“ Don't wanna feel another touch, don't wanna start another fire, don't wanna know another kiss, no other name falling off my lips. Don't wanna give my heart away to another stranger, or let another day begin, won't even let the sunlight in. No, I'll never love again”
Deux semaines. Quatorze jours. 336 heures. 20160 minutes. 1209600 secondes. C’est long. C’est interminable. Ne reste pas enfermé chez toi Caleb, tu sais que c’est pas ce qu’elle aurait voulu. Même si la douleur te semble insupportable aujourd’hui, tu finiras par aller mieux, tu verras. Toutes ces phrases toutes faites que j’ai entendu bien trop de fois et même si je sais qu’ils pensent bien faire, ils me font encore plus mal. Et pourtant ce genre de choses c’est ce que j’entends le plus en ce moment. Raison pour laquelle mon portable est éteint depuis plusieurs jours. Pas réellement envie de passer mes journées à répondre à des appels me disant ô combien le décès de Victoria est une tragédie, ô combien elle manquera. Je le sais, ça aussi. Parce que moi aussi elle me manque. Alors que deux semaines loin de l’autre, on l’a déjà fait plusieurs fois. Quand elle partait voir sa famille en France, par exemple. Quand j’ai dû rentrer en Australie alors qu’elle était restée en France pour essayer d’avoir un visa Australien, on est restés loin de l’un et l’autre pendant plusieurs mois. Mais jamais elle ne m’a manqué comme ça. Jamais je ne me suis senti aussi mal. Aussi triste. Aussi déprimé. Parce que cette fois, c’est différent. Cette fois, je sais que je ne vais jamais la revoir. Je sais que je ne vais pas aller la chercher à l’aéroport dans quelques jours, je sais que je ne vais pas la prendre dans mes bras et l’embrasser quand elle s’avancera vers moi avec sa grosse valise, un grand sourire aux lèvres. Je sais que je ne vais plus pouvoir me moquer d’elle quand elle fera une erreur de grammaire ou quand elle prononcera mal un mot. Je sais aussi qu’elle ne portera jamais mon nom, elle ne deviendra jamais Victoria Anderson. Tout ça, ça fait mal. Mais je le mérite en même temps, je n’ai pas le droit de me plaindre. Je prive ses parents de leur fille, son frère de sa sœur, ses amies d’une personne incroyablement parfaite qui était prête à tout pour les aider.
L’appartement est vide sans elle. Deux semaines qu’elle n’est plus là. Deux semaines que je me réveille tous les matins sans elle à mes côtés. Deux semaines que je m’endors sans l’embrasser juste avant de fermer les yeux. Et depuis ces deux semaines, je n’ai quasiment pas quitté cet appartement. Depuis les funérailles je n’ai presque pas mis un pied dehors. Pourquoi ? À quoi bon ? Je n’ai pas envie de sortir mais en même temps rester ici est atrocement difficile. Parce qu’il y a encore toutes ses affaires, ses chaussures à l’entrée, ses vêtements dans notre chambre, son maquillage et ses produits de beauté dans notre salle de bain. Je n’ai encore touché à rien. Peut-être parce qu’une partie de moi attend réellement qu’elle revienne. Ou bien parce que je ne suis pas prêt. Pas prêt à prendre des cartons et à tout jeter. Est-ce que je suis censé jeter toutes ses affaires ? Les garder ici, avec moi ? Il y a encore quelques photos dans le salon en guise de décoration, dont la première photo qu’elle avait prise de nous quelques mois après notre rencontre. Elle est précieuse, celle-là. Elle a une signification spéciale et j’aime la regarder. J’aime regarder ces photos, la regarder elle, un peu comme si je voulais m’imprégner des moindres détails de son visage pour m’assurer de ne pouvoir jamais rien oublier.
Il est environ quinze heures et je suis encore sous les draps, dans le noir. Mais cette fois je me suis allongé du côté qu’utilisait Victoria. Je pense que j’essaie de ressentir sa présence mais son odeur n’est plus sur l’oreiller, j’essaie de me concentrer sur son mon sommeil, j’essaie de m’endormir mais je n’y arrive pas. Je ne dors que quelques petites heures par nuit depuis deux semaines. Je me repasse cette soirée en boucle dans la tête, je repense à notre dernier baiser, à la dernière fois que tu m’as dit que tu m’aimais, mais ça, je ne m’en souviens même pas. Est-ce que c’est grave ? Je commence déjà à oublier des choses ? Je m’en veux encore plus maintenant. Parce que c’est de ma faute tout ça. Alors je pleure. Encore. Et ce n’est pas la première fois aujourd’hui, je pleure beaucoup trop facilement. Parce que j’ai beaucoup trop mal. Parce que j’aurais dû mourir à ta place. Ça aurait dû être moi. Je pleure parce qu’elle me manque. Parce que j’ai tellement mal. Tellement, tellement mal. Parce que je commence à réaliser que tout est fini et que je ne la verrai plus jamais. Je pleure aussi parce que je me déteste. Parce que je me déteste d’avoir survécu et pas toi. Quelqu’un frappe à le porte. Je soupire. Je renifle. Je bouge un peu dans le lit en grimaçant parce que ces foutues côtes cassées me font un mal de chien. On frappe encore. Et je me lève, avec un peu de difficulté mais je me lève quand même. Déjà pour regarder qui se trouve derrière la porte et j’aperçois Prim. « J’arrive. » Je lui dis assez fort pour qu’elle puisse m’entendre de l’autre côté de la porte. Je repars dans la chambre pour attraper le premier pantalon et le premier t-shirt que je trouve ne prenant même pas la peine de me regarder dans le miroir avant d’aller ouvrir. Et pourtant j’aurais dû, parce que mes cheveux bouclés que je n’ai pas coiffés depuis longtemps partent dans tous les sens et ne parlons même pas de ma barbe ni rasée ni taillée depuis tout aussi longtemps. « Salut. » L’appartement étant plongé dans le noir depuis plusieurs jours la lumière venant de dehors m’éblouie. Je plisse les yeux et passe une main devant mon visage pour protéger mes rétines qui semblent réellement être en pleine souffrance. Et je ne dis rien de plus. Je la laisse entrer sans un sourire, à peine un regard et je referme la porte derrière elle en poussant un nouveau soupir.
Le choc a été brutal. Le coup de téléphone, l’annonce, les faits. Tout n’a été qu’une dégringolade de mauvaises nouvelles, de pleurs, de mots de soutien aussi inutiles et futiles quand on considère la situation. Primrose a senti son visage passé par plusieurs émotions quand on l’a appelé. Quand on lui a dit que son frère a été victime d’un accident. Qu’il était l’hôpital. Qu’il n’était pas seul. Qu’il y avait une autre voiture impliquée. Qu’il y a des blessés et un décès. Qui ? Dites-moi qui ? Pourquoi est-ce qu’elle reçoit ce coup de fil ? Personne ne l’a jamais préparé à recevoir ce genre de coup de fil. Tout ça parce qu’elle est le parent le plus proche, qu’ils sont leur contact à appeler en cas d’urgence et l’urgence est là. L’urgence n’est jamais la priorité et pourtant, quand elle arrive, plus rien n’existe autour. Le monde devient complètement flou et le cœur remonte dans la poitrine ; mais ce n’est pas agréable. Ce n’est pas comme les jeux d’attraction. Il n’y a rien d’amusant, là. Il n’y a que des pots cassés, brisés en mille morceaux et le futur proche s’assombrit parce que le destin a voulu s’en mêler.
Deux semaines se sont passées. Il y a eu l’hôpital, il y a eu le cimetière et surtout, il y a eu Caleb à supporter absolument à chaque pas. Parce qu’il a été blessé pendant l’accident mais que les blessures physiques ne valent pas celles de l’esprit. Ce n’est rien, des côtes cassées, quand on vient de perdre son cœur. Primrose ne peut qu’imaginer ce qu’il ressent, ne pouvant comprendre tout dans les moindres recoins. Elle n’a jamais aimé quelqu’un aussi intensément qu’il a pu le faire avec Victoria. Elle n’a jamais perdu quelqu’un de façon aussi brutale. Caleb est le coupable et la victime. Il a plusieurs fardeaux et Primrose n’a jamais été aussi effrayée de le perdre lui aussi. Il n’est qu’une épave qui n’est plus avec eux, qui est là sans l’être, qui entend sans écouter, qui voit sans regarder.
Elle ne peut pas lui en vouloir, comment le pourrait-elle ? Sa cadette ne trouve aucune raison pour s’affaiblir à son tour. Pour montrer qu’elle est touchée, qu’elle est brisée aussi. Elle appréciait vraiment Victoria. Elle était un véritable rayon de soleil, la touche de lumière et d'optimisme qu’elle n’a jamais eu. Victoria qui l’a entraîné dans chaque pas de la préparation de leur mariage. Victoria qui quémandait toujours son approbation, le visage rayonnant, parce qu’elle était prévenante comme ça. Comment aurait-elle pu la détester ? Victoria n’est pas le genre de personnes que l’on peut dénigrer. Le trou qu’elle crée est énorme, encore plus quand c’est dans ce même trou que Caleb plonge et que sa cadette se retrouve impuissante et démunie.
Ses parents lui ont demandé d’être là pour lui - comme s’ils ont besoin de le lui dire - et d’avoir les épaules solides. C’est injuste de leur part mais Primrose est habituée. Efface-toi pour ton frère, tu prends de la place alors qu’il ne faudrait pas. Ne tourne pas le sujet autour de toi, Prim. Pas quand on voit les circonstances. Il faut qu’elle le voit. Qu’elle se rappelle qu’il est au bord du gouffre. Qu’il gagne l’attention de tout le monde dans son désespoir. Elle n’est pas juste non plus. Elle s’en veut, elle se trouve ridicule et particulièrement cruelle. Alors pour combler ses mauvais sentiments, elle se retrouve à tambouriner à la porte de chez Caleb - et Victoria, qu’elle pense en détournant la tête tout en serrant les lèvres pour ne pas laisser couler les larmes qui menacent.
