherche pas quelqu’un pour l’accompagner dans son lit ? Je suis agent immobilier. Les agences Copeland, vous connaissez ? Il fronce ses sourcils pour chercher au fond de son esprit. Il a vécu chez sa mère ou chez Lena toute sa vie, a passé deux ans derrière les barreaux et squatte chez Raphael depuis. Le monde de l’immobilier, il n’y connaît strictement rien. Non, pas vraiment. C’est connu ? Il demande, même s’il se doute que la réponse est oui : elle ne lui aurait pas posé la question comme ça s’il s’agissait d’une agence perdue entre trois commerces. Les agences, au pluriel : c’est d’elles qu’il doit reconnaître son visage, forcément. Qu’est-ce que vous me conseillez ? Elle lui montre la carte, cette fois-ci, pour qu’il n’y ait aucune confusion. Elle a bien raison de le faire, il aurait pu se perdre une nouvelle fois et lui conseiller tout, absolument tout, sauf un plat servi par le restaurant. Il hausse ses épaules, tout en sachant que ce n’est pas très professionnel. Il faudrait qu’j’en sache un peu plus sur vous pour vous conseiller l’plat idéal. Il l’avait dit à Caleb, le jour de son entretien d’embauche, qu’il savait jouer sur le physique des gens pour deviner ce qu’ils allaient commander. Un camionneur serait plus enclin à commander un hamburger, tandis qu’une femme distinguée serait plus attirée par une simple salade. Avec les mois et l’expérience, il a appris à chercher plus loin que le physique, à s’intéresser au mental, en discutant avec quelques-uns de ses clients avant de prendre leur commande. En partant de là, il savait s’il devait leur conseiller un mélange de sucré et de salé, de l’épicé, quelque chose de fondant en bouche ou quelque chose de plus brut. Avec elle, le doute reste constant et c’est un argument de plus pour qu’elle lui parle d’elle, pour qu’il s’insère dans sa bulle privée – quitte à ne plus la quitter ensuite. Cette semaine, ils ont choisi de mettre en avant une région en particulier de France. Ils proposent un plateau avec toutes sortes de spécialités, c’est très solaire. Il a pioché quelques fois dans ces plateaux-là et il ne peut que le conseiller. Avec elle, il le fait car ce coin-là est celui où il fait le plus beau, où il y a le plus de soleil, où on s’y sent le mieux – paraît-il – alors oui, c’est une métaphore à sa façon, et il espère que ce n’est pas de trop.
La brune a beau être déroutée par la façon d’être du serveur qui s’occupera d’elle ce soir, elle n’en montre rien. Au-delà des habitudes prises au fil des années et des innombrables dîners d’affaire, Erika a longtemps évolué dans le restaurant familial à Seattle et par conséquent, elle en a connu des serveurs. Elle-même en a été une par période, pour aider et pour arrondir ses fins de mois d’étudiante, et ce qu’elle a toujours préféré finalement, c’est le contact avec les clients. Elle sait que la majorité d’entre eux préfèrent qu’on les laisse tranquilles et qu’une certaine distance soit respectée, mais le plaisir de discuter a toujours fait partie de sa personnalité et c’est bien pour ça qu’elle ne se formalise pas face à la spontanéité du jeune homme qui semble peu enclin à bouger ou même à lui tendre la carte qu’il conserve entre ses mains. Son regard s’accroche au sien alors qu’elle relève les yeux à sa remarque, à peine étonnée qu’il lui prête des intentions autres que celle qui est réellement la sienne, à savoir manger et connaître une nouvelle enseigne gastronomique. « Quel genre d’endroit ? » A son tour de lever un sourcil, de s’interroger sur ses motivations à son sujet et d’hésiter à se prendre au jeu de ces questions-réponses qui ne semblent pourtant concerner qu’elle. Il s’emploie à la connaître, et Erika sent que cela dépasse le simple intérêt professionnel, la simple envie d’obtenir un pourboire conséquent. L’incompréhension règne et une lueur de surprise s’allume dans ses prunelles alors qu’elle jette un coup d’œil rapide autour d’elle, cherchant à croiser des regards curieux sur lesquels elle ne tombe pas. Personne ne fait attention à elle, à eux, à ce serveur et cette cliente qui parlent de tout sauf du sujet qui devrait les préoccuper. La brune s’autorise finalement à sourire et fait mine de réfléchir, même si la réponse est déjà toute trouvée. « Un bar, un endroit avec de la musique et la possibilité de s’amuser sans que tout ne devienne trop sérieux, trop vite. » Là où le bruit couvrait les paroles vides de sens et où seuls les regards échangés et les gestes pouvaient suffire à transformer une soirée vouée à l’ennui en un souvenir inoubliable. « Mais tout vaudrait mieux qu’un restaurant gastronomique. » Elle ajoute, amusée par l’idée qu’il ait pu croire un seul instant qu’elle dînait seule pour attirer un homme dans ses filets. La jeune femme aimerait ajouter qu’elle a passé l’âge de venir en repérage, mais la réalité est bien différente des espoirs qu’elle a pu avoir pour celle qu’elle est aujourd’hui. Son divorce semble l’avoir marquée plus qu’elle ne s’autorise à l’admettre et les années qui ont suivi ont été une suite d’histoires sans lendemain et d’aventures sans substance, jusqu’à ce qu’elle rencontre Ian. L’espoir est revenu, mais leur relation ressemble davantage à une lutte incessante qu’à la cohésion à laquelle elle prétend, naïvement. Sa main trouve celle de Rudy plutôt que le menu, une énième surprise et sans doute pas la dernière, elle peut le sentir sans pouvoir s’expliquer pourquoi. « Erika. » Elle hoche la tête en l’entendant répéter son prénom à haute voix et trouve qu’il sonne joliment entre ses lèvres, même si ça n’a aucune espèce d’importance. Son métier lui arrache un froncement de sourcil, signe que le brun n’a jamais eu vent des agences Copeland, parce qu’il n’a encore jamais eu besoin d’un agent immobilier ; quoi d’autre ? « Non, pas vraiment. C’est connu ? » Erika résiste à l’envie de lui expliquer à quel point leur réputation les précède désormais, et pas seulement en Australie. Mais si sa passion la pousse à parler de ce qu’elle fait dès qu’elle en a l’occasion, la modestie s’empare d’elle et lui souffle qu’il ne sert à rien de faire étalage de la situation. « Un peu. » Concède-t-elle finalement en plissant les lèvres, lui jetant une dernière œillade amusée avant de se concentrer sur le menu qu’il lui a enfin donné, ne pouvant ignorer plus longtemps les cris désespérés de son ventre qui crie famine ; ça lui apprendra à traverser sa journée en se nourrissant exclusivement de café. « Il faudrait qu’j’en sache un peu plus sur vous pour vous conseiller l’plat idéal. » Et déjà, il ne la déçoit pas, usant d’une technique dont elle n’a jamais entendu parler durant toutes ces années où elle avait traîné dans le restaurant de ses parents. La brune se fend d’un sourire et penche légèrement la tête, se demandant en quoi quelques détails sur elle lui permettraient de savoir si elle est plutôt du genre à préférer les plats en sauce ou au contraire, des mets plus légers mais tout aussi savoureux. « Et qu’est-ce qu’il vous faudrait comme information ? » Elle plisse légèrement les yeux et attend, toujours aussi méfiante bien qu’amusée par la tournure que prend ce service. Elle y trouve un avantage, celui de ne pas être seule et de discuter de vive voix plutôt que par quelques messages échangés entre deux bouchées, et ça suffit à ce qu’elle se laisse aller à une conversation qui n’a rien de conventionnelle, surtout dans ce contexte précis. « Cette semaine, ils ont choisi de mettre en avant une région en particulier de France. Ils proposent un plateau avec toutes sortes de spécialités, c’est très solaire. » Solaire ? L’adjectif lui plaît et la brune imagine que la région à laquelle il fait référence doit être proche de la méditerranée, même si elle n’a que peu voyagé en France. « De quelle région s’agit-il ? » Elle est curieuse la brune, et une part d’elle ne peut s’empêcher de défier ce serveur au tempérament audacieux. Connaît-il réellement son produit ou s’avance-t-il à tâtons en s’imaginant qu’elle boira ses paroles sous prétexte qu’il ne cesse de la dévisager ? Son air malicieux ne trompe pas, tout comme le fait qu’elle ne lui a pas encore spécifié qu’elle était végétarienne ; chaque chose en son temps.