« J’arrive. » Il est vivant. Primrose torture la lanière de son sac, comme d’habitude, agitant les paupières pour ne pas penser à la vision qu’elle va avoir. Aux souvenirs qui hantent encore les lieux. Il devrait déménager, Caleb. Reprendre ailleurs, loin d’ici, loin de cet appartement qui rappelle que les souvenirs heureux ne sont plus qu’un passé perdu à tout jamais. « Salut. » Toute la rancœur qu’elle a pu accumuler s’évapore dès que ses prunelles bleutées se posent sur son frère. Il est comme elle l’a laissé il y a deux jours, avec encore plus de barbe et de cheveux. Primrose redresse le buste pour reprendre de la force - pour eux deux, il le faut, comme toujours, depuis deux semaines - tout en rentrant dans l’appartement. “Tu t’entraines à développer ta vision de nuit ?” Signe qu’elle note que les rideaux sont encore tirés alors que c’est le milieu de l’après-midi, qu’elle s’en va ouvrir à grandes enjambées parce qu’il est hors de question qu’elle discute avec Caleb au milieu d’une obscurité précaire. “Maman m’a demandé de te demander si tu comptais aller à Warwick quelques jours.” qu’elle demande tout en se débarrassant de son sac et s’installant sur le canapé, comme si c’est une simple conversation. L’excuse des parents fonctionne toujours. Cependant, leur mère lui a évoqué l’idée que Caleb retrouve la maison familiale pour quelque temps et cela ne peut pas être une si mauvaise idée, n’est-ce pas ? Primrose est en terrain inconnu, elle tâtonne en espérant ne pas froisser ni énerver son frère en plein deuil, mais juste lui montrer les options qu’il a. Pour tenter d’aller mieux ou au moins, d’apaiser les tourments du présent pour mieux rebondir vers l’avenir. Quand bien même le passé le tenaille et l’engloutit tout entier à l’heure actuelle.
“ Don't wanna feel another touch, don't wanna start another fire, don't wanna know another kiss, no other name falling off my lips. Don't wanna give my heart away to another stranger, or let another day begin, won't even let the sunlight in. No, I'll never love again”
La vie n’a plus vraiment de sens. J’ai mal. Toujours. Tous les jours. Tout le temps. Et à chaque fois que j’ouvre les yeux le matin je soupire. Parce que moi je suis encore en vie, prisonnier de ma tristesse et de mon désespoir. Ça ira mieux un jour. Peut-être. Ou peut-être pas en fait, qui sait ? Peut-être que moi aussi je vais mourir demain. J’aimerais bien. C’est même peut-être ça que je suis en train de faire, me laisser mourir petit à petit pour pouvoir te rejoindre, te prendre dans mes bras, t’embrasser, te regarder dans les yeux, pour pouvoir te dire à quel point je t’aime et ô combien ces semaines sans toi ont été difficiles. C’est sûrement ce que je devrais faire. C’est ce qui aurait dû arriver. J’aurais dû mourir à ta place, Victoria. Mes parents s’en remettront, mes sœurs aussi. C’est peut-être lâche comme raisonnement. J’ai sûrement pas le droit de penser ainsi. Certains me diront peut-être que je devrais vivre ma vie à fond, parce que moi aussi j’aurais pu mourir cette soirée-là. Les poumons remplis de sang s’ils ne m’avaient pas opéré je serai sûrement mort à l’heure qu’il est. Si les secours étaient arrivés trop tard également. Mais c’est le scénario qui me plait le plus parce qu’au moins je me retrouverais pas tout seul, ici, comme un con, dans notre appartement. Je ne passerais pas mes journées allongé dans ces draps que tu avais choisi. Rester ici c’est un peu comme une manière de lui permettre de vivre encore un peu avec moi. Parce que moi, je ne suis pas prêt à la laisser partir. Raison pour laquelle je n’ai toujours pas touché à ses affaires. Tout est resté intact, ça me fait presque croire de temps en temps qu’elle est simplement partie quelques semaines en France et que dans quelques jours elle sera de retour ici. Avec moi. Chez nous. Sauf qu’elle ne va pas revenir. Elle est morte. Et ça, c’est une information que j’ai encore du mal à accepter. Une information que je dénie totalement.
Ma famille est inquiète pour moi. Mes parents m’appellent plusieurs fois par jour. Mais moi, ça m’énerve. Alors mon portable est coupé depuis plusieurs jours. J’ai juste envie qu’on me laisse seul. Tranquille. Dans ma bulle. Qu’on ne vienne pas m’emmerder avec ces regards pleins d’empathie et ces phrases qui n’ont aucun sens et qui sont certes, censées aider mais qui ne font que m’enfoncer toujours un peu plus chaque jour. J’ai l’impression de ne plus rien ressentir. Je me sens vide. Tellement vide et quand j’entends quelqu’un frapper à la porte j’ai presque envie de ne pas y répondre. J’ai envie qu’on me laisse seul et si je pensais que le portable coupé serait un message assez clair je constate que non. Mais c’est Primrose à la porte et avant de lui ouvrir je m’habille rapidement et je me frotte les yeux rougis qui prouvent très clairement que j’ai pleuré. Encore. Comme toujours. Je pleure tout le temps de toute façon. Je me sens faible. Nul. J’ouvre la porte, j’ose à peine regarder ma sœur. Sentiment de honte ridicule et infondé peut-être. Elle rentre dans l’appartement et je claque la porte derrière elle. “Tu t’entraines à développer ta vision de nuit ?” En temps normal j’aurais pu être amusé par cette réflexion, j’aurais pu lui répondre en lui faisant une petite blague. Mais je ne le fais pas et je reste silencieux. Je la laisse se déplacer dans l’appartement comme bon lui semble et comme j’aurais pu m’en douter, elle ouvre les rideaux laissant ainsi la lumière rentrer, pour la première fois depuis sa dernière visite. Pour la première fois depuis deux jours. “Maman m’a demandé de te demander si tu comptais aller à Warwick quelques jours.” Bien sûr que maman voudrait que je retourne à Warwick pour quelques jours. Elle voudrait garder un œil sur moi, parce qu’elle s’inquiète ma mère, et je ne peux pas lui en vouloir pour ça même si elle semble omniprésente dans ma vie en ce moment. « Non… » Que je lui réponds doucement tout en secouant la tête de gauche à droite. « J’ai besoin d’être seul. » Même si ce n’est peut-être pas la meilleure des idées me laisser seul en ce moment, vu toutes les idées sombres qui me trottent dans la tête. C’est même sans aucun doute une assez mauvaise idée. Mais j’ai pas les idées claires en ce moment, je suis perdu dans un long tunnel noir et la lumière me semble loin. Elle est tellement loin cette lumière qu’elle me paraît inexistante. Primrose s’est installée mais moi je reste debout pour l’instant à fixer le vide, je pense à tout mais à rien en même temps. « Tu peux dire à maman de se rassurer et que je suis encore en vie. » Pour l’instant ?« Malheureusement.» Oui, malheureusement. Parce que moi je n’ai jamais demandé à rester en vie si c’était pour être seul. La vie sans toi ; est-ce qu’elle vaut vraiment la peine d’être vécue ? Non. Sans aucun doute, non. C’est terne, c’est triste, les couleurs ont disparu et du jour au lendemain je suis passé du statut de celui qui était fou amoureux de sa fiancée et qui allait se marier dans quelques semaines à celui du veuf. Je finis enfin par m’asseoir en face de Prim, et j’ai toujours du mal à la regarder. Je pense qu’une partie de moi a peur de voir ce que je pourrais apercevoir dans son regard ; de la tristesse ? De la pitié ? De l’empathie ? De l’inquiétude ? Du désespoir ? Mais je sais que si mon regard croise le sien je ne pourrais pas retenir ces larmes qui menacent déjà de couler. Je préfère prendre un petit coussin – acheté par Victoria, d’ailleurs – et je me serre contre moi, contre mon torse. Comme si ce simple geste pourra m’apporter du réconfort. Comme s’il m’empêchera de fondre en larmes.
« Non… » Installée sur le canapé, Primrose n’est pas surprise. Elle n’a pas osé rétorquer à maman qu’il refutera l’idée, qu’elle n’a même pas besoin de demander pour connaître d’avance la réponse qui n’est pas surprenante. Elle est agaçante, certes, mais pas surprenante. Maman ne l’aurait pas écouté elle, de toute façon. Elle ne voit que son fils, pour le moment. Elle ne pense qu’à son fils malheureux, qui a besoin d’aide, qui a besoin de soutien. Qui a demandé à Primrose de veiller sur lui, d’être son épaule et son dos s’il en avait besoin. La brunette a l’impression de retourner des années en arrière, quand Caleb est parti de Brisbane et qu’elle a dû endosser le rôle de l’aînée. Seulement, là, les circonstances sont radicalement différentes. Primrose se doit de porter la peine de son frère en même temps que la sienne. Le drame a touché tout le monde à plusieurs niveaux ; Caleb en premier mais la vague seconde n’en est pas moins plus intense. Il faut ménager Caleb alors c’est vers Primrose que les parents, que maman se tourne pour qu’elle joue le rôle qu’elle ne peut pas jouer. On lui demanderait presque de materner son frère alors que la brunette ignore comme gérer le deuil, le drame, la douleur, la perte. Mais elle fait bonne figure auprès de maman et elle la rassure, ce qui est facile quand c’est par téléphone. « J’ai besoin d’être seul. » Primrose se tord les mains ; est-ce que c’est une façon polie pour lui faire comprendre aussi qu’elle est de trop ? Elle pourrait le concevoir. L’accepter. D’ailleurs, ça serait une excuse parfaite pour fuir l’atmosphère qu’il y a. C’est pesant, c’est angoissant, c’est paralysant. La brunette ignore ce que son frère peut entendre, elle a peur de dire un mot qui va le faire réagir comme il ne faudrait pas et qui prouvera qu’encore une fois, elle est juste une incapable. Elle devrait savoir comment réconforter son frère, par l’instinct du coeur, du sang, de la fraternité, mais même ça, ça lui fait torturer le cerveau plus qu’il ne faudrait. Parce que la douleur de Caleb est bien trop immense pour elle à gérer et elle n’est pas prête, elle est minuscule, elle est insignifiante face à l’absence de Victoria. Elle ne pourra jamais la remplacer aux yeux de son aîné, qu’importe ce qu’elle dise ou ce qu’elle fasse.
Primrose peut juste essayer de penser qu’elle sera suffisante pour que Caleb se rappelle qu’il a du monde autour de lui, qu’il n’est pas seul même s’il a envie de l’être. Elle maudit sa mère de l’intérieur ; c’est elle qui vient l’étouffer parce qu’on le lui a demandé. « Tu peux dire à maman de se rassurer et que je suis encore en vie. » La pression contre ses poumons est immensurable. « Malheureusement. » La brunette baisse les yeux vers ses mains, les paupières qui se battent pour retenir les flux d’eau qui menacent déjà de s’écrouler. “Ne dis pas ça.” Il est assis en face d’elle ; elle aurait préféré qu’il soit à côté. Cela aurait été plus simple pour fuir son visage et elle aurait pu facilement le prendre contre lui. Mais non, Caleb ne va pas plus lui simplifier la vie. Par sa position géographique et encore moins par ses mots. “Encore en vie”. Elle reconnaît malgré elle le sentiment qui surplombe son frère. Ces mots ne sont pas anodins. C’est sûrement pour cela qu’elle aurait juste envie de fondre en larmes parce que même si parfois, être dans l’ombre de son frère est un fardeau bien trop énorme pour elle, elle ne souhaite pas non plus qu’il disparaisse. Elle ne veut même pas y penser. “Parce que ce n’est pas rassurant.” Elle transmettra le premier message mais certainement pas le deuxième. “A part si tu veux qu’elle vienne camper ici.” Que son fils unique chéri ait des pensées aussi obscures, elle en serait sûrement capable. Sa voix est faible mais douce alors qu’elle finit enfin par relever son visage vers Caleb. “J’aime pas non plus te savoir seul, ceci dit.” Ce n’est pas pour rien qu’elle est venue. Et vu ce qu’il vient de dire ne la rassure vraiment pas.
“ Don't wanna feel another touch, don't wanna start another fire, don't wanna know another kiss, no other name falling off my lips. Don't wanna give my heart away to another stranger, or let another day begin, won't even let the sunlight in. No, I'll never love again”
J’ai envie d’être seul, j’en ai besoin même, mais il y a cette petite voix dans ma tête qui me dit que rester seul en ce moment est tout sauf une bonne idée. Parce que j’ai ces idées sombres, oppressantes, étouffantes, ce genre d’idées que je n’avais jamais eues auparavant. Je n’avais jamais vraiment pensé à la mort avant. Avant quoi ? Avant que la femme de ma vie ne soit plus de ce monde. Avant que je ne me déteste tellement que je commence à me dire que mourir serait certainement la solution la plus apaisante pour moi, la moins douloureuse. Tant pis pour les autres, ils pourront s’en remettre. C’est égoïste penser comme ça, ça ne me ressemble pas mais aujourd’hui je n’ai plus la force de penser aux autres j’ai envie de penser à moi à mes envies à mon bien-être et si ça veut dire mourir, moi, c’est tout ce que je veux. Comme ça je pourrais te retrouver, comme ça je pourrais t’embrasser à nouveau, te prendre dans mes bras et on restera ensemble pour l’éternité. Parce que rester ici seul ce n’est qu’une torture constante. Parce que j’ai l’impression de m’enfoncer un peu plus chaque jour. Parce que mon cœur souffre tellement qu’il a fini par être anesthésié de toute émotion. Je me sens vide, complètement vide et cette sensation me terrifie. J’ai déjà été triste, j’ai déjà eu le cœur brisé, hier je pensais que je venais de toucher le fond mais ce que je ne savais pas c’est qu’aujourd’hui je me sens encore plus mal que la veille et certainement que demain, ça sera encore pire. Je me sens brisé. Paralysé. Je ressens tellement de chose mais si peu en même temps et ça n’a aucun sens je le sais je m’en rends compte mais c’est pourtant à ça que ressemble mon esprit en ce moment. C’est brouillon, c’est angoissant, c‘est triste, c’est vide, c’est noir, c’est sombre. C’est tellement sombre et je sais bien qu’il n’y a aucune issue de secours. Aucune qui ne mène à la vie du moins parce qu’il y a toujours l’option mort qui plane au-dessus de ma tête et pourtant moi aussi j’aurais pu mourir. La longue cicatrice sur mon corps me le rappelle tous les jours. Un petit rappel qu’à cause d’une seconde d’inattention, une erreur, une petite erreur, ma vie a basculé mais pas que. Pas que la mienne non. Celle de Victoria aussi. Mourir à vingt-six ans ça devrait même pas être possible mais pourtant à cause de moi elle n’est plus là. J’aurais dû me réveiller à ses côtés ce matin. C’est elle que je devrais être en train de serrer dans mes bras, pas ce putain de coussin qu’elle avait choisi pour décorer mais qui finit par être un objet de torture pour moi. Comme tout ce qui lui appartenait. Comme tout ce qu’elle avait choisi elle. Cet appartement que j’aimais tant mais que je déteste aujourd’hui. Je me déteste. Je la déteste de m’avoir abandonné ici. je déteste mes parents d’envoyer ma sœur venir me voir tous les deux jours. Je les déteste de m’appeler plusieurs fois par jour. Je déteste ce coussin qui pourtant semble être un élément de réconfort tant je le serre contre moi. Je me déteste d’avoir de nouveau laissé quelqu’un entrer dans ma vie. Je déteste la vie. Je déteste tout ce qu’on était en train de construire. Je déteste tout en ce moment, je déteste cette putain de cicatrice qui me rappellera tous les jours de ma vie que l’énorme erreur que j’ai commise à tuer la femme la plus belle, la plus merveilleuse du monde. J’étouffe. J'en peux plus. Aide-moi Prim, s'il te plaît.
“Ne dis pas ça.” J’évite à tout prix le regard de Primrose parce que je sais qu’une fois mes yeux plantés dans les siens je n’arriverais pas à retenir ces larmes qui sont déjà prêtes à couler. Si tu savais toutes les idées que j’ai en tête en ce moment. Elle le sait. Plus ou moins. Mais pas dans les détails. Parce que malgré tout ma sœur, je l’aime, et je ne veux pas lui faire peur, je ne veux pas lui faire encore plus de mal que je ne l’ai déjà fait. “Parce que ce n’est pas rassurant.” Primrose, si tu savais à quel point j’ai peur de tout ce qu’il y a dans ma tête. Ce n’est pas rassurant, elle a raison et ça ne me rassure pas non plus mais j’ai perdu tout droit d’être apaisé et rassuré dès le moment où ces médecins sont venus m’annoncer le décès de ma femme – qui n’aura jamais réellement eu le temps de l’être officiellement. “A part si tu veux qu’elle vienne camper ici.” Avoir ma mère dans les pattes est clairement la dernière chose que je veux. On est censé me laisser faire mon deuil comme je le veux et au rythme nécessaire non ? Alors laissez-moi tout seul putain. Mes doigts torturent ce coussin alors que mes yeux embués de larmes fixent toujours le vide, le visage de ma sœur étant le chemin assuré à la crise de larmes incontrôlable. “J’aime pas non plus te savoir seul, ceci dit.” Je n’ai de toute façon même pas besoin de la regarder pour qu’une larme finisse par s’échapper. Et une deuxième. Une troisième. Ma main vient rapidement les balayer d’un geste rapide et mes épaules se relèvent doucement. « Elle aurait pas dû mourir. » Elle était trop parfaite pour partir aussi vite, trop aimée, trop nécessaire à la vie de tant de personnes. « Ça aurait dû être moi. » Clairement. C’est indéniable. Personne ne pourra venir le nier parce que c’était moi au volant, c’est moi qui ne me suis pas arrêté à ce putain de stop qui nous aurait sauvé la vie à tous les deux. Parce que je ne vis qu’à moitié. Une partie de moi est morte avec elle. Je renifle, je me pince les lèvres et d’autres larmes coulent sans que je ne puisse réellement contrôler. C’est ça aussi qui est horrible, moi qui ai l’habitude de toujours vouloir avoir sous contrôle, là, je ne contrôle plus rien du tout. «…désolé… » Désolé pour quoi ? Pour pleurer devant elle ? Pour être encore en vie ? Pour la laisser me voir dans cet état ? Pour ne pas réussir à la regarder ? Je suis désolé pour toutes ces choses-là. Désolé de me reposer sur toi, je ne devrais pas. C’est ma peine, pas la tienne.
« Elle aurait pas dû mourir. » Ne pas le regarder. Se prendre d’intérêt pour ce coin de table basse abîmé, pour le sol qui est un véritable paradis pour la poussière malgré le nettoyage précaire qu’elle sait qu’à effectuer leur mère pas longtemps après l’accident. Comme si cela ôterait les traces de l’existence de Victoria. Comme si cela serait suffisant pour atténuer la douleur de Caleb. Parle-moi mais ne parle pas comme ça. Primrose n’aime pas la tournure de la conversation et elle se sent déjà étouffée alors que ça ne fait même pas dix minutes qu’elle est là. L’appartement n’est plus un lieu de vie, pétillant et rayonnant ; c’est une cave, un lieu reclu que Caleb ne veut plus quitter et qu’il transforme en grotte de survie. Oh maman, que je te déteste. Oh maman, que je te hais. Parce que non, elle ne peut pas dire les mots que la matriarche lui a confiés. Ceux qui suggèrent que Caleb doit partir d’ici. Qu’il doit changer d’environnement. Warwick ne fut qu’une excuse, un tremplin pour tâter sa réaction et il est certain que ce n’est pas celle que maman aurait souhaitée - mais mère et fille avaient aisément imaginer ce refus catégorique donc ce n’est pas vraiment une surprise. Un crève-cœur mais pas étonnant. « Ça aurait dû être moi. » Oh qu’elle te déteste aussi, Caleb. Primrose le déteste de lui violenter son cœur à elle comme ça. Elle le déteste de caresser ses mots, de penser ce qu’il dit, d’être aussi égoïste, de ne pas pouvoir avoir une once de rationalité et- et…
Et de ne pas être assez fort. De se montrer encore une fois au bout du rouleau, à ramasser à la petite cuillère. La jolie brune déteste son frère, sa mère, toutes les Victoria et toutes les Alex de ce monde et elle se déteste encore plus pour se montrer aussi intransigeante et sévère. Égoïste aussi. Mais tout ne se voit pas. Tout ça ne sent pas. Tout ça ne s’entend pas. Primrose a perfectionné l’art de retenir ses émotions, de contrôler ses propos, d’y aller doucement, de ne pas laisser son aigreur constante prendre le dessus. «…désolé… » Il peut l’être. Mais sa sœur l’est encore plus pour lui. De toutes ses pensées désastreuses qu’elle peut avoir parce qu’éblouie par sa propre tristesse, parce que prise entre son frère et sa mère, entre les non-dits et jouer les messagers, le rôle de bâtard par excellence. De toute façon, Primrose prend sur elle. Il le faut, elle n’a pas le choix. Ne pas l’accabler. Quand elle lève son visage sur son visage qui la fuit, elle se décompose. Ses lèvres se pincent, ses yeux s’humidifient et elle passe une main contre son nez avant d’aller près de son frère. Par terre, contre ses jambes, ses chevilles sous ses fesses, le menton piqué vers le nord pour observer son aîné s’affaiblir un peu plus à chaque minute. “T’as pas besoin de de te retenir avec moi, Caleb.” Elle a les épaules assez larges, elle l’assure. L’important est d’y croire, n’est-ce pas ? Sa main vient trouver une des siennes contre le coussin qu’il serre bien trop fort, les prunelles bleutées remplies d’une douceur mêlée à la compassion. “Personne ne mérite de mourir comme ça. Elle ou toi.” Ce n’est pas une mort naturelle, c’est une mort brutale. Le pire étant les conséquences à supporter, les dommages collatéraux étant l’entourage proche. Elle déteste l’univers tout entier, à ce stade. “Mais là, c’est toi qui m’importe. Ne te retiens pas avec moi. Je suis ta sœur. Je suis là pour toi.” Même s’il ne le veut pas. Même s’il fait de la résistance. Le piédestal sur lequel son aîné est aux yeux de Primrose et la pression mêlée à la jalousie qu’elle peut en ressortir n’enlève en rien l’amour qu’elle a pour lui. La jolie brune sera là, même si cela veut dire pleurer avec lui et souffrir avec lui. Elle sera là quoiqu’il arrive. I got you, brother.