Il la regarde scruter les alentours, peut-être à la recherche de quelqu’un qui saurait l’aiguiller, qui saurait lui faire comprendre à quoi joue Rudy. Ce qu’il fait avec elle, il l’a déjà fait avec d’autres : sans succès aucun, puisqu’elles n’étaient pas elle, justement. Puisque l’évidence ne s’était pas pointée, puisque rien n’avait fait naître son espoir. Il n’avait été que déçu, encore et encore, avait su dès les premiers mots échangés que ça ne mènerait à rien, qu’il n’avait pas besoin d’insister. Certaines l’ont fait à sa place, il a tapé dans l’œil de deux ou trois demoiselles qui ne demandaient qu’à avoir de l’attention. Alors, il l’a donné, cette attention, il s’est occupé d’elles toute une nuit et est parti, sans agir comme il aimerait le faire avec Erika, sans rien gâcher de leur nuit ensemble. Pourquoi elle ? Il est sûr qu’elle lui demandera, un jour, quand ils en seront plus loin ; il y croit, ça ne peut pas s’arrêter là. Il ne saura pas quoi lui répondre, haussera sûrement ses épaules en murmurant que c’est la vie, qu’il n’y peut rien. Il la regarde et peut-être que finalement, au fond de lui, il s’en veut déjà d’avoir jeté son dévolu sur elle. Mais c’est la vie, et il n’y peut rien. Elle retrouve son regard en comprenant que personne n’est là pour l’épauler, s’autorise un sourire qui rassure légèrement le Mexicain. Elle est dans cette conversation, avec lui, ne cherche pas à la fuir – à le fuir. Un bar, un endroit avec de la musique et la possibilité de s’amuser sans que tout ne devienne trop sérieux, trop vite. Elle a la même vision que la plupart des gens, sauf que la plupart des gens finissent malgré tout par s’attacher, par vouloir que ce soit sérieux, bien trop rapidement. Lui, il ne l’a fait qu’avec Lena. Il n’y a toujours eu qu’elle, à ses yeux, les autres n’étaient que des jouets d’un soir, oubliées dès le lendemain. Des corps sans visage, des lèvres sans prénom, sans le moindre intérêt. Mais tout vaudrait mieux qu’un restaurant gastronomique. Sa remarque le fait esquisser un sourire en coin. Il a envie de lui prouver qu’elle se trompe, dès ce soir ; mais cette histoire n’est pas un sprint, il s’agit d’un marathon, il ne doit pas se précipiter. Vous seriez surprise de voir tout c’qui peut se faire dans un restaurant gastronomique. Elle serait surprise des rencontres inattendues, parfois plus passionnée que dans un bar comme celui qu’elle vient de décrire. Ils ont tous l’air coincé en apparence, ceux qui viennent ici, mais il paraît qu’il faut pas s’fier à celles-ci. Et s’il parle des autres, il parle surtout de lui-même : il ne sait plus la manière dont il inspire les gens, depuis le temps. Avant son enfermement, il faisait peur, il ne donnait pas envie d’être connu et écouté. Depuis sa sortie, il attise la haine de tous ceux qu’il connaissait déjà auparavant et ne sait plus lire dans les yeux des autres. Si les siens pétillent, est-ce parce qu’elle est agacée ou parce qu’il ne s’est pas trompé ? Elle lui dit son prénom, il l’intègre immédiatement. Et même s’il se trompe, il sait qu’il ne saura pas l’oublier. Ni la douceur de sa main qu’il n’aurait pas dû prendre, ni son regard qu’elle lui rend sans honte, ni sa voix, ni le fait qu’elle ne le repousse pas. Il enregistre tout, savoure ce moment qui lui semble si spécial. Un peu. Il aurait aimé être au courant, savoir ce qu’elle fait avant qu’elle ne lui annonce, d’autant plus si c’est reconnu dans le coin. Il hausse ses épaules. Alors si un jour j’ai besoin d’un super appartement, c’est vers vous que je devrais me tourner ? Il sait qu’il va devoir voler de ses propres ailes, bientôt, que ce jour s’approche de plus en plus. Raphael l’a accepté chez lui car il n’avait pas le choix, les mois se sont écoulés, ce n’est plus une question d’urgence mais de fainéantise de la part du Mexicain. Il peut s’en aller, et si ça lui donne une raison d’entrer en contact avec Erika, il veut s’en aller. Elle lui demande ce qu’il y a au menu qui pourrait lui plaire, il contre à sa manière : plus il en sait, plus il saura la conseiller. Qu’elle croit en ses mots, c’est tout ce qu’elle a à faire. Et qu’est-ce qu’il vous faudrait comme information ? Il se pince les lèvres une seconde, les sourcils froncés, avant de sourire légèrement. Tout, ce serait un bon début. Faire dans la demi-mesure, ça ne lui ressemble pas. Tout ou rien, pour Rudy ; il a choisi tout, et il sait qu’elle ne s’attendait pas à cette réponse-là. Il sait aussi qu’il devra se battre un peu plus pour obtenir certaines informations, qu’elle ne doit pas être le genre de femme à se laisser surprendre, à laisser les autres lire en elle comme dans un livre ouvert. Les réponses, il doit les mériter, il doit les chercher ; c’est pour ça qu’il commence à lui indiquer ce qu’ils font, en ce moment, dans le restaurant. De quelle région s’agit-il ? Elle est curieuse, à l’écoute. Il est perdu, il a écouté à moitié ce que Caleb a dit lors du brief. Le sud. Il ne peut pas faire plus précis, ouest ou est, il n’a pas l’information. Il sait simplement qu’il y a du soleil, que les gens ont l’air de chantonner quand ils parlent – avec cet accent particulier – et qu’il fait bon y être. Indirectement, donc, il fait bon être aux côtés d’Erika. Vous connaissez le pays, ses spécialités ? Est-ce qu’elle a déjà voyagé là-bas ? Entre Acapulco et Brisbane, Rudy n’a pas fait un détour par Paris, mais il n’aurait pas été contre. Il se dit que dans une autre vie, il fera un tour du monde. Dans celle-ci, il fait et refait le tour du quartier, c’est déjà un bon début. Ce serait quoi votre destination de rêve ? Le serveur est sorti de son rôle, presque définitivement, ce sera dur de le rattraper.
Erika aurait pu choisir de se comporter comme une cliente outrée face à l’attitude déplacée de son serveur, mais il l’intrigue suffisamment pour qu’elle décide de jouer le jeu, quel qu’il soit. La brune s’imagine que son intérêt a trait à sa notoriété, même s’il n’a pas l’air d’avoir la moindre idée de qui elle est, ou encore à son physique – même si elle déteste être réduite à quelque chose d’aussi superficiel. Rien dans son discours ne laisse entendre qu’il cherche à obtenir davantage que son attention ou une conversation moins banale que les civilités balancées entre un serveur et sa cliente, ce qui pousse la brune à répondre à ses questions dans un sourire amusé. Après tout, elle est ici pour tromper sa solitude et pour l’instant, la soirée s’annonce un brin moins déprimante grâce à lui. Elle sait qu’il risque de disparaître au moment même où elle aura passé sa commande et l’envie de prolonger de quelques minutes semble rejoindre la sienne, alors qu’il lui demande dans quel genre d’endroit elle se serait rendue pour faire une rencontre. Ça la divertit, Erika, et elle prend la décision de lui offrir la vérité là où elle aurait probablement éludé avec n’importe qui d’autre. Un sourire en coin se dessine sur les lèvres de son serveur et la brunette se surprend à s’attarder une seconde de trop sur celles-ci, avant de replonger son regard dans le sien, espiègle. « Vous seriez surprise de voir tout c’qui peut se faire dans un restaurant gastronomique. Ils ont tous l’air coincé en apparence, ceux qui viennent ici, mais il paraît qu’il faut pas s’fier à celles-ci. » Elle hausse un sourcil et se demande s’il a choisi ce métier pour la raison qu’il vient d’évoquer, ou s’il a atterri là par hasard. Après tout, peu de gens se destinent à faire carrière dans cette profession et pour beaucoup, il s’agit d’un emploi visant à alimenter le compte en banque en attendant de trouver mieux. La brune a envie de lui dire qu’il n’y a sans doute plus grand-chose qui puisse la surprendre à ce stade, mais elle s’abstient et prétend s’étonner de ce qu’il vient d’avancer. « Vous trouvez que j’ai l’air coincée ? » Erika aurait pu rebondir sur le sous-entendu voilé qu’il vient de lui servir, mais elle préfère relever la seconde maladresse de la soirée, même si son air malicieux laisse peu de doute sur sa véritable façon de penser. Les apparences sont désormais une donnée que la brune se doit de prendre en compte à chaque instant et ce depuis que son visage s’est retrouvé placardé dans toute la ville, des années auparavant. Elle n’y prête même plus attention désormais, mais son statut de personnalité publique l’oblige à prêter attention à tous les détails et surtout à l’image qu’elle renvoie. Elle ne pense pas avoir l’air coincée, mais ça l’amuse de demander son avis à Rudy qui semble prédisposé à scanner tous les clients qui entrent à l’Interlude. « Alors si un jour j’ai besoin d’un super appartement, c’est vers vous que je devrais me tourner ? » Le brun est loin de faire partie de sa clientèle habituelle et pourtant, elle n’hésite pas à plonger la main dans son sac afin de lui tendre une de ses cartes de visite. Erika en a toujours sur elle, ça lui évite de rater des opportunités au gré des différentes rencontres qui se présentent sur son chemin et ça fait toujours plus professionnel qu’un nom et un numéro griffonnés à la hâte sur un bout de papier. « Il ne faudra pas hésiter. » La jeune femme non plus ne s’arrête pas sur les apparences, tout comme elle ne s’avance pas sur les capacités financières de quelqu’un sur base de sa profession ou de ce qu’il renvoie. Elle aussi a servi dans un restaurant et pourtant, qui aurait pu deviner qu’elle était la fille de ceux qui le tenaient ? Certainement pas ceux qui l’avaient prise de haut lorsqu’elle n’était qu’une étudiante en mal d’assurance. Son attention revient sur le menu qu’elle laisse volontairement fermé, préférant voir ce que Rudy va lui proposer en suggestion. Il estime avoir besoin de plus d’informations pour la servir correctement et la surprise se lit sur le visage de la jeune femme même si sa technique l’amuse énormément, comme le laisse transparaître le sourire qui s’étire sur ses lèvres. « Tout, ce serait un bon début. » Rien que ça ? Elle ne baisse pas les yeux, Erika, l’observant avec davantage d’insistance comme si ça allait lui permettre de deviner les intentions qui se cachent derrière la gueule d’ange de son serveur. S’attend-t-il à ce qu’elle lui livre les détails les plus intimes de sa vie dans le but d’obtenir un plat à la hauteur de ses espérances ? L’idée la fait sourire une fois de plus. « Je pense que c’est le moment où je dois vous dire que je suis végétarienne ? » Elle fronce le nez, avant d’hésiter sur ce qu’elle pourrait lui dire d’autre. Tout ce qui est déjà du domaine public, pour commencer. « Je suis aussi américaine. Et iranienne, d’origine. » Autant dire que tout ça influençait grandement ses goûts en matière de cuisine mais que ça risquait de ne servir que moyennement à Rudy, puisque l’Interlude servait une cuisine française. Quant à ses origines, il a peut-être déjà décelé un accent même si cela fait maintenant plusieurs années qu’elle vit à Brisbane. Décidée à le tester à son tour, elle lui demande plus d’informations sur la région à laquelle il fait référence, curieuse d’en savoir plus. Elle a toujours adoré la France et regrette de ne pas avoir eu l’opportunité de visiter ce pays plus en profondeur. « Le sud. » Erika hausse un sourcil amusé et se retient de lui préciser que le sud n’est pas une région. Décidément, le brun n’a rien d’un serveur typique et étonnamment, ça la fait rire plus que ça ne l’irrite. Rudy ne s’embarrasse pas des détails superflus et la jeune femme décide de s’en tenir à la première description, celle qui annonce un plat ensoleillé. « Vous connaissez le pays, ses spécialités ? » Erika se demande si c’est son cas à lui, même si la confusion régnant autour de la présentation des plats laisse entendre que non. « J’y suis déjà allée, mais je n’y suis pas restée longtemps. Juste le temps de visiter Paris et de repartir avec l’envie d’y retourner aussi rapidement que possible. » C’était il y a des années et depuis, elle n’y avait pas remis les pieds. D’autres destinations, d’autres priorités et comme souvent, la brune avait fait passé ses envies après les besoins de l’agence. « Et vous ? » Elle soutient son regard la brune, il n’est pas le seul à se montrer curieux et à avoir envie d’en savoir plus. La jeune femme se demande d’ailleurs pourquoi il suscite un tel intérêt chez elle, mais le fait est qu’elle en oublie presque qu’elle meurt de faim. « Ce serait quoi votre destination de rêve ? » Cette fois, Erika ne s’étonne même plus de la teneur de la conversation, elle plonge même à corps perdu dedans, délaissant définitivement le menu pour se concentrer sur lui et sur lui seul. Il ne le sait pas, mais les voyages sont sa passion et par conséquent, il lui est impossible de ne pas rebondir sur le sujet. « J’aimerais beaucoup aller en Islande, pour admirer les aurores boréales. Ou au Japon, pour découvrir leurs coutumes. » Elle réfléchit presque à voix haute la brune, et alors qu’elle s’en rend compte, elle s’en excuse presque dans un petit rire. « Je ne vais pas vous cacher que j’ai déjà eu la chance de visiter énormément de pays, mais j’ai l’impression que ça ne sera jamais suffisant. » Erika a toujours été avide de découvertes et même si les années passent, elle a toujours ce même esprit aventurier qu’à ses vingt ans, lorsqu’elle s’était rendue au Brésil avec un sac à dos et des étoiles dans les yeux.