“ Don't wanna feel another touch, don't wanna start another fire, don't wanna know another kiss, no other name falling off my lips. Don't wanna give my heart away to another stranger, or let another day begin, won't even let the sunlight in. No, I'll never love again”
Je suis nul. Je devrais peut-être demander à ma sœur de partir, parce que je sais que je lui fais du mal. Je fais du mal à tout le monde de toute façon je ne mérite pas de vivre. Je ne mérite plus de vivre du moins. J’ai mal. Tellement mal. Je n’ai plus l’impression d’avoir ma place ici dans ce monde, pas sans elle, pas sans toi. Parce qu’on avait des projets. Parce qu’on avait des envies. Parce qu’on avait un futur tous les deux. Parce qu’on avait encore la vie devant nous. Mais la vie, sans toi, à quoi bon ? Je ne vis plus de toute façon. Je survis. Et ça ne m’intéresse pas, je n’ai plus envie de rien. La seule chose qui pourrait potentiellement me donner de l’envie et de la force c’est l’idée de te rejoindre. Il est vide cet appartement sans toi et rester ici est un véritable calvaire mais en même temps, je le mérite non ? Je mérite toute cette souffrance, je mérite d’avoir mal en restant ici encore un moment parce que c’est de ma faute si tu es morte. C’est de ma faute que j’ai mal. Je pourrais déménager, retourner chez mes parents un moment le temps de me sentir un peu mieux mais je n’ai pas envie. Et puis de toute façon est-ce que je vais vraiment me sentir mieux un jour ? Non. Je ne pense pas. C’est impossible. On ne peut pas se remettre d’un choc pareil, d’une mort aussi brutale qu’inattendue. De la perte de la personne qu’on aime le plus au monde, de la femme de sa vie. Parce que c’est ce que tu étais, Victoria ; la femme de ma vie. Étais. Oui, parce que maintenant je dois utiliser le passé en parlant d’elle. Parce qu’elle n’est plus là, parce qu’elle est morte.
Ils m’ont proposé l’aide d’un psychologue à l’hôpital. Mais j’ai refusé. Je ne veux l’aide de personne. Je n’ai besoin de personne. Je ne mérite l’aide de personne. J’en viens à me demander les vraies raisons de la présence de ma sœur ici. Est-ce qu’elle est venue parce que maman lui a demandé de vérifier que je suis encore en vie ? Est-ce qu’elle est venue parce qu’elle est inquiète pour moi ? Est-ce qu’elle me déteste ? C’est une vraie question. Sincère, légitime, parce qu’elle en a tous les droits. Le frère de Victoria me déteste et il a raison. Birdie me déteste, elle a raison elle aussi. Moi aussi je me déteste. Je me déteste tellement. Je déteste tout le monde et tout ce qui m’entoure. Je déteste d’être encore en vie. Tous les soirs je prie pour m’endormir et ne plus jamais me réveiller mais malheureusement mes vœux ne s’exaucent jamais. Je parle. Un peu. Mais Primrose ne peut rien me répondre. Qu’est-ce qu’on est censés répondre à son frère quand il nous dit qu’il a envie de mourir ? Le silence règne dans l’appartement et ma mission numéro un est toujours d’éviter son regard à tout prix. Parce que si mon regard croise le sien, je craque. Et il est hors de question de craquer. Pas maintenant. Pas devant elle.
“T’as pas besoin de de te retenir avec moi, Caleb.” Elle s’est installée devant moi, j’ai toujours les bras croisés qui serrent avec force ce coussin qui n’a rien demandé. Je sens sa main qui se fraie un chemin dans l’une des miennes et ce simple geste suffit à me faire lâcher une larme qui menaçait de toute façon de couler depuis déjà un bon moment. “Personne ne mérite de mourir comme ça. Elle ou toi.” Moi si. Je renifle, mais je ne dis rien. À quoi bon lui répéter encore et encore à quel point j’ai envie de mourir, à quel point j’aurais dû mourir, moi, mais pas elle ? “Mais là, c’est toi qui m’importe. Ne te retiens pas avec moi. Je suis ta sœur. Je suis là pour toi.” Ne te retiens pas avec moi. Je suis ta sœur. Je suis là pour toi. Des mots simples, des mots vraiment très simples mais je pense qu’ils étaient plus que nécessaires pour moi. Mes yeux sont humides et je resserre mon étreinte sur sa main. Je suis à deux doigts de craquer, je le sais je le sens mais j’essaie toujours de résister – je ne sais même pas pourquoi à vrai dire. « Est-ce que tu peux demander à maman d’appeler tout le monde… » Vraiment à deux doigts de craquer. Je m’arrête un instant, je souffle, je soupire, je ferme les yeux et c’est avec la même voix tremblante que je reprends. « …pour le mariage parce que…je peux pas… » Annuler par exemple le traiteur ou les fleurs mais aussi appeler tous les membres de notre famille qui pourraient ne pas être au courant de la tragédie qui vient de se passer. Il n’en fallait pas grand-chose pour que je craque et il me suffit de relever les yeux quelques secondes pour enfin oser affronter le regard de ma sœur et les voilà toutes ces larmes qui menaçaient de couler depuis tout à l’heure mais je sais que je ne sais pas réussir à m’arrêter. Je ne peux plus contenir ce flot de larmes qui m’envahi. « désolé… » Entre deux sanglots je m’excuse pour la deuxième fois. Parce qu’elle n’a pas à voir ça. Je n’ai pas à lui imposer ça. J’en ai marre. Je me lève, je fais les cents pas dans cet appartement que je déteste mais que j’aime tellement à la fois mais surtout je me mets dos à Primrose, pas réellement pour qu’elle ne puisse pas me voir pleurer mais surtout pour réussir à reprendre le dessus, à reprendre le contrôle. Parce que là, je ne contrôle plus rien. Je passe mes deux mains dans mes cheveux, foutant ainsi encore plus un bordel dans mes boucles et au bout de quelques secondes – minutes ? – je réussis à me calmer. Je pleure toujours, mais je parviens à reprendre le contrôle de mes émotions. « Elle me manque. » Comme un aveu, une faiblesse, quelques mots dits tout bas, à peine avoués.
Vivre dans l’ombre de son frère a toujours été compliqué. Primrose n’a jamais réussi à s’égaler, elle n’atteint pas le seuil que lui a franchi il y a des années. Cela semble bien plus simple avec les jumelles, elles qui réussissent à évoluer librement, sans attache, sans pression sur leurs épaules. La jolie brune n’est pas assez ambitieuse, elle n’est pas assez extravertie, elle ne voit pas assez de gens, elle n’est pas assez sociable, selon les dires de sa propre génitrice. Celle-là même qui l’appelle dix fois par jour “pour ne pas déranger ton frère” pour l’accaparer de mille et une choses complètement futiles vu les circonstances ; Primrose a le sentiment que c’est la façon de leur mère de gérer son propre deuil en même temps que la détresse de son fils unique à distance. Lui qui a toujours été vu comme le petit prince par maman et qui s’éparpille actuellement aux quatre coins de son antre sordide. Il ne veut pas qu’on se rappelle de son existence et pourtant, il occupe l’attention de tout le monde, même à distance, même derrière lui, même sans qu’il n’en ait conscience. Primrose sait que Bailee est auprès de leurs parents à Warwick mais cela ne suffit visiblement pas pour apaiser la matriarche. Comment pouvait-elle l’être ? Comment pouvaient-ils tous s’apaiser alors qu’ils savent qu’un de leur membre souffre ? Malgré l’amertume, les rancœurs et tout ce qui a pu se compiler avec les années, Primrose n’a jamais lâché son frère. Elle fait toujours de son mieux, son maximum pour le récupérer, pour tenter de remettre les pièces dans l’ordre - et aussi pour maudire chacune de ses relations qui ont visiblement le chic de mal se finir. Mais est-ce que le mieux qu’elle puisse faire à présent n’est pas suffisant ? Elle ne l’a jamais été, pourquoi et comment elle réussirait ? Candlynn aurait dû s’en charger. Elle est bien plus enjouée, bien plus positive, c’est elle qui aurait dû venir chez Caleb, pas Primrose la morose.
Parce que Primrose, elle ne va pas lui parler du temps dehors. Elle ne va s’extasier que les rayons du soleil restent agréables en cette période de l’année. Elle ne va non plus commencer à ranger les affaires qui traînent depuis le passage de la mère qui remonte à bien trop longtemps, encore moins à se proposer à aller lui faire des courses. Non, tout ce que Primrose peut lui offrir, c’est son soutien, la douceur certaine de ses mots et de son timbre de voix pour camoufler le désarroi qui l’incombe depuis des jours face à cette peine dont elle ignore comment le soulager. La tâche est bien trop forte, la douleur bien trop vive et elle doit jongler avec le tout, absolument partout, tout le temps. Qu’elle ne peut pas flancher sinon son discours n’aura aucun sens et que pour une fois, une simple unique fois, elle aimerait pouvoir être une preuve de solidité. « Est-ce que tu peux demander à maman d’appeler tout le monde… » Les phalanges qui se resserrent, qui blanchissent légèrement sous la pression de Caleb mais c’est bon signe ; ça veut dire qu’il est encore là, avec elle. Même s’il renifle. Même s’il bredouille. Même s’il parle sans savoir d’avance ce qu’il va dire, comme pour combler les trous, le silence, ce qu’il se passe dans sa tête certainement. Primrose n’ose même pas imaginer la culpabilité que son aîné doit supporter. De ce côté-là, ils sont pareils ; des êtres qui se flagellent si facilement, si rapidement à la moindre épreuve. Mais là, Caleb a toutes les raisons de le faire, quand bien même elle crève de lui hurler que ce n’est pas de sa faute. « …pour le mariage parce que…je peux pas… » Primrose ne dit rien, elle le laisse venir mais elle le voit se décomposer et perdre cette lutte infernale qu’il s’inflige à vouloir se montrer dans le contrôle alors qu’il ne l’est pas.
Quand il lève ses prunelles sombres sur elle, sa cadette peut les voir qui baignent dans l’eau qui se transforme rapidement en multitude de larmes. « désolé… » Son cœur se brise un peu plus, se répercutant jusque dans ses côtes et Primrose s’apprête à se redresser pour le prendre dans ses bras que Caleb se lève complètement pour faire environ cent pas qui n’en sont pas vraiment. C’est juste une tentative de repli qu’il est en train de faire alors que la brunette est toujours assise par terre, les yeux rivés sur le sol presque par respect pour ce frère qui ne veut pas qu’elle le voit au plus bas alors que ce n’est pas la première fois. Il serait temps que tu prennes tes forces et que tu t’affirmes, Anderson. Tape du poing sur la table, fais-la flancher s’il le faut mais ne le laisse pas tout seul - ce n’est pas parce que c’est ce qu’il demande que c’est la meilleure chose. « Elle me manque. » Primrose lâche un soupir qui affaisse ses épaules avant de se lever sur ses propres jambes. “Caleb…” Au moins, il ne bouge plus, c’est déjà ça. Elle vient prendre une de ses mains de nouveau dans les deux siennes. “On va s’occuper de tout ça, d’accord ? Maman, moi, les jumelles, on s’en occupe. T’en soucie pas.” Enfin, même si, en y repensant, ça serait mieux qu’il pense à ça qu’au corps enterré de sa fiancée, non ? La subtilité ni la délicatesse ne sont pas ton fort, Anderson. “Elle te manquera toujours. Mais elle sera toujours là, ici, elle pointe son torse pour parler de son cœur (Sirius Black serait si fière d’elle). Un jour, tu pourras penser à tes moments avec elle sans t’effondrer. Il te faut du temps, Caleb. Tu n’as pas à t’excuser de ne pas être encore d’aplomb. Personne ne s’attend à ce que tu le sois.” Elle passe une main sur sa joue pour effacer la trace des larmes précédentes avant de sourire faiblement, plus triste que chaleureux. “Ça montre simplement à quel point tu l’aimais.” Parler au passé est dur mais nécessaire ; Victoria n’est plus là. Plus tôt ils se feront à l'idée, plus tôt ils pourront passer à autre chose. Primrose sait que pour elle, la transition sera sûrement plus rapide mais combien de temps Caleb va rester dans cet état ?
“ Don't wanna feel another touch, don't wanna start another fire, don't wanna know another kiss, no other name falling off my lips. Don't wanna give my heart away to another stranger, or let another day begin, won't even let the sunlight in. No, I'll never love again”
Ils disent qu’il faut du temps pour s’en remettre. Ils me disent aussi qu’elle n’aimerait pas me voir comme ça et même si c’est vrai, ça n’aide pas. Pas du tout. Tout le monde s’inquiète pour moi, j’ai l’impression d’attirer l’attention sur moi de manière complètement involontaire et c’est tout sauf agréable. Je préfère vivre dans l’ombre et j’ai toujours été comme ça alors je ne vous explique pas à quel point j’aimerais qu’on respecte cette partie de ma personnalité en ce moment. Me laisser seul, ne pas se soucier de moi et me laisser dans mon coin c’est tout ce que je demande. Oui et non. J’ai envie d’être seul mais la solitude, je l’ai toujours mal supportée. Deux sentiments contradictoires mais qui pourtant sont réellement les seules choses qui se bousculent dans ma tête en ce moment. Laissez-moi tranquille s’il vous plaît. Ne vous préoccupez pas de moi je n’en vaut pas la peine. Et quelques minutes plus tard ; j’ai mal aidez-moi s’il vous plaît. Bizarre, perturbant mais c’est même ce sont même les mots que j’ai envie de prononcer à ma sœur qui se déplace une nouvelle fois pour passer du temps en ma compagnie. Pour se faire bonne conscience, pour rassurer maman qui m’appelle plusieurs fois par jour. Tellement que je ne lui réponds plus. Pas toujours du moins. Elle veut bien faire maman, mais elle ne respecte pas mon désir et mon envie de me retrouver seul.
Être seul pourquoi, au juste ? Pour me confronter à toutes ces idées noires, sombres et sordides qui rythment mes journées depuis que Victoria ne peut plus le faire ? C’est à ça que je passe mes journées de toute façon. Je pense à la mort, à la sienne, à la mienne, parce que finalement mourir c’est tout ce qui me donne encore un peu envie ces derniers jours. C’est la seule issue, c’est ça la lumière au bout de mon tunnel. Je lui ai dit, à Prim. Je lui ai fait comprendre que c’est ce que je voulais mais ça ne lui a pas vraiment plu – logique, en soit, me direz-vous. Alors je me promets de garder toutes ces idées dans un coin de ma tête et de ne plus en parler à personne. Personne ne peut m’aider de toute façon et si je veux trouver un moyen de retrouver Victoria je vais devoir le faire seul. Je me creuserai les méninges quand ma sœur sera partie. Beaucoup me diront que je suis égoïste et que penser comme ça n’est pas la bonne chose. On me dira aussi que je ne peux pas avoir de telles idées et que je devrais penser à ma famille, mais ils s’en remettront. Moi je ne peux pas. Je ne peux pas me remettre de la mort de la femme de ma vie, et je ne le veux pas non plus.
Retenir mes larmes commence à être de plus en plus dur. J’essaie, mais je n’y arrive plus. Alors je me permets de craquer. Mais je ne veux pas que Primrose voie ça. Pourquoi ? Par fierté peut-être, ou bien parce que je ne veux pas l’inquiéter plus qu’elle ne semble l’être. Je ne veux pas qu’elle ressorte de chez moi et qu’elle appelle notre mère en catastrophe lui signifiant que mon état est plus inquiétant qu’elles ne le pensaient. Je ne veux pas voir ma mère avec ses valises sur le seuil de ma porte dans deux heures. Parce qu’elle voudra rester, longtemps, trop longtemps, alors que moi je ne veux voir personne. Elles sont rares les personnes que j’ai laissé entrer chez moi depuis l’accident. Prim fait partie des seules à qui j’ai accepté ouvrir la porte, une des seules qui a pu mettre un pied chez moi. Une manière bien à moi de lui montrer ou plutôt, de lui faire comprendre que j’ai besoin d’elle, besoin de son aide. Même si je ne lui ai jamais encore dit clairement. Sûrement parce que je n’ai pas encore réalisé que j’avais besoin d’elle à mes côtés en ce moment. Mais maintenant que je pleure, Prim s’est levée, elle est plantée devant moi, une de ses mains dans la mienne m’empêchant ainsi de m’éloigner à nouveau. “On va s’occuper de tout ça, d’accord ? Maman, moi, les jumelles, on s’en occupe. T’en soucie pas.” Ne pas m’en soucier, ne pas m’en faire. Une simple façon de parler de sa part, je ne sais, mais ce qu’elle me demande est impossible. En temps normal je passe mon temps à m’en faire et à me soucier bien plus des autres que de moi-même et aujourd’hui c’est toujours le cas. Parce que moi, je ne vaux plus rien. J’ai tué la femme de ma vie. “Elle te manquera toujours. Mais elle sera toujours là, ici, Un jour, tu pourras penser à tes moments avec elle sans t’effondrer. Il te faut du temps, Caleb. Tu n’as pas à t’excuser de ne pas être encore d’aplomb. Personne ne s’attend à ce que tu le sois.” Je sens mon cœur se serrer à nouveau et alors que sa main passe sur ma joue pour essuyer quelques larmes, mes yeux commencent à s’embuer à nouveau. « Je pourrais jamais. C’est impossible. » À ce moment-là l’idée de pouvoir un jour penser à Victoria, à notre histoire qui ressemble presque à celle d’un conte de fée sans pleurer me semble impossible. Après tout, une femme qui abandonne absolument tout pour venir vivre sur un autre continent simplement parce qu’un homme lui a demandé c’est certainement la plus belle preuve d’amour qui puisse exister. “Ça montre simplement à quel point tu l’aimais.” À quel point tu l’aimais. Je secoue la tête et une nouvelle fois, des larmes coulent à flot le long de mes joues, mes yeux se ferment et je déglutis. « Tu peux pas parler au passé en disant ça. Parce que je l’aime encore. » Ces mots ont du mal à sortir de ma bouche, je commence à me sentir étouffer, à l’étroit, j’en ai presque la tête qui tourne. Je suis amoureux d’une morte et ça sera ainsi jusqu’à la fin de ma vie. « Je sais même pas ce que je censé faire de toutes ses affaires. » Je lui avoue d’un air complètement désemparé, une main passant dans mes cheveux déjà bien trop en désordre et le regard qui quitte le visage de ma sœur pour regarder une photo de nous encadrée et ses paires de chaussures toujours dans l’entrée. Oui voilà. Ces affaires-là.
Je suis qu’une gamine à qui on demande l’impossible. Prendre son frère sur ses épaules, prendre ses remords, ses larmes, son désarroi comme les miens, essayer d’arrondir les angles pointus qu’il s’inflige pour mieux se faire mal et- et qui a cru que c’était une bonne idée de me confier cette tâche ? L’état de ma vie est assez déplorable comme, je suis la preuve sur jambes que j’ignore jusqu’à savoir me gérer, moi la frêle gosse qui se prend justement ces angles pointus dans les mollets et contre les cuisses, parce que la vie est foutrement mal fichue et qu’y a mon frère qui est en pleine crise, à juste titre mais j’ignore comment je suis censée savoir gérer ça. Mon frère est le plus fragile des cristals en ce moment et je dois le tenir entre mes doigts maladroits, ceux qui glissent parce qu’ils sont moites à force de nervosité et d’incapacité totale à pouvoir assurer ce qu’on me demande de faire. Veiller, assurer, protéger, soutenir. Ce n’est pourtant pas compliqué, Primrose - je pourrai presque entendre la voix de ma mère, avec cet air agacé et ce soupir qui en dit long sur ce qu’elle pense de mes capacités. Je sais, maman, je ne fais rien de droit mais j’essaie de tenir ton unique prince, là, tu pourrais éviter de me jeter la pierre, j’essaie.
Ça devrait être inné quand on aime quelqu’un. Ça devrait être naturel de savoir quoi faire ; maman sait ce qu’il faudrait faire. Maman m’a donné toute une liste, un guide absurde qu’elle ne vient pas faire elle-même parce qu’elle sait que je serai moins chiante qu’elle. Elle sait que Caleb m’enverra moins sur les roses qu’elle. Elle est envahissante, maman, et encore pire quand son unique fils chéri est au bord du gouffre. Elle n’aide pas, elle m’aide pas et j’ai intérêt à ressortir d’ici avec une victoire précaire car sinon, je vais me prendre des réflexions à l’oreille qui iront enclancher des larmes par pure automatisme - si y a une prochaine inondation, cherchez pas, ça sera sûrement de la faute des Anderson. Mais celles de mon frère sont justifiées ; pas les miennes. Et ce sont celles-là qui me font face, qui brisent mon intérieur, qui font dégringoler mon coeur dans mon tronc et oh Caleb, arrête de pleurer, s’il te plait s’il te plait.