Rudy se dit que si elle ne lui a pas encore demandé d’appeler le responsable pour se plaindre de lui – devant lui – c’est qu’il y a quelque chose. C’est que le lien qu’il cherche à établir avec n’importe qui n’était pas destiné à une quelconque personne, justement, mais à cette femme. Erika, donc. Ce prénom est déjà gravé dans son cerveau, il vient de lui créer tout un espace rien qu’à elle, il est prêt à recevoir les informations et à les classer dans leur ordre d’utilité. Elle travaille dans l’immobilier, elle n’est vraisemblablement pas mariée puisque prête à aller dans un bar pour y faire une rencontre temporaire, et surtout, le plus important, elle le fixe. Il l’a remarqué, ça, il a aussi remarqué ses yeux qui ont dévié sur une autre partie de son visage ; ses lèvres. Est-ce qu’elle le fait avec tout le monde ou est-ce seulement avec lui ? Les questions se multiplient et plutôt que de les poser directement, il décide de jouer avec elle, de tourner autour du pot pour les obtenir. De gré ou de force, il saura son état d’esprit avant la fin de la soirée, il a toujours été très doué pour ça. Vous trouvez que j’ai l’air coincée ? Elle rebondit sur la mauvaise partie de sa phrase, il aurait été prêt à le parier : elle n’est pas outrée, pas énervée. Il n’y a rien de négatif qui anime cette question, il peut le ressentir, ce serait même le cas à des kilomètres. Elle a accepté la partie qu’il vient de lui proposer, elle joue à son tour, ils sont alliés autant qu’adversaires. Il m’semble avoir fait une généralité, pas avoir dit « Erika l’est ». Il prononce son prénom, encore. Il suppose que ça aura un effet, il se positionne dans leur échange en obligeant une certaine complicité. Il sait que c’est risqué, à ce stade, mais il se sent étrangement confiant. Si ça devait déraper entre eux, ça l’aurait fait au moment où il a pris sa main : il y repense et, déjà, il ne peut s’empêcher de sourire. Personne ne fait ça, personne sauf Rudy. Il lui demande si, à son tour, il pourra faire appel à ses services quand il aura besoin d’un appartement. Il trouverait ça drôle d’échanger les rôles, que la cliente devienne la professionnelle, que le serveur devienne celui qui recherche quelque chose. Elle est sérieuse dans son travail, Rudy le comprend quand elle sort une carte avec l’adresse de son agence et le numéro à composer pour les joindre. Il attrape le bout de papier cartonné et le range dans sa poche après l’avoir regardé des deux côtés. Il ne faudra pas hésiter. Et il n’hésitera pas, elle peut en être sûre. Il n’a pas besoin de déménager de chez Raphael pour le moment mais il sait que cette colocation ne durera pas éternellement, il sait surtout qu’il a besoin de son propre espace et que, à vingt-huit ans, il est peut-être temps – d’enfin – prendre son envol et de ne plus dépendre de qui que ce soit. J’compte bien passer un d’ces jours. Il le dit sans le savoir, sans avoir la moindre certitude, juste pour qu’elle se visualise là où elle dirige tout, là où elle ne saura plus quoi faire quand il sera dans les parages. Est-ce qu’il arrivera à la déstabiliser autant qu’elle le fait avec lui ? Il n’en sait rien, mais il l’espère, et il a hâte de le découvrir. Pour l’heure, c’est à lui de l’aiguiller. Il lui dit qu’il y arrivera bien mieux avec quelques informations sur elle : tout, par exemple, serait un bon début. Je pense que c’est le moment où je dois vous dire que je suis végétarienne ? Il hoche doucement son visage de haut en bas, il ancre cette information également. Même s’il ne compte pas le dire, il est assez admiratif. Lui n’arrivera jamais à se passer de la viande, il a déjà été obligé d’essayer – la viande de la prison n’est pas vraiment appétissante, croyez-en son expérience – mais a repris dès qu’il l’a pu. Il a beau comprendre la démarche et les convictions qui se cachent derrière ce choix, lui ne voit que le goût et l’envie de manger ce qu’il souhaite. L’argument qu’il n’aurait pas ce qu’il a dans l’assiette s’il allait chasser ne marche pas avec lui : il sait se battre, il a cassé un bras il n’y a pas si longtemps, il saurait tuer s’il le fallait. Je suis aussi américaine. Et iranienne, d’origine. Il ne sait pas ce que ce dernier élément implique au niveau de son caractère, à vrai dire, à part le Mexique et Brisbane, le brun ne connaît pas grand-chose. Il peut se baser sur les clichés d’Amérique mais là encore, il n’est sûr de rien. Vous m’semblez pas être de la team à manger des gros burgers et à boire du coca exagérément. Autrement dit, elle est vraiment pas mal, mais bien sûr qu’il ne le dira pas comme ça. Il espère qu’elle le remarquera, mais il a fait l’effort d’enlever le « ham » devant le mot burger. Végétarienne, c’est intégré et accepté. Il lui parle des spécialités régionales qu’ils font en ce moment dans le restaurant, sans pour autant réussi à être réellement précis. Le sud, ça lui paraît être la réponse la plus appropriée, perdu quand il s’agit de mettre des noms sur des régions ou des villes. Acapulco, Brisbane, le reste n’est qu’inconnu pour le brun. Il lui demande si elle, par contre, connaît le pays. Il se peut qu’elle connaisse mieux que lui, déjà parce qu’elle est plus âgée – et que forcément, elle a plus d’expérience – et parce que son métier l’a probablement menée dans toutes sortes de contrées. Enfin, lui, il imagine qu’un agent immobilier voyage souvent, il ne sait pas si c’est réellement le cas. J’y suis déjà allée, mais je n’y suis pas restée longtemps. Juste le temps de visiter Paris et de repartir avec l’envie d’y retourner aussi rapidement que possible. Et vous ? Paris est la ville des amoureux, il l’a entendu dire plusieurs fois. Il se demande si elle est donc allée là-bas avec quelqu’un ou si elle n’y était qu’avec elle-même, mais pour le coup, il ne se sent pas encore prêt à aborder ce sujet-là. Et alors, ça vaut le coup ? Vous l’avez fait ou vous attendez encore de pouvoir l’faire ? Il pose trop de questions, il le sait, mais elle suscite son intérêt sur tous les sujets du monde. Moi, jamais. Mais ça m’dirait bien un d’ces jours, pourquoi pas. Ça lui dirait de visiter le monde entier, d’être partout pour ne pas être ici. Mais il n’a pas le droit de fuir, c’est terminé tout ça. Pour continuer sur le thème des voyages, il lui demande où est-ce qu’elle rêve d’aller. J’aimerais beaucoup aller en Islande, pour admirer les aurores boréales. Ou au Japon, pour découvrir leurs coutumes. Tout semble être une question de découverte, avec Erika. Ça plaît à Rudy même s’il se dit que lui, il n’aura jamais rien à lui apprendre, que ça risque de créer un blocage s’il cherche réellement à aller plus loin avec elle. Je ne vais pas vous cacher que j’ai déjà eu la chance de visiter énormément de pays, mais j’ai l’impression que ça ne sera jamais suffisant. Elle a fait ce qu’il ne saura jamais faire, ça l’impressionne légèrement. Il n’en montre rien, comme toujours, se contente de sourire avec quelques étoiles dans les yeux. Et du coup, ça a été quoi votre voyage coup de cœur ? Si elle a fait plusieurs pays, il y en a forcément qui a dû ressortir du lot, l’attirer plus que les autres, lui donner envie de tout abandonner pour le rejoindre – sans le faire, puisqu’elle vit ici aujourd’hui. Il relâche ses yeux d’elle une seconde pour jeter un coup d’œil au menu, en se disant que si Caleb passe dans le coin et le voit toujours à cette table, il va commencer à se poser de sérieuses questions. Rudy ne panique pas pour autant, il a même presque envie de s’asseoir avec elle, d’oublier tous les codes pour simplement poursuivre la discussion. L’envie reste interne, il se doute qu’il finira par céder, mais il vaut quand même mieux prendre sa commande avant – pour la forme, seulement.
Erika a beau savoir qu’elle aurait dû mettre un terme à cette discussion dès l’instant où il s’était saisi de sa main au lieu de lui tendre la carte, elle n’en fait rien. Pire, elle plonge dedans à pieds joints et se délecte de l’attention qu’il lui porte, des questions qu’il lui pose en attendant la réponse avec le plus grand des intérêts. Ca fait longtemps qu’elle n’a pas ressenti ça la brune, et même s’il s’agit d’un serveur et qu’elle ne le reverra probablement plus jamais, elle se délecte de chaque mot, de chaque regard. La solitude est parfois pesante et elle se fait d’autant plus ressentir lorsqu’un autre que Ian pose les yeux sur elle et ne s’en détache plus. Elle aime plaire, ça a toujours été le cas, et c’est d’autant plus vrai maintenant qu’elle approche de l’âge critique des quarante ans. Elle aurait aimé se pavaner en annonçant à qui voulait l’entendre qu’elle se fichait bien de passer ce cap tant redouté, mais c’est loin d’être la vérité. Dans le fond, elle sait qu’elle n’a pas à se plaindre ; elle a toujours pris soin d’elle et considère son corps comme un temple, raison pour laquelle elle fait attention à ce qu’elle mange et pratique le sport depuis qu’elle est au lycée. Au final, la transition est davantage psychologique que physique et même si ce n’est qu’un chiffre, il provoque beaucoup de questionnement chez la brune. Des remises en question en passant par l’introspection, chaque détail de sa vie était sujet au doute – sauf son travail, la seule constante de laquelle elle est fière et duquel elle ne peut pas se passer. Sa vie amoureuse en revanche demeure un océan trouble et encore aujourd’hui, même si elle est en couple, elle ne peut pas affirmer qu’elle est heureuse. Il lui manque quelque chose et c’est d’autant plus flagrant alors qu’elle se trouve là, seule dans un restaurant pour une énième fois et probablement pas la dernière. Elle ne se sent pas pitoyable pour la cause, mais la chaise vide face à elle met en lumière un certain pan de sa vie qu’elle préfère ignorer pour l’instant. A la place, elle se concentre sur Rudy, son serveur pour la soirée qui a décidé de tout faire sauf de lui servir le moindre plat pour l’instant. Et ça lui convient, parce que la conversation est plus intéressante qu’une assiette et que son regard accroche les lèvres du brun à chaque mot prononcé sur une note amusée alors qu’il sous-entend que sa clientèle n’est pas aussi guindée qu’elle le laisse croire. Les apparences sont trompeuses, voilà le discours qu’il laisse sous-entendre et Erika se demande si une part de lui fait référence à sa personne ou s’il se contente de lui glisser quelques détails sur les coulisses de sa profession. La jeune femme entre dans son jeu tout en respectant une distance de sécurité, souriant et rétorquant d’un ton amusé sans toutefois s’approcher de trop près des limites de l’acceptable. Elle ne le connaît pas et sait qu’elle n’est jamais réellement à l’abri maintenant que son image est connue du plus grand nombre. L’insouciance et la spontanéité lui manquent parfois, mais elle est convaincue d’avoir gagné au change. « Il m’semble avoir fait une généralité, pas avoir dit « Erika l’est ». » Il prononce à nouveau son prénom et ça la fait sourire la brune, parce qu’elle a l’impression qu’ils se connaissent déjà alors que ça fait littéralement dix minutes qu’elle a passé les portes de l’Interlude. « Mais je fais partie de cette généralité. » Note-t-elle en englobant d’un geste les clients qui les entourent et qui sont tous à son image, d’une certaine façon. L’œil brillant, elle relève le nez vers lui sans se départir de sa mimique amusée. « Cela dit je tenais tout de même à le préciser, je ne suis pas coincée. » Elle lève un sourcil comme pour appuyer ses mots et elle se demande tout de suite pourquoi elle s’embête à préciser des détails sur sa personne, surtout face à lui. Heureusement, le fait qu’il cherche éventuellement un appartement la pousse à se recentrer et à revenir sur ses réflexes professionnels ; elle sort une carte de visite de son sac – un geste qu’elle a répété des centaines de fois, au moins – et lui propose de faire appel à elle si le besoin s’en fait sentir. Elle ne sait pas pourquoi, mais la brune espère qu’il le fera. « J’compte bien passer un d’ces jours. » Est-ce que c’est une promesse ? La jeune femme a envie de lui poser la question mais elle se retient au dernier moment, garde les mots entre ses lèvres et se contente de hocher la tête avec l’assurance qu’on lui connaît. Ce serait amusant qu’il puisse l’observer dans son environnement professionnel à elle, puisqu’elle a eu l’occasion de le voir évoluer dans le sien. Ils n’ont rien en commun l’un avec l’autre et sans doute est-ce pour cette raison qu’il l’intrigue à ce point. Après tout, Erika côtoie toujours le même genre de personne lorsqu’il s’agit d’aller au delà de sa sphère amicale et finalement, Rudy a quelque chose de rafraîchissant. D’inexplicable. Un peu comme sa façon de lui proposer les plats qui sont sur le menu, en lui demandant davantage d’informations sur elle pour mieux la cerner, elle et ses goûts. Erika prend ça pour un jeu et s’en amuse plutôt que de s’interroger sur les manières peu conventionnelles du brun. Elle s’y plie et lui accorde quelques bribes sur elle, sur ses préférences et sur ses origines. Rudy semble enregistrer tout ce que la jeune femme lui dit, presque comme si sa vie en dépendait et ne relève pas l’aveu sur ses convictions, même si la brunette ne s’attarde pas sur le sujet. Loin d’elle l’idée de lancer un débat sur le pourquoi du comment elle a décidé de devenir végétarienne, mais ça lui semble assez pertinent au vu du contexte. Tout comme ses origines qui sont d’une grande influence sur ses choix en terme de gastronomie. Elle aurait pu ajouter que ses parents tiennent eux aussi un restaurant et qu’elle a évolué toute sa vie dans l’univers auquel appartient désormais Rudy, mais elle s’abstient. Il est trop tôt, elle n’en est même pas à l’entrée. « Vous m’semblez pas être de la team à manger des gros burgers et à boire du coca exagérément. » Erika le prend pour un compliment et s’il lui avait dit vingt ans plus tôt, elle aurait probablement rougi. Mais les années faisant, la brune contient parfaitement ses émotions et se contente de froncer le nez avec amusement en l’entendant faire état de l’un des stéréotypes les plus répandus sur les Etats-Unis. « Il y a d’autres choses à manger en Amérique, dieu merci. » Lance-t-elle dans un petit rire avant de lui avouer avoir déjà visité la France, partiellement. Il s’agit de l’un de ses meilleurs souvenirs et elle regrette de ne pas avoir eu l’occasion d’y retourner depuis, en dépit de l’envie qui était pourtant toujours bien présente. « Et alors, ça vaut le coup ? Vous l’avez fait ou vous attendez encore de pouvoir l’faire ? » La brune plisse les lèvres dans une moue qui répond pour elle, avant même que les mots ne franchissent la barrière de ses lèvres. « C’est magnifique et je vous conseille vivement d’y aller, si vous le pouvez. J’attends encore d’y retourner depuis le temps, mais… » Mais quoi ? Les excuses sont faites pour s’en servir et en l’occurrence, elle en a une panoplie. Sa préférée ? Le travail, évidemment. « … Ca ne s’est pas fait. Un jour, peut-être. » Elle l’espère sincèrement, même si elle aimerait flâner dans les rues de Paris en compagnie de quelqu’un qu’elle aime, et non pour des raisons purement professionnelles. « Moi, jamais. Mais ça m’dirait bien un d’ces jours, pourquoi pas. » Et ainsi, ils se mettent à partager leur ressenti, leurs envies, sans même réaliser qu’ils sont en plein cœur d’un restaurant et qu’à cette heure-ci, il devrait déjà avoir remis la commande d’Erika en cuisine. Pourtant, ni l’un ni l’autre ne semble s’inquiéter de ce qui semble relever du détail, désormais. « J’espère que vous y arriverez. » Elle a l’espoir pour lui, parce que les voyages sont importants à ses yeux et qu’elle trouve ça triste de ne pas se donner les moyens de quitter son confort pour découvrir des contrées inconnues. Elle a beau avoir vu beaucoup de choses, elle espère en connaître davantage, comme elle l’avoue à Rudy. « Et du coup, ça a été quoi votre voyage coup de cœur ? » Les questions continuent de fuser et cette fois, Erika y répond avec naturel, sans plus s’inquiéter de ce que cela veut dire ou du pourquoi il s’intéresse ainsi à elle. Il l’a amenée sur un terrain qu’elle connaît par cœur et dont elle ne se lasse pas de discuter, encouragée par les froncements de sourcil à peine perceptibles du brun, de l’ombre des sourires qu’elle espère apercevoir et de la lumière qui s’allume au fond de ses yeux quand elle évoque ce qu’elle a déjà pu voir de part le monde. « Le Brésil, parce que c’était mon tout premier voyage et que j’y ai rencontré ma meilleure amie. C’était vraiment superbe. » Un saveur de nostalgie donc, surtout qu’elle avait connu son lot de mésaventures en compagnie de Sawyer ; une parfaite débâcle qui s’était maintenant transformée en souvenirs inoubliables. « Mais l’Amérique du Sud en général, ça reste ma destination préférée. » Argue-t-elle dans un sourire avant de suivre le regard de Rudy, en direction des cuisines. La réalité le rappelle à l’ordre et un nuage de déception passe dans son regard, même si son visage s’illumine d’un sourire. « Vous devriez sans doute y retourner. » Souffle-t-elle d’une voix douce, compréhensive, même si elle a envie qu’il lui réponde qu’il est très bien là où il est, avec elle.