Je détruis un peu plus ses phalanges à force de pression et de vigueur à l’ouvrage, je me nois dans ses larmes que je veux plus voir mais dont j’ai plutôt intérêt à m’habituer un jour parce que ce n’est pas inédit, ce n’est pas la première fois et ça sera pas la dernière. Je nettoie sa joue à défaut de pouvoir extraire sa peine et je me sens nulle, misérable, inutile, si incompétente mais mes pieds se font solides dans le sol, mes jambes s’enracinent et je tente de tout mon souffle, de tout mon être pour tenir. Y a pas le choix. Pour une fois, c’est moi vers qui on se tourne pour demander de l’aide. C’est rare. Con, mais rare. « Je pourrais jamais. C’est impossible. » impossible mais pas infaisable. Les temps sont durs, les événements le dépassent, il s’enfouit dans son appartement, dans son obscurité, dans sa barbe et chaque boucle qui se développe sur son crâne n’en est qu’une preuve de plus qu’il pourra jamais. Le concevoir, l’accepter, vivre avec, faire sa paix. Comment on gère d’avoir tué la personne qu’on aime ? Je veux pas savoir la réponse mais j’aurai aimé prétendre que mes mots pourraient avoir un impact ; mais je suis qu’une gosse, qu’une gamine qu’a jamais connu l’Amour, comment je pourrai trouver les mots justes alors que Caleb les réfute un par un avec des larmoiements, des intonations trop profondes, une voix brisée et les paupières lourdes ?
« Tu peux pas parler au passé en disant ça. Parce que je l’aime encore. » « Je sais même pas ce que je suis censé faire de toutes ses affaires. »
il pleure encore, il est où le bouton on/off ? Mes yeux frétillent autant que mon cerveau qui s’active pour trouver de nouvelles ressources à balancer, des arguments pour contrer les siens, des mots pour apaiser ses maux - non sans me maudire un peu parce qu’évidemment qu’il l’aime encore, quelle imbécile je suis de parler déjà au passé. Il fuit mon regard, il le pose ailleurs, partout, et je note qu’il parle de ses affaires à elle, qui traînent encore, que personne n’a touché et dont maman a déjà commencé à me parler. Elle a pas osé lui en parler mais elle s’est dit que c’était moi qui fallait balancer et vu que Caleb a lancé le sujet, et bien, je suppose que c’est une bonne façon pour continuer sur cette vague ; au moins, c’est un sujet moins sentimental, plus matérialiste, totalement dans mes cordes, n’est-ce pas ? “Je pense que tu- qu’on devrait les réunir.” ma voix est pas assurée, hésitante à souhait, elle y va doucement parce qu’elle s’attend à une objection à tout moment. Mais il demande de quoi faire de ses affaires, il ne devrait donc pas se renfermer dans sa coquille si j’évoque ce qu’il va suivre, n’est-ce pas ? “On pourrait les donner à des associations.” Les vêtements, au moins. Une bonne action. Un bon geste. Victoria apprécierait que ses affaires profitent aux plus malheureux, j’en suis certaine. “Maman a des contacts que ça pourrait intéresser.” sous-entendre ici maman a déjà pensé à ces détails. “On peut aussi voir avec sa… Avec sa famille.” ouais, Primrose, avec celle qui doit détester Caleb, quelle magnifique idée. “Peut-être qu’ils voudront récupérer certaines choses d’elle.” Un bijou, un bibelot, un truc familial, que sais-je. Les oeufs s’effritent et font mal aux pieds, là. Je m’attends à ce qu’il tempête ou qu’il s’effondre ; l’un ou l’autre, y a pas d’ici joyeuse pour ce que j’établis comme ordre d’idée. J’essaie d’avoir la tête froide. Même si vraiment, le voir comme ça me brise les côtes toujours un peu plus.
“ Don't wanna feel another touch, don't wanna start another fire, don't wanna know another kiss, no other name falling off my lips. Don't wanna give my heart away to another stranger, or let another day begin, won't even let the sunlight in. No, I'll never love again”
Primrose est là avec moi mais elle n’a pas les réponses à toutes les questions que je me pose et que ce soit elle, ma mère ou d’autres amis personne ne peut rien pour moi finalement. J’ai perdu une partie de moi, j’ai perdu la femme de ma vie et peut-être même qu’en plus de tout ça, j’ai perdu ma raison de vivre. Pourquoi est-ce que je dois continuer à me lever tous les matins alors que Victoria n’est plus là ? Être patient pour tourner la page et se sentir ne serait-ce qu’un tout petit peu mieux, d’accord, mais pourquoi ? À quoi bon ? J’ai ce poids sur les épaules qui me pèse, j’ai l’impression d’être vide et de ne plus pouvoir rien ressentir d’autre que de la tristesse, un profond désarroi et une haine envers moi-même. Parce que finalement si je me retrouve dans cette situation c’est simplement et uniquement de ma faute. Alors est-ce que j’ai le droit de pleurer ? Est-ce que j’ai le droit de me plaindre alors que si la femme que j’aime est morte c’est parce que je n’ai pas été foutu de m’arrêter à ce putain de stop ? Non. C’est moi qui aurais dû mourir. Ça aurait été normal et bien plus juste. Elle ne méritait pas ça, Victoria. Personne ne mérite de mourir si tôt.
Et puis il y a encore toutes ses affaires qui trainent, il y a encore ses chaussures à l’entrée, ses vêtements dans notre chambre et son maquillage ainsi que tous ses produits de beauté dans la salle de bain. Je n’y ai pas touché et j’ai tout laissé tel quelle, comme si j’attendais qu’elle revienne, qu’elle réapparaisse pour utiliser tout ça. Comme si rien ne s’était passé. Et si tout ça n’était qu’un rêve ? Ou plutôt un cauchemar ? Peut-être que je vais bientôt me réveiller et je l’espère. Ré-ouvrir les yeux pour voir Victoria encore allongée dans notre lit, encore endormie. Qu’est-ce qu’elle est belle quand elle dort. Mais je vous assure, elle est tout le temps belle. Avec ou sans maquillage. En ayant bien ou mal dormi. Elle est toujours radieuse et c’en est presque perturbant finalement, parce qu’on pourrait facilement se demander ce qu’elle fait avec moi. Victoria, la belle jeune femme qui a tout abandonner, qui a laissé derrière elle toute sa vie, sa famille, ses amis pour venir vivre avec un imbécile d’Australien qui ne sait pas conduire et surtout qui ne la mérite pas.
Imbécile, je le suis vraiment. Nul. Con. Pathétique. Parce que je parle d’elle au présent alors qu’elle est morte. Parce que parler d’elle au passé, c’est encore trop dur. Putain si vous saviez à quel point je ne suis pas prêt de rendre sa disparition trop réelle ? Je préfère encore le déni. Fixer cette porte d’entrée en espérant la voir franchir le seuil de la porte une nouvelle fois. Juste une dernière fois. Sauf que ce n’est pas possible, et ce n’est pas avec la femme que j’aime que je suis en train de parler mais avec ma petite-sœur et maintenant que j’ai réussi à laisser quelques larmes couler, il semblerait qu’elles soient maintenant incontrôlables et je suis incapable d’arrêter de pleurer. “Je pense que tu- qu’on devrait les réunir.” Parce que c’est ça, la réalité ; ma femme est morte et on me suggère de réunir ses affaires. Les réunir pour quoi, Prim ? “On pourrait les donner à des associations.” je relève les yeux vers elle jouant nerveusement avec mes doigts, je déglutis, je renifle et mes mains viennent essayer mes joues humides. Je sais que c’est quelque chose que Victoria voudrait. Elle voudrait qu’on puisse donner la possibilité de donner une deuxième vie à ses vêtements et ses babioles, à défaut d’avoir pu finir la sienne correctement. “Maman a des contacts que ça pourrait intéresser.” Bien sûr que maman y a déjà pensé. Bien sûr que maman a des contacts qui pourraient intéresser. « J’ai pas envie de tout donner. Je veux pouvoir garder quelques affaires moi aussi. » Logique, en soit en diriez-vous. Mais la grande question est surtout ; quelle genre d’affaires j’ai envie de garder ? Certainement pas ses chaussures son maquillage ou des produits de beauté, mais peut-être des vêtements ? Des photos ? Ce n’est pas le genre de question que je peux lui poser, seul moi a la réponse. “On peut aussi voir avec sa… Avec sa famille. Peut-être qu’ils voudront récupérer certaines choses d’elle.” Sa famille, oui, bien sûr. Son frère qui me déteste et qui prie certainement tous les soirs dans l’espoir que je prenne la place de sa sœur et qu’elle puisse vivre à nouveau. Encore une fois, je sais qu’elle a raison mais comment est-ce que je suis censé leur poser cette question ? Les appeler ? Faire un skype avec eux en leur montrant un par un chaque chose qu’ils pourraient potentiellement vouloir garder ? Je n’en sais rien. Encore une fois. Ça fait beaucoup de chose que je ne sais pas. Je fins par lâcher un long soupir m’asseyant au bord du canapé, la tête baissée les coudes posés sur mes genoux que je fais trembler et mes mains qui maintiennent ma tête comme pour l’empêcher de tomber – certainement tant le poids de la culpabilité est fort. « Tu penses qu’il se passe quoi après la mort ? » Je lui demande tout en relevant la tête vers elle, mes yeux larmoyants plongent dans les siens. « Le trou noir ? La réincarnation ? » Une question qu’elle ne va sûrement pas beaucoup aimer, mais s’il y a bien une réponse dont j’ai besoin, c’est celle-ci.
Mes problèmes ne sont rien face à ceux de mon aîné. Mes soucis récurrents que je tais majoritairement pour ne pas être dans la même situation que je suis en ce moment se font loin, comme parsemés aux quatre coins de ma cabosse, de simples futilités qui n’ont aucune importance quand on considère ce que vit Caleb. Pourtant, mon intérieur me murmure que ce n’est pas à moi d’être là. Que mes pieds pourraient prendre la direction de la sortie, lâchement, parce que j’ignore comment gérer mon frère quand il est comme ça. Je l’ai déjà vu malheureux. Je l’ai déjà vu abattu. Mais là, ce n’est pas qu’une peine de cœur. Ce n’est pas un abandon - en tout cas, pas comme celui qu’il a connu précédemment. C’est un mal au torse car l’être aimé lui a été arraché, et c’est encore pire en considérant le fait que Caleb avait les mains sur le volant. Je connais mon frère. Et même celui qui n’a aucune connaissance de sa personnalité peut voir sur ses traits que la culpabilité le ronge. Je serai dans le même état que lui si les rôles étaient inversés. J’aurai les idées noires, je tenterai sûrement l’impensable et c’est bien ce qui me fait le plus peur. Mes jambes auraient envie de me faire déguerpir mais mon cerveau, mes entrailles, mon amour pour lui me bloquent sur place. Je m’efforce d’être une bonne sœur malgré et même une amie, une épaule, les deux s’il veut, des oreilles, juste quelqu’un pour ne pas rester seul. Il saura que je veille sur lui. L’avantage entre nous est que chacun est pudique. Il n’y aura pas d’effusion de sentiments. Tout sera sur la retenue ; je ressemble plus à mon frère que je ne veux l’imaginer. Le concéder. Car Caleb est le bon dos de la médaille, il est le solaire, le brillant. J’en suis la partie obscure. On se plaît à croire que nous avons hérité de notre père tandis que les jumelles ont beaucoup de maman en elles, établissant elles aussi leur propre pièce.