Il est facile de se mentir à soi-même lorsqu’on ne contrôle plus rien. Il est facile de rejeter la faute sur les autres, rien que sur eux, et se dédouaner de toute responsabilité. C’est ce que fait Rudy depuis quelques minutes déjà, posté face à une table qu’il n’avait jamais réellement remarqué auparavant mais qui est devenue sa favorite du restaurant en un rien de temps. S’il a la sensation de ne plus être très sûr de lui et de distinguer des endroits floutés et troublants dans son plan, ce n’est pas de sa faute à lui, ce n’est pas à cause de ce qu’il ressent quand il regarde au fond des yeux d’Erika.C’est de sa faute à elle, justement, à la facilité déconcertante qu’elle a à entrer dans sa tête et de tout saccager, de tout remettre en question, de le faire croire qu’il n’est pas capable d’aller au bout de ses vices. S’il a réussi à tout imaginer, à tout planifier et à attendre impatiemment de le faire, c’est bien parce qu’il s’en croit capable, bien parce qu’il ne reculera devant rien pour arriver à ses fins. Mais finalement, peut-être que « rien » est le second nom de la demoiselle installée en face de lui, peut-être qu’il est tombé sur plus fort que lui, peut-être qu’ils jouent à une partie d’échec et qu’elle a déjà eu le coup gagnant. Ça aurait été suffisant pour totalement le déstabiliser et le faire baisser les bras s’il avait été quelqu’un d’autre, sauf qu’il reste fidèle à lui-même et qu’il perd une partie d’échec, il se contente de renverser la table et les pions : une manière détournée de remporter la partie, ou du moins d’empêcher son adversaire de le faire à sa place. C’est ce chamboulement que le brun a envie de provoquer chez elle, maintenant qu’elle l’a fait avec lui, il est hors de question qu’elle quitte l’Interlude sans avoir la confirmation qu’il a réussi à provoquer quelque chose de chez elle. Plus que la curiosité qui semble animer ses pupilles actuellement, il aimerait lire du désir, peut-être une pointe d’agacement face à son comportement parfois enfantin et son langage peu fourni, aussi une envie irrémédiable de revenir pour le retrouver. En bref, il veut la réciprocité de ce qu’il ressent déjà à son égard – en dehors de l’agacement, elle, elle semble ne rien avoir à apprendre de lui. Ça commence par des sujets qui touchent à tout sauf au restaurant – bien que mis en comparaison avec des bars – ou avec la commande qu’elle est supposée passer présentement. Où est-ce qu’elle irait faire des rencontres, qui est-ce qu’elle aimerait rencontrer, autrement dit est-elle seule ou accompagnée dans la vie ? Il fait le choix de la solitude, du célibat choisi et maîtrisé, qui lui donne la sensation qu’elle est inaccessible. Ça, pour éviter le désespoir et le besoin de reconnaissance qui la rendrait tout de suite moins charmante. Dès les premiers instants, pour parler d’elle et des autres – mais surtout de lui-même, il lui fait comprendre à sa manière qu’il vaut mieux se méfier des apparences. Comme cible pour alimenter ses propos, il prend la clientèle fidèle de l’Interlude, ces hommes qui viennent souvent avec des femmes différentes malgré un doigt orné d’une alliance, d’autres qui arrivent à rencontrer quelqu’un à la table d’à côté. Toutes ces personnes à qui il ne prête aucune attention habituellement, qui ont l’air conditionnée et parfaitement dans leur moule – de coincés, donc – mais qui en ressortent et réussissent à l’impressionner. Là, il ne parlait pas d’Erika, mais elle se met elle-même dans le lot. Mais je fais partie de cette généralité. Elle fait partie de ses clients, c’est vrai. Cela dit je tenais tout de même à le préciser, je ne suis pas coincée. Un sourire se dessine sur les lèvres du brun alors qu’il ne la lâche pas du regard, avec son sourcil qui appuie ses propos, avec son sourire à elle qui semble la questionner de l’intérieur : pourquoi lui préciser cela, pourquoi tenir à le faire ? Je suis ravi de l’apprendre. Il est obligé de clore le sujet de cette manière-là, en lui faisant comprendre que cette information aussi, il la note quelque part dans son crâne. Qu’elle a son importance, et même s’il ne lui montrera pas qu’il s’en rappelle en le formulant à voix haute, il a bien l’intention d’un jour le faire avec des actes. Il cligne des yeux et les garde fermés une seconde de plus qu’il ne le faudrait, imaginant déjà la scène : le désir est déjà là, qu’il le veuille ou non. Le brun secoue très légèrement sa tête en espérant que cette pensée en sorte, mais elle s’ancre plus férocement encore, il doit lutter pour passer au-dessus et garder son professionnalisme… quel professionnalisme ? Ça, c’est ce que n’importe qui pourrait se demander en le voyant agir ainsi avec elle. Elle, elle l’a en lui sortant une carte de visite après qu’il ait mentionné son métier, après qu’il lui ait demandé s’il doit reprendre contact avec elle s’il se cherche un nouvel appartement. Il devrait avoir ses menus sur le bout de la langue, tout comme elle a ses phrases toutes prêtes. Il ne manquera pas d’aller la voir, qu’elle se le note au fond d’elle-même, qu’elle attende ce moment avec la plus grande impatience sans pour autant s’y préparer : il va venir, oui. Et pour ne surtout pas l’accompagner sur la voie professionnelle, pour ne surtout pas être parfait dans son rôle, il lui pose des questions qu’il ne devrait pas, et elle s’applique à lui répondre et à se confesser alors que, elle aussi, ne devrait pas. Elle lui dit d’où elle vient, ses origines, ses convictions. Tout ce qu’il a envie de savoir, il arrive à l’obtenir, et il trouve ça plutôt satisfaisant. Il y a autre chose à manger en Amérique, Dieu merci. Il se pince les lèvres à l’entente de son rire, qu’il aime particulièrement. J’suis resté sur les clichés, comme tous les autres. Il ne connaît sûrement pas la même partie de l’Amérique qu’elle, lui a eu le droit qu’à son coin du Mexique, pas à la grandeur des États-Unis. Ni même à la beauté parisienne, la ville de l’amour et le charme qui en ressort à chaque fois qu’il en entend parler. Rudy est un homme qui ne colle absolument pas à l’image de cette ville, et pourtant il avoue son intérêt de celle-ci sans se soucier de l’image que ça peut lui donner. Il n’a rien d’un romantique, rien d’un bohème, il peut être explorateur sans vouloir se fondre dans la masse. C’est déjà bien, il le sait, ça lui donne déjà un plus que beaucoup d’hommes n’ont pas. Casanier, il ne l’est que par obligation, sinon il enfourcherait sa bécane et s’en irait loin, très loin – Paris risque d’être compliqué à moto, c’est sûr, mais s’il le pouvait, il le ferait. C’est magnifique et je vous conseille vivement d’y aller, si vous le pouvez. J’attends encore d’y retourner depuis le temps, mais… ça ne s’est pas fait. Un jour, peut-être. J’vous le souhaite. Il répond directement. Il l’espère pour elle, oui, même s’il espère également qu’elle n’a pas l’intention de le faire dans les prochaines semaines, de fuir le pays. Il aimerait pouvoir la revoir, pas qu’elle se perde dans les rues de la capitale française. J’espère que vous y arriverez. Ils se souhaitent presque du bonheur, tous les deux, et ça n’a rien de conventionnel, ça encore : il est son serveur, il devrait lui souhaiter un bon appétit à l’heure qu’il est, pas lui demander quelle a été sa destination de rêve, son voyage préféré. Et pourtant, il le fait, et elle lui répond sans hésiter. Le Brésil, parce que c’était mon tout premier voyage et que j’y ai rencontré ma meilleure amie. C’était vraiment superbe. Mais l’Amérique du Sud en général, ça reste ma destination préférée. Le Mexique est en Amérique du Nord, mais il reste dans l’idée qu’elle aime ce coin-là aussi : parce qu’il est de là-bas et que forcément, tout le monde aime cet endroit, non ? Il détache ses yeux d’elle non sans continuer de l’écouter, et il comprend qu’elle l’a remarqué avec sa phrase suivante. Vous devriez sans doute y retourner. Ses yeux bleus se fixent de nouveau sur son visage, dans les siens, et il secoue très légèrement son visage. L’envie de lui dire qu’ils pourront attendre est présente, celle de lui dire qu’il n’a envie d’aller nulle part aussi. Pourtant, c’est la lucidité de son métier qui lui revient, le serveur qui reprend du service, justement. Il me faut une commande pour y retourner. Il avoue, sans pour autant chercher à la presser. Les informations qu’il lui donne sur elle sont intéressantes et il a sincèrement envie de continuer à discuter avec elle, il ne doute pas qu’ils puissent continuer du repas au café : il a juste besoin de retourner là-bas avec quelque chose à leur demander, sinon, là, ils trouveront vraiment que quelque chose d’étrange se déroule entre eux. Vous voulez que je vous fasse découvrir le sud, du coup ? Qu’il, et non qu’eux : ce n’est pas le restaurant mais Rudy lui-même qui prend cette responsabilité. Je crois qu’il y a de la viande dans certaines préparations habituellement, je peux leur préciser qu’il n’en faut pas pour vous. Même s’il n’a rien dit au sujet de ses convictions, il lui prouve qu’il a réellement intégré l’information et surtout, point important, qu’il la respecte. Le brun pose sa main sur la chaise en face d’elle, l’envie de la tirer et de s’asseoir dessus est très forte, trop puissante peut-être, mais il se contente juste de se tenir. Droit comme ça, face à elle et depuis de longues minutes, il en perdrait presque l’équilibre. Au fond de lui, il se demande à quel point ce serait mal vu de dîner avec un client quand on est soi-même serveur – et en service. Après tout, ils ont le droit à un repas provenant du restaurant, plutôt que de le manger derrière, pourquoi ne pas s’installer à une table et profiter ? Lui qui habituellement est impulsif sur ses décisions et questions prend quand même le temps de reculer et d’analyser la situation. Mais la devise de Rudy est claire, nette et précise : s’il recule, ce n’est que pour prendre son élan et mieux sauter. Si vous voulez, je peux rester avec vous et vous présenter la carte, après. Pour… votre repérage, pour que vous reveniez ici avec des certitudes. Et non pas parce qu’il a très envie de continuer leur discussion et cet échange de regards, non, uniquement pour son repérage. Ça se sent que c’est faux, ça se sent que ce n’est qu’une excuse, mais peut-elle réellement lui en vouloir face au lien qui semble s’être créé entre eux, en une dizaine de minutes seulement ?
Les minutes passent et Erika se demande à quel moment il va décider de tourner les talons, de se lasser de la discussion ou réaliser qu’il s’est laissé happé trop longtemps et qu’il doit retourner à son travail. Car après tout, le monde continue de tourner autour d’eux, même s’ils ont la sensation du contraire. Rien n’existe et tout semble figé alors qu’ils échangent des regards bien trop lourds de sens, que leurs yeux traînent parfois une seconde de trop sur les lèvres de l’autre et que l’envie d’en apprendre davantage se fait toujours plus pressante. La brune aimerait être capable d’être la première à mettre fin à cet échange inapproprié, tant par son statut professionnel à lui que pour son statut relationnel à elle. Mais elle n’en fait rien, et lui non plus ne semble pas décidé à bouger d’un pouce, imperméable aux mouvements qui l’entourent et au brouhaha discret qui anime le restaurant. Alors, Erika s’autorise à céder, même si elle ne sait pas exactement à quoi. Elle se plie au jeu des questions et des réponses, se surprend à sourire un peu trop lorsqu’il plaisante et à préciser des détails qui ne devraient pas avoir la moindre importance. Ni pour elle, ni pour lui. Et pourtant, elle tient à ce qu’il sache qu’elle ne fait pas exactement partie de sa clientèle habituelle, même si elle en a toutes les caractéristiques. Elle se veut différente, la brune, parce que c’est ce qu’elle a essayé de faire toute sa vie ; se distinguer. La jeune femme aime qu’on la remarque mais pas uniquement pour ce physique, non. Elle veut qu’on sache qui elle est et ce qu’elle représente, être le visage des causes qu’elle défend ardemment et l’inspiration pour toutes ces femmes qui cherchent encore à affirmer la place qui leur appartient de droit. Le fait que Rudy la regarde de cette façon provoque une sensation indescriptible en elle et elle l’apprécie plus que de raison, bien trop pour son propre bien-être. Ses pensées ne vont plus vers Ian, il a déjà été relégué au second plan dans son esprit, elles sont tournées vers ce mystérieux serveur qui refuse de lui offrir le menu et de jouer le rôle qui est le sien, préférant lui faire la conversation comme s’il avait rendez-vous avec elle ce soir. « Je suis ravi de l’apprendre. » Elle hoche la tête Erika, persuadée en son for intérieur qu’il est réellement ravi de le savoir. Rudy n’a pas l’air du genre à balancer des phrases toutes faites parce qu’elles correspondent à un contexte précis, au contraire. Il a l’air spontané, impulsif et d’un naturel rafraîchissant qui pousse la brune à se pencher davantage vers lui plutôt que d’adopter une posture fermée, sans même s’en rendre compte. Si quelqu’un analysait avec attention la scène de loin, il lirait très certainement ce qui se dit de manière implicite entre eux, dans leur langage non-verbal. Mais personne ne fait attention à eux et par conséquent, ils ne sont qu’un serveur et sa cliente. Il est fort probable que la tendance se renverse s’il franchit un jour les portes de son agence, comme il lui assure qu’il va le faire. En attendant, sa carte de visite est dans sa poche à lui désormais et la promesse d’une visite prochaine plane dans l’air, dans cette atmosphère qui se détend au fil des secondes alors que les questions fusent et que les réponses suivent sans la moindre hésitation. « J’suis resté sur les clichés, comme tous les autres. » Les clichés ont la vie dure, surtout lorsqu’il s’agit des Etats-Unis. Pourtant, Rudy n’a pas l’air d’être comme tous les autres et c’est sur cette pensée qu’elle relève les yeux vers lui, une lueur amusée brillant dans le fond de ses iris. « C’est étrange, je ne vous prenais pas pour un homme comme les autres. » Elle le taquine, elle fait des sous-entendus, et elle l’assume avec l’ombre d’un sourire au bord des lèvres. « Et vous, d’où venez-vous ? » La curiosité est réelle, comme l’indique l’intérêt qui s’empare d’elle au moment où elle lui pose la question. Erika a beaucoup voyagé et n’est pas australienne d’origine, ce qui la pousse à reconnaître facilement ceux qui ne le sont pas non plus. Elle s’avance peut-être, mais parier sur le fait que le brun n’est pas d’ici ne lui semble pas très risqué. Une chose est certaine, il n’est pas français et leur discussion est presque ironique si l’on considère qu’ils sont au beau milieu d’un restaurant de gastronomie française. Rudy n’a jamais vu Paris et présente les plats avec un détachement qu’elle trouve attirant, là où elle aurait ressenti de l’agacement envers n’importe quel autre serveur. Mais son attitude assurée lui plaît, raison pour laquelle la brunette continue de se confier à lui au sujet de ses regrets et de ces voyages qu’elle aimerait encore faire, même si elle est finalement la seule à se mettre des barrières. « J’vous le souhaite. » Elle le remercie d’un sourire et lui retourne la même chose, amusée au fond d’elle de la tournure de cette discussion qui avait de toute façon commencé de manière bien étrange, dès le départ. Quel serveur pointait du doigt la chaise vide face à ses clients ? Il n’y a que Rudy, elle en est certaine. Et après une dernière confession soufflée avec un brin de nostalgie dans la voix, la brune suit son regard et comprend qu’il est sans doute temps pour lui de reconnecter à la réalité. Elle sait qu’elle devrait le faire, elle. Retourner à son stagiaire distrait et maladroit, à son emploi du temps bien trop chargé et à toutes ces responsabilités acquises après toutes ces années à travailler d’arrache-pied. Elle relève les yeux vers lui et plonge une fois de plus dans son regard, de plus en plus persuadée qu’elle serait capable de s’y noyer si elle n’y faisait pas plus attention. « Il me faut une commande pour y retourner. » Erika laisse un petit rire s’échapper d’entre ses lèvres face au pragmatisme de sa réponse qui dénote avec l’instant qui lui, n’a rien de réaliste. « Vous voulez que je vous fasse découvrir le sud, du coup ? Je crois qu’il y a de la viande dans certaines préparations habituellement, je peux leur préciser qu’il n’en faut pas pour vous. » Sans hésitation, la brune hoche la tête et s’empare de la carte qui est restée fermée devant elle depuis qu’il s’est décidé à lui tendre. Elle l’attrape pour la lui rendre, sans même y jeter un coup d’œil. Ce qui la convainc, c’est l’attention qu’il a en précisant qu’il se souvient de ce qu’elle a dit pour ses préférences alimentaires et ce même s’il n’a pas forcément relevé le mot. C’est son métier, ça devrait tenir de la normalité, mais ça la touche d’une façon qu’elle ne parvient pas à expliquer. « Je vous fait confiance. » Elle lui tend la carte en soutenant son regard, ne s’y dérobant que pour jeter un coup d’œil à sa main qui se referme sur la chaise face à elle, celle qui reste désespérément vide alors qu’elle aimerait lui proposer de s’y asseoir, une fois pour toute. « Si vous voulez, je peux rester avec vous et vous présenter la carte, après. Pour… votre repérage, pour que vous reveniez ici avec des certitudes. » Sa proposition change tout et la brune comprend qu’elle fait face à un de ces choix qui n’ont l’air de rien, mais qui ont toute leur importance. Ses lèvres s’entrouvrent pour prononcer des paroles visant à le faire reculer, à prétexter qu’il s’agirait d’une mauvaise idée et qu’il devrait se cantonner à son rôle de serveur pour la soirée. Mais ce n’est pas ce qui sort, c’est même tout l’inverse. « Je ne voudrais pas vous attirer des ennuis. » Encore une fois, rien n’est conventionnel dans ce restaurant qui a pourtant tout d’une institution et si Erika est consciente de ça, elle est également consciente du fait que l’attitude de Rudy pourrait lui attirer des ennuis. Il semble n’en avoir rien à faire et ça lui plaît, une fois de plus, cette nonchalance alors qu’il ne détache pas ses yeux d’elle. « Mais ça me ferait plaisir que vous restiez. Pour la carte. » Elle ajoute, sur un ton qui sous-entend qu’elle n’est pas dupe et qu’il ne devrait pas croire que c’est le cas. « Ceci étant dit, je sens déjà que ce restaurant a tout pour me plaire. » Cette fois, elle penche la tête sur le côté et le fixe droit dans les yeux, décidée à le déstabiliser à son tour. Il a mené la danse jusqu’ici, mais Erika n’est jamais loin pour renverser la tendance. Il allait vite s’en rendre compte.
Plus il parle avec Erika, plus il a la sensation de ne pas être à sa place. Il a l’impression d’être un client, lui aussi, qui a abordé une jolie fille et qui cherche à avoir des informations sur elle dans le but de la revoir ensuite. Le serveur qu’il est supposé être est, lui, très loin dans son esprit ; autant que le statut de la brune et que la commande qu’il est supposé noter et ramener en cuisines. Il a jeté son dévolu sur elle dès qu’elle est entrée dans la pièce, certes, mais il s’est déjà laissé prendre à son propre jeu. Ce qui lui rappelle sa présence ici, c’est sa posture : debout, face à elle qui est assise. Les autres sont flous, oubliés, un bruit lointain qu’il n’entend plus réellement. Il n’y a qu’elle et ses mots, qu’elle et ses lèvres qu’il ne lâche pas des yeux, qu’elle et son regard qui le cherche peut-être un peu trop. Il s’en veut déjà, au fond, de se sentir aussi faible. Si une première rencontre le mène à ce résultat-là, sera-t-il capable d’agir, plus tard ? Il ne doit pas oublier tout ce qu’il a prévu, il doit se concentrer sur ce qui est réellement important. Et à peine a-t-il le temps d’effleurer cette idée que, d’un coup, le plus important lui semble être ce qui l’intéresse, elle, ce qu’elle est, ce qu’elle vaut, ce qu’elle veut. Il a besoin de tous les détails, qui lui seront peut-être d’une importance capitale plus tard, qui seront très probablement inutiles pour biens d’autres raisons. Le sujet abordé ne devrait pas l’être entre un serveur et sa cliente, ni même entre un homme et une femme, aussi tôt dans l’échange. Il ne peut s’empêcher de sourire et de noter les sous-entendus, de les garder dans un coin de sa tête pour jouer avec eux plus tard : si elle n’est pas coincée, ça veut dire qu’elle est ouverte à ce qu’il la cherche, et il compte bien la trouver. Peut-être qu’il le fera quand il ira la voir dans son agence immobilière ; la promesse est lancée, reste à savoir s’il va la tenir et, s’il le fait, quand est-ce qu’il va oser. Pour l’heure, les questions et les réponses s’enchaînent, il apprend à découvrir sa cliente soit disant pour lui conseiller un plat – ils savent tous les deux que c’est faux, à ce stade. Ils en arrivent à parler de l’Amérique, et Rudy avoue ne pas savoir grand-chose sur la gastronomie de ce pays ; il est resté dans l’idée de ce qu’il y a de gras, de rapide, d’efficace. C’est étrange, je ne vous prenais pas pour un homme comme les autres. Il boit ses paroles, se perd dans son regard. L’effet qu’elle lui fait est assez dingue et, taquinerie en plus, il a vraiment envie de s’installer à cette table avec elle. Il aimerait avoir le cran de virer son tablier et de l’inviter, là, comme ça. Mais il sait qu’il ne peut pas, qu’il ne doit pas. Et vous, d’où venez-vous ? Ce n’est pas difficile de comprendre qu’il ne vient pas d’ici, il a l’impression que c’est écrit sur son front ou qu’une banderole lumineuse le suit partout. Acapulco. Il dit, avant de se rappeler que tout le monde n’est pas forcément bon en géographie. Mexique. J’y ai passé quelques années d’mon enfance avant de venir dans le coin, j’suis presque un vrai Australien au fond. Il hausse ses épaules, il dit ça mais ne le pense pas réellement. Brisbane est sa terre d’adoption et il n’a plus envie de partir d’ici – pour l’instant – mais Acapulco reste là où il est né, et ça, rien ne pourra l’estomper ou carrément l’effacer de sa mémoire. Si vous n’êtes pas encore allée là-bas, j’vous le conseille. Il lui conseille ça et ensuite, il lui souhaite de pouvoir retourner à