Cependant, les cartes sont remises à plat aujourd’hui et voilà que c’est à moi qu’on confie la tâche d’aller jeter un œil sur lui. D’essayer “d’égayer sa journée” selon les dires de maman. Mais maman devrait le savoir mieux que personne ; je ne suis pas la mieux placée pour cela. Une des jumelles aurait été bien mieux à ma place. Non, me concernant, je peux lui offrir mes silences, mon soutien, ma discrétion de souris mais aussi mon envie de lui faire réaliser que tout n’est pas fini. Qu’il ne peut pas se laisser aller, qu’il n’a pas le droit, pour la famille, pour Victoria, pour moi. Je panique intérieurement de ce qu’il pourrait faire, penser, décider. Je n’aime rien dans cette situation - ce qui est stupide car évidemment qu’il n’y a rien à aimer dans cette situation. « J’ai pas envie de tout donner. Je veux pouvoir garder quelques affaires moi aussi. » - “Bien sûr.” Personne ne lui enleverra tout. Je suis intime convaincue qu’il faut y aller petit à petit ; retirer une chose de valeur à la fois au fur et à mesure et non faire comme papa avait suggéré, autrement dit tout arracher d’un coup. “Comme un pansement, ça fera moins mal.” Maman s’était outrée et j’étais dépitée ; pour une fois, nous étions sur la même longueur d’onde. “Tu pourras faire un tri de ce qui t’intéresse et le reste.” Je tripote mes doigts ensemble, la mine légèrement soucieuse. “Je peux t’épauler si y a besoin.” J’aimerai être là, à vrai dire. Juste pour être certaine. Une des jumelles s’était moquée en me disant que je pourrai faire mon shopping dans les vêtements, maquillage et chaussures de ma belle-soeur qui ne le sera jamais. Je crois que je ne l’ai jamais autant détesté qu’à cette blague stupide. Je me sens mal rien que d’y penser, je grimace à l’idée de mettre les habits de la fiancée décédée de mon frère, ce qui donnerait presque une impression de fantôme.
« Tu penses qu’il se passe quoi après la mort ? » Mes yeux doivent être ronds comme des billes à cette question qui me prend au dépourvu. Je l’ai observé s’asseoir - ou plutôt s’avacher avec tout le poids du monde sur ses épaules - et son regard levé vers moi comme s’il attend une véritable réponse me désarme au plus haut point. « Le trou noir ? La réincarnation ? » J’expire un souffle car il me le coupe ; je ne sais pas ce qu’il veut que je lui dise, est-ce que je dois répondre honnêtement ou je devrais favoriser la réponse que Caleb aimerait entendre ? Je laisse les secondes s’écouler le temps que je prenne place à ses côtés sur le canapé, lui sur le bord et moi au fond, regardant sans voir le salon devant mes yeux alors que je cogite à ce qu’il me demande. Mes phalanges emmêlées, je fais la moue, plongée dans une réflexion intense sous laquelle mes sourcils se froncent. “C’est comme dormir pour l’éternité, je suppose. Ce qui n’est pas une mauvaise chose car tu es totalement déconnecté quand t’es endormi. T’es en paix même si ta vie a été douloureuse.” ou si ta mort l’a été. Quand nous dormons, la douleur n’est pas présente. Quand nous tombons auprès de Morphée, il nous happe et il nous entraîne vers un monde meilleur, féérique, façonné à notre image. “Tu rêves pour l’éternité.” je murmure faiblement ; c’est la meilleure réponse que je puisse lui donner car je ne crois pas en la réincarnation. Je refuse que Caleb se mette à chercher Victoria dans la moindre chose ou personne qu’il croisera. Victoria est décédée. Jamais elle ne se réincarnera. C’est du fantasme pur, ça. Bien sûr, je ne le lui dirai pas vulgairement de la sorte mais c’est le message que je lui transmets. Qu’elle repose en paix pour le reste de son existence. “Tu penses qu’il se passe quoi, toi ?” Ce n’est pas une façon de faire les choses que de lui retourner la question mais ça peut le distraire, non ?
“ Don't wanna feel another touch, don't wanna start another fire, don't wanna know another kiss, no other name falling off my lips. Don't wanna give my heart away to another stranger, or let another day begin, won't even let the sunlight in. No, I'll never love again”
Je suis éteint. J’ai mal à la poitrine, constamment. J’ai mal à la tête tant je peux passer mes journées à pleurer, mes yeux se fatiguent, ils se noient dans les larmes, dans le désespoir alors que moi je me perds dans la dépression et les idées noires. Elles sont bien là. Dans un coin de ma tête. Cette idée horrible mais pourtant si plaisante d’avaler toute une boîte de médicament avec une bouteille d’alcool pour rejoindre la seule personne avec qui je veux passer le reste de ma vie. Cette me plaît, elle me séduit, elle me fait de l’œil et ce n’est pas la présence de ma sœur qui les font se taire. Ce ne sont pas non plus les appels incessants et étouffants de maman qui me changent les idées bien au contraire. Je suis foutu. Je suis au bout du trou et rien ni personne ne peut m’aider. Rien sauf la mort. C’est la seule solution qui me semble plausible et la plus plaisante pour moi. Je suis à deux doigts d’attendre la sortie de ma sœur pour faire une recherche google « les méthodes les plus efficaces pour mettre fin à ses jours. » Parce qu’on les connait tous, les méthodes mais peu d’entre nous savent celles qui sont les plus efficaces et les plus à mêmes de fonctionner. Parce que je ne suis pas sûr que je pourrais une deuxième fois me réveiller dans un lit d’hôpital mais cette fois, en me rendant compte que je suis apparemment doué pour tuer les gens mais beaucoup moins pour disparaître moi-même de la surface de la Terre. Sauf que je pense à ma famille. Je pense à la réaction de ma mère quand elle apprendra que son fils a disparu, je pense à ma sœur qui se tortura l’esprit en se disant qu’elle n’a rien vu et qu’elle aurait dû essayer de m’aider un peu plus. Je pense à mes deux plus jeunes sœurs je pense à mon père et même si je suis persuadé que ma disparition ne laissera pas un vide si important je refuse de leur faire vivre ce que je suis en train de traverser en ce moment-même. Alors je vis. Ou plutôt, je subis.
Chaque jour en son temps et si les journées que je passe seul, je ne me lève généralement pas de mon lit aujourd’hui Primrose a décidé d’écouter notre mère et de me tenir compagnie. Oui, parce qu’on ne va pas se leurrer, je sais très bien que si elle est là aujourd’hui c’est sous les conseils – les recommandations – de maman. “Tu pourras faire un tri de ce qui t’intéresse et le reste. ” Les larmes me remontent à nouveau aux yeux, c’est reparti. Je baisse les yeux et joue nerveusement avec mes doigts tout en déglutissant. « Comment est-ce que je suis censé savoir ce qui m’intéresse ? » Elle n’aura pas de réponse à m’apporter et c’est tout à fait normal. La pauvre, elle est sûrement bien plus démuni que moi face aux questions que je lui pose. “Je peux t’épauler si y a besoin.” Je me pince les lèvres comme si ça pourrait m’empêcher de fondre à nouveau en larmes face à ma sœur alors que plus sérieusement, je pense que c’est sûrement la personne qui m’a vu pleurer le plus souvent. « C’est vrai ? » Une lueur d’espoir dans la voix. Juste un peu. Mais suffisamment pour lui montrer que tout n’est pas perdu pour moi. Enfin, jusqu’à ce que je lui demande son avis sur l’une des plus grandes questions de l’histoire de l’humanité ; qu’est-ce qu’il y a après la mort ? “C’est comme dormir pour l’éternité, je suppose. Ce qui n’est pas une mauvaise chose car tu es totalement déconnecté quand t’es endormi. T’es en paix même si ta vie a été douloureuse. Tu rêves pour l’éternité. ” J’aime sa réponse. Parce qu’on ne parle pas de souffrance, on ne parle pas de douleur. C’est une vision presque idyllique de la mort avec laquelle j’aurais pu autrefois adhérer. Mes yeux fixent Primrose. Je la regarde longuement alors que j’essuie une larme qui s’est échappée. “Tu penses qu’il se passe quoi, toi ?” Voilà une question dont je me serais bien passé. Il fut un temps je lui aurais répondu que je croyais en la réincarnation ou du moins que j’aimerais y croire. Que l’on ait tous plusieurs vies, peut-être que dans une vie antérieure j’ai été un astronaute, dans une autre un musicien renommé. Mais tout ça c’était avant. Aujourd’hui ma vision de la mort a bien changé. « Rien du tout. » Je commence par lui répondre froidement comme si j’essayais de me détacher de ce que je m’apprête à lui dire. « Je pense que c’est le noir total. Le silence. Rien autour de soi. Je ne pense pas qu’on puisse rêver, je ne pense pas qu’on dorme vraiment pour l’éternité. Pour moi il n’y a pas d’au-delà pas de paradis, pas d’enfer mais à partir du moment où tu meurs tu cesses juste d’exister sur tous les plans. Ce qui est peut-être pas plus mal parce qu’au moins ça veut dire qu’on arrête de souffrir, non ? C’est pour ça que quelque fois, la mort c’est la meilleure des solutions. » Un peu radical, comme théorie surtout quand on sait que dans quelques années je n’y adhérais sûrement même plus. C’est trop froid, trop dur pour que ce soit moi qui le pense. Il y a aussi l’aller-retour rapide vers la cuisine que je fais qui ne me ressemble pas puisque je reviens dans le salon avec du whisky que je bois directement à la bouteille. Et ce que me fait même pas grimacer parce que boire ainsi n’est pas si rare pour moi en ce moment, ça me permet d’oublier un peu – non. « Elle a pleins de chaussures comme ça, je pense que je devrais les donner à des associations. » Après avoir posée la bouteille d’alcool sur la table basse je prends des chaussures appartenant à Victoria dans les mains pour finalement les jeter de l’autre côté du canapé. Perdu entre la colère et la tristesse, la lumière est bien trop loin.
Mes mains s’emmêlent au gré de cette pression dans l’atmosphère ; j’ai l’impression de faire tout le contraire que ce que m’a demandé maman. Je suis à peine sûre de soulager Caleb, convaincue que j’ajoute plus à son désespoir qu’autre chose. Je ne lui change pas les idées, je le fais parler du sujet que maman persiste à vouloir ignorer. Je me suis disputée avec elle à ce propos ; ne pas parler de Victoria sera encore pire que de faire l’inverse. Ne pas l’évoquer ne rendra pas la peine moins grande, elle ne l’a rendra pas inexistante, bien au contraire. Même si je ne peux prétendre savoir ce qu’il se passe dans la tête de mon frère à cet instant, je n’ignore cependant pas que d’exprimer à voix haute pour aider, à défaut que ce soit lui, ça peut m’aider moi, et nous, la famille toute entière afin de savoir ce qu’il s’y trame. Je ne suis pas sûre que je ferai un rapport détaillé à notre mère parce que la connaissant, elle viendrait planter sa tente dans le salon de l’appartement et cela serait le scénario le plus désastreux qui soit. Je n’aime pas le savoir seul mais je n’aimerai encore moins savoir la présence étouffante de notre matriarche qui ne s’occuperait d’aucune délicatesse à “faire le tri” d’affaires qui ne lui appartiennent pas. Victoria a existé, Victoria a été importante et maman s’est assez immiscée comme cela dans le deuil de son fils ; certains diront qu’elle ne sait juste pas comment gérer une telle chose, qu’elle est aussi perdue et désespérée de voir son aîné se perdre dans des profondeurs noires comme en ce moment. Toutes autant de raisons cumulées qui me font penser que je suis dans mon droit légitime de ne faire un compte rendu que protocolaire à notre mère. Pour son bien et celui de Caleb.
Même si le bien de Caleb est toujours sur le fil du rasoir, à en changer par ses yeux foncés qui s’embuent de nouveau d’humidité. Je reconnais les signes quand je les vois ; le regard qui fuit, les mains qui jouent ensemble dans un tic nerveux que nous possédons tous les deux, les épaules qui s’affaissent avec tout le poids qu’elles portent. « Comment est-ce que je suis censé savoir ce qui m’intéresse ? » Il le saura quand il sera devant, je suppose. Je ne peux qu’émettre des hypothèses, des incertitudes parce que je n’en sais rien. Je ne suis pas devin, je ne suis pas en deuil d’un être cher, je ne suis même pas amoureuse. Je ne peux pas savoir ce qu’il peut ressentir ni ce qu’il peut entendre ou croire. Mes paroles ne sont que du flanc, je le vois à son apparence qui se courbe et se renferme peu à peu. Je ne sers à rien, je ne l’apaise pas. « C’est vrai ? » Mais je peux au moins être là. Caleb sait qu’il peut compter sur moi mais s’il faut que je le lui confirme de nouveau, alors je le fais. “Evidemment,” que je confirme sobrement en hochant brièvement la tête. Par pudeur, je fais mine de ne pas remarquer les larmes qui s’étirent sur les joues de mon frère, préférant dévier mon regard sur l’état du salon qui aurait quand même besoin d’un peu de rangement.
Et j’aurai préféré élaborer un plan ménager plutôt que d’embrayer sur le sujet épineux de la mort. Voilà le vrai fond du sujet. La mort, le mystère, le voile ; un bien, un mal ? Une souffrance, un bien-être ? « Rien du tout. » Ce qui se rapporte à ma propre idée. De façon plus tranchante mais notre vision semble assez similaire. « Je pense que c’est le noir total. Le silence. Rien autour de soi. Je ne pense pas qu’on puisse rêver, je ne pense pas qu’on dorme vraiment pour l’éternité. Pour moi il n’y a pas d’au-delà pas de paradis, pas d’enfer mais à partir du moment où tu meurs tu cesses juste d’exister sur tous les plans. Ce qui est peut-être pas plus mal parce qu’au moins ça veut dire qu’on arrête de souffrir, non ? C’est pour ça que quelque fois, la mort c’est la meilleure des solutions. » A quelques détails près. Je préfère croire que nous rêvons pour l’éternité une fois décédé ; c’est pour bien pour cela que j’y ai songé bien plus de fois que je ne pourrai l’avouer. Vivre de rêves et de paix, voilà un plan qui me semblait parfait. Mais je ne peux m’empêcher de froncer des sourcils ; sa dernière phrase détonne du reste, je la connais plutôt bien pour l’avoir pensé, songé, rêvassé ici et là.
Puis Caleb se lève et je le vois filer dans la cuisine pour en revenir avec une bouteille d’alcool qu’il porte directement à ses lèvres. Okay. J’ai envie de le secouer, de le baffer, de le réveiller de sa transe. Victoria est peut-être décédée mais lui est toujours en vie ; qu’il déprime est une chose, mais je ne laisserai pas mon frère devenir un de ses alcooliques notoires comme je peux en voir au club, sans respect pour autrui et encore moins pour eux-mêmes. « Elle a plein de chaussures comme ça, je pense que je devrais les donner à des associations. » Je regarde la bouteille posée sur la table avec méfiance avant d’attirer mon attention sur les chaussures balancées sur le côté. “Ca serait une bonne action, en effet. Je sais qu’elle a aussi pas mal d’affaires, d’habits. Elle avait du goût en matière de vêtements. Sauf quand elle mettait son affreux cardigan qu’elle trimbalait partout.” nous avons toujours bataillé avec Victoria pour savoir pourquoi elle tenait à ce point à cette chose grise et sans aucune tenue, délavée et agrandie à force de machine. Mon sourire se fait léger en tapotant la place sur le canapé à mes côtés. “Viens ici. Raconte-moi ta meilleure anecdote avec elle.” j’ignore si c’est la meilleure façon de faire mais qui ne tente rien n’a rien. Se rappeler de Victoria, de ses sourires, de sa joie de vivre contagieuse, c’est aussi lui rappeler qu’il se doit de faire vivre son esprit à travers lui. A travers ses souvenirs. Il ne peut pas se laisser mourir parce qu’elle mourait une deuxième fois, sinon.
“ Don't wanna feel another touch, don't wanna start another fire, don't wanna know another kiss, no other name falling off my lips. Don't wanna give my heart away to another stranger, or let another day begin, won't even let the sunlight in. No, I'll never love again”
Est-ce que vous vous êtes déjà senti vide ? Comme si l’univers entier n’était plus que poussière et que vous étiez en train de vous éteindre, petit à petit. En train de mourir, de vous enfoncer tous les jours un peu plus dans les idées noires. Tellement plus sombres qu’elles ne l’ont jamais été pour vous. Comme si plus rien n’existait, plus rien n’avait de sens. Le moindre mouvement est difficile et respirer frôle l’impossible. Est-ce que vous avez déjà passé une journée entière dans votre lit, sans manger, sans vous lever ? Vous est-il déjà arrivé de fermer les yeux un soir et d’espérer ne plus jamais les ouvrir ? Ne plus vous réveiller ? Il y a ce poids dans ma poitrine qui s’alourdi toujours un peu plus et toutes ces pensées qui ne me quittent pas. Des pensées que j’assume à peine tant elles ne me ressemblent pas. C’est noir, c’est triste, c’est inquiétant mais voilà trois mots qui parviennent aisément à décrire ma vie ces dernières semaines. Il y a une partie de moi qui est morte avec elle mais si vous saviez ô combien j’aurais préféré mourir tout court. Pouvoir la rejoindre ou simplement, perdre la vie à sa place. C’était un ange, Victoria. Un ange tombé du ciel. Une femme terriblement belle, gentille, marrante et attachante. C’est moi qui conduisais, donc j’aurais dû prendre sa place et je peux vous assurer que si j’avais un seul vœu à faire, c’est celui-ci que je ferai. Je ne peux même plus me regarder dans un miroir et il y a cette cicatrice sur mon corps qui sera là toute ma vie pour me rappeler la plus grosse erreur de ma vie : j’ai tué quelqu’un. J’ai tué la femme de ma vie. J’ai tué ma fiancée. J’ai tué celle que j’avais choisi pour porter mes enfants. Alors à quoi bon ? Pourquoi continuer à avancer alors que la personne avec qui je devais passer le restant de ma vie nous a déjà quitté ? Jusqu’à ce que la mort nous sépare, sauf que la mort nous a séparé bien trop rapidement et je ne peux pas crier à l’injustice parce que tout est de ma faute.
La mort m’a secrètement toujours angoissé mais maintenant la faucheuse me fait de l’œil. J’aurais pu mourir moi aussi. Les médecins m’ont opéré en urgence mais moi, contrairement à Victoria, j’ai eu la chance de survivre. Ou le malheur de survivre plutôt. Parce que c’est bien ça. Maintenant la vie, je la subie. Je ne vis plus, je ne souris plus et je sais que plus jamais je ne pourrais le faire. C’est bien trop douloureux et bien trop injuste. J’essaie de rester debout, je pourrais même tenter de faire bonne figure auprès de ma sœur comme je l’ai fait les premiers jours, sauf que j’en suis incapable. Je n’en ai plus la force, ni l’envie. Je n’ai plus envie d’essayer de rassurer ma famille et s’ils veulent venir me voir ils vont devoir s’armer de force parce que moi, de la force, je n’en ai plus. “Ca serait une bonne action, en effet. Je sais qu’elle a aussi pas mal d’affaires, d’habits. Elle avait du goût en matière de vêtements. Sauf quand elle mettait son affreux cardigan qu’elle trimbalait partout.” J’aurais pu sourire à la mention de ce cardigan mais je n’y arrive pas. Victoria l’avait acheté en France et elle y tenait beaucoup. “Viens ici. Raconte-moi ta meilleure anecdote avec elle.” Je regarde sa main frapper doucement sur le canapé avec une certaine méfiance mais je finis par l’écouter et je m’assieds à côté de ma sœur. Les yeux dans le vide qui se retrouvent encore une fois bien trop rapidement noyés dans des larmes qui menacent de couler à tout moment. Je reste silencieux encore quelques secondes – minutes ? avant d’oser reprendre la parole. « Quand je lui ai demandé de rester en Australie avec moi, elle a quand même dû rentrer en France pour constituer un dossier pour envoyer une demande de visa. Ça a pris plusieurs mois, presque cinq. Je pense que le plus beau souvenir que j’ai c’est quand je l’ai revu à l’aéroport après des mois sans se voir. » J'ai n'ai jamais aimé les démonstrations en public mais ce jour-là j'ai n'ai pas hésité à la prendre dans mes bras et à l'embrasser avec passion en plein milieu de l'aéroport. Les larmes coulent, encore et toujours et si je pensais que cinq mois sans se voir étai interminable l’idée de me dire que je vais devoir passer une vie entière sans pouvoir la revoir me brise. Littéralement. Je renifle, mes mains viennent écraser les larmes sur mes joues. « Quand j’étais en Italie on a passé un week-end tous les deux à Venise. Un soir on faisait une balade en gondole et tout à coup elle a commencé à se pencher vers l’eau et à bouger dans tous les sens parce qu’elle était persuadée d’avoir vu un poisson coloré super mignon. On a beaucoup rigolé après. » En fait, je pense qu’elle avait peut-être un peu trop bu au restaurant ce soir-là. Mais ça aussi c’est un bon souvenir que je garde d’elle. « Et toi ? » Parle-moi un peu de Victoria, s’il te plaît. Dis-moi comment tu vas te souvenir d’elle.