Paris et où elle veut : qu’elle s’envole, qu’elle revienne, qu’elle parte encore. Elle a l’air d’adorer voyager et il trouve ça dommage quand quelqu’un ne va pas au bout de ses envies. Lui-même se prive sur beaucoup de points, depuis sa libération, pour ne pas retourner en cellule, pour ne pas décevoir sa famille une nouvelle fois. Il pense qu’elle ne risque pas d’aller derrière les barreaux si elle achète un billet d’avion, alors pourquoi se priver ? La question reste à l’intérieur, pour une fois, et reparle à Erika du plat qu’il lui a conseillé précédemment. Une dégustation en guise de repas, ça ne peut qu’être une bonne chose, non ? Il le pense, lui, et Erika a l’air convaincue, elle aussi. Elle referme la carte à laquelle elle n’a pas jeté un seul coup d’œil – drôle de repérage – et la lui tend de nouveau. Je vous fait confiance. Ces mots le font sourire plus que de raison, parce que faire confiance à Rudy est une très mauvaise idée – même si là, il ne s’agit que d’un plat. C’est à vos risques et périls. Il dit, en reprenant la carte entre ses mains. Pas besoin de noter : il retient, c’est lui qui a donné l’idée, ce n’est pas sorti de sa tête à elle, il peut s’en sortir. Il sait que maintenant, logiquement, il est supposé retourner aux cuisines et s’occuper d’autres tables le temps que son plat à elle soit préparé. Mais il n’en a pas envie et il est sûr – il espère – qu’elle non plus, qu’elle attend un signe de sa part. Alors il tente, même si ça n’a rien de conventionnel, même s’il risque de se faire taper sur les doigts ensuite. Je ne voudrais pas vous attirer des ennuis. Ça ressemble à un non, ça. Mais elle n’a pas terminé de parler. Mais ça me ferait plaisir que vous restiez. Pour la carte. La précision lui prouve qu’elle a compris qu’il s’en fiche complètement de la carte et de son repérage, qu’il ne s’intéresse qu’à elle. Il veut pourtant jouer le jeu jusqu’au bout, Rudy, soudainement accro au fait de jouer l’acteur. Ceci étant dit, je sens déjà que ce restaurant a tout pour me plaire. Son regard le déstabilise presque. Il le soutient, pourtant, avant de hocher doucement sa tête. Je comprends. J’avoue que la clientèle me satisfait particulièrement en c’moment. En ce moment, comprendre : là, maintenant, avec Erika. Je reviens. Il dit, avant de tourner les talons. Il trouve ça presque heurtant de ne plus pouvoir la regarder le temps de ces quelques secondes, le temps de cet aller-retour jusqu’aux cuisines : il précise bien de ne pas mettre de viande, puis retrace en chemin inverse pour arriver jusqu’à la table. Menu toujours en mains, il tire doucement la chaise en face d’Erika et s’y assoit, finalement. Il a soudainement l’impression d’être regardé par tout le restaurant – alors que ce n’est pas le cas – mais ça ne le dérange pas. Il est à sa place, ici, bizarrement. Vous pensez emmener du monde ici pour de bonnes ou de mauvaises nouvelles ? Que je sache si je dois emmener les mouchoirs avec l’apéritif, je sais me montrer compatissant. Ce n’est pas vrai mais ça, elle n’est pas supposée le savoir. Vous travaillez tous les jours ? Autrement dit : combien de fois par semaine a-t-il une chance de la recroiser, combien de soirs par semaine va-t-il tout faire pour capter son attention ?
Il est évident qu’ils ne pourront pas continuer à discuter de la sorte encore bien longtemps, que cette conversation finira par se terminer d’elle-même lorsqu’il sera rappelé à l’ordre ou qu’elle recevra un coup de téléphone inopiné. Mais pour l’instant, rien ne semble faire barrière entre eux et Erika se surprend à oublier les raisons qui l’ont amenée à pousser les portes de ce restaurant. La faim, l’envie de tester un endroit nouveau, la curiosité de découvrir si les rumeurs au sujet de cet établissement sont vraies. Une chose est certaine, personne ne lui a parlé d’un mystérieux serveur et pourtant, c’est bien la seule chose qui parvient à retenir son attention en ce moment. La carte, elle, reste résolument fermée devant la brune et sa faim passe au second plan alors que la conversation la captive et qu’elle se plaît à analyser chaque réaction que le jeune homme a lorsqu’elle parle. Une moue, un début de sourire et son regard accroche chaque détail, sans qu’elle puisse sans détacher. Elle essaie de comprendre ce qu’il se passe Erika, mais ça la dépasse. Un instant elle n’était qu’une cliente lambda et la seconde d’après, il était parvenu à lui donner l’impression qu’elle était seule avec lui dans ce restaurant. Et si la brunette reste parfaitement consciente que ce flirt est déplacé, elle ne peut toutefois pas s’en empêcher. Elle aimerait être capable de lui apporter la principale précision sur sa personne, à savoir qu’elle est en couple et qu’elle n’est pas supposée se laisser charmer par son sourire enjôleur. Mais encore une fois, ce n’est pas ce détail qu’elle avance. Non, elle préfère au contraire se laisser aller à quelques sous-entendus tout en conservant une mine sérieuse, même si la lueur amusée qui danse dans ses yeux ne la quitte pas. Et après s’être livrée à diverses confessions, Erika décide de l’interroger à son tour, d’en apprendre davantage, d’établir une certaine équité. Que risque-t-elle à jouer le jeu le temps d’un soir ? Personne ne les écoute et pas un client ne les observe, ce qui la rassure assez pour oublier l’espace d’un instant qu’elle est cette personnalité publique qui doit se prévaloir du moindre faux pas. Et ça lui fait du bien à Erika d’être une anonyme l’espace de quelques heures, de ne pas réfléchir à deux fois à ce qu’elle dit ou fait. « Acapulco. Mexique. J’y ai passé quelques années d’mon enfance avant de venir dans le coin, j’suis presque un vrai Australien au fond. » Il hausse les épaules et la brune hoche la tête en retenant un énième sourire en l’entendant préciser où se trouve sa ville natale, au cas où elle l’ignorerait. Est-il attentif à chaque détail avec tout le monde où est-elle particulièrement chanceuse ce soir ? Erika se pose la question, mais celle-ci ne franchit pas ses lèvres. « Si vous n’êtes pas encore allée là-bas, j’vous le conseille. » Décidément, les conseils vont bon train entre eux et la jeune femme réalise que dans d’autres circonstances, ils auraient eu tous ces voyages en commun à faire – ce qui aurait été un bon départ s’ils étaient réellement entrain de dîner ensemble. Cette pensée lui arrache une moue amusée et elle relève les yeux vers lui, surprise de la coïncidence qui fait d’eux des expatriés venus se perdre aussi loin de leur pays d’origine. « Je suis déjà allée au Mexique, mais jamais à Acapulco. Vous y retournez parfois ? » Elle imagine qu’il a de la famille sur place, comme elle en a probablement en Iran – même si elle ignore tout de ceux qui pourraient éventuellement être liés à elle. La brune y pense beaucoup, mais il s’agit d’un pan de son histoire qu’elle n’est pas certaine de vouloir déterrer. Elle ne s’est rendue qu’une fois sur place mais si elle a pu découvrir les conditions de vie qui auraient pu être les siennes, elle n’est pas restée assez longtemps pour essayer d’en apprendre plus sur d’éventuels proches. « J’adore l’Australie et ça fait près de vingt ans que j’y vis, mais j’avoue que j’ai souvent le mal du pays. » Elle rebondit sur la fin de sa phrase, là où il prétend être un vrai australien. De son côté, vivre ici depuis autant d’années ne lui donne pas l’impression d’être totalement intégrée, au contraire. Trop de choses lui manquent et l’envie de revoir ses parents se fait parfois trop sentir, ce qui ne l’aide pas à se sentir complètement en phase avec cette vie qui est pourtant la sienne depuis de longues années. Enfin, Erika rend la carte à Rudy sans même y jeter un œil, arguant qu’elle lui fait confiance sur le choix des plats. Sa remarque semble le faire sourire et si elle ignore pourquoi, elle l’imite en réalisant que pour quelqu’un de décidé à faire du repérage, elle ne prête pas grande attention aux détails. Le simple dîner se transforme en dégustation et au fond d’elle, Erika se dit que ça ne sera pas bien cher payé pour passer un peu plus de temps ici, avec lui. « C’est à vos risques et périls. » Impossible de savoir à ce stade à quel point il a raison, à quel point ces paroles font sens et sonnent comme une prophétie qui se réalisera sans doute dans les prochaines semaines. Erika ne se méfie plus et se contente de prendre cette réponse avec humour, surtout quand il lui propose de rester avec elle. Un acte déraisonnable de plus qui s’insère parfaitement dans la dynamique de cette rencontre inattendue, ce qui pousse la brune à accepter sans l’ombre d’une hésitation. S’il estime ne pas s’attirer de problème en agissant de la sorte, qui est-elle pour l’en empêcher ? D’ailleurs, elle ajoute un énième sous-entendu qui ne laisse guère de place à l’interprétation à présent ; elle se fiche de la carte et des explications qu’il s’apprête à lui fournir, tout comme elle sait que la réciproque est vraie. Cette décision est loin d’être la plus judicieuse qu’elle ait pris aujourd’hui, mais elle s’en fiche, elle veut savoir ce que lui réserve la suite. « Je comprends. J’avoue que la clientèle me satisfait particulièrement en c’moment. Je reviens. » Sa remarque lui arrache un autre sourire et elle hoche la tête en le regardant s’éloigner quelques secondes avant de reprendre son téléphone et de constater qu’elle a plusieurs messages et appels en absence. Elle plisse les lèvres et s’apprête à répondre, avant de se raviser et de le ranger une nouvelle fois en voyant Rudy revenir dans sa direction. Autant dire que ce soir, elle décide d’oublier qu’elle est une directrice d’agence et préfère de loin se concentrer sur celui qui tire la chaise face à elle pour s’y installer. Soudain, tout ça prend une allure de rendez-vous et sans surprise, c’est loin de lui déplaire à Erika. Elle note qu’il a pensé à reprendre le menu avec lui, même si une part d’elle sait qu’ils n’y jetteront pas le moindre coup d’œil supplémentaire. Après tout, il s’agit là d’un prétexte, pas vrai ? « Vous pensez emmener du monde ici pour de bonnes ou de mauvaises nouvelles ? Que je sache si je dois emmener les mouchoirs avec l’apéritif, je sais me montrer compatissant. » Un rire s’échappe des lèvres de la brune qui se tourne vers lui en croisant les jambes, le frôlant au passage – consciemment ou non. « J’aime amener mes clients au restaurant pour fêter la signature d’un contrat, ou la vente d’un bien. Donc je dirais que les mouchoirs ne sont pas nécessaires, sauf peut-être pour les larmes de joie. » Elle fronce le nez avant de reprendre, sur le ton de la confidence. « Mais je pourrais m’arranger pour annoncer les mauvaises nouvelles ici aussi, ça me serait utile d’avoir un soutien planqué dans l’ombre. » Elle sourit et joue avec le menu du bout des doigts, pour occuper ses mains. « Vous travaillez tous les jours ? » Sa vie entière tournait autour de son travail. C’était ce qui la faisait vibrer, ce qui la motivait à se réveiller le matin et qui l’empêchait aussi de dormir la nuit. « Matin et soir, même le week-end. Je ne m’arrête jamais. » Il s’agit là d’un postulat et non d’un besoin de prouver quelque chose, et sa moue amusée prouve que c’est loin de la déranger. Elle a travaillé dur pour en arriver là et sa carrière est sa plus grande fierté. « Même mon choix de restaurant est motivé par la recherche d’un nouvel endroit où inviter mes clients, c’est dire. » Elle hausse un sourcil avant de pencher la tête sur le côté, l’air interrogateur. « Et vous ? Je dois m’attendre à vous voir à chaque fois que je viens ici ou j’ai juste eu de la chance cette fois-ci ? » Son ton est nonchalant, mais l’envie de connaître l’horaire du brun la travaille. Tout comme celle de laisser tomber ces vouvoiements qui dressent une distance entre eux qu’elle aimerait voir disparaître.
Quand on rencontre une nouvelle personne, il y a énormément de choses à découvrir sur celle-ci. Tout, en réalité. On perçoit ce que l’on a envie de voir, au premier abord, mais les préjugés se dissipent rapidement. Ils laissent derrière eux une multitude de doutes, à confirmer ou à réfuter, à ensuite accepter ou négliger. Bizarrement, avec elle, il n’a pas grand-chose à vérifier. La seule chose qu’il s’est dite en la voyant franchir les portes de l’Interlude, c’est qu’elle est la femme qu’il recherche depuis des mois. Celle qu’il attendait. La bonne, enfin. Ça peut ressembler à un coup de foudre, peut-être que c’en est un vis-à-vis de son plan, peut-être que c’en est un tout court : le résultat est le même dans les deux cas, l’aborder était une obligation, se faire plaire une véritable nécessitée. La première approche a été la bonne, son impulsivité a pris le dessus et fait ce qu’il fallait. Désormais, les sujets s’enchaînent et se succèdent. Elle lui parle d’elle, comme il lui a demandé, bien qu’il ne pensait pas que ça serait si facile. Il y a quelque chose qui les lie, indéniablement, plus fort que leurs simples regards qui s’accrochent. Pour preuve, elle lui retourne la question et lui demande d’où est-ce qu’il vient, lui : s’il lui a demandé à elle, c'est soi-disant pour la conseiller sur un plat. Si elle le fait, elle, c’est par pur intérêt. Ça prouve au brun qu’ils sont sur la bonne voie et que désormais, le faux-pas n’est plus envisageable, il ne peut pas mettre un terme à ce qui est en train d’arriver, à ce qui est en train de se bâtir sans qu’ils puissent y faire quoi que ce soit. Chaque mot, chaque regard, chaque lèvre dévorée des yeux est une pierre ajoutée à l’édifice. Pas à pas, ils se dirigent vers quelque chose de déstabilisant et de périlleux, mais Rudy est prêt à s’engager sur cette voie. Ça fait des mois, qu’il l’est. Je suis déjà allée au Mexique, mais jamais à Acapulco. Vous y retournez parfois ? Il secoue son visage. Non, j’ai toute ma famille proche ici. Quand il dit famille proche, il entend : sa mère. Ses oncles, ses tantes et grands-parents, il n’a jamais rien su d’eux et n’en a pas réellement envie. Sa mère et ses frangins sont sa famille, il n’a aucun intérêt à retourner là-bas, si ce n’est pour revoir les terres de son enfance. J’adore l’Australie et ça fait près de vingt ans que j’y vis, mais j’avoue que j’ai souvent le mal du pays. Il ne sait pas pourquoi mais suite à cette phrase, il se demande l’âge qu’elle a. Il voit bien qu’elle est plus âgée que lui mais il se demande de combien d’années, s’ils ont une différence réellement conséquente ou si ça ne se voit qu’à peine. Il l’imagine étrangement à son bras et se dit que, dans la rue, ça ne choquerait personne. C’est pour ça qu’vous voyagez ? Genre d’manière personnelle en excluant le boulot, vous bougez à droite et à gauche pour revenir ici et vous sentir bien ? Il se dit que si elle a le mal du pays, en partir quelques jours ne peut qu’être une bonne solution. Ou alors, c’est se tirer une balle dans le pied et se sentir toujours plus mal à chaque retour mais il se dit que si c’était ça, elle ne serait pas ici depuis vingt ans. Il pourrait poursuivre cette discussion infiniment mais ils sont obligés d’y mettre un terme – du moins temporairement – pour qu’il aille déposer sa commande en cuisines. S’il ne le fait pas, s’il reste à parler avec toute la soirée sans qu’elle ait un plat devant elle, ça deviendra réellement étrange et remarqué. Et puis, elle est venue ici pour manger, il se dit qu’elle doit quand même avoir faim.
Quand il revient, la décision de rester avec elle est claire dans sa tête : tout mettre en œuvre est légèrement plus difficile. L’argument de la carte passe, mais il sait à l’avance qu’ils ne vont pas réellement se pencher dessus – il n’a pas l’impression que celle-ci l’intéresse énormément puisqu’elle n’a pas daigné y jeter le moindre coup d’œil. Elle lui fait confiance, et c’est maintenant qu’il doit en profiter. Il s’assoit à sa table et ne tarde pas à la questionner, sûrement pour ne pas perdre ce lien qui a commencé à se tisser entre eux, pour qu’un silence étrange ne s’instaure pas. Il préfère combler le vide par quelque chose qui n’est pas forcément profond mais qui la fait parler, encore : tout savoir, il a bien dit que c’est ce qu’il voulait, dans les moindres détails et même les plus insignifiants. Il s’accroche à son rire, à ses mouvements, à sa manière de le frôler – peut-être que ce n’était pas voulu, peut-être que ça l’était, dans les deux cas il l’a remarqué. J’aime amener mes clients au restaurant pour fêter la signature d’un contrat, ou la vente d’un bien. Donc je dirais que les mouchoirs ne seront pas nécessaires, sauf peut-être pour les larmes de joie. Mais je pourrais m’arranger pour annoncer les mauvaises nouvelles ici aussi, ça me serait utile d’avoir un soutien planqué dans l’ombre. Il sourit automatiquement en comprenant qu’elle parle de lui. Il veut bien être un soutien, un allié. Bah écoutez, faites ça, on saura les réconforter ici. La cuisine de Caleb est excellente, il se dit que n’importe qui voudrait manger dans ce coin après une mauvaise nouvelle : que ce soit dans l’immobilier ou pour autre chose, d’ailleurs. Lui, il aurait bien aimé avoir un plat de l’Interlude quand on lui a appris la maladie de sa sœur plutôt que ce qu’ils servent derrière les barreaux. Il grimace légèrement à cette idée, ce n’est pas le moment de se perdre dans ces pensées-là, il ne compte pas lui dire où il a passé ses deux dernières années. Plutôt, il lui demande si elle travaille tous les jours, c’est déjà quelque chose de plus intéressant et qui concerne le présent, le futur aussi. Matin et soir, même le week-end. Je ne m’arrête jamais. Carriériste, voilà ce qu’elle a l’air d’être. C’est parfait pour le brun, ce profil. Même mon choix de restaurant est motivé par la recherche d’un nouvel endroit où inviter mes clients, c’est dire. Ça, il l’a bien remarqué. C’bien de travailler tout l’temps quand on aime ça. Il dit, pour commencer, même s’il n’en pense pas un mot. Moins il en fait, mieux il se porte, lui. Mais ça doit pas être simple si on a quelqu’un qui nous attend à la maison, pour une vie d’famille, tout ça. La réflexion est calculée et la réponse très attendue : si les sous-entendus de tout à l’heure lui ont fait se demander si elle avait quelqu’un, cette phrase va l’aider à le confirmer. Est-ce que quelqu’un l’attend, alors ? Et vous ? Je dois m’attendre à vous voir à chaque fois que je viens ici ou j’ai juste eu de la chance cette fois-ci ? C’est lui qui a eu énormément de chance, mais ça, il ne compte pas le dire. Ça dépend, moi j’suis toujours là où on ne m’attend pas. Si vous fermez les yeux et qu’vous y croyez très fort, p’t’être que je serai là à chaque fois que vous viendrez dans l’coin. Il dit des bêtises, ça l’amuse. J’travaille jamais les mêmes soirs, mais j’suis là régulièrement. On verra si vous êtes chanceuse à chaque fois, ou non. Il faut quand même qu’il la retourne, cette phrase, il en a bien conscience. En tout cas j’espère qu’un d’mes collègues me piquera pas mon travail, c’est à moi d’vous faire découvrir la carte. Qu’il a entre ses mains et qu’il n’ouvre pas. Ils le feront pas aussi bien qu’moi, vous voyez ? Et à cette question, il replonge ses yeux dans les siens, il est sûr qu’elle voit, oui. Il pose la carte sur la table devant lui et ne la touche plus, enfin. Racontez-moi un truc. Il hausse ses épaules, il n’a pas lui-même prévu cette question mais il improvise. Genre, n’importe quoi, un truc un peu fou qu’vous avez fait. Apprendre à la connaître était le but, il va totalement dans cette direction sans se soucier du reste. C’est officiel, cette fois, il a abandonné le serveur pour être juste ce type qui parle à une femme qui lui plaît, et ça lui convient plutôt bien.